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    Laurent Henninger & Thierry Widemann, Comprendre la guerre. Histoire et notions

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Laurent Henninger & Thierry Widemann, Comprendre la guerre. Histoire et notions Empty Laurent Henninger & Thierry Widemann, Comprendre la guerre. Histoire et notions

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 26 Sep - 11:42

    "Toute violence n'est pas guerre. Celle-ci se définit d'abord comme un acte collectif, se distinguant en cela du duel ou du crime, et plus précisément comme le fait d'une collectivité organisée. Ainsi, au XIXe siècle, selon Clausewitz, "la guerre est un acte de violence destiné à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté". La guerre apparaît donc comme un moyen parmi d'autres d'atteindre un objectif politique, en exerçant une contraire plus ou moins brutale sur une entité extérieure." (p.13-14)

    "En grec, strategos vient de stratos, "armée", et agein, "conduire". La stratégie est l'art de conduire les armées. En français, le mot n'apparaît qu'à la fin du XVIIIe siècle, plus précisément en 1771, sous la plume d'un écrivain militaire du nom de Joly de Maizeroy. C'est en effet au siècle des Lumières que l'on prend pleinement conscience des différents niveaux de l'art de la guerre: d'une part, ce qui correspond à la tactique élémentaire, c'est-à-dire le mouvement des bataillons et des régiments, et, d'autre part, l'art de déplacer et de disposer les armées, appelé le plus souvent grande tactique, puis, progressivement, stratégie. La distinction entre tactique et stratégie se précise au siècle suivant: relèvent de la tactique les actions qui se déroulent sur le champ de bataille, au contact de l'adversaire. La stratégie devient l'art de manœuvrer pour préparer cet affrontement et atteindre le but de la guerre.
    L'idée qu'il pourrait exister des stratégies "non militaires" émerge entre les deux guerres mondiales, avec, notamment, l'expression de "stratégie économique". On considère de plus en plus que la stratégie recouvre l'ensemble des moyens qu'un Etat peut mettre en œuvre pour agir sur un autre Etat. Désormais, ce n'est plus la guerre qui contient la stratégie, mais la stratégie qui contient la guerre, celle-ci n'est plus qu'un moyen particulier d'imposer sa volonté. On peut en effet, soit pour éviter le recours à une stratégie militaire, soit pour la préparer, déployer une stratégie économique visant à asphyxier un adversaire. Le gouvernement Roosevelt l'a réalisé contre le Japon en déclarant, le 1er août 1941, l'embargo total sur le pétrole, ce qui a inévitablement poussé Tokyo à la guerre
    ." (p.17-18)

    "Un ennemi inventé n'est pas pour autant irréel: ce que l'on conçoit comme réel est toujours réel dans ses conséquences et il suffit que l'un considère l'autre comme ennemi pour qu'il le devienne de fait." (p.21)

    "Un droit de la guerre, pour être applicable, suppose un sentiment d'appartenance à un système de valeurs commun. Si les guerres du XVIIIe siècle ont épargné les populations civiles et confiné la violence dans l'espace du champ de bataille, c'est d'abord parce que les hommes des Lumières partageaient un ensemble de valeurs morales et juridiques qui transcendaient la relation conflictuelle. Blessé à Fontenoy en 1745, le duc de Cumberland, commandant l'armée anglaise, ordonne à son chirurgien personnel de soigner avant lui un soldat français plus gravement touché. Mais un an plus tard, ce même humaniste, après avoir écrasé les Écossais à Culloden, soumet la région au moyen de colonnes infernales qui n'épargnent ni femmes ni enfants. Comment expliquer ces deux attitudes ? Pour lui, les Français sont certes des ennemis, mais situés dans un monde culturellement homogène ; les Écossais, aux confins de l'Europe, ne sont que des Barbares que le droit de la guerre n'atteint pas. Les guerres d'extermination se fondent toujours sur une réprésentation de l'ennemi comme le "radicalement autre", représentation animée par la composante religieuse, comme pendant la guerre de Trente Ans, ou par une construction idéologique, comme dans le nazisme." (p.22-23)

    "Depuis que les armées -et les identités militaires- ont commencé à devenir des armées de masse, c'est-à-dire à partir du XVIIe sècle, elles ont représenté un facteur majeur dans la constitution et la structuration des identités nationales.
    Le phénomène est clairement identifiable dès le règne de Louis XIV, avec la mise en place progressive d'une véritable armée permanente numériquement puissante, et donc d'un corps des officiers authentiquement professionnel. L'armée cesse peu à peu de se structurer selon les modèles de la société nobiliaire pour le faire selon un modèle royal. En effet, le modèle nobiliaire, fondé sur des liens féodaux, et donc personnels, est un mode de participation qui, toutes choses étant égales par ailleurs, est celui de l'entrepreneur privé, d'où la prolifération des armées mercenaires à partir du XIVe siècle et de la progressive décadence de la féodalité. En revanche, le modèle royal préfigure le modèle national, car le service du roi devient aussi le service de l'Etat, et non pas d'un simple individu, aussi exceptionnel et sacré soit-il. Des éléments de conscience civique et nationale émergent presque naturellement de ce processus. Ils seront renforcés par des guerres qui voient la majorité de l'Europe coalisée contre la France.
    Tous ces processus prennent une dimension nouvelle avec les guerres de la Révolution française et du Premier Empire. Tout d'abord, l'amalgame entre les troupes professionnelles issues de l'armée royale et les volontaires, puis les conscrits arrivant en masse dans les régiments, fait voler en éclats les identités locales issues des "petites patries". Ces identités locales fortes se recomposeront autour de l'esprit de corps, d'une part, et de l'identité nationale, de l'autre. Et cela sera renforcé par le fait que ce phénomène s'étend sur une durée relativement longue: songeons que certains hommes, partis de leur village en 1792, n'y reviendront qu'en 1815 après avoir parcouru toute l'Europe à pied... Enfin, l'identité nationale issue de ce gigantesque brassage est d'autant plus forte que, précisément, ces hommes se sont sentis français parce qu'ils ont été durant toutes ces années confrontés à des regards extérieurs (amicaux ou hostiles, d'ailleurs). C'est ainsi à cette époque que commencent à se former la plupart des clichés et ethnotypes sur lesquels nous fonctionnons encore. Clichés et ethnotypes concernant les autres peuples européens, bien sûr, mais aussi, et peut-être surtout, relatifs à soi-même, en l’occurrence à l'identité française. C'est alors que prennent naissance les images du Français gaulois, indiscipliné, paillard, joli coeur, généreux, impulsif et animé au combat par la
    furia francese qui impressionna tant les Italiens de la Renaissance. Les archétypes personnalisés par Astérix et ses compagnons trouveraient donc leur source dans les volontaires de l'an II et les gnognards de l'Empire.
    Il va de soi qu'avec l'instauration de la conscription universelle, sous la IIIe République, ces phénomènes seront encore accélérés et amplifiés. Et la guerre de 1914-1918 parachèvera le processus. Le brassage y sera non seulement total, mais il s'effectuera dans des épreuves et des souffrances telles qu'elles lui conféreront une dimension quasi mystique. Si des incidents ont pu se produire en 1914 entre des régiments issus de la moitié nord de la France et d'autres issus du sud (de Marseille, en particulier), ils seront impensables en 1918
    ." (p.25-27)

