"Compte tenu du nombre d’hommes mobilisés, 8 660 000, dont un peu moins de huit millions de Français métropolitains ainsi que des troupes coloniales, le conflit aurait, officiellement, provoqué le decès de 1 397 800 soldats, morts ou disparus. Parmi eux, les Français de métropole seraient au nombre de 1 322 000, auxquels on pourrait ajouter les prisonniers morts en Allemagne, moins de 20 000. Sans chercher à dresser un bilan rigoureusement exact, on peut néanmoins compléter ce tableau par une remarque. Le premier état officiel des pertes, arrêté par les pouvoirs publics au 24 octobre 1919, comptabilise un certain nombre de décès survenus après l’armistice du 11 novembre 1918 et jusqu’au 1er juin 1919, à la suite de maladies ou de blessures. Mais il faut prendre conscience du fait que de nombreux anciens combattants continuent, plusieurs années après la fin du conflit, de mourir de leurs blessures ou d'affections contractées pendant les hostilités.
Nombre de survivants se découvrent ainsi malades, avant de succomber [...] Souscrivons à cette remarque de Jean-Jacques Becker, pour qui, à cette masse de plus d'un million trois cent mille morts, on devrait ajouter "150 000 autres décès, directement ou indirectement imputables à la guerre".
Ce total permet de percevoir l'importance et de la saignée due au conflit et du nombre de ceux qui, ayant survécu, demeurent touchés dans leur chair. En effet, les anciens combattants survivants, un peu moins de six millions et demi de Français métropolitains nés entre 1870 et 1899, ont été, pour environ la moitié d'entre eux, blessés." (p.12-13)
"Cet inventaire de pertes humaines pourrait être complété, notamment en prenant en compte l'épidémie de "grippe espagnole" de 1918-1919 qui, mortifère, avec environ 160 000 décès, s'est développée sur un terrain rendu fragile par le conflit. [...]
Il existe désormais, un peuple des victimes de guerre, groupant, pêle-mêle, mutilés, invalides, veuves -plus de 650 000 -et enfin orphelins- environ 760 000." (p.14)
"Alors qu'en 1911 la population totale de la France s'élève à trente-neuf millions six cent mille personnes, le recensement de 1921 fait apparaître une légère baisse, avec trente-neuf millions deux cent mille personnes. Ce dernier chiffre englobe la population des départements d'Alsace-Lorraine. En s'en tenant aux frontières de la France des années 1871-1918, la population totale n'est plus que de trente sept millions et demi d'habitants. En d'autres termes, à territoire comparable, le premier conflit mondial a annulé la croissance démographique de la France depuis 1876, et le grain net de population obtenu grâce au retour de l'Alsace-Lorraine ne suffit pas à compenser strictement les pertes. En définitive, "il faudra attendre l'année 1950 pour retrouver durablement le niveau de population" atteint, pour le même territoire, en 1914." (p.14-15)
"Or, l'immédiat après-guerre, contrairement à ce qui se produit à partir de 1945, ne s'accompagne d'aucune reprise démographique durable." (p.16)
"Dans les hantises collectives, le spectre de la guerre avec ses théories d'horreurs joue sans doute un rôle dans le recul du désir d'enfants." (p.18)
"A la fin de la période, alors que la crise économique commence à toucher la France, les femmes sont, avec les étrangers, les premières à être licenciées, si bien que, à vingt ans d'intervalle, le pourcentage d'actives chez les femmes est plus faible, relativement, en 1931 (35.5%) qu'en 1911 (37.%)." (p.19)
"Un demi-million d'actifs masculins quittent le secteur agricole entre 1921 et 1931: l'exode rural s'accélère par rapport aux premières années du siècle. [...]
Corollaire de cette mutation, le rapport de forces entre France rurale et France urbaine évolue, et la population urbaine devient majoritaire dans le pays à la fin de la période, d'après le recensement de 1931." (p.20)
"L'idée d'une surmortalité des "élites" vient d'abord d'un constat simple: les officiers ont été relativement plus touchés que les hommes de troupe pendant les hostilités. Selon Michel Huber, en 1931, pour cent mobilisés dans l'armée de terre, les pertes sont de 19% pour les officiers, et de 16% pour les hommes de troupe. L'assimilation globale des officiers aux "élites" étant trop imprécise, d'autres indicateurs peuvent être fournis. Ainsi, les grandes écoles, viviers des élites intellectuelles, déplorent des pertes particulièrement sévères, avec 833 tués parmi les anciens élèves de l'Ecole polytechnique, et 239 tués chez les élèves et anciens élèves de l'Ecole normale supérieure. Dans ce dernier cas, cette "ponction catastrophique" représente "plus du quart des élèves et anciens élèves mobilisés" [...] Dépassant le cercle, relativement restreint, des grandes écoles, on doit constater que plusieurs professions intellectuelles sortent décimées du conflit, au premier chef les instituteurs, avec près d'un mobilisé sur deux mort ou disparu, au total six à huit mille morts sur 65 000 instituteurs en 1914. Cette hécatombe parmi les "hussards noirs de la République" explique, via le Syndicat national des instituteurs, la forte imprégnation de ce corps par les idées pacifistes, et ce dès les années vingt." (p.20-21)
"Le 31 juillet 1920 est adoptée une loi d'allure nettement répressive. Le premier objectif de ce texte, commun à tous les pays européens à l'époque, est de pénaliser les auteurs d'avortements provoqués, médecins et "faiseuses d'anges" étant particulièrement désignés à la vindicte générale. Le deuxième objectif, révélateur d'un état d'esprit sur lequel on reviendra par la suite, est de déclencher des poursuites judiciaires contre toute propagande jugée malthusienne. Sachant que ce type de propagande se trouve, alors, bien plus présent à gauche qu'à droite, cette loi, outre son contenu social, a une dimension politique. Cette initiative répressive devait être doublée de mesures d'encouragement fiscal. Il faut attendre les années suivantes pour que soient prises des mesures de cet ordre, sous la pression, entre autres, de mouvements catholiques." (p.23)
"[Le] recours [à l'immigration] est bien plus important que par le passé. On peut estimer que, de 1921 à 1931, plus de la moitié de la croissance de la population totale est due à l'immigration. En effet, tout au long de la période, la France accueille plus d'un million d'étrangers, et le solde migratoire est, année après année, constamment positif. Alors qu'on comptait 1 132 000 étrangers, soit 2.7% de la population totale en 1911, on en recense 1 532 000 en 1921, soit 3.92%. En 1926, ils sont 2 505 000, soit 6.17% de la population totale, et en 1931, 2 800 000, soit 6.96%. L'année 1931 constitue le point culminant de cette période d'immigration massive et ininterrompue. Comme le fait observer Ralph Schor, compte tenu de la présence d'immigrés clandestins, il est vraisemblable que la France compte alors trois millions d'étrangers, représentant environ 7% de sa population." (p.23-24)
"Des structures administratives spécifiques sont mises sur pied, afin d'organiser rationnellement ces flux migratoires. Au ministère du Travail, c'est le service de la main-d’œuvre étrangère qui dispose de bureaux aux frontières. Au ministère de l'Agriculture, c'est le service de la main-d’œuvre et de l'immigration agricole. Le Conseil national de la main-d’œuvre, créé en 1920, est censé coordonner l'activité de ces différents services, incluant la police des étrangers au ministère de l'Intérieur et des organes du ministère des Affaires étrangères. On peut estimer que cet effort de planification et de contrôle reste assez largement inabouti, en tout cas jusqu'au début des années trente, du fait de rivalités entre services, de difficultés sur le terrain, ou de la succession de politiques différentes. On doit pourtant remarquer cette volonté politique et administrative, qui s'explique notamment par l'ampleur, inouïe, de la vague migratoire.
En effet, ce processus se développe dans un contexte international particulier, où les Etats-Unis, destination privilégiée des migrants de l'ancien monde, ferment progressivement leurs portes dès le début des années vingt. Cette fermeture d'un débouché traditionnel explique en partie un phénomène encore assez mal connu. En 1931, la France, "par rapport au nombre de ses habitants, était devenue le premier pays d'immigration du monde, devant les Etats-Unis"." (p.24)
"Le droit à la réparation intégrale, comme la tendance lourde à la surévaluation des sinistres, ont pour premier effet d'accroître la dette publique." (p.30)
"Le coût financier des destructions matérielles et de la reconstruction a été précisément établi par les pouvoirs publics, afin de fixer le montant des réparations de guerres dues par l'Allemagne. En 1921, ce coût est estimé par la commission des réparations à 34 milliards de francs-or, le franc de 1913, soit 137 milliards de francs de 1920. [...]
"Les strictes dépenses de guerre (matériel, allocations aux familles des mobilisés, entretien des soldats...) s'élèvent à 140 milliards de francs-or, soit 120 milliards de plus que les dépenses ordinaires de quatre années". [...]
