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    Ivan Ermakoff, « Contingence historique et contiguïté des possibles »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Ivan Ermakoff, « Contingence historique et contiguïté des possibles » Empty Ivan Ermakoff, « Contingence historique et contiguïté des possibles »

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 9 Fév - 11:27

    https://journals.openedition.org/traces/5617

    "Si l’on s’en tient dans un premier temps aux énoncés produits par les sciences sociales au cours des vingt dernières années, plusieurs remarques s’imposent. D’une part, avec le reflux du paradigme structuraliste, la contingence se rappelle à notre bon souvenir. Cette résurgence est patente outre-Atlantique. Mark Traugott a remis la thématique au goût du jour dans son étude de la révolte de juin 1848 (Traugott, 2002, p. xxxiv). William Sewell situe la notion au centre de sa conception d’une temporalité événementielle (eventful temporality ; Sewell, 2005, p. 102). Le terme fait désormais partie du répertoire lexical mobilisé par les études à la jonction de l’histoire et des sciences sociales. Signe des temps, le volume collectif qui se propose de faire un état des lieux de la recherche socio-historique publié en 2005 observe sa montée en puissance (Clemens, 2005, p. 501).

    Par ailleurs, ce retour en force est présent dans les études qui accordent une attention particulière aux données primaires, aux questions de temporalité et aux actions individuelles. On comprend aisément pourquoi : à l’occasion de ces déplacements d’échelles, de perspectives et de méthodologies, les présupposés déterministes dont les modèles structuralistes avaient fait leurs choux gras se distendent, voire se disloquent. Il devient périlleux de soumettre la complexité et l’hétérogénéité que révèlent les données primaires au carcan d’un schéma unique et prédéterminé. Les figures de l’aléatoire et de l’imprévu prennent un relief particulier. La contingence apparaît ainsi comme l’enfant naturel d’une approche dont l’intérêt pour une appréhension fine des événements ne peut se satisfaire d’une transposition de schèmes explicatifs a priori.

    Malgré cette fréquence accrue de la thématique, les définitions se font remarquablement discrètes. Les références s’en tiennent à une compréhension intuitive, voire purement assertive. Elles procèdent par juxtapositions, analogies, métaphores ou simples affirmations. L’évocation tient lieu de contenu. Il est révélateur par exemple que l’ouvrage collectif faisant le point sur le champ de la recherche socio-historique (Adams et al. éd., 2005) souligne la part croissante des arguments de contingence sans toutefois fournir à aucun moment une définition de ce qu’il faut entendre par la notion. Cette absence indique à n’en pas douter la difficulté à attribuer un contenu positif à la notion au-delà de ses usages intuitifs.

    Lorsque l’on passe ces références au crible d’une lecture soucieuse de définition, deux conceptions modales peuvent être ébauchées. La première fait de la contingence un synonyme de causation conjoncturelle (conjunctural causation). Le contingent dénote dans ce cadre conceptuel les combinaisons variables de facteurs explicatifs irréductibles à un mécanisme causal unique (Steinmetz, 1998, p. 173 et 177). Dans le cadre d’une analyse de séries temporelles à coefficients variables, Larry Isaac, Debra Street et Stan Knapp observent par exemple qu’« une détermination contingente se fait jour sous la forme de la variabilité historique dans le cadre d’un régime [explicatif] paramétré donnant à voir une pluralité de configurations possibles » (1994, p. 116).

    On est en droit d’exiger d’une définition réaliste de la contingence qu’elle différencie la classe d’objets qu’elle désigne. Or tout événement historique par définition est le produit d’une constellation de facteurs. Si par conséquent on définit le contingent comme ce qui est indexé à la variabilité causale ou conjoncturelle, son univers phénoménal devient infiniment extensible : la révolution industrielle est un événement contingent tout comme la mort d’un roi. Contingence et histoire se confondent au point de devenir indiscernables.

    Une seconde définition rattache l’attribut à l’absence ou l’impossibilité d’une prévision. La remarque suivante de William Sewell évoque cette interprétation : « [La sociologie événementielle fait l’hypothèse que] des événements contingents, imprévus, et intrinsèquement imprévisibles […] peuvent défaire ou altérer les évolutions apparemment les plus durables de l’histoire » (1996, p. 264)4. La difficulté dans ce cas est double. « Imprévu » et « intrinsèquement imprévisible » renvoient à deux modalités du jugement : subjectif pour le premier, objectif pour le second. Or l’événement subjectivement appréhendé comme imprévu peut n’être pas intrinsèquement imprévisible. Inversement, un événement jugé imprévisible, eu égard à toutes les données de fait dont disposerait un observateur extérieur, peut être vécu par ses contemporains comme annoncé et donc prévisible.