    "Historiens et sociologues n'ont pas hésité à écrire que, ce qui caractérise l'Etat, c'est le monopole de la violence armée. Les archéologues et les historiens qui travaillent sur la "révolution néolithique" ainsi que sur l'âge de bronze (en particulier sur les civilisations égyptiennes et proche-orientales: Sumériens, Mésopotamiens, etc.) sont en effet parvenus à prouver que les contraintes découlant de l'existence d'une armée permanente étaient sans doute la cause principale de l'apparition des premiers Etats et de leurs appareils administratifs (ce que les Anglo-Saxons nomment Bureaucracy, mais sans nécessairement la connotation péjorative que ce terme possède en français). Les hommes qui composent une armée permanente sont, de fait, retirés du processus de production, et seul un appareil étatique peut alors subvenir à leurs besoins sur la base de la gestion et de répartition du surproduit, fruit du travail de plus en plus productif des couches laborieuses des populations.
    Plus tard, à partir de la fin du Moyen Age et tout au long de la période moderne (XVIe-XVIIIe siècles), les processus qui furent à l’œuvre lors de la gigantesque "révolution militaire" de cette époque contribuèrent à façonner l'Etat moderne, notamment par l'augmentation vertigineuse de la taille des armées permanentes et par le coût des nouveaux armements (arquebuses, puis mousquets, artillerie, fortifications, sans même des flottes de guerre...). Il devenait ainsi impossible à des puissances politiques non étatiques (tels les grands seigneurs) de posséder de pareils instruments de pouvoir. Déjà, l'artillerie royale avait grandement contribué à l'érosion du pouvoir des féodaux en rendant inutiles les murailles des châteaux forts médiévaux. De ces énormes besoins financiers et logistiques était née la fiscalité moderne -et le système de l'impôt permanent, c'est-à-dire la possibilité, pour l'Etat, de disposer de ressources
    régulières-, ainsi que l'appareil administratif que nous connaissons aujourd'hui dans toutes les nations.
    Face à cette croissance sans précédent de l'Etat, les grandes nations européennes répondirent de différentes façons: certaines, telles l'Angleterre ou les Provinces Unies, mirent en place de complexes systèmes de représentation parlementaire, tandis que d'autres bâtissaient des monarchies absolutistes. A cet égard, le modèle français reste sans doute exemplaire. Mais la Prusse du XVIII siècle alla sans doute encore plus loin, jusqu'à faire dire à Mirabeau: "La Prusse n'est pas un Etat qui possède une armée, c'est une armée qui a conquis une nation". De même, les travaux d'un historien français, Hervé Drévillon, ont prouvé que le fonctionnement et la notion même de service public que nous connaissons encore aujourd'hui en France se sont mis en place sous le règne de Louis XIV, avec la création d'un corps des officiers destiné à encadrer l'armée de celui qu'un autre historien, Joël Cornette, a appelé le "roi de guerre". Comme un chroniqueur du Monde des livres l'avait écrit il y a quelques années, rendant compte de la parution du premier volume de l'
    Histoire militaire de la France du professeur André Corvisier, l'armée est bien cette "accoucheuse d'Etat"." (p.29-31)

    "Les guerres puniques, qui opposèrent Rome et Carthage de 264 à 146 av. J.C., offrent une bonne illustration de cette distinction -ou complémentarité- entre guerre totale et guerre à but absolu. Lors de la deuxième guerre punique, après la terrible défaite de Cannes, en 216 av. J.C., Rome réagit en élaborant une véritable stratégie de guerre totale, en mobilisant l'ensemble de ses forces politiques, militaires, économiques et morales. Pour reconstituer des légions, fait sans précédent, on enrôla des esclaves et, pour se concilier les dieux, on revint même à certaines pratiques de sacrifice humain. Le redressement romain s'acheva à la victoire de Zama, en 202 av. J.C. Cartage capitula et signa un traité plus que défavorable, mais les habitants de la cité punique ne furent pas inquiétés. Rome avait mené une guerre totale, dont la finalité n'était pas l'anéantissement de l'adversaire, et la population civile n'avait pas constitué un objectif.
    Estimant que Carthage constituait toujours une menace, Rome déclencha la troisième guerre punique en radicalisant les fins:
    Delenda Carthago - "Carthage doit être détruite". Cette guerre ne fut pas totale dans le sens où Rome n'eut pas besoin d'engager l'ensemble de ses moyens, mais le but n'en était pas moins absolu. Le Sénat envoya un corps expéditionnaire qui, après un siège de trois ans, prit la ville, massacra la population, rasa les constructions jusqu'aux fondations et voua le site aux dieux infernaux. Même si le sel répandu sur les ruines relève d'une légende tardive, celle-ci témoigne des traces que l'événement a laissées dans l'imaginaire." (p.38-39)

    "Selon Thomas d'Aquin, une guerre est juste si elle remplit trois conditions: elle doit être décidée par une autorité légitime (qui ne peut être une personne privée, la guerre est du ressort de l'Etat), pour une juste cause (punir ou réparer une injustice), et elle doit être faite avec une "intention droite", c'est-à-dire dans la préoccupation du bien commun et non de son intérêt personnel. Pour les deux penseurs médiévaux, la fin ultime de la guerre réside dans une juste paix.
    Mais une guerre peut être déclenchée pour des raisons justes et être conduite de façon injuste, c'est-à-dire avec une violence disproportionnée. Et c'est là que s'impose la distinction fondamentale, déjà présente chez saint Augustin, entre le
    jus ad bellum (ou droit de recourir à la guerre) et le jus in bello (qu'est-il permis de faire pendant la guerre ?).
    Cette distinction est toujours d'actualité. Même pour une cause juste, tous les moyens ne sont pas moralement acceptables, particulièrement en ce qui concerne le sort des populations civiles. Et toutes les théories du
    jus in bello, du Moyen Age au XXe siècle, évoquent le souci d'épargner les non-combattants. La question s'est notamment posée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale: même pour triompher du nazisme, le bombardement des villes allemandes était-il légitime ?" (p.42)