Le pays ressort donc du conflit appauvri, mais aussi endetté. En effet, l'essentiel de l'effort de guerre a été financé grâce à l'emprunt, avec l'émission de grands emprunts de la défense nationale. Ceux-ci ont été doublés d'une masse de bons de la défense nationale. Enfin, il faut tenir compte des emprunts contractés à l'étranger, auprès des Alliés, qui pèsent d'un poids plus lourd. Distinguons les dettes envers l'étranger des dettes de l'Etat dues aux particuliers, en clair la dette publique. La dette extérieure représente plus de 35 milliards de francs-or, essentiellement à l'Angleterre et aux Etats-Unis." (p.32)
"La dette intérieure, publique, est, elle, beaucoup plus importante, puisqu'elle passe de 31 milliards en 1913 à 154 milliards en 1919. Elle comprend d'un côté 75 milliards de dettes à long terme, et, de l'autre, une dette flottante dont le remboursement peut être exigé à court terme par les détenteurs de bons. Il faut donc que ceux-ci conservent leur confiance dans les pouvoirs publics, faute de quoi la panique amènerait une vague massive de demandes de remboursement. Par rapport à l'avant-guerre, la déstabilisation des finances publiques est spectaculaire. En 1913, le budget est excédentaire, avec un peu plus de cinq milliards de dépenses, contre un peu moins de cinq milliards cent millions de recettes. Dans les dépenses, la part prise par le service de la dette est relativement faible, un peu plus d'un milliard trois cent millions. En 1918, le budget est largement déficitaire, de près de trente-huit milliards (45 milliards et demi de dépenses contre 7 milliards et demi de recettes), et le service de la dette s'élève à plus de sept milliards, soit presque autant que les recettes.
Cette déstabilisation est d'autant plus dommageable qu'elle est allée de pair avec une augmentation de la masse fiduciaire en circulation, la Banque de France ayant, tout au long du conflit, consenti de substantielles avances à l'Etat. La masse des billets en circulation passe de six milliards en 1913 à 35 milliards en 1918. En somme, l'Etat a financé l'effort de guerre par l'emprunt et la "planche à billet". Or, durant ce même laps de temps, la quantité d'or et de devises étrangères détenus par la Banque de France est restée stable, ce qui signifie que le taux de couverture monétaire de la circulation fiduciaire est tombé en chute libre, de 71.4% en 1913 à 21.1% en 1918. Cependant, la loi adoptée en août 1914, en instaurant le cours forcé du franc et en supprimant la libre convertibilité du franc en or, a permis, sans doute, de retarder l'irrémédiable. Le franc de 1919 aurait dû être dévalué de 80% pour faire correspondre sa valeur légale, ou nominale, avec sa valeur réelle.
Les conséquences immédiates, au plan économique et financier, de la guerre sont de deux ordres. La première est l'appauvrissement du pays et singulièrement une baisse de sa production de richesses. La seconde est l'inflation, se traduisant par une forte hausse des prix [...] La baisse de la production est nette: pour un indice 100 en 1913, on est à 57 en 1919 pour l'industrie, et à 84 pour l'agriculture. Ce repli de la puissance française, amoindrie, s'accompagne, en 1919-1921, d'une reconversion rapide d'une économie tournée, depuis quatre ans, vers l'effort de guerre et la production de biens stériles. Ces difficultés expliquent, pour l'essentiel, la forte diminution de la richesse nationale en 1920 et 1921, puisque, pour une base 100 en 1913, le produit intérieur brut atteint 80.5% en 1921, si bien que l'indice 100 n'est dépassé qu'en 1924. Selon Alfred Sauvy, au milieu de l'année 1921, "les Français produisent moins de richesses que trente ans plus tôt"." (p.34)
"Entre décès, ruines relevées, rituels funèbres et lentes décantations des souvenirs, l'impression dominante est que la société française a pris un deuil dont l'écho est plus profond que la ferveur suscitée par la victoire militaire. Davantage, l'espérance que le retour à la paix permettrait un retour à la normale, pensé sur le modèle de l'avant 1914, s'avère, à cause des mises en déséquilibre déjà signalées, démographique ou financière, être une quête illusoire d'un âge d'or révolu, la "Belle Epoque"." (p.49)
"Le président Wilson écrit au secrétaire d'Etat chargé des Affaires étrangères en juillet 1917: "L'Angleterre et la France n'ont aucunement les mêmes vues que nous sur la paix. Quand la guerre sera finie, nous pourrons les forcer à suivre notre manière de penser car, à ce moment, ils seront, parmi d'autres choses, financièrement entre nos mains."." (p.53)
"Dans un premier temps, Clemenceau sonde le terrain en avançant la thèse d'une annexion de la Sarre et d'une séparation entre pays rhénans et Allemagne. Or cette position française semble absolument inacceptable pour Lloyd George, qui redoute une hégémonie française sur le continent, comme pour Wilson, qui y voit, à juste titre, une atteinte au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Clemenceau cherche donc, et obtient, un compromis, au grand dam du maréchal Foch, qui n'hésite pas, le 6 mai, à venir protester en pleine séance de la conférence de la paix. Entre Clemenceau, secondé par Lucien Klotz et André Tardieu, et le maréchal Foch, appuyé par Poincaré ou Franklin-Bouillon, la rupture est consommée.
Le compromis obtenu par Clemenceau est le suivant. En échange d'une garantie anglaise et américaine d'une intervention militaire immédiate contre toute agression allemande non provoquée, la France renonce à l'annexion de la Sarre. Cette région doit être détachée de l'Allemagne et administrée par la Société des Nations (SDN) pendant quinze ans, au terme desquels ses habitants se détermineraient, par référendum, pour le retour à l'Allemagne, pour l'annexion à la France, ou pour le maintien du statut international. Durant ce laps de temps, les mines de la Sarre reviennent à la France, en compensation des dommages subis pendant la guerre. Quant à la rive gauche du Rhin, elle doit être occupée militairement par les Alliés pendant quinze ans. De plus, trois têtes de pont, sur la rive droite du Rhin, seraient elles aussi occupées, à Cologne, Coblence et Mayence, avant d'être évacuées l'une après l'autre tous les cinq ans, la première en 1925, la troisième en 1935. Enfin, une zone de 50 kilomètres de large, sur la rive droite du Rhin, serait démilitarisée, de façon permanente. Ces clauses, ajoutées à la réduction draconienne des forces armées allemandes, limitées désormais à 100 000 hommes sans armement lourd, doivent assurer la sécurité de la France pour l'avenir, à condition que la garantie militaire offerte par les Anglo-Saxons soit une réalité.
En ce qui concerne les réparations de guerre dues par l'Allemagne, les oppositions entre dirigeants politiques et militaires français sont moins fortes. En revanche, les dissensions entre Alliés prennent une grande ampleur. Alors que les Français, invoquant le précédent de 1871, demandent, notamment par l'entremise d'André Tardieu, le remboursement de tous les dommages de guerre, les Britanniques, sensibles à la crise secouant alors l'Allemagne, tiennent à réduire le montant de ces réparations, eu égard aux faibles capacités de paiement des Allemands. Cette position, défendue, au premier chef, par John Maynard Keynes en 1919, et en 1920 dans son ouvrage sur Les Conséquences économiques de la paix, est, dans le contexte, plus réaliste. Elle n'est pas admissible pour une majorité de Français, arguant, à juste titre, que les combats ont eu lieu sur le territoire national, et pas en Allemagne. Pour éviter l'impasse, les Alliés, tout en s'accordant sur le principe de réparations, laissent à une commission internationale des réparations le soin d'en évaluer le montant et d'en déterminer le versement. Dans l'immédiat, et en attendant que cette commission achève ses travaux, soit en 1921, l'Allemagne est tenue de verser une sorte d'acompte de 25 milliards de marks-or, dans les deux ans. La question, irrésolue, des réparations est, durant toutes les années vingt, un facteur de trouble et de discorde dans les relations internationales en général, et dans les relations franco-allemandes en particulier." (p.60)
"Dans l'opinion publique française, la paix ainsi conclue ne déchaîne pas l'enthousiasme. A gauche, pour d'assez nombreux socialistes et syndicalistes, le traité de Versailles, imposé à l'Allemagne, est trop dur. Les critiques sont nombreuses: le traité attiserait le nationalisme des vaincus, interdirait -pense-t-on- tout rapprochement entre les deux peuples, et ferait jouer à la France le rôle de gendarme de l'Europe avec une puissance militaire sans équivalent sur le continent. A droite, et de façon générale pour une majorité de Français, le traité est jugé trop complaisant pour l'ennemi vaincu." (p.61)
"Dans le mouvement ouvrier, une minorité, mêlant syndicalistes, socialistes et libertaires d'ultra-gauche, rêve effectivement d'une révolution mondiale qui, de Moscou à Berlin, déferlerait sur Paris. Mais cet espoir révolutionnaire n'est pas partagé par tous, tant s'en faut. A la veille du 1er mai 1919, le secrétaire adjoint de la CGT conseille de ne pas "tomber dans le travers de ceux qui admirent d'autant plus les révolutions d'Europe centrale et orientale qu'elles ont fait couler le sang dans les ruisseaux". Une majorité de syndicalistes de la CGT, comme une majorité de dirigeants socialistes de la SFIO, tel Albert Thomas, se montrent très réticents, voire hostiles, à l'égard de ces projets révolutionnaires. A l'inverse, des minorités tablent, avant le 1er mai, sur un vaste chambardement, tel le secrétaire du syndicat du bâtiment. Il espère que, "malgré les ordres contraires que donneront à leurs amis les dirigeants de la CGT", les manifestations du 1er mai, interdites par le gouvernement, déboucheront sur des bagarres, des émeutes, "et peut-être la révolution".