    En réponse à cette première critique, une contre-objection pourrait certes affirmer qu’il faut entendre comme contingents les événements qui sont à la fois subjectivement vécus sur le mode de l’imprévu et intrinsèquement hors du champ de toute prédiction. Quand bien même on se résoudrait à cette lecture, l’énoncé reste confronté à une seconde difficulté : comment rendre compte de ce qui est intrinsèquement hors du champ de la prédiction ? Quelles sont les caractéristiques propres à cet « intrinsèque » ?

    Les quelques travaux qui abordent l’imprévisibilité de façon explicite n’offrent pas de réponse claire à cette question. Raymond Boudon prend l’exemple de deux acteurs confrontés à un choix binaire et dont les préférences sont en porte-à-faux. L’ordonnancement de leurs préférences, explique Boudon (1986, p. 167), est tel qu’il est impossible de prévoir ce qu’il adviendra. La « structure du processus (c’est-à-dire l’ensemble des hypothèses) » fait qu’aucun des participants n’a de raison véritable de choisir A plutôt que B. La situation est ouverte5. Par conséquent, cette approche stipule l’existence d’une classe de situations qu’il est possible de décrire comme objectivement indéterminées et donc imprévisibles. L’approche est, sans mot dire, ouvertement réaliste.

    Elle n’en est pas moins insatisfaisante à plusieurs titres. Traduite dans le langage de la théorie des jeux, la structure d’interaction postulée par Boudon se révèle avoir une solution d’équilibre au sens de Nash6. Si l’on fait l’hypothèse d’acteurs rationnels au fait de leurs préférences respectives – tout porte à croire que Boudon raisonne sous le couvert de cette hypothèse –, la situation n’apparaît pas « indéterminée » comme il l’affirme. La rationalité stratégique des acteurs les portera à sélectionner cette option d’équilibre, d’autant plus que l’interaction est répétée dans le temps (ce que suppose également Boudon).

    Quand bien même l’exemple choisi illustrerait une situation de déséquilibre et que l’on en déduirait une définition de l’indétermination propre aux situations contingentes (ce que Boudon ne fait pas : le concept de déséquilibre est absent de son analyse), la nature même de l’exemple (deux acteurs en situation d’interaction dont les préférences sont divergentes) ne se prête pas à une interprétation empirique. L’exemple, auquel est conféré implicitement (et indûment) un statut paradigmatique, est construit de telle sorte que les critères requis pour cet exercice d’identification font défaut. En l’absence d’analyse spécifique des paramètres d’interaction susceptibles d’éclairer si une situation est de fait ou non indéterminée (par exemple les modalités de communication entre acteurs, ou l’historique de leurs conflits passés), l’exercice demeure arbitraire.

    En définitive, les tentatives les plus explicites de définition restent singulièrement en deçà de ce à quoi nous aurions pu nous attendre étant donné l’importance désormais accordée à la notion de contingence dans le champ des études à la confluence de l’histoire et des sciences sociales. Elles relèvent soit d’un nominalisme sans cohérence, soit d’aperçus s’appuyant sur un postulat réaliste dont les contours restent flous. Si le contingent décrit ce qui est « intrinsèquement imprévisible » comme semble le suggérer Sewell (1996), la question essentielle qui se pose est celle de la constitution de cet » intrinsèquement imprévisible ». L’approche de Cournot s’avère ici particulièrement éclairante
    ."

    "Intersections

    Sous l’effet du vent, une tuile se détache, tombe et blesse un passant. La série causale conduisant au détachement de la tuile rencontre celle du passant. L’accident qui en résulte est l’événement contingent de cette rencontre. Telle est en substance la définition que Cournot présente au chapitre III de son Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique : « Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d’autres événements qui appartiennent à des séries indépendantes les unes des autres, sont ce qu’on nomme des événements fortuits » (Cournot, 1975, p. 34). Cournot invoque l’exemple d’un bourgeois de Paris qui décide d’aller à la campagne, prend le train et est victime d’un accident de chemin de fer. Il est justifié de dire dans ce cas que le bourgeois est la victime fortuite du déraillement, « car les causes qui ont amené l’accident ne tiennent pas à la présence de ce voyageur » (p. 35).

