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    -Ha-Joon Chang, Comment les puissants sont réellement devenus puissants. Du protectionnisme au libre-échangisme, une conversion opportuniste

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 12 Déc - 11:18

    https://www.monde-diplomatique.fr/2003/06/CHANG/10189

    "Les libre-échangistes ont remporté des victoires significatives au cours des deux dernières décennies. Depuis le début de la crise de la dette de 1982 et de l’imposition des programmes d’ajustement structurel par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, de nombreux pays en voie de développement ont radicalement libéralisé leur commerce. L’effondrement du communisme, en 1991, a ouvert de nouveaux et vastes espaces au libre-échange. Pendant les années 1990, d’importants accords régionaux ont été signés, dont l’accord de libre-échange nord-américain (Alena) qui regroupe le Canada, les Etats-Unis et le Mexique. Pour couronner le tout, les négociations du cycle de l’Uruguay de l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), conclues à Marrakech en 1994, ont débouché sur la naissance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995.

    Si importants que soient ces succès, les libre-échangistes ne s’en satisfont pas. Au sein de l’OMC, représentants des Etats développés en tête, ils continuent à faire pression pour des baisses des tarifs douaniers encore plus fortes et plus rapides, et un élargissement de la compétence de cette organisation à des domaines ne figurant pas dans son mandat initial, par exemple l’investissement à l’étranger et la concurrence.

    Les partisans du libre-échange croient agir dans le sens de l’histoire. Selon eux, cette politique est à l’origine de la richesse des pays développés ; d’où leur critique des pays en voie de développement qui refusent d’adopter une recette aussi éprouvée. Rien n’est pourtant plus éloigné de la réalité. Les faits historiques sont sans appel : quand les pays actuellement développés étaient encore en développement, ils n’ont mené pratiquement aucune des politiques qu’ils préconisent. Et nulle part l’écart entre le mythe et la réalité historique n’est aussi flagrant que dans les cas de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis.
    Grande-Bretagne et Etats-Unis protègent leur industrie

    La Grande-Bretagne, pour commencer par elle, n’est aucunement le parangon de libre-échange souvent invoqué. Tout au contraire, elle a utilisé avec agressivité et même, dans certains cas, inventé des politiques dirigistes pour protéger et promouvoir ses industries stratégiques. De telles politiques, bien que d’ampleur limitée, remontent au XIVe siècle (Edouard III) et au XVe (Henri VII) pour la principale industrie de l’époque, celle de la laine. Le pays exportait alors la fibre brute aux Pays-Bas, situation que différents monarques s’efforcèrent de modifier, notamment par des mesures de protection des manufacturiers nationaux, par la taxation des exportations de laine brute et par l’organisation de la « fuite » vers la Grande-Bretagne d’ouvriers qualifiés hollandais  (1).

    Entre 1721, date de la réforme de la politique commerciale par Robert Walpole, le premier des premiers ministres britanniques, et l’abrogation des lois sur le blé en 1846, le royaume pratiqua une politique commerciale particulièrement volontariste. Pendant cette période, il utilisa activement les protections douanières, les baisses de tarifs pour les intrants nécessaires aux exportations, le contrôle de qualité des exportations par l’Etat, toutes mesures que l’on associe généralement aujourd’hui au Japon et aux autres pays d’Asie orientale.

    La Grande-Bretagne fit un pas décisif, bien qu’incomplet, vers le libre-échange avec l’abrogation des lois sur le blé en 1846 (2). On considère généralement que cette mesure marque la victoire ultime de la doctrine libérale classique sur un mercantilisme borné. Mais certains historiens spécialistes de cette période y voient plutôt un acte d’« impérialisme libre-échangiste » destiné à « stopper les progrès de l’industrialisation du continent en y élargissant le marché des produits agricoles et des matières premières  (3) ». C’est d’ailleurs l’argumentation que déployèrent à l’époque les principaux porte-parole de l’Anti-Corn Law League (Ligue contre les lois céréalières), en particulier le député Robert Cobden.

