"Au nom de Dieu le Très-Miséricordieux, le Tout-Miséricordieux
Ma très chère sœur,
Ta longue absence à mes côtés me fend le cœur. Lorsque ton évocation incruste sans prévenir mon esprit, je ne fais que retenir mes larmes, de peur de tomber dans un chaos de tristesse extrême, d'où l'on ne pourrait, que difficilement, revenir. Je ne souhaite guère, par ailleurs, montrer de faiblesse devant Omni et Abd el Wahide, mes fameux compagnons de voyage, et rester toujours apte à tuer dans l'œuf leurs chamailleries devenues légendaires au fil des courriers que je t'envoie depuis si longtemps.
Cela fait maintenant une semaine que nous nous trouvons à Venise, l'une des plus belles villes que le destin m'ait donné de contempler jusqu'à présent. Et pourtant, Dieu sait le nombre incalculable de contrées que j'ai traversé depuis le jour où, contre ton avis et malgré tes remontrances désintéressées (une des caractéristiques de caractère que je préfère le plus chez toi), je pris le parti de suivre cette caravane en partance pour La Mecque. Plus que nos parents, tu le savais, qu'au-delà de ma foi sincère en l'Unique, je ressentais cet appel du large qui a si souvent poussé cette espèce au-dessus de toutes les autres, l'Homme, et face aux dures épreuves des kilomètres, des tempêtes, des vents et marées et de toutes ces catastrophes qui ont émaillé l'histoire de notre planète, à continuer, vaille que vaille, son développement spatial.
Je souhaite te conter cette surprenante et magnifique ville de Venise.
Tu ne le croirais pas ! Je n'ai jamais vu d'établissements humains qui aient su tirer aussi parfaitement profit de la présence de l'eau. La ville, assemblage de nombreux îlots que les autochtones ont aménagés depuis des siècles pour les rendre viables et salubres, est nichée au fond d'une lagune, à quelques lieues de la terre ferme, à laquelle elle est reliée par une longue digue. Une situation militaire avantageuse ! Nul besoin d'ouvrage fortifié pour se protéger des agressions extérieures. Imagine notre chère Tanger, séparée de l'intérieur des terres par un fossé large de plusieurs kilomètres dans lequel se serait engouffrée l'eau des colonnes d'Hercule[2] ! C'est la situation que connaît aujourd'hui Venise, lui donnant une singularité sans pareille.
Ce n'est pas tout ! A la place des rues telles que celles de notre médina, l'on trouve un labyrinthe de canaux, installés ici depuis la nuit des temps. L'avenue principale, un Grand Canal, permettant de relier par bateaux les différents lieux important de la ville. Tous ces canaux sont surmontés de centaines de ponts de pierre, tous d'un même aspect charmant avec leur arche unique. Le plus important et l'un des symboles de la ville s’appellent le pont du Rialto, sur le Grand Canal. Qu'aurais-je voulu te voir à mes côtés, avec derrière nous, des habitations construites en dur sur cet ouvrage (!), t'extasier avec moi du coucher du soleil hivernal auquel invite le côté occidental du pont. L'on verrait alors, ensemble, le spectre particulier de sa lumière rougeâtre se poser harmonieusement sur la surface de l'eau du Grand Canal, à peine dérangée par les ondes dégagées par les floukas y naviguant (qu'on appelle ici, gondoles). Tu nous aurais accompagnés ensuite, mes compagnons et moi-même, siroter un café, aux pieds du Rialto, dans une des terrasses les plus isolées du monde malgré le fait que les alentours sont noirs de monde car, à l'écart, elle se niche en-dessous de la rampe d'un des escaliers permettant l'accès au pont.
L'architecture de la ville représente bien la différence fondamentale qui sépare les Francs de nous autres les serviteurs d'Allah.