    Selon cette définition, le contingent est de l’ordre de la coïncidence et de la perturbation. L’intrusion d’une série dans la séquence temporelle d’une autre en bouleverse le déroulement et les répercussions. La caractéristique propre de cette perturbation est d’être produite par des séries causales dont le déroulement propre est initialement sans interférence : elles n’ont pas de causes communes. Le point est essentiel : « Il faut pour bien s’entendre, s’attacher exclusivement à ce qu’il y a de fondamental et de catégorique dans la notion de hasard, à savoir l’idée de l’indépendance et de la non-solidarité entre diverses séries de causes » (p. 37)

    Cette conception satisfait-elle aux exigences formelles d’une définition réaliste ? Autrement dit : 1. La définition spécifie-t-elle les critères permettant d’identifier son objet ? 2. Ces indicateurs peuvent-ils faire l’objet d’un examen critique ? 3. Permettent-ils de différencier la classe définie par l’objet d’autres classes empiriques ? Lorsqu’il récapitule sa conception de la contingence en prologue à ses Considérations sur la marche des idées, publiées quelque deux décennies plus tard (1872), Cournot insiste sur la réalité du hasard comme « fait vrai en lui-même, et dont la vérité peut être dans certains cas établie par le raisonnement, ou plus ordinairement, constatée par l’observation, comme celle de tout autre fait naturel » (Cournot, 1973, p. 9). Cette caractérisation vaut d’être soulignée tant elle correspond précisément au projet d’une définition réaliste se donnant les moyens de son ambition.

    De même convient-il d’observer qu’aussitôt précisés les termes de sa définition, Cournot s’emploie à indiquer comment celle-ci permet de distinguer des événements contingents d’autres qui ne le sont pas. L’exemple qu’il utilise est celui de deux frères tués au cours de la même bataille. L’événement peut apparaître de prime abord et dans la perspective du sens commun comme le fait du hasard. Au sens de Cournot, cependant, il est très peu probable qu’il le soit : l’engagement des deux frères dans le même corps d’armée reflète très vraisemblablement une communauté délibérée de destin résultant d’une décision jointe, d’une relation d’influence ou d’un souci de l’autre. Dès lors leur mort au cours de la même bataille ne peut stricto sensu, et contrairement à une acception intuitive, être décrite comme fortuite8.

    À l’inverse, leur mort le même jour sur deux théâtres d’opération différents (« l’un à la frontière du Nord, l’autre au pied des Alpes ») a les caractéristiques d’un événement contingent. Certes, ces deux actions militaires ne se conçoivent pas sans le contexte de la guerre qui leur est commun. Elles peuvent ainsi être rapportées à une même origine – celle induite par la déclaration de guerre ou l’entrée en guerre. Là toutefois n’est pas l’essentiel. Chaque terrain d’opération répond à des impératifs tactiques et stratégiques locaux. Il n’y a pas de rapport entre les décisions militaires prises dans chaque cas. Par conséquent, « si les corps auxquels les deux frères appartenaient respectivement ont donné dans les deux combats, si tous deux y ont péri, il n’y a rien dans leur qualité de frère qui ait concouru à produire ce double événement » (Cournot, 1975, p. 35).

    Afin de différencier ce qui ressort de la contingence au sens de Cournot de ce qui n’en ressort pas, l’exigence est double. Il est nécessaire en premier lieu d’identifier les séries causales en jeu. L’exercice est aisé dans le cas d’exemples fictionnels comme celui du passant ou celui du bourgeois de Paris se décidant à une escapade à la campagne. Il n’a pas cette évidence lorsque l’attention se porte sur des événements empruntés à l’histoire. Il est clair que ces séries, si elles sont opérantes, doivent pouvoir être observables. Les entités abstraites (« culture », « idéologie », « organisation », « institution ») ne peuvent y avoir leur place. La série par ailleurs décrit un enchaînement d’actions.