Dans ce contexte, marqué notamment par une forte progression des effectifs de la CGT, qui revendique plus de deux millions d'adhérents, alors qu'elle en compte sans doute plus d'un million et demi en réalité, le gouvernement Clemenceau lâche du lest et propose le vote d'une loi réduisant la journée de travail à huit heures. Cette mesure, adoptée par le Parlement le 23 avril 1919, est une concession majeure faite au mouvement syndical, dont c'est une revendication ancienne." (p.64)
"En présentant des candidats dans presque toutes les circonscriptions, la SFIO a rassemblé plus de voix en 1919 (1 700 000) qu'en 1914 (1 398 000), mais, en raison du mode de scrutin, il y a une perte sèche d'élus socialistes, 68 en janvier 1920 contre 102 en 1914. Sans doute, la poussée à droite de l'électorat est-elle incontestable, tout comme la volonté des électeurs de renouveler le personnel politique. Une grande majorité (59%) de députés sont des hommes nouveaux, et une écrasante majorité d'entre eux sont des anciens combattants, d'où le surnom de "Chambre bleu horizon" donné à la nouvelle Assemblée par les contemporains. Les choses se précisent un peu en janvier 1920 lorsque se constituent les groupes parlementaires à la Chambre. [...]
Le groupe le plus important numériquement, avec 183 élus, est, à droite, celui de l'Entente républicaine démocratique. Relativement discipliné, favorable à un aménagement des lois de laïcité et à un rapprochement avec l'Eglise, il est aussi partisan, pour aller vite, d'une politique de fermeté vis-à-vis de l'Allemagne, comme d'une lutte énergique contre les révolutionnaires et tout désordre social. Au centre-droit, l'Entente est flanquée de l'Action républicaine et sociale (46 élus), comptant nombre de catholiques, et des républicains de gauche (61 élus), peut-être plus sourcilleux en matière de défense républicaine. Toujours au centre, on trouve la Gauche républicaine démocratique, dont les gros bataillons (96 élus) dominent le parti radical et radical-socialiste étudié par Serge Bernstein (avec 86 élus) et le groupe républicain-socialiste (26 élus). En bref, plusieurs configurations majoritaires sont possibles, tournées soit vers la droite avec l'Entente, soit vers les centres, soit, dans le meilleur des cas, des majorités d'union nationale ou d'union sacrée prolongée rassemblant toutes les formations à l'exception des socialistes. Dans tous les cas, les retournements inattendus sont toujours possibles, comme le montre, dès janvier 1920, l'échec de Clemenceau à la président de la République.
Clemenceau, en devenant le symbole de l'union sacrée victorieuse, pouvait penser que les élections de novembre 1919 lui permettraient de briguer la présidence de la République, après plus de deux ans passés à la tête du gouvernement. Pourtant, le 16 janvier 1920, un vote indicatif des groupes "républicains" de la Chambre et du Sénat le donne deuxième, derrière Paul Deschanel, beaucoup plus neutre politiquement. Il est vrai que Clemenceau a contre lui un lourd passif de rancunes accumulées au fil des ans: chez les socialistes, dans la gauche du parti radical favorable à son vieil ennemi Joseph Caillaux, chez les catholiques aussi, sans parler des hommes de la droite nationale qui n'ont pas oublié les années 1898-1900. Cette mise à l'écart de Clemenceau signifie aussi que ses méthodes de gouvernement, que nombre d'élus jugent autoritaires, pouvaient être admises en temps de guerre, mais qu'elles n'ont plus de raison d'être en temps de paix, où le parlementarisme républicain doit reprendre ses droits. En ce sens, on est presque tenté d'établir un parallèle entre l'éviction de Clemenceau, qui démissionne aussitôt, en janvier 1920, et le départ de De Gaulle en janvier 1946. Deschanel élu président de la République, c'est Alexandre Millerand qui devient président du Conseil." (p.69-71)
"A l'approche du 1er mai 1920, il semble que l'épreuve de force soit inévitable. Comme l'a montré Annie Kriegel, elle met aux prises un mouvement ouvrier qui, chez les cheminots, les mineurs ou les dockers, a forcé la main à une direction de la CGT souvent réticente, face à des pouvoirs publics qui, soutenus par le patronat, créent à l'avance "l'appareil de défense sociale". Le mouvement de grève démarre au lendemain du 1er mai, qui se solde, à Paris, par des bagarres violentes avec la police. Ces grèves, qui touchent moins d'un quart des ouvriers, mettent au premier plan certaines corporations, et d'abord les cheminots. Le mouvement échoue assez vite, et l'ordre de reprise du travail est donné le 21 mai par la CGT. Il est vrai que la combativité ouvrière s'est aussitôt heurtée à une forte détermination des pouvoirs publics.
Ceux-ci multiplient les actions répressives, en inculpant soixante personnes, en majorité syndicalistes, de complot contre la sûreté de l'Etat, en intendant une action judiciaire contre la CGT, menacée de dissolution, en multipliant les arrestations pour entrave à la liberté du travail, plusieurs milliers au total. Cette mobilisation des forces de l'ordre, qui décapite les directions syndicales, se double d'une forte réaction patronale, avec, notamment, 15 000 cheminots révoqués par les directions des compagnies. [...]
L'échec de ces grèves a, dans le contexte, une forte résonance et, après la défaite électorale de la SFIO en novembre 1919, l'insuccès des minorités révolutionnaires au printemps 1920 précipite la dernière des recompositions politiques de cet immédiat après-guerre, la division du mouvement ouvrier.
Le mouvement ouvrier français est affaibli, avec des effectifs qui, à la CGT, retombent à 600 000 dans le courant de l'année 1920. Surtout, ce mouvement ouvrier, difficilement unifié dans les premières années du siècle, est à l'heure des choix décisifs, à un moment où naissent des organisations concurrentes, qui ne se définissent pas en fonction d'une identité révolutionnaire plus ou moins théorique. Il s'agit, au premier chef, de la CFTC, la Confédération française des travailleurs chrétiens, qui est créée en mars 1919. Cette création est rendue possible par la convergence entre des syndicats d'employés, fondés dans les années 1880, et un syndicalisme chrétien fortement implanté en Alsace-Lorraine, et organisé sur le mode allemand. La CFTC, à ses débuts, groupe environ 150 000 adhérents, et s'inspire de la doctrine sociale de l'Eglise, à partir du socle de l'encyclique Rerum novarum. La création de ce type d'organisation souligne encore la crise dans laquelle se trouve, à l'été 1920, le mouvement ouvrier français d'inspiration socialiste et révolutionnaire, en quête d'une redéfinition de son identité.
Au plan politique, le processus de division du parti socialiste unifié, déjà perceptible en 1918-1919, s'accentue au cours de l'année 1920. Au congrès socialiste de Strasbourg, en février, trois tendances s'opposent. La première, nettement révolutionnaire, préconise, autour de Loriot, Souvarine et Monatte, l'adhésion immédiate à la troisième Internationale, et la rupture avec l'Internationale socialiste, dont la guerre, et le réformisme, auraient consacré la faillite. Cette tendance, favorable aux communistes russes, est populaire chez de nombreux adhérents, souvent jeunes, marqués par la guerre, et relativement novices en matière politique. De l'autre côté, on trouve une tendance très hostile au communisme et favorable au maintien dans la Deuxième Internationale. Avec Blum, Renaudel, Sembat, il s'agit souvent de dirigeants expérimentés, pour qui l'expérience de gouvernement dans le cadre de la première union sacrée, de 1914 à 1917, a été globalement positive. Plus patriote, plus réformiste, elle attire moins de sympathies chez les militants. Entre les deux, le congrès de Strasbourg consacre l'apparition de la tendance dite des "reconstructeurs" qui, avec Paul Faure, Jean Longuet et Marcel Cachin, entre autres, tient la direction du parti. Ces hommes ne sont satisfaits ni du maintien pur et simple dans une deuxième Internationale sur le déclin, ni de l'adhésion à une troisième Internationale, dont la culture politique, venue du bolchevisme russe, est très différente de la tradition socialiste française. En juillet 1920, Marcel Cachin et Ludovic Oscar Frossard sont envoyés par la direction au 2e congrès de l'Internationale communiste, à Moscou. Ce voyage, entrepris à un moment où l'échec des mouvements sociaux du printemps est patent, fait pencher la balance en faveur de l'adhésion à la troisième Internationale, à laquelle Cachin et Frossard, de retour en France, se déclarent plus favorable qu'auparavant.
Conscient de cette évolution des rapports de force, les dirigeants soviétiques, dont Lénine et Zinoviev, œuvrent en faveur de la scission, en imposant aux socialistes français 9, puis 21 conditions d'adhésion à l'Internationale communiste. En décembre 1920, le congrès du parti socialiste qui s'ouvre à Tours entérine cette division. Si un grand nombre de dirigeants, dont Paul Faure, refusent l'adhésion à la troisième Internationale, à la base, une écrasante majorité, avec plus de trois quarts des mandats, la plébiscite, en dépit des conditions posées. Il est vrai que le prestige révolutionnaire des dirigeants soviétiques prend, dans le contexte, une importance décisive. A côté d'une SFIO maintenue, le congrès consacre la naissance d'une section française de l'Internationale communiste, qui devient le parti communiste français.
