https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2000-1-page-25.html
"Par le jeu quasi constant et combiné de l’ensemble de ces conduites et de ces interdits, les hommes construisent ensemble un déni de réalité des dimensions de l’activité qui les font souffrir. Le problème est que le déni de perception est un processus fragile qui ne demeure efficace qu’à la condition d’être soutenu par tous et partout où les manifestations de la peur et de la vulnérabilité risqueraient de faire retour. Ainsi, les accidents qui font effraction dans la communauté du déni doivent-ils derechef faire l’objet d’un traitement symbolique. Par exemple, certaines équipes de conducteurs de métro, pour conjurer leur peur des suicides sur voie, avaient affiché un tableau d’honneur avec, en regard du nom de chaque conducteur, des petites têtes de mort représentant chacune un suicide, tandis que dans d’autres terminus, les têtes de morts désignaient sur un calendrier les jours marqués par un accident de voyageur (Foot, 1997). Ces tableaux qui font la nique à la peur tendent aussi à contrôler magiquement l’étendue du risque en le localisant sur certains conducteurs qui attireraient la poisse ou sur certains jours qui seraient maudits. Ce qui résiste à la maîtrise virile est “rationalisé” dans l’ordre du fatum !"
"L’homme virilisé est fragile. Son moi manque d’épaisseur et de souplesse psychique, il résiste mal aux remaniements de son statut social (chômage, retraite, féminisation du métier) ainsi qu’aux rencontres amoureuses authentiques."
"Si le travail est beau, admirable, émouvant, si nos musées ethnographiques conservent pieusement le moindre appeau, la moindre herse, n’est-ce pas le signe que le travail est aussi, dans son principe même, autre chose que ce à quoi l’on voudrait le réduire, qu’il n’est pas seulement un moyen de plus en plus compté d’assurer notre survie. Le travail est la forme visible de notre subjectivité. “La sueur de l’ouvrier doit transparaître sur la matière. Je ne parle pas seulement de la transpiration physique, mais plutôt du message, de la communication, et je dirais même de la communion qui passe par là entre les humains. C’est ce courant-là que nos mains retrouvent en caressant les beaux ouvrages” [Emile Langlois Compagnon Serrurier du Devoir]
Le pouvoir d’aménager le monde se double du pouvoir invisible d’accroître le sujet et la communauté des humains. La masculinité créatrice n’est pas la virilité défensive. Ici, la première surprise est de découvrir que le corps érotique masculin ne peut être dissocié de l’œuvre. Il continue de se modifier et de s’accroître dans le travail. Sa sensualité s’éprouve dans la finesse, la justesse, l’authenticité du moindre geste, dans la force de la vie qui fuse en lui et hors de lui jusque dans la matière à dompter, à aimer, étreignant le monde, l’accroissant de ses œuvres et s’y accroissant :
"Il fallait allumer la forge et, en allumant ce feu, l’incendie me gagna tout entier. Ma passion, loin de s’être éteinte, reprenait possession de moi avec une violence redoublée. Comme une vague déferlante, me revinrent soudain en mémoire tous les moments sublimes qu’ensemble, la forge et moi, nous avions vécus, et je sus que désormais, quoi qu’il arrivât, je ne pourrais plus lui échapper. Je vis alors, dans un éblouissement, maints escaliers aux courbes balancées attendant patiemment une rampe forgée. Et je vis, sur leurs lisses, une main amoureuse caresser les formes audacieuses ."
On penserait à tort que la subjectivation par le travail est un privilège cantonné dans les formes traditionnelles des métiers d’art ou d’artisanat. Dans l’industrie nucléaire aussi le rapport à la machine est amoureux, les opérateurs “bichonnent leur installation”. “Bichonner” ? De jeunes ingénieurs du nucléaire m’en ont donné la définition suivante : “De bichon, terme affectueux donné à un enfant en référence à un petit chien d’appartement que l’on devait certainement boucler. Par extension, soigner, faire la toilette, mais surtout caresser, parer, flatter, pouponner… Ce qu’on pourrait entendre comme être ou rendre beau pour être plus présentable… pour être aimé…”."