Ici, point de concentration des pouvoirs religieux et politiques entre les mêmes mains. Au contraire ! Alors que l'autorité de la foi est détenue par des imams, des cadis et des oulémas qui forment une caste à part entière qu'on appelle le clergé et qui reçoivent leurs ordres de l'imam de Rome[3], leur sultan, que les habitants de Venise nomment le doge, contrôle les aspects civils et militaires depuis son siège accolé à la grande mosquée[4] de la ville, le Palais des doges.
Toi qui est sensible à la beauté des œuvres humaines, tu serais éblouie devant les vitraux de la mosquée qui laissent entrer la lumière du jour, nullement gênée dans sa pénétration par quelque ouvrage que ce soit puisque l'on a décidé qu'une gigantesque place, bien plus grande que les nôtres qui accueillent nos souks, envahirait l'espace de milliers de coudées devant le temple. La place comme le temple ont reçu le nom du Saint-Patron de la ville, San Marco.
A côté de l'édifice religieux, le Palais des doges qui, bien qu'il ne paye pas de mine dans son aspect extérieur malgré les nombreuses arches des allées le contournant, renferme des trésors de décoration avec ses peintures qui font toutes les tailles et qui égayent les différentes salles à usage administratif, législatif ou judicaire, et dont la plus remarquable reste celle du Grand Conseil, organe politique le plus important du sultanat vénitien. Sur les murs de celui-ci, en plus d'une majestueuse toile, énorme, qui représente le paradis selon les chrétiens, plusieurs toiles dépeignant glorieusement des scènes de l'Histoire de la ville, riche matière car elle ne cessa de compter dans les jeux d'alliance complexes des mondes méditerranéens et européens.
Alors que nous, les musulmans, avons préféré de tout temps sacrifier la gloire de l'artiste à celles de nos œuvres uniques ne montrant jamais des êtres figurés car nous ne saurions égaler Dieu dans la création, ici, la lumière est d'abord portée sur le génie du créateur, dont on rappelle toujours les noms sur le bas côté des toiles.
L'une de celles-ci, qui m'a le plus touché, car édifiante dans la fidélité de la scène qu'elle représente, est une peinture dont je ne me rappelle malheureusement pas l'auteur. Elle permet au visiteur de découvrir le lieu même à partir duquel on la contemple, une salle dédiée au pouvoir judiciaire. Cette même peinture est donc logiquement, elle aussi, par une mise en abyme, présente dans l'œuvre. Je te laisse imaginer les interrogations que l'on peut avoir sur le niveau jusqu'auquel le peintre a dû aller pour tenter de faire croire à l'illusion de l'infinité de la scène représentée, puisqu'à chaque niveau doit apparaître sur le mur de la salle l'œuvre elle-même, qui renferme à son tour la salle dans laquelle elle est exposée, et ainsi de suite...
Le Palais des doges était aussi une prison. Entre la salle de tribunal et la prison, un pont couvert enjambant un mini canal que l'on a nommé pont des soupirs car il était le lieu par lequel, après une condamnation, tout prisonnier passait pour se diriger vers le lieu où il purgerait sa peine. Célèbre, le pont est incessamment photographié par le flot des touristes.
D'autres merveilles sont cachées dans le Palais mais il serait fastidieux de les lister toutes ici. Retiens seulement que le plafond de la grande salle du palais ne s'appuie sur aucune colonne de soutènement. Il est au contraire suspendu grâce à un savant assemblage de poutres et poutrelles de bois reliés les uns aux autres par un puissant cordage au-dessus du plafond et dans les combles du bâtiment. Magnifique spectacle de la technique humaine !
Nous eûmes la chance de nous retrouver à Venise au moment du coup d'envoi de la manifestation culturelle qui fait sa gloire dans les quatre coins du monde, le Carnaval.