    "Les forces armées ont toujours joué d'importants rôles dans les sociétés humaines, qu'il s'agisse de ce que nous nommons aujourd'hui l' "aménagement du territoire", l' "ascenseur social" ou les "bassins d'emplois", sans oublier la fonction de "modèle" qu'elles entretiennent avec des pans entiers des sociétés civiles.
    Dans l'Antiquité, les légions romaines ont construit des routes dans tout l'imperium et, au XVIIe siècle, l'action des différents ministres du Roi-Soleil en faveur de la création d'arsenaux a grandement contribué à la naissance de l'industrie française. Les zones côtières n'étaient pas les seules concernées puisque la construction d'un seul vaisseau de ligne de premier rang nécessitant environ 1000 chênes adultes, c'est toute la couverture forestière du pays qui était mise "en coupe réglée", ce qui présida à une véritable renaissance de la forêt française. De même, nombre de villes sont apparues ou se sont développées du fait de la simple présence d'un camp militaire, d'une fortification ou d'un arsenal ; que l'on songe à Neuf-Brisach, à Brest ou à ces immenses cités-dortoirs que les Soviétiques édifièrent parfois au milieu de nulle part en pleine taiga parallèlement à l'implantation d'industrie d'armement. Même si ce n'était pas, dans ce cas, le but recherché, la défense participa de fait à ce vaste mouvement d'urbanisation d'une société soviétique encore largement rurale jusqu'aux années 1950.
    Dans le domaine de la promotion sociale, la fonction militaire a, là encore, très souvent joué un rôle positif, ainsi de la Royal Navy britannique du XVIIIe siècle, qui permettait à de jeunes roturiers de parvenir aux plus hautes fonctions, ce que les régiments de l'armée de terre interdisaient encore. Nelson en sera l'exemple le plus célèbre. Avec le "service militaire", obligatoire en France depuis la IIIe République, c'est pratiquement toute la population masculine qui pourra non seulement s'ouvrir sur le monde, mais encore acquérir des savoirs et des qualifications, complétant ainsi l'action de l'école publique. L'historien Daniel Roche peut donc écrire: "Par le biais de l'écriture et de la lecture qu'elle diffuse amplement, par la mobilité sociale et géographique qu'elle entretient, l'armée discipline mais également libère".
    Reste la question du "modèle". Elle est complexe car éminemment dialectique, puisqu'elle joue dans les deux sens ; des organisations militaires se sont inspirées d'organisations civiles, et vice versa. Toujours est-il qu'au Moyen Age en Occident, le modèle d'efficacité et d'organisation est celui des ordres monastiques, et c'est celui dont on se servira pour créer ces organisations militaires proto-modernes que furent les ordres de chevalerie. Mais à partir du XVIIIe siècle, ce jeu de miroir se fera de plus en plus avec un autre univers: celui de l'entreprise industrielle. Dès la guerre de Sécession, l'armée américaine sut faire appel à des managers issus des chemins de fer, des aciéries, de la banque ou des assurances, qui, vêtus d'un uniforme, peuplèrent les états-majors nordistes. Et, avec la construction du gigantesque complexe de Los Alamos, en plein désert du Nouveau-Mexique, pendant la Seconde Guerre mondiale, les efficacités spécifiques des militaires, des industriels et des chercheurs universitaires seront mises en synergie au profit de l'acquisition de la bombe atomique. Mais ce sont parfois aussi les forces armées qui servent de modèle organisationnel. L'historien américain Marcus Rediker a montré que la très sévère discipline mise en oeuvre sur les navires de guerre de Sa Gracieuse Majesté a inspiré les capitaines d'industrie pour faire régner l'ordre dans leurs usines...
    " (p.61-63)

    "Il existe de nombreux exemples de batailles dont le vainqueur n'a tiré aucun profit. Une bataille, aussi magistralement conduite soit-elle, ne permet pas nécessairement d'atteindre le but dans la guerre (l'objectif stratégique) ni le but de la guerre (les raisons qui ont amené un pouvoir politique à recourir à la force armée). En 1571, à la bataille navale de Lépante, la coalition chrétienne remporte une écrasante victoire sur la flotte turque. Mais cette bataille est un échec au regard de l'objectif stratégique, qui est la récupération de Chypre: la coalition éclate peu après et l'île reste ottomane. Inversement, des échecs tactiques peuvent aboutir à des succès stratégiques. Malplaquet, en 1709, est, selon les critères de l'époque, une bataille perdue pour les Français, puisque les alliés sont restés maîtres du champ de bataille. Mais leurs pertes sont considérablement plus importantes que les pertes françaises, et, au soir de la bataille, le maréchal de Villars peut écrire à Louis XIV: "Si Dieu nous fait la grâce de perdre encore une pareille bataille, Votre Majesté peut compter que ses ennemis sont détruits". Et, de fait, Malplaquet constitue une bataille d'arrêt que Foch a comparée à la première bataille de la Marne.
    Victoire et défaite sont affaire de représentation. L'un des protagonistes se reconnaît vaincu, ce qui désigne le vainqueur, et la distinction vainqueur-vaincu correspond à un ensemble de critères, à une règle du jeu qui varie selon les époques et les cultures. Il existe ainsi dans l'histoire des retournements qui sont le fait de personnages ayant su se dégager des normes en vigueur. Lors de la campagne de Russie, l'armée russe se replie devant l'avance de la Grande Armée. Borodino est pour Napoléon une bataille gagnée, et, surtout, Moscou est prise. Dans le contexte de l'époque, ces conditions permettaient d'espérer une reddition. Mais le tsar rompt avec les pratiques et maintient une volonté politique de continuer la lutte. [...]
    C'est dire qu'une victoire militaire est peu de chose si elle n'atteint pas le registre politique. L'articulation idéale entre la guerre et le politique se réalise dans le cas de la
    bataille décisive où l'adversaire accepte le but de guerre qu'on a cherché à lui imposer: une bataille décisive est celle qui met fin à la guerre, comme en 1806, où les victoires napoléoniennes de Iéna et Auerstedt entraînent l'écroulement de l'Etat prussien.