Dans ces conditions, le processus de division syndicale semble difficilement évitable. Plus long, il est aussi plus tardif, puisque c'est à la fin de l'année 1921 que la direction de la CGT, autour de Léon Jouhaux, décide l'exclusion des comités syndicalistes révolutionnaires qui, depuis 1920, prennent de plus en plus de poids au sein de la confédération. Il est d'ailleurs possible que, sans cette mesure d'exclusion, ces comités aient pris peu à peu le contrôle de la direction de la CGT. Quoi qu'il en soit, ils s'organisent en CGT unitaire (CGT-U). Les affinités avec le jeune PCF sont évidentes, mais il serait absolument faux de croire que les communistes contrôlent cette organisation syndicale, le processus de rapprochement s'effectuant lentement, de 1923 à 1930." (p.72-76)
"Dès la fin de 1919, le compromis trouvé par Clemenceau, en matière de sécurité, est vidé de son contenu. Le Sénat américain refuse de ratifier le traité de Versailles, ce qui a des conséquences lourdes: l'absence des Etats-Unis à la SDN et la fin de la garantie militaire offerte, en cas d'agression allemande, à la France. Le gouvernement britannique, arguant de ce retrait américain, signifie au gouvernement français que la garantie militaire anglaise ne peut plus être maintenue. Cette défection anglo-saxonne soulève, à long terme, la question de la sécurité française, qui n'est plus assurée au-delà du délai de quinze ans imparti à l'occupation militaire de la rive gauche du Rhin. A cette première difficulté s'en ajoute, assez rapidement, une autre, liée au versement, par l'Allemagne, des réparations dont le principe, non le montant, a été posé par le traité de Versailles. De 1920 à 1921, le gouvernement français doit réduire le montant des réparations qu'il compte demander au pays voisin. Sous la pression britannique, et compte tenu de la crise allemande, ce montant est ramené de 250 milliards de marks-or à 132 milliards, chiffre repris par la commission des réparations en avril 1921. De fait, le Bloc national a abandonné un des points essentiels du programme de 1919, à savoir la réparation intégrale des dommages réels. Bien plus, comme le note Stanislas Jeannesson, "l'Allemagne ne paie pas les réparations, ou du moins les paie mal. Sur le forfait de 20 milliards de marks-or payable avant le 1er mai 1921, elle n'a versé que 7.5 milliards. De cette date au 31 décembre 1922, elle ne s'est acquittée que de 2.9 des 4.9 milliards qu'elle aurait dû payer."." (p.79)
"On doit garder à l'esprit ces deux facteurs, qui pèsent de façon très contraignante sur la politique française, pour mieux comprendre les diverses tentatives du gouvernement, mêlant, en proportions variables, négociations et recours à la force, en l’occurrence occupations militaires de villes situées sur la rive droite du Rhin. Ainsi, en 1920, Millerand, sans en avertir les Britanniques, fait occuper Francfort et Darmstadt, pour protester contre l'entrée de l'armée allemande dans la zone démilitarisée. En 1921, Briand, qui lui succède, mène une politique tout aussi ferme, en faisant occuper le 8 mars Düsserldorf, Duisbourg et Ruhrort, pour forcer le gouvernement allemand à accepter le montant des réparations, soit "l'état des paiements". Pour reprendre une formule restée célèbre, il est prêt à abattre "la main sur le collet" de l'Allemagne. Pourtant, la politique de Briand est originale, dans la mesure où, au printemps 1921, il cherche systématiquement à associer le gouvernement britannique à ces actions. Bien plus, Briand, au fil des mois, se convainc de la nécessité de changer de méthode, passant d'une politique hantée par l'application du traité de Versailles à une politique de négociation ouverte des clauses du traité. L'échec des accords de Wiesbaden, conclus entre Walther Rathenau et Louis Loucheur, le ministre des régions libérées, en novembre 1921, plaide en ce sens. Cette évolution de Briand le conduit à se rapprocher encore des Britanniques, car Lloyd George, à la fin de 1921, propose un vaste plan de stabilisation européenne à la France. En échange d'une garantie militaire britannique, le gouvernement français accepterait de revoir à la baisse les réparations, et d'aménager leur versement.
Ce plan doit être discuté à la conférence de Cannes en janvier 1922. Cependant, en acceptant de négocier sur ces bases sans préciser davantage sa ligner de conduite, Briand se trouve en porte-à-faux vis-à-vis du président de la République, Alexandre Millerand, comme vis-à-vis de la droite parlementaire. Il lui est notamment reproché de se lier les mains avec le plan anglais, sans pouvoir exercer de contrôle sur les finances allemandes. Vertement critiqué en pleine conférence, Briand est obligé de retourner à Paris où il présente sa démission. La place est libre pour l'un de ses principaux adversaires, l'ancien président de la République Raymond Poincaré, redevenu, en 1920, simple sénateur. C'est donc à lui de résoudre les deux questions qui déterminent l'ensemble de la politique extérieure française, sans parler du budget, à savoir la sécurité et les réparations. Jusqu'à l'été 1922, l'action de Poincaré se situe dans la ligne de celle de ses prédécesseurs, avec, par rapport à Briand, deux différences. Poincaré veut arriver en position de force dans les négociations avec les Britanniques et, surtout, il doute, non de la capacité de paiement de l'Allemagne, mais de sa volonté de paiement. En cela, il est soutenu par une majorité de Français qui, depuis la signature des accords de Rapallo, en avril 1922, entre la Russie soviétique et l'Allemagne, redoutent une collusion entre révolutionnaires et anciens ennemis. Avec l'échec de la conférence de Londres d'août 1922 entre Français et Britanniques, la situation se détériore.
Dès lors, Poincaré se rallie à une solution de force, souvent évoquée dans les rangs parlementaires depuis 1920, l'occupation unilatérale de la première région industrielle allemande, la Ruhr. Après l'échec de deux autres conférences, en décembre 1922 à Londres et en janvier 1923 à Paris, le plan français est au point. Le 11 janvier 1923, 47 000 soldats et belges occupent la Ruhr, en escortant 72 ingénieurs d'une mission interalliée de contrôle des usines et des mines (la MICUM). Ce même jour, Poincaré déclare aux députés que "l'Allemagne ne nous a pas donné le charbon qu'elle nous devait. Il est naturel que nous allions le chercher maintenant sur le carreau des mines". Cette présentation politique de l'occupation, qui recueille un très large soutien parlementaire et dans l'opinion, atténue la réalité de cette politique. [...]
De fait, l'occupation de la Ruhr, décidée en comités restreints, poursuit plusieurs objectifs difficilement conciliables. Le premier, diplomatique, est de se saisir d'une maîtresse carte dans de futures négociations avec les Britanniques, afin de les obliger à composer. Le deuxième, économique, est d'assurer l'approvisionnement à long terme de la sidérurgie française en coke, notamment au terme du délai, de quinze ans, imparti à l'exploitation des mines de la Sarre. Elaborée sans consultation des industriels français, l'occupation pourrait même permettre, d'après le ministère des Affaires étrangères, une mainmise durable sur des mines et des forêts fiscales de la Ruhr. Le troisième objectif, politique, s'inspire du projet défendu par Foch en 1919. Il est redéfini par Paul Tirard, président de la haute commission interalliée des territoires rhénans (la HCITR), et par le général Degoutte, commandant en chef de l'armée du Rhin. Il s'agit de créer en Rhénanie des Etats autonomes, mais non indépendants, dans le cadre d'une Allemagne qui deviendrait fédérale. Ces Etats rhénans, tout en restant allemands, seraient des sortes de protectorats français. Poincaré, en décembre 1922, ne se rallie pas entièrement à ces vues. Comme il l'explique aux responsables concernés, son but est d'obtenir, "en mars ou avril 1923", la "désorganisation de l'Allemagne". C'est seulement en septembre-octobre 1923 que les objectifs politiques passent au premier plan.
L'occupation de la Ruhr, tentative d'améliorer le traité de Versailles au profit de la France, n'aboutit, au final, qu'à la liquidation, concertée et négociée, de l'ordre européen instauré par le traité. Pourtant, dans un premier temps, la France obtient quasiment la "désorganisation" du pays voisin. Décidée dès janvier 1923, la "résistance passive" des civils allemands aux troupes d'occupation, résistance encouragée par le gouvernement de Berlin, conduit l'Allemagne au bord du gouffre économique, financier et politique. Le nouveau chancelier, Gustav Stresemann, ordonne, le 26 septembre, la fin de cette résistance. Or, c'est à la fin d'octobre 1923 que Poincaré accepte des offres de négociations faites par les gouvernements anglais et américain, prévoyant de nommer une nouvelle commission internationale sur les réparations. Ce retournement majeur de la politique française a longtemps suscité les interrogations des historiens, qui ont avancé plusieurs facteurs d'explication, les possibilités de contrainte du gouvernement allemand, et l'échec des projets de création d'une Rhénanie autonome, après le putsch manqué des autonomistes rhénans à Aix-la-Chapelle le 21 octobre 1923." (p.80-83)
"La dette publique double de 1918 à 1924, si bien que le service de la dette passe de 23% des dépenses publiques en 1920 à 44% en 1924, créant ainsi une situation presque intolérable. Or, jusqu'au début de 1924, l'Etat a recours à la "planche à billets" et à l'emprunt pour combler le déficit budgétaire. Cela alimente un courant inflationniste, qui permet aux pouvoirs publics de rembourser la dette avec une monnaie dépréciée. Cette politique, évitant d'imposer une trop grande rigueur budgétaire au lendemain du conflit, a l'inconvénient d'exposer le franc à la spéculation sur les marchés financiers internationaux. Ce sont les monnaies anglo-saxonnes qui servent de plus en plus de valeurs refuges." (p.84-85)
(p.86-95)
(p.97-125)
(p.133-158)
"Le sentiment qui prévaut, en 1929, est celui d'un enrichissement général, alors sans équivalent dans l'histoire du pays." (p.165)
(p.167-189)
-Frédéric Monier, Les années 20 (1919-1930), Paris, Librarie Générale Française, coll. La France contemporaine, 1999, 217 pages.