Cet événement est organisé annuellement depuis des siècles et donne l’occasion à voir déambuler allègrement dans les rues des gens de toute condition sociale exceller dans l'art du déguisement, soit en se cachant derrière des costumes classiques, venus du XVIIIème siècle, et qui firent sans doute frémir un homme resté célèbre ici pour son pouvoir de séduction, Casanova. Ou bien en inventant les nouveaux habits de demain, concept malheureusement écorné par le fait qu'il permet de véhiculer l'image des grandes marques de ce monde : M&m's, Bob l'éponge, Coca Cola...
La Place San Marco est alors envahie de badauds, qui se précipitent vers une scène construite pour l'occasion et sur laquelle défilent des compétiteurs venus chercher le titre prisé du plus beau costume de l'édition. Beaucoup aiment à photographier les personnes déguisées, une tradition pendant le Carnaval. Et, pour peu que les personnes se prêtant au jeu soient de véritables Vénitiens, ce qui est impossible à savoir puisqu'en plus de se cacher derrière un masque, elles se murent le plus souvent dans un silence énigmatique, on se dit alors que les habitants de cette ville ont la chance de perpétuer la coutume provenant de leurs ancêtres. Et je suis sûr que tu es d'accord avec moi sur ce point...
Ma très chère sœur, devant cette foule et ces monuments imposants, il m'arrive quelque fois de ressentir le vide de l'absence. Pas de la tienne qui reste une donnée physique insurmontable mais dont la vérité s'ancre dans l'esprit au fil du temps qui passe, ce qui force à en accepter le principe. Mais de celle que je ressens de moi-même. Un sentiment d'absence en ce monde, inqualifiable. Comme si l'indifférence face à ces beautés restait suprême, même si je semble m'en extasier, ce qui est pourtant sincèrement le cas. Est-ce parce que je suis musulman et que, somme toute, je ne contemple là que des merveilles faites par des chrétiens, nos ennemis en ce monde ? Ou bien est-ce plus profondément inscrit dans mon inconscient, et ce, indépendamment de ma religion ?
Heureusement, Omni et Abd el Wahide me sortent de cette torpeur silencieuse métaphysique, en me forçant à prendre part à l'une de leur dispute.
Cette fois, c'est sûr l'utilité, pour les touristes, de se rendre sur l'île proche de Burano, connue pour être un centre de production d'objets en verre. Alors qu'Omni parle justement du fait qu'il est inutile d'y aller puisque ces objets, on en trouve de toutes sortes à Venise même, Abd el Wahide défend le principe de cette excursion qui conduit les visiteurs à assister à un véritable spectacle. Celui d'un souffleur de verre, en représentation théâtrale, et montrant les différentes techniques de travail de cette matière. Je n'ai pas eu besoin d'intervenir pour qu'ils se mettent d'accord sur le fait que l'usine qui organise cela ne le fait que pour attirer un maximum de clients dans sa boutique où elle vend, à prix d'or, le fruit de son travail bien qu'au dehors et à quelques mètres, d'autres plus petites échoppes proposent quelques unes de ces mêmes pièces à des prix défiant toute concurrence. A Venise, comme dans cette île, ces objets de verre personnifient des animaux de décoration, réunissent un service de vaisselle à ressortir pour les repas du vendredi ou permettent un large choix de bijoux pour mesdames. Je t'envoie avec ce courrier une jolie pièce représentant une belle princesse européenne, pour faire honneur à ton prénom, Amira.
Ma très chère sœur, je me dirige ce jour vers Istanbul, une autre merveille humaine, qui, à l'image de notre ville qui est la seule à se trouver sur les bords de deux mers à la fois, est l'unique établissement urbain se déployant, cette fois, sur deux continents, l'Europe et l'Asie.
Je prie Dieu, ma sœur, pour qu'Il me donne l'occasion à nouveau de te retrouver à mes côtés et t'embrasse avec amour, ainsi que nos parents, qui me manquent et à qui je dois manquer irrémédiablement. Prends soin d'eux...