    La victoire complète ne résulte pas d'un seuil que l'on aurait atteint dans les destructions réalisées chez l'adversaire, mais d'un moment où une autorité politique, en accord avec sa propre population, considère, à partir d'une conception partagée des critères de la victoire et de la défaite, qu'elle ne peut plus poursuivre la lutte: la reddition est donc un phénomène à la fois psychologique et culturel.
    " (p.73-75)

    "La surprise peut opérer dans différents registres. Dans le temps, à un moment inattendu, ou dans l'espace, sur un terrain imprévu. Elle peut s'exercer dans le domaine technique, avec l'emploi d'une arme inédite, comme le feu grégeois, un liquide incendiaire utilisé pour la première fois en 678 par les Byzantins contre la flotte arabe, ou, pendant la Première Guerre mondiale, les gaz de combat et les chars d'assaut. Il existe des surprises dans le domaine de la doctrine, lorsqu'on met en œuvre de manière nouvelle des moyens connus. L'armée de Napoléon, en ce qui concerne le matériel et l'armement, ne diffère que très peu des autres armées européennes. C'est son organisation, la manière de la déplacer et de la faire combattre qui constituent l'innovation.
    Mais il y a des formes de surprise plus profondes et probablement plus imparables: ce sont celles qui agissent sur notre représentation du monde. A la bataille de Leuctres, en 371 avant notre ère, pour la première fois dans l'histoire grecque, le général thébain Epaminondas manœuvre contre la phalange spartiate avec l'aile gauche de son armée. Les Grecs ont alors une représentation asymétrique de l'espace, où le côté droit est associé aux idées de vie et d'action, où le côté gauche incarne les principes de mort et de passivité. C'est la raison pour laquelle, à la guerre, on manœuvre toujours par la droite. Epaminondas, qui était aussi un philosophe, rompt avec cette vision symbolique de l'espace, attaque par l'aile gauche, et la surprise mêlée d'incompréhension qu'il provoque chez les Spartiates décide de l'issue de la bataille.
    Différents modes de surprise peuvent se compléter, comme dans la campagne de France en 1940. L'attaque par les Ardennes que l'état-major français considérait comme impraticables aux chars, l'aviation d'assaut soutenant l'avance des blindés, l'utilisation des chars en divisions blindées: l'armée allemande crée la surprise dans le temps, l'espace, la technique et la doctrine. Les attentats du 11 septembre 2001, par la nature des cibles (les Twin Towers et le Pentagone) et de l'arme employée (l'avion de ligne utilisé comme missile) combinent également plusieurs types de surprise.
    Ce procédé, face à un adversaire d'une force comparable à la sienne, constitue toujours un atout, mais dans une guerre du faible au fort, il devient une nécessité. Aucune guérilla n'est viable et aucun acte terroriste réalisable sans l'emploi systématique de la surprise.
    " (p.92)

    "L'art de la guerre commence avec l'idée selon laquelle ce n'est pas l'ensemble du dispositif ennemi qu'il faut attaquer, mais un point précis sur lequel on concentrera des forces. Si ce point cède et que la peur qui en résulte est suffisante pour se propager, la formation adverse perdra sa cohérence, et généralement la bataille.
    Dans une disposition classique de fantassins rangés en ordre de bataille, la protection offerte par la présence des voisins cesse aux extrémités du rang. Les ailes constituent ainsi une cible privilégiée que l'on cherche à atteindre par une manœuvre dite d'enveloppement. Mais on peut aussi, par une manœuvre de rupture, tenter de créer artificiellement une zone d'insécurité en perçant le centre de la ligne ennemie. Dès l'Antiquité, les ailes et le centre d'une armée ont donc représenté des objectifs de prédilection que l'on appellerait aujourd'hui des
    points décisifs.
    La même question se pose lorsqu'on passe du tactique au stratégique. Sauf à envisager l'anéantissement complet de l'adversaire, que faut-il détruire ou neutraliser chez lui pour obtenir qu'il se soumette à notre volonté, définition de la victoire ? Ce point à atteindre, le théoricien prussien Carl von Clausewitz (1780-1831) l'a appelé "centre de gravité" (Schwerpunkt), terme qui demeure dans le vocabulaire militaire. Le centre de gravité, c'est la clé de voute de la puissance adverse: la retirer ou la briser entraîne l'écroulement de l'édifice. Ce centre peut résider dans la force militaire (en 1806, à Iéna, la destruction de l'armée prussienne amène l'effondrement de l'Etat). Il peut s'incarner dans son dirigeant (la capture de l'Inca par Pizarre, en 1532, provoque la chute de l'empire), ou se situer dans l'opinion publique, comme celle qui a fortement contribué au retrait américain du Vietnam.
    Le premier problème de la stratégie est donc de le localiser, ce qui ne va pas toujours de soi. Par exemple, lors de la guerre du Kosovo, en 1999, où se situait le centre de gravité de la Serbie ? Dans son président ? Dans l'armée fédérale ? Dans l'opinion publique ? De toute évidence, l'état-major de l'OTAN n'en savait rien. L'aviation de l'Alliance a frappé là où elle pensait pouvoir le faire (il n'était évidemment pas question de bombarder Belgrade) et où cela était supposé "faire mal". Les attaques ont d'abord porté sur des objectifs militaires, puis sur des infrastructures économiques. Finalement, la Serbie s'est rendue aux exigences de l'OTAN. Parce que le centre de gravité avait été atteint ? On ignore toujours ce qui, précisément, a fait plier Milosevic
    ."(p.93-94)

    "Le stratagème demeure d'actualité, mais sous un autre terme: celui de déception. Par déception il faut entendre non un sentiment de regret ou de désenchantement, mais un mot emprunté à l'anglais pour désigner le fait de tromper (to deceive). Une opération de déception vise, à l'instar du stratagème, à faire agir l'adversaire contre ses intérêts. Le débarquement de juin 1944 en Normandie a été précédé d'une série d'opérations de déception visant à convaincre Hitler et son état-major que l'action principale aurait lieu dans le pas de Calais. Lors de la guerre du Golfe en 1991, les Etats-Unis ont mimé des préparatifs de débarquement amphibie au Koweït. [...]
    Au XXe siècle, le droit de la guerre reconnaît comme licite l'usage des ruses de guerre (art. 24 de la convention du 17 octobre 1907), mais il distingue la ruse et la perfidie. Tenter d'induire l'ennemi en erreur ou lui faire commettre des imprudences relève de la déception permise. En revanche est considéré comme perfidie, ou déception interdite, le fait de tromper l'adversaire en utilisant, par exemple, ses uniformes, ses drapeaux, ou des symboles comme la croix rouge
    ." (p.107)

