"Il est né à Colone, aux portes d'Athènes. En 406, quand il mourra dans Athènes, nonagénaire, il ne l'aura jamais quittée qu'en service commandé. Entre sa patrie et lui, pas l'ombre d'un dissentiment, pas un soupçon d'ingratitude ou de désaffection.
Il est issu de famille plus qu'aisée. Bien qu'il ait perdu de bonne heure son père, patron d'une fabrique d'armes, il reçoit les leçons des meilleurs maîtres, il remporte tous les prix. Il a seize ans au lendemain de Salamine, il est très beau, c'est lui qui conduit autour du trophée le chœur des adolescents pour le péan de la victoire.
Eschyle a fait jouer les Perses en 472. Quatre ans plus tard, lorsque Sophocle est couronné pour la première fois, la journée de l'Eurymédon, réplique de Mycales, vient de réduire à néant les forces barbares qui tenaient encore la mer. Athènes s'est bâtie des remparts avec les pierres de ses décombres. Elle prend conscience à la fois de son appétit de puissance et de mission universelle. Sophocle a vingt-huit ans. Plutarque nous assure que c'était son premier concours et que c'est d'Eschyle qu'il triompha. Dans la tétralogie qu'il présenta, figurait un Tripolème, "mystère" éleusinien, sujet eschylien par excellence. Il ne nous en est parvenu que quelques vers: trop peu pour apprécier dans quelle mesure l'originalité du disciple commençait à se dessiner.
Sophocle fut vainqueur dix-huit fois ou peut-être vingt-quatre. Il ne fut jamais classé troisième. Comme on a recensé sous son nom plus de cent vingt pièces, s'il en présenta chaque fois un ensemble de quatre, il subit l'épreuve environ trente fois. La proportion de ses victoires est donc des trois aux autre cinquièmes. Il s'en faut qu'Eschyle atteigne cette moyenne. Quant à Euripide, il ne triompha que cinq fois en dix-huit concours.
Sophocle remplit des fonctions publiques réservées aux citoyens de la première classe. S'il ne fut archonte, on le trouve, en 443, héllénotame, c'est-à-dire un des dix administrateurs, élus pour un an, du trésor fédéral. En 440, il prend part comme stratège à l'expédition dirigée par Périclès contre Samos révoltée. En 415, devant Syracuse, le voilà stratège encore, au côté de Nicias. Enfin, en 411, il siège, à Colone même, dans le collège des Proboules. Au témoignage de son ami, le poète Ion de Chios, il se montrait un magistrat peu habile et peu actif. Si fort qu'il tînt à son principe que, dans une démocratie éclairée, on trouve "chez les mêmes hommes l'aptitude à gérer les affaires privées et les affaires publiques", Périclès dut en convenir. Il lui en faisait amicalement reproche. Il était le plus jeune des deux, mais le plus sérieux. A cela près, entre le poète et l'homme d'Etat, la sympathie se fondait sur des affinités: tous deux réfléchis, pondérateurs de forces, amateurs d'équilibres difficiles, à la fois créateurs et assimilateurs, différemment mais également curieux des ressorts humains, et portés à voir dans l'exercice lucide de la volonté la marque de la grandeur.
Dans les souvenirs d'Ion se silhouette un Sophocle anacréontique, un peu épaissi par la cinquantaine et admirateur assez entreprenant de la beauté incarnée dans le type le plus prisé des Grecs, celui des adolescents. A-t-il eu une vie passionnelle très riche ? Sans faire trop d'état de passages bien connus de son œuvre et de certains fragments, le propos rapporté par le vieux Céphale à Socrate serait propre à le faire croire. La figure de Déjanire atteste une connaissance bien fine du cœur féminin. Le jeune Racine en avait été frappé. Mais il faut toujours, avec Sophocle, revenir à cette règle de mesure: tout lui est bon qui enrichit son expérience sans gêner sa liberté d'artiste.
Dans la société de Périclès, il lui fut donné d'écouter Anaxagore et Protagoras. Les hardiesses de ces esprits forts le trouvaient, dit-on, en défense. Peut-être préférait-il les propos d'un praticien comme Phidias ; mais nul commerce intellectuel ne lui était plus agréable que celui d'Hérodote, grand explorateur des pays et des temps, collectionneur de légendes, d'usages étrangers, de faits humains de toute sorte.
