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    Amélie Nothomb, Attentat

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Amélie Nothomb, Attentat Empty Amélie Nothomb, Attentat

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 15 Déc 2018 - 10:37

    http://www.philo5.com/Mes%20lectures/Nothomb,%20Attentat.htm

    "La mémoire s'abattit sur moi comme la foudre : j'avais onze ans. Couché sur mon lit, je me repaissais de Quo vadis?, lecture à grand spectacle. C'était formidable. Il y avait la jeune et belle Lygie, princesse chrétienne, vendue à un jeune, beau, brutal et bête patricien romain qui la voulait pour esclave. Mais ce Latin imbécile s'éprenait de cette vierge et préférait conquérir son cœur que la violer. C'était sans compter sur le prosélytisme naturel aux vierges chrétiennes : « Vinicius (ainsi se nommait le bête Romain), je serai tienne si tu te convertis à ma religion. »

    C'était alors que Néron, dans sa fantaisie exquise, brûlait Rome pour écrire un poème. Ensuite, il désignait les chrétiens comme coupables et les persécutait en masse, pour la plus grande joie du peuple : c'était un empereur qui avait le sens de la politique.

    Après des pages et des pages de crucifixions et de repas de lions, arrivait la scène culminante. Néron, cet habile jouisseur, avait gardé le meilleur pour la fin : un taureau fou furieux débouchait dans l'arène avec, ligotée sur son dos, la jeune Lygie nue, aux longs cheveux épars. Idée excellente que de livrer, à un aurochs enragé, une belle princesse chrétienne, vierge jusqu'aux dents.

    Les cordes avec lesquelles on l'avait attachée à l'animal étaient peu serrées, de sorte que tôt ou tard, il parvienne à la détacher de son corps pour venir la piétiner, la transpercer ou lui faire tout ce dont les taureaux ont l'habitude de gratifier les pucelles déshabillées.

    J'étais en extase à l'idée de ce qui allait se passer. C'était à ce moment que cet écrivain polonais au nom imprononçable démolissait la scène la mieux préparée de l'histoire du désir : Vinicius, le stupide Romain amoureux, se jetait dans l'arène et n'écoutait que son courage qui avait perdu une fameuse occasion de se taire. Il réglait son compte à l'aurochs comme s'il s'était agi d'un caniche, sauvait Lygie sous les acclamations de la foule et se convertissait au christianisme.

    Mes onze ans en pleine érection en furent indignés. Je jetai par terre ce livre malhonnête et, en proie à un désespoir furibond, j'enfouis ma tête sous l'oreiller.

    Le miracle eut lieu. Le génie de l'enfance annula ces péripéties idiotes et me métamorphosa en taureau furieux bondissant dans l'arène.

    Lygie nue est accrochée à mon dos. Je sens ses fesses virginales et ses reins archangéliques. Ce contact me rend fou, je me mets à ruer, à sauter, à courir. À force de gesticuler, le corps de Lygie se retourne à cent quatre-vingts degrés. Ses seins pointus se collent à mes omoplates, son ventre et son sexe sont écartelés sur mon échine saillante. Je suis un aurochs et tout ceci me déchire la cervelle. Furibard, je décide que cette créature tombera de moi.

    Je ne suis que bonds et rebonds, je me cabre, je me dépoitraille. Les cordes se relâchent, Lygie coule sur le sol, elle ne tient plus à moi que par un pied. Je galope en la traînant par terre comme le cadavre qu'elle sera bientôt. Ses jambes écartées dévoilent à a foule une virginité qui n'en a plus pour longtemps. La princesse souffre de cette indécence et j'en suis content. Tu as mal Lygie? C'est bien ― et ce n'est rien comparé à ce qui t'attend. Ça t'apprendra à être une pucelle chrétienne nue, dans un roman polonais à l'usage des adolescents.

    En une dernière et athlétique ruade, je parviens à détacher de moi la jeune fille qui effectue un vol plané et s'effondre dix mètres plus loin. Le peuple romain ne respire plus. Je m'approche de la proie et je contemple son joli derrière. Je la retourne avec mon sabot et j'adore la peur qui jaillit de ses beaux yeux, j'adore le frémissement de ses seins intacts.

    Le plus grave, Lygie, c'est que tu es d'accord. Et tout le monde est d'accord sur ce point : où serait l'intérêt d'être une jeune vierge chrétienne si ce n'était pour être défoncée par un taureau coléreux? Ce serait t'insulter que de te fiancer à ce genre idéal converti par tes soins. Imagine la platitude de vos hyménées blanchâtres, la droiture grotesque de son visage quand il te prendra.

    Non. Tu n'es pas pour lui, tu es trop bien pour ça. Tu es pour moi. À ton insu ou non, tu l'as fait exprès : pourquoi te serais-tu préservée avec tant de soins et d'efforts si ce n'était pour être saccagée? Il y a une loi dans l'univers : tout ce qui est trop pur doit être sali, tout ce qui est sacré doit être profané. Mets-toi à la place du profanateur : quel intérêt y aurait-il à profaner ce qui n'est pas sacré? Tu y as sûrement pensé en te gardant si blanche.

    Il n'y a pas plus chrétien qu'une vierge martyre, il n'y a pas plus païen qu'un taureau furieux : c'est pour ça que le peuple est si content. Il en aura non pas pour son argent, puisque le spectacle est gratuit, mais pour sa haine, sa propension naturelle à détester les lys et les salamandres.

    [...]

    Il n'est plus temps d'avoir peur, il est temps d'avoir mal. J'enfonce mes cornes dans ton ventre lisse : c'est une sensation fabuleuse. Quand tu es agrippée, je te hisse par-dessus ma tête. Les gens hurlent et toi tu cries. [...] Arrive enfin ce qui devait arriver : un craquement, et mes cornes ont franchi ton ventre, elles ressortent par ton dos et tes reins, leurs pointes sont à l'air libre. Les gens les voient et m'acclament de plus belle. Je suis content.

    [...]

    De guerre lasse, je penche ma tête contre le sol : tu tombes de mes cornes [...].

    Tu es couchée par terre, [...]. Je contemple ton ventre lacéré par mes soins : c'est magnifique. Ton visage blafard a une expression exaltée, proche du sourire : je savais que tu aimerais ça, Lygie, ma Lygie, maintenant tu es à moi.

    [...]

    Ainsi, grâce à moi, il t'est donné d'être parfaitement idéalisée. Je mets mon oreille d'aurochs près de et je guette ton dernier soupir. Je l'entends s'exhaler , c'est plus délicat qu'une musique de chambre ― et au même instant, toi et moi, nous mourons de plaisir.
    "
    -Amélie Nothomb, Attentat, Éditions Albin Michel, 1997.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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