    En bref, et contrairement aux idées reçues, l’avance technologique de la Grande-Bretagne, qui lui permit de se convertir au libre-échange, avait été acquise « à l’abri de barrières tarifaires élevées, maintenues sur une longue période », comme l’écrivit le grand historien de l’économie Paul Bairoch  (4). C’est pour cette raison que Friedrich List, économiste allemand du XIXe siècle, considéré à tort comme le père de l’argumentation en faveur de la protection des « industries dans l’enfance », fit valoir que les prêches britanniques en faveur du libre-échange faisaient penser à celui qui, parvenu au sommet d’un édifice, renvoie l’échelle à terre d’un coup de pied afin d’empêcher les autres de le rejoindre (kicking away the ladder).

    Si la Grande-Bretagne fut le premier pays à lancer avec succès une stratégie de promotion à grande échelle de ses « industries dans l’enfance », c’est aux Etats-Unis, « patrie et bastion du protectionnisme moderne », pour reprendre l’expression de Paul Bairoch (5), que sa justification fut initialement élaborée par Alexander Hamilton, premier secrétaire au Trésor de l’histoire du pays (de 1789 à 1795), et par l’économiste maintenant oublié Daniel Raymond. Friedrich List, à qui l’on attribue cette théorie moderne du protectionnisme, n’en prit en fait connaissance que pendant son exil aux Etats-Unis, dans les années 1820. De nombreux intellectuels et responsables politiques américains du XIXe siècle avaient parfaitement compris que le libre-échange n’était pas adapté à leur pays, même si cela allait à l’encontre des avis de grands économistes de l’époque, tels Adam Smith et Jean-Baptiste Say, qui considéraient que les Etats-Unis ne devaient pas protéger leurs industries manufacturières, et avaient tout intérêt à se spécialiser dans l’agriculture.

    Entre les années 1830 et la fin de la seconde guerre mondiale, les droits de douane moyens des Etats-Unis sur les importations de produits industriels furent parmi les plus élevés du monde. Si l’on ajoute que ce pays bénéficiait déjà d’un haut degré de protection « naturelle » en raison du coût des transports jusqu’aux années 1870, on peut dire que les industries américaines furent littéralement les plus protégées du monde jusqu’en 1945. La loi Smoot-Hawley de 1930 sur les nouveaux tarifs douaniers n’accrut qu’à la marge le niveau de protectionnisme de l’économie. Le tarif douanier moyen sur les produits industriels en résultant était de 48 %, ce qui se situait dans le haut de la fourchette, mais toujours dans la fourchette, des tarifs douaniers moyens depuis la guerre de Sécession. C’est seulement par rapport au bref intermède « libéral » de 1913 à 1929 que le tarif de 1930 peut être considéré comme un renforcement du protectionnisme, alors que le tarif moyen fut seulement augmenté de 11 %, passant de 37 % à 48 %.

    Dans ce contexte, il faut rappeler que l’enjeu de la guerre de Sécession fut autant, sinon davantage, la question des tarifs douaniers que celle de l’esclavage. De ces deux questions, c’est celle des tarifs qui menaçait le plus le Sud. Abraham Lincoln était un protectionniste notoire qui avait fait ses premières armes dans l’ombre de l’homme politique charismatique qu’était Henry Clay  (6), du parti Whig, avocat du « système américain » — fondé sur le développement des infrastructures et le protectionnisme -, et ainsi nommé parce que le libre-échange correspondait aux intérêts « britanniques ». De plus, Lincoln pensait que les Noirs constituaient une race inférieure et que leur émancipation n’était qu’une proposition idéaliste sans perspective d’application à bref délai. Dans sa réponse à l’éditorial d’un journal qui préconisait l’émancipation immédiate des esclaves, il alla jusqu’à écrire : « Si je pouvais sauver l’Union sans libérer aucun esclave, je le ferais ; et si je pouvais la sauver en les libérant tous, je le ferais ; et si je le pouvais en en libérant certains et en laissant les autres là où ils sont, je le ferais aussi  (7). » Sa proclamation d’émancipation du 1er janvier 1863 relevait donc moins de la conviction morale que d’une stratégie visant à gagner la guerre civile.