    La seconde exigence concerne l’établissement de la clause d’indépendance. La définition s’applique si et seulement si les séries causales en présence peuvent être de façon crédible décrites comme indépendantes les unes des autres. Cette clause est le défi principal que la conception de Cournot se doit de relever pour chaque cas considéré. On serait en droit d’objecter que cette clause en histoire est illusoire. Tel un rhizome multipliant à l’infini ses branches, l’histoire est un enchevêtrement de connexions causales. La remarque vaut en particulier pour le champ des rapports politiques – en d’autres termes, les rapports qui ont pour enjeu des intérêts collectifs. Si de fait, l’indépendance causale est un leurre dans cet univers d’interdépendance et de connexions, l’assignation de l’attribut contingent dépend d’un choix de frontière chronologique et d’échelle d’observation.

    L’exemple des deux frères permet de lever l’hypothèque. Cournot en effet indique très clairement qu’une origine commune ne suffit pas à invalider le critère d’indépendance au sens où il l’entend. Certes, on ne peut expliquer le fait des deux batailles sans la référence à la déclaration de guerre. Elle en est une condition nécessaire. Mais cette déclaration ne permet pas d’expliquer le déroulement des deux batailles considérées. À cette fin, l’analyse doit prendre en compte la série des causes suffisantes et envisager si ces séries ne peuvent se concevoir l’une sans l’autre. La contingence au sens de Cournot relève exclusivement de ce type de causes.

    Le point est d’importance. Dans l’univers des causes nécessaires, tout jugement d’indépendance est relatif au choix d’une focale et d’une échelle d’observation. Le recul aidant, un ensemble de causes nécessaires se révélera avoir des points d’interception ou une origine commune. Dans cette optique, la définition de Cournot se vide de son sens. Tel n’est pas cependant son domaine d’application. L’objectif de la définition est de rendre compte du mode de production des événements tels qu’ils se produisent. D’où la nécessité d’explorer l’univers des causes suffisantes. Pour reprendre l’exemple ci-dessus : de multiples batailles sont possibles dans un contexte de guerre. Mais la mort des deux frères le même jour dans deux théâtres d’opérations très éloignés l’un de l’autre exige d’envisager l’indépendance ou non des facteurs qui dans chaque cas conduisent à la décision de livrer bataille et expliquent son déroulement.

    Indétermination et interdépendance

    Aussi probante et éclairante qu’elle puisse être, cette conception soulève deux questions. La première prend acte d’un paradoxe. Au sens de Cournot, chaque série a sa détermination propre. L’événement est le produit conjoint de ces déterminations. Il semble par conséquent logique de l’envisager sous le signe de la nécessité. Une fois pris en compte les enchaînements de faits conduisant à l’événement considéré, celui-ci apparaît inéluctable compte tenu de ces enchaînements. On s’éloigne considérablement dans cette perspective de l’idée d’indétermination que je supposais initialement être l’un des corrélats sémantiques de la notion de contingence. Est-ce dire qu’il convient de l’abandonner ? Ou faut-il l’envisager sous un autre jour que ne le suggère la formulation du paradoxe ci-dessus ?

    La seconde question problématise la clause de l’indépendance. Certes, la référence aux causes suffisantes permet de répondre à l’objection selon laquelle tout événement considéré en première approximation comme fortuit au sens de Cournot est voué à apparaître comme le produit d’interdépendances à mesure que l’on élargit la focale et l’échelle d’observation (c’est-à-dire à mesure que l’on remonte dans le temps). Il n’en demeure pas moins légitime de se demander ce qu’il advient de la conception de Cournot dans des domaines d’action, tel celui du politique, où l’interdépendance et les effets d’interactions jouent un rôle prééminent.

    Si le politique est le royaume de l’événementiel, il est également celui de l’interdépendance. Tel coup de feu occasionnant un massacre (par exemple la fusillade devant le ministère des Affaires étrangères boulevard des Capucines à Paris le 23 février 1848, ou celle de la rue d’Isly le 23 mars 1962 à Alger) apparaîtra en première estimation comme accidentel et par contrecoup contingent. Cette violence singulière est toutefois endogène à un contexte saturé de tensions et de conflits. La notion de contingence au sens de Cournot dans ce cas s’estompe.