    "Dans l'Antiquité gréco-romaine, l'armée était essentiellement composée de citoyens, dont le statut faisait d'eux des soldats. Mais ces soldats ne possédaient pas les compétences tactiques nécessaires à l'accomplissement de certaines missions ne relevant pas de la bataille classique: harcèlement, coup de main, reconnaissance. Pour cela, il était donc nécessaire de faire appel à des étrangers vivant le plus souvent dans des régions marginales où ils avaient pu acquérir de tels savoir-faire: forêts, montagnes, etc. En outre, n'ayant pas à combattre au sein de formations régulières, ils n'étaient pas équipés des lourdes protections ni des armes de ceux destinés à être plongés au cœur de la mêlée. Mais, du même coup, ces hommes ne pouvaient bénéficier ni du statut de citoyen, ni de celui de véritable soldat. Ils étaient considérés comme des "hommes sauvages", des Barbares semblables aux animaux qu'ils chassaient plutôt que comme des guerriers respectables, issus de la communauté politique de la Cité.
    Durant l'époque moderne (du XVIe au XVIIIe siècle) ces troupes légères refirent leur apparition en Occident, après plusieurs siècles d'éclipse. Il est vrai que les campagnes s'étalaient toujours plus dans le temps et l'espace, d'où un besoin croissant de reconnaissance et de harcèlement. Il ne s'agissait d'abord que de cavalerie: estradiots, pandours, hussards, cosaques, etc., unités les plus souvent originaires d'Europe orientale ou balkanique, et étrangers à double titre, car ne pratiquant pas la guerre réglée à l'occidentale. Plus tard apparut également l'infanterie légère, destinée principalement au harcèlement sur le champ de bataille, tâche hors de portée de l'infanterie de ligne, qui, comme son nom l'indique, restait cantonnée au combat classique, massif et linéaire. Leur rôle: lancer de petites attaques brusques, faisant quelques morts et aussitôt stoppées, de manière quasi permanente (préférentiellement lorsque l'ennemi est en position de faiblesse: nuit, repos, repas). L'ennemi n'étant jamais en sécurité, en permanence sur le qui-vive, son moral ne tardait pas à flancher.
    Ces troupes légères possédaient des cultures tactiques bien particulières, hors des règles selon lesquelles fonctionnaient les troupes régulières, d'où un recrutement lui aussi à part et l'appel à ces hommes venus des marges de l'Europe. Ces origines culturelles s'ajoutant à ces fonctions tactiques propres eurent tôt fait de produire également des cultures d'unités tout aussi spécifiques. Lesquelles ne tardèrent pas à produire des "représentations", positives comme négatives, qui enveloppèrent ces unités d'une aura de terreur, mais aussi d'exotisme, donc de fascination, et ce, jusque dans les populations civiles. Les hussards avaient ainsi, tout à la fois, la réputation d'être des sauvages assoiffés de sang, des guerriers détachés des contraintes de l'autorité militaire, mais aussi des joyeux lurons, buveurs, pilliards et trousseurs de jupons.
    Si ce recrutement étranger disparut au XVIIIe siècle, les traditions "exotiques" restèrent, tout comme les fonctions tactiques privilégiant l'agressivité et l'esprit d'initiative. Ce qui n'alla pas sans poser quelques problèmes aux dirigeants militaires, littéralement déchirés entre un besoin opérationnel et un sentiment fait d'un mélange de crainte de cette liberté et d'une certaine incapacité à véritablement penser toute la richesse de leurs rôles tactiques. Les troupes légères mirent donc près de trois siècles pour être pleinement intégrées dans les communautés militaires nationales.
    Au XXe siècle, le même processus allait recommencer avec la création des corps francs durant la Première Guerre mondiale, ces petites unités composées de volontaires et destinées à effectuer des coups de main sur les positions ennemies, qui donneront plus tard naissance à ce que nous nommons aujourd'hui les forces spéciales. Ces forces, composées de personnels hautement qualifiés, suréquipés et surentraînés, sont alors destinées à accomplir des missions "spéciales" à l'intérieur du dispositif ennemi (raids, sabotages, reconnaissance, assassinats, destruction, libération d'otages ou récupération de pilotes abattus, actions contre-terroristes)
    ." (p.109-111)
    -Laurent Henninger & Thierry Widemann, Comprendre la guerre. Histoire et notions, Éditions Perrin, coll.Tempus, 2012, 227 pages.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Laurent Henninger & Thierry Widemann, Comprendre la guerre. Histoire et notions Empty Re: Laurent Henninger & Thierry Widemann, Comprendre la guerre. Histoire et notions

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 11 Jan - 13:24

    "L'extrême importance de la logistique dans la puissance militaire et dans la mise en œuvre de celle-ci est une chose connue. Mais sait-on que l'un des volets de la logistique, en l’occurrence l'alimentation des troupes, a pu avoir une influence majeure sur les opérations, et que, depuis toujours, une armée "marche sur son estomac", comme l'aurait dit Napoléon ? Cela n'a donc rien d'anecdotique. Ajoutons qu'il ne s'agit pas là de considérations gastronomiques (cela ne joue guère que pour un moral déclinant), mais bien de qualité et de fraîcheur, c'est-à-dire de ce qui relève des apports vitaminiques et énergétiques, d'une part, et des intoxications, carences alimentaires, voire maladies, d'autre part.
    Les premiers à mettre en place de véritables systèmes logistiques complexes consacrés à l'alimentation furent les marins. Après tout, en mer, on ne peut pas "vivre sur le pays", ce qui peut parfois constituer une solution. A partir du XVIe siècle, avec les grandes navigations transocéaniques et surtout la constitution de flottes permanentes et de véritables stratégies navales, les amirautés furent confrontées à ces problèmes, mais ne surent pas vraiment y répondre. Il faudra attendre le tournant des XVIIIe et XIXe siècles pour voir la Royal Navy britannique disposer d'un tel système. Elle était d'abord parvenues à vaincre le scorbut qui ravageait ses équipages en leur fournissant, dans les rations quotidiennes de gin ou de rhum, une dose de jus de citron, riche en vitamine C. Puis, lors du blocus des côtes et des ports français, durant lequel les navires anglais devaient assurer une permanence à la mer, ces bâtiments étaient régulièrement ravitaillés en fruit et légumes frais -un exploit pour l'époque.
    Pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire, le système de ravitaillement en nourriture (et en fourrage pour les chevaux) détermina partiellement le type de stratégie mis en œuvre. Contrairement aux armées du XVIIIe siècle, les armées françaises eurent à vivre sur le pays, et non pas sur le lourd, complexe et bien peu souple système de dépôts de l'époque précédente. Elles y gagnèrent en souplesse manœuvrière... aux dépens de leur image auprès des populations, ce qui, à terme, contribua à leu défaite. Plus tard, le grand stratège prussien Moltke n'aura que peu de considérations pour ces questions. Lors de sa campagne contre l'Autriche, en 1866, la Ière armée prussienne souffrira gravement de la faim. Cela choquera les observateurs militaires américains, car une telle chose n'était jamais arrivée à l'armée nordiste, pendant la guerre de Sécession, le général Grant étant, lui, constamment préoccupé par le ravitaillement. Et, de fait, les armées allemandes présenteront toujours de graves faiblesses logistiques dans les conflits du XXe siècle. A l'inverse, durant la Seconde Guerre mondiale, l'extraordinaire logistique de l'armée américaine put même contribuer au ravitaillement des populations libérées, qui découvrirent ainsi le lait en poudre et le corned-beef.
    Enfin, l'alimentation des armées peut devenir une arme, en particulier lorsqu'un des camps décide de mettre en œuvre la tactique de la "terre brûlée", en combinaison avec une autre tactique, celle du harcèlement. Au XVIIe siècle, les armées du Roi-Soleil mirent à sac le Palatinat dans le but explicite d'empêcher les Impériaux de s'y maintenir. Bien des siècles auparavant, Vercingétorix était parvenu à affamer les légions de César jusqu'au siège d'Avaricum (Bourges), ville qu'il se refusa à incendier. Sans cette erreur, il aurait peut-être réussi à gagner la guerre des Gaules
    ." (p.117-119)