"L’identité masculine est indexée au travail, l’homme est identifié par ce qu’il fait, il s’objective dans les concrétisations de son intelligence, il y gagne même sa parcelle d’immortalité.
La masculinité créatrice est susceptible de se détacher du genre. L’accomplissement de soi par le travail pourrait aussi bien advenir dans la communauté élargie de tous les êtres humains. Auquel cas, la création ne serait plus indexée à l’identité masculine mais à l’identité humaine, par différence avec l’identité des animaux ou celle des objets. [...]
La fierté du travail accompli est indissociable de la légitimité politique. Mais pour cela, encore faut-il que les hommes disposent du temps nécessaire pour accomplir leur grande œuvre, l’avenir des hommes est conquis sur le présent des femmes."
"Face à la souffrance et au malheur, les mouvements “spontanés” sont plutôt ceux de l’auto-conservation : la fuite, la sidération, le rejet et l’agressivité (Molinier, 1997). Comment les infirmières font-elles pour ne pas toutes fuir ? La compassion est un travail intersubjectif qui repose, principalement, sur une stratégie collective d’élaboration de la souffrance, dans laquelle la narration de l’expérience sensible occupe une place centrale. Le collectif féminin est fragile, parce que sous le regard des prescripteurs, il apparaît comme un bavardage inutile. Lorsque les conditions sociales et organisationnelles n’autorisent pas la mise en place de cette stratégie, les femmes se défendent du rapport à la souffrance par l’indifférence, voire par la violence exercée contre les faibles. Mais, par différence avec les hommes, les femmes ne peuvent pas valoriser le mal agir. L’indifférence ou la violence ne s’inscrivent jamais en positif dans la construction de l’identité féminine."
-Pascale Molinier, « Virilité défensive, masculinité créatrice », Travail, genre et sociétés, 2000/1 (N° 3), p. 25-44. DOI : 10.3917/tgs.003.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2000-1-page-25.htm
"Par le jeu quasi constant et combiné de l’ensemble de ces conduites et de ces interdits, les hommes construisent ensemble un déni de réalité des dimensions de l’activité qui les font souffrir. Le problème est que le déni de perception est un processus fragile qui ne demeure efficace qu’à la condition d’être soutenu par tous et partout où les manifestations de la peur et de la vulnérabilité risqueraient de faire retour. Ainsi, les accidents qui font effraction dans la communauté du déni doivent-ils derechef faire l’objet d’un traitement symbolique. Par exemple, certaines équipes de conducteurs de métro, pour conjurer leur peur des suicides sur voie, avaient affiché un tableau d’honneur avec, en regard du nom de chaque conducteur, des petites têtes de mort représentant chacune un suicide, tandis que dans d’autres terminus, les têtes de morts désignaient sur un calendrier les jours marqués par un accident de voyageur (Foot, 1997). Ces tableaux qui font la nique à la peur tendent aussi à contrôler magiquement l’étendue du risque en le localisant sur certains conducteurs qui attireraient la poisse ou sur certains jours qui seraient maudits. Ce qui résiste à la maîtrise virile est “rationalisé” dans l’ordre du fatum !"
"L’homme virilisé est fragile. Son moi manque d’épaisseur et de souplesse psychique, il résiste mal aux remaniements de son statut social (chômage, retraite, féminisation du métier) ainsi qu’aux rencontres amoureuses authentiques."