Ibn Battuta
30 Rabi'-oul-Aououal 1434 "
Source: http://adeltaamalli.over-blog.com/2013/06/ibn-battuta-a-venise.html
Ma très chère sœur,
Ta longue absence à mes côtés me fend le cœur. Lorsque ton évocation incruste sans prévenir mon esprit, je ne fais que retenir mes larmes, de peur de tomber dans un chaos de tristesse extrême, d'où l'on ne pourrait, que difficilement, revenir. Je ne souhaite guère, par ailleurs, montrer de faiblesse devant Omni et Abd el Wahide, mes fameux compagnons de voyage, et rester toujours apte à tuer dans l'œuf leurs chamailleries devenues légendaires au fil des courriers que je t'envoie depuis si longtemps.
Cela fait maintenant une semaine que nous nous trouvons à Venise, l'une des plus belles villes que le destin m'ait donné de contempler jusqu'à présent. Et pourtant, Dieu sait le nombre incalculable de contrées que j'ai traversé depuis le jour où, contre ton avis et malgré tes remontrances désintéressées (une des caractéristiques de caractère que je préfère le plus chez toi), je pris le parti de suivre cette caravane en partance pour La Mecque. Plus que nos parents, tu le savais, qu'au-delà de ma foi sincère en l'Unique, je ressentais cet appel du large qui a si souvent poussé cette espèce au-dessus de toutes les autres, l'Homme, et face aux dures épreuves des kilomètres, des tempêtes, des vents et marées et de toutes ces catastrophes qui ont émaillé l'histoire de notre planète, à continuer, vaille que vaille, son développement spatial.
Je souhaite te conter cette surprenante et magnifique ville de Venise.
Tu ne le croirais pas ! Je n'ai jamais vu d'établissements humains qui aient su tirer aussi parfaitement profit de la présence de l'eau. La ville, assemblage de nombreux îlots que les autochtones ont aménagés depuis des siècles pour les rendre viables et salubres, est nichée au fond d'une lagune, à quelques lieues de la terre ferme, à laquelle elle est reliée par une longue digue. Une situation militaire avantageuse ! Nul besoin d'ouvrage fortifié pour se protéger des agressions extérieures. Imagine notre chère Tanger, séparée de l'intérieur des terres par un fossé large de plusieurs kilomètres dans lequel se serait engouffrée l'eau des colonnes d'Hercule[2] ! C'est la situation que connaît aujourd'hui Venise, lui donnant une singularité sans pareille.
Ce n'est pas tout ! A la place des rues telles que celles de notre médina, l'on trouve un labyrinthe de canaux, installés ici depuis la nuit des temps. L'avenue principale, un Grand Canal, permettant de relier par bateaux les différents lieux important de la ville. Tous ces canaux sont surmontés de centaines de ponts de pierre, tous d'un même aspect charmant avec leur arche unique. Le plus important et l'un des symboles de la ville s’appellent le pont du Rialto, sur le Grand Canal. Qu'aurais-je voulu te voir à mes côtés, avec derrière nous, des habitations construites en dur sur cet ouvrage (!), t'extasier avec moi du coucher du soleil hivernal auquel invite le côté occidental du pont. L'on verrait alors, ensemble, le spectre particulier de sa lumière rougeâtre se poser harmonieusement sur la surface de l'eau du Grand Canal, à peine dérangée par les ondes dégagées par les floukas y naviguant (qu'on appelle ici, gondoles). Tu nous aurais accompagnés ensuite, mes compagnons et moi-même, siroter un café, aux pieds du Rialto, dans une des terrasses les plus isolées du monde malgré le fait que les alentours sont noirs de monde car, à l'écart, elle se niche en-dessous de la rampe d'un des escaliers permettant l'accès au pont.
L'architecture de la ville représente bien la différence fondamentale qui sépare les Francs de nous autres les serviteurs d'Allah.