    "En 1982, l'armement nucléaire britannique n'a pas empêché les Argentins d'envahir les Malouines, la junte au pouvoir à Buenos Aires n'ayant, à juste titre, jamais considéré que l'archipel convoité pouvait représenter un intérêt vital pour le Royaume-Uni." (p.130)

    "Lorsque le Grand Etat-Major allemand et le général Falkenhayn déclenchent l'offensive sur Verdun, le 21 février 1916, leur objectif déclaré est de "saigner à blanc l'armée française". Ils ont en effet compris que la guerre était sur le point de prendre un tournant véritablement mondial et allait passer à une échelle supérieure: les Britanniques commencent à mobiliser pleinement les immenses ressources de leur empire, et ce n'est plus un mystère pour Berlin que les Etats-Unis entreront tôt ou tard dans le conflit. Les Allemands savent qu'ils ne seront alors plus en mesure de résister à une telle puissance économique, industrielle et démographique. Ils pensent donc devoir, avant cette échéance, vaincre les Français, qu'ils considèrent comme les "valets d'armes des Anglais". En outre, leur élite militaire, formée depuis toujours aux meilleures écoles théoriques, se considère comme humiliée d'avoir à mener une guerre à la fois statique et défensive ; le rétablissement de la manœuvre et de l'offensive est à leurs yeux nécessaire également pour des raisons d'honneur professionnel. Fondant leur raisonnement sur la base des piètres performances tactiques françaises depuis la Marne, ils élaborent un plan qui s'il est solide d'un point de vue purement théorique et logique, ne prend pas suffisamment en compte certaines réalités, comme les performances réelles de l'artillerie, la capacité de l'adversaire à se protéger ou la volonté française de résister quel qu'en soit le prix. Surtout, ce plan est conçu dès le départ pour être délibérément celui d'une bataille d'attrition -ou d'usure-, ce qui constitue le "degré zéro" de l'art de la guerre et de la manœuvre. Un comble pour des stratèges se proclamant les héritiers de Clausewitz et de Moltke !
    Or, ironie de l'histoire, ce plan a presque trop bien fonctionné dans un premier temps: les divisions allemandes ont réussi à percer le front français -ce qui n'était pas leur objectif et qui constituait alors une "première" puisque, depuis l'hiver 1914-195 et l'enterrement des fronts, aucun des adversaires n'était parvenu à obtenir un tel résultat. Mais les Français vont se ressaisir et, surtout, "jouer le jeu": comme dans un gigantesque et sanglant jeu de poker, ils vont progressivement lancer toutes leurs forces dans une bataille qu'ils considèrent à leur tout comme décisive. Au bout du compte, la bataille pour Verdun et ses alentours va être investie par les deux adversaires d'une valeur symbolique allant bien au-delà de son intérêt stratégique réel. Pour les Français, cette bataille devient une cause nationale qui ranime leur moral, au plus bas depuis les crises de 1915 ; là encore, l'effet est à l'inverse de celui recherché à l'origine. Et les Allemands, pris à leur propre piège logique, ont désormais trop investi pour pouvoir renoncer. Pendant des mois, la guerre industrielle et ses pilonnages d'artillerie vont transformer la zone en un chaos dantesque. Il n'y a plus de tranchées ni de lignes géométriques, mais des groupes qui luttent et survivent dans des trous épars. L'objectif de ces bombardements en vient peu à peu à être de "tuer le terrain", ce qui est, là encore, un comble d'absurdité puisque la stratégie ne peut s'exercer contre la nature. Peut-être plus encore que beaucoup de stratèges de cette époque, les Allemands étaient restés bloqués sur le vieux paradigme de la "bataille décisive en un point unique". Ils referont d'ailleurs un autre Verdun en 1942, à Stalingrad... En se cassant les dents sur la résistance opiniâtre des Français, ils allaient payer leur incompréhension d'un des principaux secrets de la guerre industrielle moderne: l'idée même de bataille décisive était caduque ; l'heure était désormais aux opérations distribuées dans le temps et dans l'espace
    ." (p.157-159)