Nombre de survivants se découvrent ainsi malades, avant de succomber [...] Souscrivons à cette remarque de Jean-Jacques Becker, pour qui, à cette masse de plus d'un million trois cent mille morts, on devrait ajouter "150 000 autres décès, directement ou indirectement imputables à la guerre".
Ce total permet de percevoir l'importance et de la saignée due au conflit et du nombre de ceux qui, ayant survécu, demeurent touchés dans leur chair. En effet, les anciens combattants survivants, un peu moins de six millions et demi de Français métropolitains nés entre 1870 et 1899, ont été, pour environ la moitié d'entre eux, blessés." (p.12-13)
"Cet inventaire de pertes humaines pourrait être complété, notamment en prenant en compte l'épidémie de "grippe espagnole" de 1918-1919 qui, mortifère, avec environ 160 000 décès, s'est développée sur un terrain rendu fragile par le conflit. [...]
Il existe désormais, un peuple des victimes de guerre, groupant, pêle-mêle, mutilés, invalides, veuves -plus de 650 000 -et enfin orphelins- environ 760 000." (p.14)
"Alors qu'en 1911 la population totale de la France s'élève à trente-neuf millions six cent mille personnes, le recensement de 1921 fait apparaître une légère baisse, avec trente-neuf millions deux cent mille personnes. Ce dernier chiffre englobe la population des départements d'Alsace-Lorraine. En s'en tenant aux frontières de la France des années 1871-1918, la population totale n'est plus que de trente sept millions et demi d'habitants. En d'autres termes, à territoire comparable, le premier conflit mondial a annulé la croissance démographique de la France depuis 1876, et le grain net de population obtenu grâce au retour de l'Alsace-Lorraine ne suffit pas à compenser strictement les pertes. En définitive, "il faudra attendre l'année 1950 pour retrouver durablement le niveau de population" atteint, pour le même territoire, en 1914." (p.14-15)
"Or, l'immédiat après-guerre, contrairement à ce qui se produit à partir de 1945, ne s'accompagne d'aucune reprise démographique durable." (p.16)
"Dans les hantises collectives, le spectre de la guerre avec ses théories d'horreurs joue sans doute un rôle dans le recul du désir d'enfants." (p.18)
"A la fin de la période, alors que la crise économique commence à toucher la France, les femmes sont, avec les étrangers, les premières à être licenciées, si bien que, à vingt ans d'intervalle, le pourcentage d'actives chez les femmes est plus faible, relativement, en 1931 (35.5%) qu'en 1911 (37.%)." (p.19)
"Un demi-million d'actifs masculins quittent le secteur agricole entre 1921 et 1931: l'exode rural s'accélère par rapport aux premières années du siècle. [...]
Corollaire de cette mutation, le rapport de forces entre France rurale et France urbaine évolue, et la population urbaine devient majoritaire dans le pays à la fin de la période, d'après le recensement de 1931." (p.20)
"L'idée d'une surmortalité des "élites" vient d'abord d'un constat simple: les officiers ont été relativement plus touchés que les hommes de troupe pendant les hostilités. Selon Michel Huber, en 1931, pour cent mobilisés dans l'armée de terre, les pertes sont de 19% pour les officiers, et de 16% pour les hommes de troupe. L'assimilation globale des officiers aux "élites" étant trop imprécise, d'autres indicateurs peuvent être fournis. Ainsi, les grandes écoles, viviers des élites intellectuelles, déplorent des pertes particulièrement sévères, avec 833 tués parmi les anciens élèves de l'Ecole polytechnique, et 239 tués chez les élèves et anciens élèves de l'Ecole normale supérieure. Dans ce dernier cas, cette "ponction catastrophique" représente "plus du quart des élèves et anciens élèves mobilisés" [...] Dépassant le cercle, relativement restreint, des grandes écoles, on doit constater que plusieurs professions intellectuelles sortent décimées du conflit, au premier chef les instituteurs, avec près d'un mobilisé sur deux mort ou disparu, au total six à huit mille morts sur 65 000 instituteurs en 1914. Cette hécatombe parmi les "hussards noirs de la République" explique, via le Syndicat national des instituteurs, la forte imprégnation de ce corps par les idées pacifistes, et ce dès les années vingt." (p.20-21)
"Le 31 juillet 1920 est adoptée une loi d'allure nettement répressive. Le premier objectif de ce texte, commun à tous les pays européens à l'époque, est de pénaliser les auteurs d'avortements provoqués, médecins et "faiseuses d'anges" étant particulièrement désignés à la vindicte générale. Le deuxième objectif, révélateur d'un état d'esprit sur lequel on reviendra par la suite, est de déclencher des poursuites judiciaires contre toute propagande jugée malthusienne. Sachant que ce type de propagande se trouve, alors, bien plus présent à gauche qu'à droite, cette loi, outre son contenu social, a une dimension politique. Cette initiative répressive devait être doublée de mesures d'encouragement fiscal. Il faut attendre les années suivantes pour que soient prises des mesures de cet ordre, sous la pression, entre autres, de mouvements catholiques." (p.23)
"[Le] recours [à l'immigration] est bien plus important que par le passé. On peut estimer que, de 1921 à 1931, plus de la moitié de la croissance de la population totale est due à l'immigration. En effet, tout au long de la période, la France accueille plus d'un million d'étrangers, et le solde migratoire est, année après année, constamment positif. Alors qu'on comptait 1 132 000 étrangers, soit 2.7% de la population totale en 1911, on en recense 1 532 000 en 1921, soit 3.92%. En 1926, ils sont 2 505 000, soit 6.17% de la population totale, et en 1931, 2 800 000, soit 6.96%. L'année 1931 constitue le point culminant de cette période d'immigration massive et ininterrompue. Comme le fait observer Ralph Schor, compte tenu de la présence d'immigrés clandestins, il est vraisemblable que la France compte alors trois millions d'étrangers, représentant environ 7% de sa population." (p.23-24)
"Des structures administratives spécifiques sont mises sur pied, afin d'organiser rationnellement ces flux migratoires. Au ministère du Travail, c'est le service de la main-d’œuvre étrangère qui dispose de bureaux aux frontières. Au ministère de l'Agriculture, c'est le service de la main-d’œuvre et de l'immigration agricole. Le Conseil national de la main-d’œuvre, créé en 1920, est censé coordonner l'activité de ces différents services, incluant la police des étrangers au ministère de l'Intérieur et des organes du ministère des Affaires étrangères. On peut estimer que cet effort de planification et de contrôle reste assez largement inabouti, en tout cas jusqu'au début des années trente, du fait de rivalités entre services, de difficultés sur le terrain, ou de la succession de politiques différentes. On doit pourtant remarquer cette volonté politique et administrative, qui s'explique notamment par l'ampleur, inouïe, de la vague migratoire.
En effet, ce processus se développe dans un contexte international particulier, où les Etats-Unis, destination privilégiée des migrants de l'ancien monde, ferment progressivement leurs portes dès le début des années vingt. Cette fermeture d'un débouché traditionnel explique en partie un phénomène encore assez mal connu. En 1931, la France, "par rapport au nombre de ses habitants, était devenue le premier pays d'immigration du monde, devant les Etats-Unis"." (p.24)
"Le droit à la réparation intégrale, comme la tendance lourde à la surévaluation des sinistres, ont pour premier effet d'accroître la dette publique." (p.30)
"Le coût financier des destructions matérielles et de la reconstruction a été précisément établi par les pouvoirs publics, afin de fixer le montant des réparations de guerres dues par l'Allemagne. En 1921, ce coût est estimé par la commission des réparations à 34 milliards de francs-or, le franc de 1913, soit 137 milliards de francs de 1920. [...]
"Les strictes dépenses de guerre (matériel, allocations aux familles des mobilisés, entretien des soldats...) s'élèvent à 140 milliards de francs-or, soit 120 milliards de plus que les dépenses ordinaires de quatre années". [...]
Le pays ressort donc du conflit appauvri, mais aussi endetté. En effet, l'essentiel de l'effort de guerre a été financé grâce à l'emprunt, avec l'émission de grands emprunts de la défense nationale. Ceux-ci ont été doublés d'une masse de bons de la défense nationale. Enfin, il faut tenir compte des emprunts contractés à l'étranger, auprès des Alliés, qui pèsent d'un poids plus lourd. Distinguons les dettes envers l'étranger des dettes de l'Etat dues aux particuliers, en clair la dette publique. La dette extérieure représente plus de 35 milliards de francs-or, essentiellement à l'Angleterre et aux Etats-Unis." (p.32)
"La dette intérieure, publique, est, elle, beaucoup plus importante, puisqu'elle passe de 31 milliards en 1913 à 154 milliards en 1919. Elle comprend d'un côté 75 milliards de dettes à long terme, et, de l'autre, une dette flottante dont le remboursement peut être exigé à court terme par les détenteurs de bons. Il faut donc que ceux-ci conservent leur confiance dans les pouvoirs publics, faute de quoi la panique amènerait une vague massive de demandes de remboursement. Par rapport à l'avant-guerre, la déstabilisation des finances publiques est spectaculaire. En 1913, le budget est excédentaire, avec un peu plus de cinq milliards de dépenses, contre un peu moins de cinq milliards cent millions de recettes. Dans les dépenses, la part prise par le service de la dette est relativement faible, un peu plus d'un milliard trois cent millions. En 1918, le budget est largement déficitaire, de près de trente-huit milliards (45 milliards et demi de dépenses contre 7 milliards et demi de recettes), et le service de la dette s'élève à plus de sept milliards, soit presque autant que les recettes.