    Une objection similaire se fait jour lorsque Cournot invoque l’idiosyncrasie individuelle comme figure de la contingence (Cournot, 1973, p. 16). Implicitement, cette conception élève le facteur psychologique au rang de donnée irréductible à l’événementiel. Nul doute que les caractéristiques psychologiques d’un décideur politique ont leurs ressorts propres. Mais ces déterminations ne sont pas dissociables d’effets d’interaction dès lors que le décideur en question est impliqué dans un processus collectif. La condition d’indépendance ne peut dans ce cas être entérinée.

    Ces objections n’invalident pas la définition de Cournot. Elles invitent à reposer avec une insistance renouvelée la question d’une indétermination éventuelle des rapports humains lorsque l’indépendance causale des séries n’est pas de mise. Je propose d’aborder cette question en considérant non pas le mode de production d’un événement contingent, mais son impact. Ce déplacement de perspective nécessite que l’on prenne pleinement en compte la dimension collective de l’événement.

    Contiguïté des possibles

    Supposons désormais que le passant victime de la tuile soit un général conduisant son armée à la bataille selon un plan qu’il a finalisé pendant la nuit. À la suite de l’accident, le général tombe dans le coma. Apprenant l’accident, l’état-major est pris de court. Le plan de bataille était connu du général seul. L’armée attend son ordre de marche. Toute inaction prolongée créerait les conditions d’une dissolution collective. Mais les membres de l’état-major semblent tétanisés. L’enjeu rend toute initiative individuelle particulièrement risquée : la responsabilité d’un échec incombera à celui qui en aura été l’initiateur. Et une fois la décision prise, elle sera irrémédiable.

    Les caractéristiques formelles de cette conjoncture reflètent en premier lieu un type de décision marquée par le risque individuel, l’enjeu collectif et la conscience de l’irrémédiable – paramètres que j’ai par ailleurs conceptualisés comme distinctifs d’une décision « critique » (Ermakoff, 2008, p. xiv, 28 et 332).1. Les membres d’un groupe sont confrontés à une décision qu’ils envisagent comme risquée pour eux-mêmes. 2. Cette décision est lestée d’un enjeu collectif que nul ne peut ignorer et qui, compte tenu de ses conséquences, rend les choix individuels interdépendants : il est dans l’intérêt de chacun de se fondre dans une décision collective en s’alignant sur une résolution commune. L’intérêt dominant est celui de la coordination et l’hétéronomie – le fait de s’en remettre aux autres pour la détermination d’une ligne de conduite – est plus que jamais à l’ordre du jour12. 3. La décision sera sans retour. Les acteurs le savent.

    Toutefois, et c’est là un autre trait distinctif de la conjoncture, les scripts de comportement qui, en temps ordinaire, permettraient d’activer un alignement collectif en minimisant, voire en abolissant la prescience du risque, font ici défaut : la situation est à la fois trop imprévue et lourde d’enjeux pour se prêter à un script préétabli. L’imprévu décisionnel fait voler en éclats les solutions opératoires dont le passé collectif pouvait être porteur. L’interdépendance se révèle sans contenu stable. Elle tourne à vide.

    Dans cette configuration, les « autres » sont à la fois le problème et sa possible résolution : le problème parce qu’ils sont la source de l’indécision, et sa résolution possible puisqu’en eux réside la capacité d’y mettre fin. L’indétermination collective résulte de cet état de fait : chacun se rapporte aux autres dans une situation où ces derniers sont eux-mêmes dans l’expectative. Le collectif est dans l’attente de sa détermination et la situation devient soudainement ouverte (Ermakoff, 2001, p. 224-225 ; 2008, p. 304 ; 2010a, p. 106-107). La contingence est le contrecoup de cette interdépendance exacerbée par l’enjeu et cependant sans point fixe. Elle s’apparente à une contiguïté des possibles.

    L’expérience des acteurs rend tangibles ces moments d’indétermination
    ."

    "L’identification d’un événement fortuit ne requiert nullement la prise en compte de l’expérience subjective des acteurs : elle est affaire de jugement sur les séries causales en jeu et leur probable indépendance. À l’opposé, l’émergence d’une situation ouverte ne peut se comprendre sans la prise en compte de cette expérience subjective. Les acteurs vivent leur indétermination dans un contexte d’incertitude mutuelle. Ce faisant, ils objectivent la contingence d’une conjoncture. Cette configuration intersubjective est la clef dynamique de la situation collective."



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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