"Si le travail est beau, admirable, émouvant, si nos musées ethnographiques conservent pieusement le moindre appeau, la moindre herse, n’est-ce pas le signe que le travail est aussi, dans son principe même, autre chose que ce à quoi l’on voudrait le réduire, qu’il n’est pas seulement un moyen de plus en plus compté d’assurer notre survie. Le travail est la forme visible de notre subjectivité. “La sueur de l’ouvrier doit transparaître sur la matière. Je ne parle pas seulement de la transpiration physique, mais plutôt du message, de la communication, et je dirais même de la communion qui passe par là entre les humains. C’est ce courant-là que nos mains retrouvent en caressant les beaux ouvrages” [Emile Langlois Compagnon Serrurier du Devoir]
Le pouvoir d’aménager le monde se double du pouvoir invisible d’accroître le sujet et la communauté des humains. La masculinité créatrice n’est pas la virilité défensive. Ici, la première surprise est de découvrir que le corps érotique masculin ne peut être dissocié de l’œuvre. Il continue de se modifier et de s’accroître dans le travail. Sa sensualité s’éprouve dans la finesse, la justesse, l’authenticité du moindre geste, dans la force de la vie qui fuse en lui et hors de lui jusque dans la matière à dompter, à aimer, étreignant le monde, l’accroissant de ses œuvres et s’y accroissant :
"Il fallait allumer la forge et, en allumant ce feu, l’incendie me gagna tout entier. Ma passion, loin de s’être éteinte, reprenait possession de moi avec une violence redoublée. Comme une vague déferlante, me revinrent soudain en mémoire tous les moments sublimes qu’ensemble, la forge et moi, nous avions vécus, et je sus que désormais, quoi qu’il arrivât, je ne pourrais plus lui échapper. Je vis alors, dans un éblouissement, maints escaliers aux courbes balancées attendant patiemment une rampe forgée. Et je vis, sur leurs lisses, une main amoureuse caresser les formes audacieuses ."
On penserait à tort que la subjectivation par le travail est un privilège cantonné dans les formes traditionnelles des métiers d’art ou d’artisanat. Dans l’industrie nucléaire aussi le rapport à la machine est amoureux, les opérateurs “bichonnent leur installation”. “Bichonner” ? De jeunes ingénieurs du nucléaire m’en ont donné la définition suivante : “De bichon, terme affectueux donné à un enfant en référence à un petit chien d’appartement que l’on devait certainement boucler. Par extension, soigner, faire la toilette, mais surtout caresser, parer, flatter, pouponner… Ce qu’on pourrait entendre comme être ou rendre beau pour être plus présentable… pour être aimé…”."
"L’identité masculine est indexée au travail, l’homme est identifié par ce qu’il fait, il s’objective dans les concrétisations de son intelligence, il y gagne même sa parcelle d’immortalité.
La masculinité créatrice est susceptible de se détacher du genre. L’accomplissement de soi par le travail pourrait aussi bien advenir dans la communauté élargie de tous les êtres humains. Auquel cas, la création ne serait plus indexée à l’identité masculine mais à l’identité humaine, par différence avec l’identité des animaux ou celle des objets. [...]
La fierté du travail accompli est indissociable de la légitimité politique. Mais pour cela, encore faut-il que les hommes disposent du temps nécessaire pour accomplir leur grande œuvre, l’avenir des hommes est conquis sur le présent des femmes."
"Face à la souffrance et au malheur, les mouvements “spontanés” sont plutôt ceux de l’auto-conservation : la fuite, la sidération, le rejet et l’agressivité (Molinier, 1997). Comment les infirmières font-elles pour ne pas toutes fuir ? La compassion est un travail intersubjectif qui repose, principalement, sur une stratégie collective d’élaboration de la souffrance, dans laquelle la narration de l’expérience sensible occupe une place centrale. Le collectif féminin est fragile, parce que sous le regard des prescripteurs, il apparaît comme un bavardage inutile. Lorsque les conditions sociales et organisationnelles n’autorisent pas la mise en place de cette stratégie, les femmes se défendent du rapport à la souffrance par l’indifférence, voire par la violence exercée contre les faibles. Mais, par différence avec les hommes, les femmes ne peuvent pas valoriser le mal agir. L’indifférence ou la violence ne s’inscrivent jamais en positif dans la construction de l’identité féminine."
-Pascale Molinier, « Virilité défensive, masculinité créatrice », Travail, genre et sociétés, 2000/1 (N° 3), p. 25-44. DOI : 10.3917/tgs.003.0025. URL : https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2000-1-page-25.htm