Cette déstabilisation est d'autant plus dommageable qu'elle est allée de pair avec une augmentation de la masse fiduciaire en circulation, la Banque de France ayant, tout au long du conflit, consenti de substantielles avances à l'Etat. La masse des billets en circulation passe de six milliards en 1913 à 35 milliards en 1918. En somme, l'Etat a financé l'effort de guerre par l'emprunt et la "planche à billet". Or, durant ce même laps de temps, la quantité d'or et de devises étrangères détenus par la Banque de France est restée stable, ce qui signifie que le taux de couverture monétaire de la circulation fiduciaire est tombé en chute libre, de 71.4% en 1913 à 21.1% en 1918. Cependant, la loi adoptée en août 1914, en instaurant le cours forcé du franc et en supprimant la libre convertibilité du franc en or, a permis, sans doute, de retarder l'irrémédiable. Le franc de 1919 aurait dû être dévalué de 80% pour faire correspondre sa valeur légale, ou nominale, avec sa valeur réelle.
Les conséquences immédiates, au plan économique et financier, de la guerre sont de deux ordres. La première est l'appauvrissement du pays et singulièrement une baisse de sa production de richesses. La seconde est l'inflation, se traduisant par une forte hausse des prix [...] La baisse de la production est nette: pour un indice 100 en 1913, on est à 57 en 1919 pour l'industrie, et à 84 pour l'agriculture. Ce repli de la puissance française, amoindrie, s'accompagne, en 1919-1921, d'une reconversion rapide d'une économie tournée, depuis quatre ans, vers l'effort de guerre et la production de biens stériles. Ces difficultés expliquent, pour l'essentiel, la forte diminution de la richesse nationale en 1920 et 1921, puisque, pour une base 100 en 1913, le produit intérieur brut atteint 80.5% en 1921, si bien que l'indice 100 n'est dépassé qu'en 1924. Selon Alfred Sauvy, au milieu de l'année 1921, "les Français produisent moins de richesses que trente ans plus tôt"." (p.34)
"Entre décès, ruines relevées, rituels funèbres et lentes décantations des souvenirs, l'impression dominante est que la société française a pris un deuil dont l'écho est plus profond que la ferveur suscitée par la victoire militaire. Davantage, l'espérance que le retour à la paix permettrait un retour à la normale, pensé sur le modèle de l'avant 1914, s'avère, à cause des mises en déséquilibre déjà signalées, démographique ou financière, être une quête illusoire d'un âge d'or révolu, la "Belle Epoque"." (p.49)
"Le président Wilson écrit au secrétaire d'Etat chargé des Affaires étrangères en juillet 1917: "L'Angleterre et la France n'ont aucunement les mêmes vues que nous sur la paix. Quand la guerre sera finie, nous pourrons les forcer à suivre notre manière de penser car, à ce moment, ils seront, parmi d'autres choses, financièrement entre nos mains."." (p.53)
"Dans un premier temps, Clemenceau sonde le terrain en avançant la thèse d'une annexion de la Sarre et d'une séparation entre pays rhénans et Allemagne. Or cette position française semble absolument inacceptable pour Lloyd George, qui redoute une hégémonie française sur le continent, comme pour Wilson, qui y voit, à juste titre, une atteinte au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Clemenceau cherche donc, et obtient, un compromis, au grand dam du maréchal Foch, qui n'hésite pas, le 6 mai, à venir protester en pleine séance de la conférence de la paix. Entre Clemenceau, secondé par Lucien Klotz et André Tardieu, et le maréchal Foch, appuyé par Poincaré ou Franklin-Bouillon, la rupture est consommée.
Le compromis obtenu par Clemenceau est le suivant. En échange d'une garantie anglaise et américaine d'une intervention militaire immédiate contre toute agression allemande non provoquée, la France renonce à l'annexion de la Sarre. Cette région doit être détachée de l'Allemagne et administrée par la Société des Nations (SDN) pendant quinze ans, au terme desquels ses habitants se détermineraient, par référendum, pour le retour à l'Allemagne, pour l'annexion à la France, ou pour le maintien du statut international. Durant ce laps de temps, les mines de la Sarre reviennent à la France, en compensation des dommages subis pendant la guerre. Quant à la rive gauche du Rhin, elle doit être occupée militairement par les Alliés pendant quinze ans. De plus, trois têtes de pont, sur la rive droite du Rhin, seraient elles aussi occupées, à Cologne, Coblence et Mayence, avant d'être évacuées l'une après l'autre tous les cinq ans, la première en 1925, la troisième en 1935. Enfin, une zone de 50 kilomètres de large, sur la rive droite du Rhin, serait démilitarisée, de façon permanente. Ces clauses, ajoutées à la réduction draconienne des forces armées allemandes, limitées désormais à 100 000 hommes sans armement lourd, doivent assurer la sécurité de la France pour l'avenir, à condition que la garantie militaire offerte par les Anglo-Saxons soit une réalité.
En ce qui concerne les réparations de guerre dues par l'Allemagne, les oppositions entre dirigeants politiques et militaires français sont moins fortes. En revanche, les dissensions entre Alliés prennent une grande ampleur. Alors que les Français, invoquant le précédent de 1871, demandent, notamment par l'entremise d'André Tardieu, le remboursement de tous les dommages de guerre, les Britanniques, sensibles à la crise secouant alors l'Allemagne, tiennent à réduire le montant de ces réparations, eu égard aux faibles capacités de paiement des Allemands. Cette position, défendue, au premier chef, par John Maynard Keynes en 1919, et en 1920 dans son ouvrage sur Les Conséquences économiques de la paix, est, dans le contexte, plus réaliste. Elle n'est pas admissible pour une majorité de Français, arguant, à juste titre, que les combats ont eu lieu sur le territoire national, et pas en Allemagne. Pour éviter l'impasse, les Alliés, tout en s'accordant sur le principe de réparations, laissent à une commission internationale des réparations le soin d'en évaluer le montant et d'en déterminer le versement. Dans l'immédiat, et en attendant que cette commission achève ses travaux, soit en 1921, l'Allemagne est tenue de verser une sorte d'acompte de 25 milliards de marks-or, dans les deux ans. La question, irrésolue, des réparations est, durant toutes les années vingt, un facteur de trouble et de discorde dans les relations internationales en général, et dans les relations franco-allemandes en particulier." (p.60)
"Dans l'opinion publique française, la paix ainsi conclue ne déchaîne pas l'enthousiasme. A gauche, pour d'assez nombreux socialistes et syndicalistes, le traité de Versailles, imposé à l'Allemagne, est trop dur. Les critiques sont nombreuses: le traité attiserait le nationalisme des vaincus, interdirait -pense-t-on- tout rapprochement entre les deux peuples, et ferait jouer à la France le rôle de gendarme de l'Europe avec une puissance militaire sans équivalent sur le continent. A droite, et de façon générale pour une majorité de Français, le traité est jugé trop complaisant pour l'ennemi vaincu." (p.61)
"Dans le mouvement ouvrier, une minorité, mêlant syndicalistes, socialistes et libertaires d'ultra-gauche, rêve effectivement d'une révolution mondiale qui, de Moscou à Berlin, déferlerait sur Paris. Mais cet espoir révolutionnaire n'est pas partagé par tous, tant s'en faut. A la veille du 1er mai 1919, le secrétaire adjoint de la CGT conseille de ne pas "tomber dans le travers de ceux qui admirent d'autant plus les révolutions d'Europe centrale et orientale qu'elles ont fait couler le sang dans les ruisseaux". Une majorité de syndicalistes de la CGT, comme une majorité de dirigeants socialistes de la SFIO, tel Albert Thomas, se montrent très réticents, voire hostiles, à l'égard de ces projets révolutionnaires. A l'inverse, des minorités tablent, avant le 1er mai, sur un vaste chambardement, tel le secrétaire du syndicat du bâtiment. Il espère que, "malgré les ordres contraires que donneront à leurs amis les dirigeants de la CGT", les manifestations du 1er mai, interdites par le gouvernement, déboucheront sur des bagarres, des émeutes, "et peut-être la révolution".
Dans ce contexte, marqué notamment par une forte progression des effectifs de la CGT, qui revendique plus de deux millions d'adhérents, alors qu'elle en compte sans doute plus d'un million et demi en réalité, le gouvernement Clemenceau lâche du lest et propose le vote d'une loi réduisant la journée de travail à huit heures. Cette mesure, adoptée par le Parlement le 23 avril 1919, est une concession majeure faite au mouvement syndical, dont c'est une revendication ancienne." (p.64)
"En présentant des candidats dans presque toutes les circonscriptions, la SFIO a rassemblé plus de voix en 1919 (1 700 000) qu'en 1914 (1 398 000), mais, en raison du mode de scrutin, il y a une perte sèche d'élus socialistes, 68 en janvier 1920 contre 102 en 1914. Sans doute, la poussée à droite de l'électorat est-elle incontestable, tout comme la volonté des électeurs de renouveler le personnel politique. Une grande majorité (59%) de députés sont des hommes nouveaux, et une écrasante majorité d'entre eux sont des anciens combattants, d'où le surnom de "Chambre bleu horizon" donné à la nouvelle Assemblée par les contemporains. Les choses se précisent un peu en janvier 1920 lorsque se constituent les groupes parlementaires à la Chambre. [...]