    "Pour tenter de trouver des causes simples à l'étrange défaite de la France de mai-juin 1940, l'une des explications les plus couramment avancées se résume à l'affirmation suivante: l'armée allemande, surpuissante, suréquipée et ultra-moderne, commandée par des chefs de génie, a mis en œuvre une doctrine tactique radicalement nouvelle et littéralement stupéfiante par son efficacité et sa rapidité, le Blitzkrieg, ou "guerre-éclair". Voilà pour la légende que presque tout le monde a ressassé ad libitum.
    Or, depuis quelques années, les travaux de nombreux historiens, français ou étrangers, déconstruisent peu à peu ce récit simpliste dont presque tout le monde s'est satisfait pendant soixante-dix ans. Et cette déconstruction s'insère elle-même dans la remise en cause méthodique du mythe de l'excellence militaire allemande dans les guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle. Car c'est bien là un des principaux clichés de l'histoire militaire contemporaine. Or, il convient de se demander comment et pourquoi une armée aussi puissante et efficace qu'on a voulu nous le faire croire a pu perdre les guerres titanesques dans lesquelles elle s'était engagée.
    Le terme même de
    Blitzkrieg est largement le produit de tours de passe-passe historico-théoriques. Lorsque les historiens tentent d'en faire l'archéologie, ils peinent à en retrouver des traces solides dans les textes doctrinaux tactiques de l'armée allemande de l'entre-deux-guerres. Rien en tout cas qui soit pensé de façon globale et cohérente, pouvant s'insérer dans une doctrine stratégique nationale. Si quelques auteurs isolés ont employé timidement l'expression, ils ne représentaient en rien la doctrine officielle d'un état-major allemand qui restait profondément hostile à ce qu'il considérait comme de l'aventurisme militaire. ça n'est qu'après la victoire sur la Pologne qu'un article du Time Magazine américain du 25 septembre 1939 l'utilisa pour la première fois dans le sens qu'on lui connaîtra désormais. La propagande nazie se saisira ensuite de l'expression. Il s'agissait alors d'un terme journalistique. On ne commencera véritablement à le trouver utilisé dans un texte de théorie militaire qu'au début des années 1950.
    Pour ce qui concerne la réalité des victoires militaires allemandes des premières années de la guerre, les historiens ont largement montré leur caractère contingent et souvent obtenu d'extrême justesse. Outre les tragiques erreurs du haut commandement français, la victoire allemande fut principalement due à la désobéissance de Guderian et de Rommel, qui, à la tête des seuls 10% réellement mécanisés de l'armée (90% de la Wehrmacht étaient encore constitués d'artillerie hippomobile et d'infanterie se déplaçant à pied), prirent l'initiative de se ruer en direction des côtes de la Manche en ignorant les ordres du commandement de la Wehrmacht les exhortant frénétiquement de s'arrêter, car cette action n'était pas prévue dans le plan originel. Initiative audacieuse et au final couronné de succès, certes, mais aussi risque démesuré ayant à de multiples reprises menacé de connaître une issue catastrophique. En tout état de cause, cette victoire allemande, si elle reste extraordinaire, n'a aucune valeur de modèle, car non théorisée et impossible à reproduire. Sur la longue durée d'une guerre planétaire, la puissance nazie ne pouvait que remporter quelques "batailles" et n'avait guère de chances de l'emporter, car elle n'était fondée que sur de l'excellence tactique et le très haut degré de professionnalisme de la Wehrmacht, au détriment d'une pensée stratégique et opérative qui lui fit constamment défaut.
    " (p.161-163)

    "Première idée reçue: les soldats ont fui ou se sont rendus sans tirer un coup de feu. Or, on sait maintenant que les soldats français ont combattu partout. Il n'y eu de panique à peu près avérée qu'à Bulson, derrière la charnière de Sedan. Ils se sont même battus avec courage et détermination -si ce n'est toujours avec habileté- en Belgique, devant Dunkerque, à Stonne (Ardennes), sans parler de l'armée des Alpes ou des garnisons de la ligne Maginot. Et la résistance la mieux organisée est intervenue sur la ligne Somme-Ailette-Aisne, avec de furieux combats à Rethel et Voncq. Les pertes humaines allemandes en témoignent: environ 50 000 morts. Ce ne fut donc en rien une promenade de santé pour la Wehrmacht.
    Seconde idée reçue: l'armée française était totalement archaïque, en retard d'une guerre, sous-équipée et dotée de matériels hors d'âge. La caricature est outrancière. La mécanisation française était, à certains égards, plus avancée que celle des Allemands (plus grand nombre de camions, chars et blindés légers souvent supérieurs aux prétendument terribles panzers), l'artillerie lourde était excellente, la dotation en matériel radio était plus avancée qu'on l'a dit, l'aviation de chasse et les pilotes d'un excellent niveau technique, etc. Mais... les chars étaient très insuffisamment endivisionnés, les armes antichars et l'artillerie antiaérienne manquaient cruellement, les communications étaient systématiquement cryptées là où le rythme des combats modernes ne le nécessitait pas, les avions de chasse modernes étaient en nombre insuffisant et l'aviation de bombardement quasi inexistante. Surtout, les faiblesses n'étaient pas tant tactiques ou techniques qu'opérationnelles et intellectuelles, puisque tout -des méthodes de raisonnement et de commandement des états-majors à la logistique et aux transmissions- était inadapté au rythme de ce moment très particulier du conflit.
    " (p.165-167)

    "Doit-on parler du courage guerrier au singulier ? Est-il resté identique à travers les âges et les civilisations ? Ou bien s'agit-il de ce que l'on nomme une "construction culturelle" variant avec le temps et l'évolution des sociétés, selon les rapports entretenus par celles-ci avec la mort, la souffrance, etc. ? Histoire, sociologie, anthropologie, ethnologie, psychiatrie et même philosophie, toutes ces disciplines peuvent être mises à contribution pour tenter de mieux cerner ce phénomène. Mais beaucoup reste encore à faire pour le comprendre pleinement...
    Il semblerait que la "révolution militaire" qui s'est produite en Occident entre les XVIe et XVIIe siècles puisse être considérée comme le plus grand tournant enregistré jusqu'à nos jours dans toute l'histoire de l'art de la guerre. Et elle pourrait bien avoir radicalement modifié la nature même du courage guerrier. Si l'on considère celui-ci comme étant à la base même de toute tactique, on peut donc faire découler nombre de bouleversements de la transformation de sa nature.
    Jusqu'alors, en effet, les soldats n'avaient eu qu'à recevoir des coups portés au moyen d'armes blanches, toutes potentiellement "parables" et gérables par le système musculaire, nerveux et cognitif humain -à l'exception des flèches et des carreaux d'arbalètes, mais qui, précisément, avaient, dans les sociétés anciennes et selon les civilisations, un statut sacré ou au contraire maléfique. De même, les guerriers de ces époques devaient faire preuve d'un certain courage lorsqu'ils devaient porter des coups au moyen de ces armes, ce qui n'était sans doute pas si facile qu'on pourrait le croire au vu des scènes de combat présentes dans les films ou les romans d'aventure.
    Avec les armes à feu et leur généralisation dans des quantités toujours plus importantes, le courage "archaïque" et "héroïque" qui, depuis la nuit des temps, était exigé des guerriers devant affronter des adversaires équipés d'armes blanches devint progressivement caduc, et même suicidaire. Il sera progressivement remplacé par un courage que l'on pourrait qualifier de "stoïcien" et d' "antihéroïque", fait de fatalisme et de résignation face à un destin sur lequel l'individu avait de moins en moins de prise. Quant au courage nécessaire pour porter des coups au moyen d'armes blanches il s'estompa. Il fallut aussi adapter l'entraînement, l'encadrement et les méthodes de combat. De ce point de vue, la mutation militaire entamée à la Renaissance se trouva encore accélérée avec l'apparition des armes à tir rapide, au tournant des XIXe et XXe siècles. Il faudra plusieurs décennies, de nombreuses guerres et des millions de morts pour que les armées reconnaissent pleinement ce fait et en tirent toutes les conclusions qui s'imposaient, notamment la dispersion des troupes, pour aboutir à ce que les militaires anglo-saxons appellent "le champ de bataille vide" (
    the empty battlefield) des guerres du XXe siècle, phénomène qui aurait été radicalement incompréhensible pour tout guerrier de l'Antiquité, du Moyen Age ou des guerres napoléoniennes." (p.171-173)