    C’est seulement après la seconde guerre mondiale, leur suprématie industrielle étant fermement assurée, que les Etats-Unis libéralisèrent leurs échanges commerciaux (moins franchement, toutefois, que les Britanniques au milieu du XIXe siècle) et commencèrent à se faire les champions du libre-échange, démontrant à leur tour la validité de la métaphore de List. Ulysses Grant, héros de la guerre de Sécession et président des Etats-Unis de 1868 à 1876, avait anticipé cette évolution : « Pendant des siècles, l’Angleterre s’est appuyée sur la protection, l’a pratiquée jusqu’à ses plus extrêmes limites, et en a obtenu des résultats satisfaisants. Après deux siècles, elle a jugé commode d’adopter le libre-échange, car elle pense que la protection n’a plus rien à lui offrir. Eh bien, Messieurs, la connaissance que j’ai de notre pays me conduit à penser que, dans moins de deux cents ans, lorsque l’Amérique aura tiré de la protection tout ce qu’elle a à offrir, elle adoptera aussi le libre-échange (Cool. »

    Des conclusions identiques peuvent être tirées de l’histoire d’autres pays développés. Au moment où ils tentaient de combler leur retard sur plus développés qu’eux, pratiquement tous utilisèrent les droits de douane, les subventions et d’autres outils politiques pour promouvoir leurs industries. Il est piquant de noter que ce sont les deux puissances anglo-saxonnes — censées être les bastions du libre-échange — et non pas la France, l’Allemagne et le Japon, pays considérés comme les tenants de l’interventionnisme étatique, qui utilisèrent le plus agressivement les protections tarifaires. Pendant le XIXe siècle et au début du XXe, les droits de douane furent relativement faibles en France et en Allemagne (autour de 15 % à 20 %), et ceux du Japon furent plafonnés à 5 % jusqu’en 1911, aux termes de traités léonins. Pendant la même période, les tarifs douaniers moyens sur les produits industriels des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne s’inscrivent dans une fourchette située entre 40 % et 50 %...

    Des lois sur les brevets tournées en dérision

    Les seules exceptions à ce modèle historique sont la Suisse et les Pays-Bas. Il s’agit cependant de pays qui avaient atteint la frontière du développement technologique dès le XVIIIe siècle, et qui n’avaient donc pas besoin de fortes protections. Il faut savoir également que les Pays-Bas avaient déployé une batterie impressionnante de mesures interventionnistes jusqu’au XVIIe siècle, afin de construire leur suprématie commerciale et maritime. Quant à la Suisse, elle n’eut pas de législation sur les brevets avant 1907, tournant ainsi en dérision l’importance que l’orthodoxie actuelle accorde à la protection de la propriété intellectuelle. Plus significativement, les Pays-Bas abrogèrent en 1869 leur loi de 1817 sur les brevets, au motif que ces derniers constituaient des monopoles créés par l’Etat, et étaient donc en contradiction avec les principes du marché libre, raisonnement qui semble échapper aux économistes libre-échangistes qui soutiennent l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (Adpic, ou Trips en anglais) de l’OMC. Ils attendirent 1912 pour se doter d’une nouvelle législation sur les brevets.

    Si les protections tarifaires constituèrent un ingrédient crucial des stratégies de développement de nombreux pays, elles n’en furent pas pour autant la seule composante, ni nécessairement la plus importante. De nombreux autres outils ont été utilisés à cet effet : subventions aux exportations, allégement de droits de douane pour les importations nécessaires aux exportations, octroi de monopoles, cartels, crédits sur mesure, planification des investissements et des flux de main-d’œuvre, soutien à la recherche-développement, promotion d’institutions favorisant le partenariat public-privé, etc. On croit souvent que toutes ces mesures ont été inventées par le Japon et les pays d’Asie orientale après la seconde guerre mondiale, alors que beaucoup d’entre elles avaient déjà une longue histoire. Enfin, même s’ils partagent les mêmes principes de base, les pays développés ont combiné de façon très diverse les outils de politique commerciale et de politique industrielle : contrairement à ce que pensent la plupart des économistes libre-échangistes, il n’existe pas de modèle unique pour le développement industriel.
    "
    -Ha-Joon Chang, Comment les puissants sont réellement devenus puissants. Du protectionnisme au libre-échangisme, une conversion opportuniste, Juin 2003 (cf: https://www.monde-diplomatique.fr/2003/06/CHANG/10189 ).




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