Le groupe le plus important numériquement, avec 183 élus, est, à droite, celui de l'Entente républicaine démocratique. Relativement discipliné, favorable à un aménagement des lois de laïcité et à un rapprochement avec l'Eglise, il est aussi partisan, pour aller vite, d'une politique de fermeté vis-à-vis de l'Allemagne, comme d'une lutte énergique contre les révolutionnaires et tout désordre social. Au centre-droit, l'Entente est flanquée de l'Action républicaine et sociale (46 élus), comptant nombre de catholiques, et des républicains de gauche (61 élus), peut-être plus sourcilleux en matière de défense républicaine. Toujours au centre, on trouve la Gauche républicaine démocratique, dont les gros bataillons (96 élus) dominent le parti radical et radical-socialiste étudié par Serge Bernstein (avec 86 élus) et le groupe républicain-socialiste (26 élus). En bref, plusieurs configurations majoritaires sont possibles, tournées soit vers la droite avec l'Entente, soit vers les centres, soit, dans le meilleur des cas, des majorités d'union nationale ou d'union sacrée prolongée rassemblant toutes les formations à l'exception des socialistes. Dans tous les cas, les retournements inattendus sont toujours possibles, comme le montre, dès janvier 1920, l'échec de Clemenceau à la président de la République.
Clemenceau, en devenant le symbole de l'union sacrée victorieuse, pouvait penser que les élections de novembre 1919 lui permettraient de briguer la présidence de la République, après plus de deux ans passés à la tête du gouvernement. Pourtant, le 16 janvier 1920, un vote indicatif des groupes "républicains" de la Chambre et du Sénat le donne deuxième, derrière Paul Deschanel, beaucoup plus neutre politiquement. Il est vrai que Clemenceau a contre lui un lourd passif de rancunes accumulées au fil des ans: chez les socialistes, dans la gauche du parti radical favorable à son vieil ennemi Joseph Caillaux, chez les catholiques aussi, sans parler des hommes de la droite nationale qui n'ont pas oublié les années 1898-1900. Cette mise à l'écart de Clemenceau signifie aussi que ses méthodes de gouvernement, que nombre d'élus jugent autoritaires, pouvaient être admises en temps de guerre, mais qu'elles n'ont plus de raison d'être en temps de paix, où le parlementarisme républicain doit reprendre ses droits. En ce sens, on est presque tenté d'établir un parallèle entre l'éviction de Clemenceau, qui démissionne aussitôt, en janvier 1920, et le départ de De Gaulle en janvier 1946. Deschanel élu président de la République, c'est Alexandre Millerand qui devient président du Conseil." (p.69-71)
"A l'approche du 1er mai 1920, il semble que l'épreuve de force soit inévitable. Comme l'a montré Annie Kriegel, elle met aux prises un mouvement ouvrier qui, chez les cheminots, les mineurs ou les dockers, a forcé la main à une direction de la CGT souvent réticente, face à des pouvoirs publics qui, soutenus par le patronat, créent à l'avance "l'appareil de défense sociale". Le mouvement de grève démarre au lendemain du 1er mai, qui se solde, à Paris, par des bagarres violentes avec la police. Ces grèves, qui touchent moins d'un quart des ouvriers, mettent au premier plan certaines corporations, et d'abord les cheminots. Le mouvement échoue assez vite, et l'ordre de reprise du travail est donné le 21 mai par la CGT. Il est vrai que la combativité ouvrière s'est aussitôt heurtée à une forte détermination des pouvoirs publics.
Ceux-ci multiplient les actions répressives, en inculpant soixante personnes, en majorité syndicalistes, de complot contre la sûreté de l'Etat, en intendant une action judiciaire contre la CGT, menacée de dissolution, en multipliant les arrestations pour entrave à la liberté du travail, plusieurs milliers au total. Cette mobilisation des forces de l'ordre, qui décapite les directions syndicales, se double d'une forte réaction patronale, avec, notamment, 15 000 cheminots révoqués par les directions des compagnies. [...]
L'échec de ces grèves a, dans le contexte, une forte résonance et, après la défaite électorale de la SFIO en novembre 1919, l'insuccès des minorités révolutionnaires au printemps 1920 précipite la dernière des recompositions politiques de cet immédiat après-guerre, la division du mouvement ouvrier.
Le mouvement ouvrier français est affaibli, avec des effectifs qui, à la CGT, retombent à 600 000 dans le courant de l'année 1920. Surtout, ce mouvement ouvrier, difficilement unifié dans les premières années du siècle, est à l'heure des choix décisifs, à un moment où naissent des organisations concurrentes, qui ne se définissent pas en fonction d'une identité révolutionnaire plus ou moins théorique. Il s'agit, au premier chef, de la CFTC, la Confédération française des travailleurs chrétiens, qui est créée en mars 1919. Cette création est rendue possible par la convergence entre des syndicats d'employés, fondés dans les années 1880, et un syndicalisme chrétien fortement implanté en Alsace-Lorraine, et organisé sur le mode allemand. La CFTC, à ses débuts, groupe environ 150 000 adhérents, et s'inspire de la doctrine sociale de l'Eglise, à partir du socle de l'encyclique Rerum novarum. La création de ce type d'organisation souligne encore la crise dans laquelle se trouve, à l'été 1920, le mouvement ouvrier français d'inspiration socialiste et révolutionnaire, en quête d'une redéfinition de son identité.
Au plan politique, le processus de division du parti socialiste unifié, déjà perceptible en 1918-1919, s'accentue au cours de l'année 1920. Au congrès socialiste de Strasbourg, en février, trois tendances s'opposent. La première, nettement révolutionnaire, préconise, autour de Loriot, Souvarine et Monatte, l'adhésion immédiate à la troisième Internationale, et la rupture avec l'Internationale socialiste, dont la guerre, et le réformisme, auraient consacré la faillite. Cette tendance, favorable aux communistes russes, est populaire chez de nombreux adhérents, souvent jeunes, marqués par la guerre, et relativement novices en matière politique. De l'autre côté, on trouve une tendance très hostile au communisme et favorable au maintien dans la Deuxième Internationale. Avec Blum, Renaudel, Sembat, il s'agit souvent de dirigeants expérimentés, pour qui l'expérience de gouvernement dans le cadre de la première union sacrée, de 1914 à 1917, a été globalement positive. Plus patriote, plus réformiste, elle attire moins de sympathies chez les militants. Entre les deux, le congrès de Strasbourg consacre l'apparition de la tendance dite des "reconstructeurs" qui, avec Paul Faure, Jean Longuet et Marcel Cachin, entre autres, tient la direction du parti. Ces hommes ne sont satisfaits ni du maintien pur et simple dans une deuxième Internationale sur le déclin, ni de l'adhésion à une troisième Internationale, dont la culture politique, venue du bolchevisme russe, est très différente de la tradition socialiste française. En juillet 1920, Marcel Cachin et Ludovic Oscar Frossard sont envoyés par la direction au 2e congrès de l'Internationale communiste, à Moscou. Ce voyage, entrepris à un moment où l'échec des mouvements sociaux du printemps est patent, fait pencher la balance en faveur de l'adhésion à la troisième Internationale, à laquelle Cachin et Frossard, de retour en France, se déclarent plus favorable qu'auparavant.
Conscient de cette évolution des rapports de force, les dirigeants soviétiques, dont Lénine et Zinoviev, œuvrent en faveur de la scission, en imposant aux socialistes français 9, puis 21 conditions d'adhésion à l'Internationale communiste. En décembre 1920, le congrès du parti socialiste qui s'ouvre à Tours entérine cette division. Si un grand nombre de dirigeants, dont Paul Faure, refusent l'adhésion à la troisième Internationale, à la base, une écrasante majorité, avec plus de trois quarts des mandats, la plébiscite, en dépit des conditions posées. Il est vrai que le prestige révolutionnaire des dirigeants soviétiques prend, dans le contexte, une importance décisive. A côté d'une SFIO maintenue, le congrès consacre la naissance d'une section française de l'Internationale communiste, qui devient le parti communiste français.