    "Dans les sociétés archaïques -celle que l'on nommait autrefois les sociétés "primitives"- et même dans l'Antiquité occidentale, les guerriers de retour dans une société en paix n'étaient jamais considérés comme des hommes ordinaires. Ils étaient certes fêtés comme des héros et remerciés pour leur action au service de la communauté, a fortiori s'ils étaient victorieux, bien sûr, mais ils étaient aussi considérés peu ou prou comme impurs. A leur façon, ces sociétés anciennes avaient compris qu'un homme ayant connu le chaos ultime du combat et versé le sang, même si c'était pour une cause noble et juste, était en quelque sorte "passé dans un autre monde" et qu'il était donc désormais impropre à la vie "normale". Il devait donc être purifié à travers une série d'épreuves initiatiques et sacrées dans le but de pouvoir être réintégré dans le groupe. De tels phénomènes ont ainsi été observés par les ethnologues et les anthropologues et peuvent aussi être relevés dans le vieux récit grec de L'Iliade.
    Avec le passage de l'histoire, ces rites cessèrent progressivement d'être pratiqués et, lorsque se produisit la grande révolution militaire des Temps modernes (XVe-XVIIIe siècle), ils avaient entièrement disparu, tout au moins en Occident. Or, les nouveaux armements (en particulier les armes à feu) et les nouvelles formes des guerres engendrèrent de nouveaux problèmes et de nouveaux traumatismes, ne serait-ce que d'un point de vue quantitatif, car la taille des armées avait alors augmenté dans des proportions considérables. On commença donc par apporter des réponses aux problèmes médicaux et surtout sociaux des anciens soldats, lesquels formaient de dangereuses bandes de délinquants lorsqu'ils étaient démobilisés. C'est pour ces raisons que Louis XIV créa l'Hôtel des Invalides, à Paris, et que des institutions semblables virent alors le jour un peu partout en Europe.
    Restait la question "spirituelle", que l'on ne qualifiait pas encore de psychiatrique, et qui commença à se poser de façon toujours plus aiguë à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, c'est-à-dire avec le développement de la guerre industrielle et mécanisée. Car les nouvelles puissances de feu qui se déchaînèrent sur les champs de bataille créèrent des traumatismes psychiques tout autant que physiques. Les premières descriptions scientifiques de ces phénomènes furent le fait des médecins militaires russes, pendant la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Pendant la Première Guerre mondiale et ses déluges de projectiles d'artillerie, les médecins militaires britanniques élaborèrent le concept de
    shell shock, que l'on ne peut que rendre maladroitement en français par "choc psychique dû à l'explosion proche d'un obus". Mais nombre d'autorités militaires restaient encore réticentes à accepter de reconnaître cette réalité et refusaient de croire qu'un soldat ne présentant pas de lésions physiques soit autre chose qu'un simulateur et un lâche.
    Pourtant, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l'armée américaine lança un vaste programme de recherche scientifique fondé sur l'analyse systématique des pertes psychiatriques enregistrées par les forces des Etats-Unis durant ce conflit. La véritable psychiatrie militaire était devenue une discipline médicale à part entière, dont l'importance ne cessera plus de croître. Notons au passage que l'on préfère aujourd'hui les concepts de PTDS,
    Post Traumatic Stress Disease ("syndrome de stress post-traumatique"), et de battle fatigue plutôt que de shell shock, car ils prennent en compte non seulement la violence reçue, mais également la violence donnée. Toujours est-il que la reconnaissance de ces phénomènes mentaux par les autorités peut être considérée comme la suite logique de la reconnaissance des problèmes sociaux des anciens soldats. A leur façon, la psychiatrie et la psychanalyse modernes assurent la fonction autrefois dévolue aux rites archaïques de purification des guerriers." (p.191-193)

    "Il arrive que la recherche effrénée de l'innovation technique pose plus de problèmes qu'elle n'en résout. Dans la deuxième moitié de la Seconde Guerre mondiale, l'excellence technologique et l'extrême complexité des chars allemands ont constitué un handicap opérationnel et stratégique certain pour le IIIe Reich: chers et longs à produire, ils ne pouvaient être mis en œuvre que par des équipages hautement qualifiés. Chez leurs adversaires, des chars comme le célèbre T-34, tout en étant d'un excellent niveau technologique, étaient à la fois plus adaptés aux rudes conditions du pays, plus faciles et plus rapides à produire, mais aussi plus facilement mis en œuvre par des personnels bien moins qualifiés. Plus caricatural encore: dans leurs luttes incessantes, les royaumes des successeurs d'Alexandre le Grand mettaient tous en œuvre des phalanges équipées de longues lances d'infanterie. Cherchant à surclasser techniquement l'adversaire, ils se contentèrent d'allonger régulièrement leurs armes jusqu'à atteindre des longueurs qui retirèrent à ces phalanges toute capacité de manœuvre et en firent des proies faciles pour les légions romaines." (p.197)

    "Il ne faut jamais juger ou évaluer une arme, objet technique ou formation tactique, sans la référer à un système où celle-ci prend sa valeur.
    Lors de la guerre de Cent Ans, l'arc anglais, le long bow, fait figure dans l'historiographie d'arme absolue. Mais cette arme n'est véritablement efficace que dans des conditions d'emploi bien précises: lorsque les Anglais, arrivés les premiers sur le champ de bataille, aménagent le terrain et disposent leurs archers non pas perpendiculairement à l'axe de la charge de cavalerie, mais dans un dispositif oblique, en entonnoir, permettant d'atteindre les chevaliers sur les côtés où ils présentent les parties de l'armure vulnérable aux traits, comme à la bataille de Crécy en 1346. Si l'archerie est disposée en ligne face aux chevaliers, elle semble ne pouvoir les arrêter, ce qui a été remarqué par les chroniqueurs lors des premiers moments de la bataille de Poitiers, dix ans plus tard: les flèches ricochent sur les cuirasses et sur les heaumes profilés. Ce n'est qu'à un audacieux changement de dispositif que le Prince Noir a dû sa victoire
    ." (p.199-200)
    -Laurent Henninger & Thierry Widemann, Comprendre la guerre. Histoire et notions, Éditions Perrin, coll.Tempus, 2012, 227 pages.




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