Ici, point de concentration des pouvoirs religieux et politiques entre les mêmes mains. Au contraire ! Alors que l'autorité de la foi est détenue par des imams, des cadis et des oulémas qui forment une caste à part entière qu'on appelle le clergé et qui reçoivent leurs ordres de l'imam de Rome[3], leur sultan, que les habitants de Venise nomment le doge, contrôle les aspects civils et militaires depuis son siège accolé à la grande mosquée[4] de la ville, le Palais des doges.
Toi qui est sensible à la beauté des œuvres humaines, tu serais éblouie devant les vitraux de la mosquée qui laissent entrer la lumière du jour, nullement gênée dans sa pénétration par quelque ouvrage que ce soit puisque l'on a décidé qu'une gigantesque place, bien plus grande que les nôtres qui accueillent nos souks, envahirait l'espace de milliers de coudées devant le temple. La place comme le temple ont reçu le nom du Saint-Patron de la ville, San Marco.
A côté de l'édifice religieux, le Palais des doges qui, bien qu'il ne paye pas de mine dans son aspect extérieur malgré les nombreuses arches des allées le contournant, renferme des trésors de décoration avec ses peintures qui font toutes les tailles et qui égayent les différentes salles à usage administratif, législatif ou judicaire, et dont la plus remarquable reste celle du Grand Conseil, organe politique le plus important du sultanat vénitien. Sur les murs de celui-ci, en plus d'une majestueuse toile, énorme, qui représente le paradis selon les chrétiens, plusieurs toiles dépeignant glorieusement des scènes de l'Histoire de la ville, riche matière car elle ne cessa de compter dans les jeux d'alliance complexes des mondes méditerranéens et européens.
Alors que nous, les musulmans, avons préféré de tout temps sacrifier la gloire de l'artiste à celles de nos œuvres uniques ne montrant jamais des êtres figurés car nous ne saurions égaler Dieu dans la création, ici, la lumière est d'abord portée sur le génie du créateur, dont on rappelle toujours les noms sur le bas côté des toiles.
L'une de celles-ci, qui m'a le plus touché, car édifiante dans la fidélité de la scène qu'elle représente, est une peinture dont je ne me rappelle malheureusement pas l'auteur. Elle permet au visiteur de découvrir le lieu même à partir duquel on la contemple, une salle dédiée au pouvoir judiciaire. Cette même peinture est donc logiquement, elle aussi, par une mise en abyme, présente dans l'œuvre. Je te laisse imaginer les interrogations que l'on peut avoir sur le niveau jusqu'auquel le peintre a dû aller pour tenter de faire croire à l'illusion de l'infinité de la scène représentée, puisqu'à chaque niveau doit apparaître sur le mur de la salle l'œuvre elle-même, qui renferme à son tour la salle dans laquelle elle est exposée, et ainsi de suite...
Le Palais des doges était aussi une prison. Entre la salle de tribunal et la prison, un pont couvert enjambant un mini canal que l'on a nommé pont des soupirs car il était le lieu par lequel, après une condamnation, tout prisonnier passait pour se diriger vers le lieu où il purgerait sa peine. Célèbre, le pont est incessamment photographié par le flot des touristes.
D'autres merveilles sont cachées dans le Palais mais il serait fastidieux de les lister toutes ici. Retiens seulement que le plafond de la grande salle du palais ne s'appuie sur aucune colonne de soutènement. Il est au contraire suspendu grâce à un savant assemblage de poutres et poutrelles de bois reliés les uns aux autres par un puissant cordage au-dessus du plafond et dans les combles du bâtiment. Magnifique spectacle de la technique humaine !
Nous eûmes la chance de nous retrouver à Venise au moment du coup d'envoi de la manifestation culturelle qui fait sa gloire dans les quatre coins du monde, le Carnaval.