Dans ces conditions, le processus de division syndicale semble difficilement évitable. Plus long, il est aussi plus tardif, puisque c'est à la fin de l'année 1921 que la direction de la CGT, autour de Léon Jouhaux, décide l'exclusion des comités syndicalistes révolutionnaires qui, depuis 1920, prennent de plus en plus de poids au sein de la confédération. Il est d'ailleurs possible que, sans cette mesure d'exclusion, ces comités aient pris peu à peu le contrôle de la direction de la CGT. Quoi qu'il en soit, ils s'organisent en CGT unitaire (CGT-U). Les affinités avec le jeune PCF sont évidentes, mais il serait absolument faux de croire que les communistes contrôlent cette organisation syndicale, le processus de rapprochement s'effectuant lentement, de 1923 à 1930." (p.72-76)
"Dès la fin de 1919, le compromis trouvé par Clemenceau, en matière de sécurité, est vidé de son contenu. Le Sénat américain refuse de ratifier le traité de Versailles, ce qui a des conséquences lourdes: l'absence des Etats-Unis à la SDN et la fin de la garantie militaire offerte, en cas d'agression allemande, à la France. Le gouvernement britannique, arguant de ce retrait américain, signifie au gouvernement français que la garantie militaire anglaise ne peut plus être maintenue. Cette défection anglo-saxonne soulève, à long terme, la question de la sécurité française, qui n'est plus assurée au-delà du délai de quinze ans imparti à l'occupation militaire de la rive gauche du Rhin. A cette première difficulté s'en ajoute, assez rapidement, une autre, liée au versement, par l'Allemagne, des réparations dont le principe, non le montant, a été posé par le traité de Versailles. De 1920 à 1921, le gouvernement français doit réduire le montant des réparations qu'il compte demander au pays voisin. Sous la pression britannique, et compte tenu de la crise allemande, ce montant est ramené de 250 milliards de marks-or à 132 milliards, chiffre repris par la commission des réparations en avril 1921. De fait, le Bloc national a abandonné un des points essentiels du programme de 1919, à savoir la réparation intégrale des dommages réels. Bien plus, comme le note Stanislas Jeannesson, "l'Allemagne ne paie pas les réparations, ou du moins les paie mal. Sur le forfait de 20 milliards de marks-or payable avant le 1er mai 1921, elle n'a versé que 7.5 milliards. De cette date au 31 décembre 1922, elle ne s'est acquittée que de 2.9 des 4.9 milliards qu'elle aurait dû payer."." (p.79)
"On doit garder à l'esprit ces deux facteurs, qui pèsent de façon très contraignante sur la politique française, pour mieux comprendre les diverses tentatives du gouvernement, mêlant, en proportions variables, négociations et recours à la force, en l’occurrence occupations militaires de villes situées sur la rive droite du Rhin. Ainsi, en 1920, Millerand, sans en avertir les Britanniques, fait occuper Francfort et Darmstadt, pour protester contre l'entrée de l'armée allemande dans la zone démilitarisée. En 1921, Briand, qui lui succède, mène une politique tout aussi ferme, en faisant occuper le 8 mars Düsserldorf, Duisbourg et Ruhrort, pour forcer le gouvernement allemand à accepter le montant des réparations, soit "l'état des paiements". Pour reprendre une formule restée célèbre, il est prêt à abattre "la main sur le collet" de l'Allemagne. Pourtant, la politique de Briand est originale, dans la mesure où, au printemps 1921, il cherche systématiquement à associer le gouvernement britannique à ces actions. Bien plus, Briand, au fil des mois, se convainc de la nécessité de changer de méthode, passant d'une politique hantée par l'application du traité de Versailles à une politique de négociation ouverte des clauses du traité. L'échec des accords de Wiesbaden, conclus entre Walther Rathenau et Louis Loucheur, le ministre des régions libérées, en novembre 1921, plaide en ce sens. Cette évolution de Briand le conduit à se rapprocher encore des Britanniques, car Lloyd George, à la fin de 1921, propose un vaste plan de stabilisation européenne à la France. En échange d'une garantie militaire britannique, le gouvernement français accepterait de revoir à la baisse les réparations, et d'aménager leur versement.
Ce plan doit être discuté à la conférence de Cannes en janvier 1922. Cependant, en acceptant de négocier sur ces bases sans préciser davantage sa ligner de conduite, Briand se trouve en porte-à-faux vis-à-vis du président de la République, Alexandre Millerand, comme vis-à-vis de la droite parlementaire. Il lui est notamment reproché de se lier les mains avec le plan anglais, sans pouvoir exercer de contrôle sur les finances allemandes. Vertement critiqué en pleine conférence, Briand est obligé de retourner à Paris où il présente sa démission. La place est libre pour l'un de ses principaux adversaires, l'ancien président de la République Raymond Poincaré, redevenu, en 1920, simple sénateur. C'est donc à lui de résoudre les deux questions qui déterminent l'ensemble de la politique extérieure française, sans parler du budget, à savoir la sécurité et les réparations. Jusqu'à l'été 1922, l'action de Poincaré se situe dans la ligne de celle de ses prédécesseurs, avec, par rapport à Briand, deux différences. Poincaré veut arriver en position de force dans les négociations avec les Britanniques et, surtout, il doute, non de la capacité de paiement de l'Allemagne, mais de sa volonté de paiement. En cela, il est soutenu par une majorité de Français qui, depuis la signature des accords de Rapallo, en avril 1922, entre la Russie soviétique et l'Allemagne, redoutent une collusion entre révolutionnaires et anciens ennemis. Avec l'échec de la conférence de Londres d'août 1922 entre Français et Britanniques, la situation se détériore.
Dès lors, Poincaré se rallie à une solution de force, souvent évoquée dans les rangs parlementaires depuis 1920, l'occupation unilatérale de la première région industrielle allemande, la Ruhr. Après l'échec de deux autres conférences, en décembre 1922 à Londres et en janvier 1923 à Paris, le plan français est au point. Le 11 janvier 1923, 47 000 soldats et belges occupent la Ruhr, en escortant 72 ingénieurs d'une mission interalliée de contrôle des usines et des mines (la MICUM). Ce même jour, Poincaré déclare aux députés que "l'Allemagne ne nous a pas donné le charbon qu'elle nous devait. Il est naturel que nous allions le chercher maintenant sur le carreau des mines". Cette présentation politique de l'occupation, qui recueille un très large soutien parlementaire et dans l'opinion, atténue la réalité de cette politique. [...]
De fait, l'occupation de la Ruhr, décidée en comités restreints, poursuit plusieurs objectifs difficilement conciliables. Le premier, diplomatique, est de se saisir d'une maîtresse carte dans de futures négociations avec les Britanniques, afin de les obliger à composer. Le deuxième, économique, est d'assurer l'approvisionnement à long terme de la sidérurgie française en coke, notamment au terme du délai, de quinze ans, imparti à l'exploitation des mines de la Sarre. Elaborée sans consultation des industriels français, l'occupation pourrait même permettre, d'après le ministère des Affaires étrangères, une mainmise durable sur des mines et des forêts fiscales de la Ruhr. Le troisième objectif, politique, s'inspire du projet défendu par Foch en 1919. Il est redéfini par Paul Tirard, président de la haute commission interalliée des territoires rhénans (la HCITR), et par le général Degoutte, commandant en chef de l'armée du Rhin. Il s'agit de créer en Rhénanie des Etats autonomes, mais non indépendants, dans le cadre d'une Allemagne qui deviendrait fédérale. Ces Etats rhénans, tout en restant allemands, seraient des sortes de protectorats français. Poincaré, en décembre 1922, ne se rallie pas entièrement à ces vues. Comme il l'explique aux responsables concernés, son but est d'obtenir, "en mars ou avril 1923", la "désorganisation de l'Allemagne". C'est seulement en septembre-octobre 1923 que les objectifs politiques passent au premier plan.
L'occupation de la Ruhr, tentative d'améliorer le traité de Versailles au profit de la France, n'aboutit, au final, qu'à la liquidation, concertée et négociée, de l'ordre européen instauré par le traité. Pourtant, dans un premier temps, la France obtient quasiment la "désorganisation" du pays voisin. Décidée dès janvier 1923, la "résistance passive" des civils allemands aux troupes d'occupation, résistance encouragée par le gouvernement de Berlin, conduit l'Allemagne au bord du gouffre économique, financier et politique. Le nouveau chancelier, Gustav Stresemann, ordonne, le 26 septembre, la fin de cette résistance. Or, c'est à la fin d'octobre 1923 que Poincaré accepte des offres de négociations faites par les gouvernements anglais et américain, prévoyant de nommer une nouvelle commission internationale sur les réparations. Ce retournement majeur de la politique française a longtemps suscité les interrogations des historiens, qui ont avancé plusieurs facteurs d'explication, les possibilités de contrainte du gouvernement allemand, et l'échec des projets de création d'une Rhénanie autonome, après le putsch manqué des autonomistes rhénans à Aix-la-Chapelle le 21 octobre 1923." (p.80-83)
"La dette publique double de 1918 à 1924, si bien que le service de la dette passe de 23% des dépenses publiques en 1920 à 44% en 1924, créant ainsi une situation presque intolérable. Or, jusqu'au début de 1924, l'Etat a recours à la "planche à billets" et à l'emprunt pour combler le déficit budgétaire. Cela alimente un courant inflationniste, qui permet aux pouvoirs publics de rembourser la dette avec une monnaie dépréciée. Cette politique, évitant d'imposer une trop grande rigueur budgétaire au lendemain du conflit, a l'inconvénient d'exposer le franc à la spéculation sur les marchés financiers internationaux. Ce sont les monnaies anglo-saxonnes qui servent de plus en plus de valeurs refuges." (p.84-85)
(p.86-95)
(p.97-125)
(p.133-158)
"Le sentiment qui prévaut, en 1929, est celui d'un enrichissement général, alors sans équivalent dans l'histoire du pays." (p.165)
(p.167-189)
-Frédéric Monier, Les années 20 (1919-1930), Paris, Librarie Générale Française, coll. La France contemporaine, 1999, 217 pages.