Cet événement est organisé annuellement depuis des siècles et donne l’occasion à voir déambuler allègrement dans les rues des gens de toute condition sociale exceller dans l'art du déguisement, soit en se cachant derrière des costumes classiques, venus du XVIIIème siècle, et qui firent sans doute frémir un homme resté célèbre ici pour son pouvoir de séduction, Casanova. Ou bien en inventant les nouveaux habits de demain, concept malheureusement écorné par le fait qu'il permet de véhiculer l'image des grandes marques de ce monde : M&m's, Bob l'éponge, Coca Cola...
La Place San Marco est alors envahie de badauds, qui se précipitent vers une scène construite pour l'occasion et sur laquelle défilent des compétiteurs venus chercher le titre prisé du plus beau costume de l'édition. Beaucoup aiment à photographier les personnes déguisées, une tradition pendant le Carnaval. Et, pour peu que les personnes se prêtant au jeu soient de véritables Vénitiens, ce qui est impossible à savoir puisqu'en plus de se cacher derrière un masque, elles se murent le plus souvent dans un silence énigmatique, on se dit alors que les habitants de cette ville ont la chance de perpétuer la coutume provenant de leurs ancêtres. Et je suis sûr que tu es d'accord avec moi sur ce point...
Ma très chère sœur, devant cette foule et ces monuments imposants, il m'arrive quelque fois de ressentir le vide de l'absence. Pas de la tienne qui reste une donnée physique insurmontable mais dont la vérité s'ancre dans l'esprit au fil du temps qui passe, ce qui force à en accepter le principe. Mais de celle que je ressens de moi-même. Un sentiment d'absence en ce monde, inqualifiable. Comme si l'indifférence face à ces beautés restait suprême, même si je semble m'en extasier, ce qui est pourtant sincèrement le cas. Est-ce parce que je suis musulman et que, somme toute, je ne contemple là que des merveilles faites par des chrétiens, nos ennemis en ce monde ? Ou bien est-ce plus profondément inscrit dans mon inconscient, et ce, indépendamment de ma religion ?
Heureusement, Omni et Abd el Wahide me sortent de cette torpeur silencieuse métaphysique, en me forçant à prendre part à l'une de leur dispute.
Cette fois, c'est sûr l'utilité, pour les touristes, de se rendre sur l'île proche de Burano, connue pour être un centre de production d'objets en verre. Alors qu'Omni parle justement du fait qu'il est inutile d'y aller puisque ces objets, on en trouve de toutes sortes à Venise même, Abd el Wahide défend le principe de cette excursion qui conduit les visiteurs à assister à un véritable spectacle. Celui d'un souffleur de verre, en représentation théâtrale, et montrant les différentes techniques de travail de cette matière. Je n'ai pas eu besoin d'intervenir pour qu'ils se mettent d'accord sur le fait que l'usine qui organise cela ne le fait que pour attirer un maximum de clients dans sa boutique où elle vend, à prix d'or, le fruit de son travail bien qu'au dehors et à quelques mètres, d'autres plus petites échoppes proposent quelques unes de ces mêmes pièces à des prix défiant toute concurrence. A Venise, comme dans cette île, ces objets de verre personnifient des animaux de décoration, réunissent un service de vaisselle à ressortir pour les repas du vendredi ou permettent un large choix de bijoux pour mesdames. Je t'envoie avec ce courrier une jolie pièce représentant une belle princesse européenne, pour faire honneur à ton prénom, Amira.
Ma très chère sœur, je me dirige ce jour vers Istanbul, une autre merveille humaine, qui, à l'image de notre ville qui est la seule à se trouver sur les bords de deux mers à la fois, est l'unique établissement urbain se déployant, cette fois, sur deux continents, l'Europe et l'Asie.
Je prie Dieu, ma sœur, pour qu'Il me donne l'occasion à nouveau de te retrouver à mes côtés et t'embrasse avec amour, ainsi que nos parents, qui me manquent et à qui je dois manquer irrémédiablement. Prends soin d'eux...
Ibn Battuta
30 Rabi'-oul-Aououal 1434 "
Source: http://adeltaamalli.over-blog.com/2013/06/ibn-battuta-a-venise.html