On le louait pour sa piété. Sensible à la poésie des mythes et des rites, il acceptait les traditions sans abuser contre elles de la liberté qu'elles laissaient à son intelligence. S'il fut ou non initié aux cultes d'Eleusis, ce n'est pas les fragments conservés de son Triptolème qui permettent de l'affirmer. L'eût-il été qu'il n'y a pas lieu d'exagérer la portée du fait: l'initiation n'avait pour but que de rassurer les adeptes sur leur destinée personnelle dans l'au-delà. Il y a loin de cette assurance, garantie par l'observance d'un formulaire, à une disposition mystique affectant profondément la vie intérieure. Le poème tragique laisse paraître, devant le mystère de la destinée, un étonnement à la fois douloureux et respectueux. La défiance que Sophocle nourrit à l'égard de la raison empêche son amertume de tourner à la révolte. On dit qu'il devint tout à fait dévot sur son automne. C'est pourtant dans ses œuvres de vieillesse que son idéal héroïque semble buter contre le pessimisme. Faut-il croire que la crise politique et morale qui se déclare dans la cité aux approches de la guerre du Péloponnèse a retenti dans sa vie intime ?
Bien avant 430, l'horizon s'était assombri. Au-dehors, menaces de guerre ; à l'intérieur, scandales avant-coureurs des catastrophes ; coup sur coup, procès de Phidias, poursuivi pour malversations, d'Anaxagore, puis d'Aspasie, pour impiété. C'est Périclès, à travers ses amis, qu'on vise. Au printemps de 431, prenant l'offensive sur mer, Athènes laisse ravager l'Attique. Et cela recommence l'année suivante. Dans la ville aux rues tortueuses et sales, encombrées de réfugiés, la peste se déclare. Périclès doit se démettre, condamné à son tour pour détournements. Il ne rentrera en grâce qu'à la veille de sa mort.
Dans cette démocratie déjà décadente, il y a pléthore d'intellectuelles, les faux discréditant les vrais. C'est la grande époque des orateurs et des sophistes ; c'est le triomphe des "nuées". Bataille d'idées sur l'agora, bataille d'idées sur le théâtre transformée en tribune. Tout est remis en question, et la politique dissociée de la morale ; la dévotion à la patrie s'affaiblit. En face d'Euripide et de son scepticisme raisonneur, on imagine volontiers un Sophocle se donnant mission de maintenir l'image de l'homme grec des anciens jours. Son théâtre rappelle que la condition humaine est une condition tragique: le temps brasse et transforme toutes choses ; le héros n'a guère de prise sur son destin ; seule, la majesté de ses souffrances lui rend témoignage. Sagesse stoïquement désespérée, qui conseille la soumission aux lois universelles en reconnaissant que l'humanité n'est qu'un épisode à la surface de l'univers.
A partir de 413, la situation s'aggrave. Sparte occupe Décélie, à l'entrée de l'Attique, opérant razzias sur razzias ; les esclaves désertent ; le travail a cessé aux mines du Laurion ; les difficultés financières se font angoissantes. C'est alors (en 411) que fut créé le collège des Proboules, dont Sophocle fut membre. Chargé de promouvoir une politique d'économies et d'armement, ce conseil tenta d'en finir avec les institutions démocratiques ; il prépara les voies aux Quatre-Cents, lesquels, s'étant mués de corps électoral en assemblée de gouvernement, essayèrent de traiter à tout prix avec Sparte. Au dire d'Aristote, Sophocle s'avoua déçu. "Il n'y avait rien de mieux à faire", disait-il en manière d'excuse. Les Quatre-Cents furent bousculés à leur tour par la réaction populaire. Quelques victoires dans l'Egée firent un moment illusion, mais le procès des généraux, après la bataille des Arginuses, révéla une Athènes si profondément divisée contre elle-même que nul espoir n'était plus permis.
Les dernières années de Sophocle furent attristées par des querelles de famille. De son épouse légitime, Nicostrate, il avait eu plusieurs enfants (Iophon, l'aîné, fut un médiocre écolier dans l'art paternel) et une certaine Théôris de Sicyone, entrée dans sa vie sur le tard, lui donna un fils, Ariston, autre pâle épigone et père de Sophocle le Jeune, qui ne brilla guère plus. Entre les héritiers de l'un et de l'autre lit, c'était à qui exploiterait ou la gloire ou les biens du vieillard. On voulut même le mettre en tutelle, comme n'ayant plus sa tête. C'est alors, si l'on en croit la légende, qu'il aurait lu devant les juges le fameux chœur d’Œdipe à Colone [...]
On ne lui connaît point de fille qui ait joué auprès de sa vieillesse le rôle d'Antigone, et il reportait toute sa tendresse sur son petit-fils. Il lui légua le soin de présenter au public sa dernière tragédie, qui est son testament spirituel, à la fois empreinte d'amertume et s'éclairant, en son finale, d'une sérénité surnaturelle.
Cependant les hommages officiels ne lui avaient pas manqué. Une reprise conjuguée des Sept contre Thèbes et d'Antigone, en l'associant à Eschyle, lui offrit comme une vision anticipée de son immortalité. Une tradition veut qu'il ait été couronnée aux Jeux Olympiques.
Quelques mois après sa mort, ce fut le désastre d'Aegos-Potamoi, puis la défection des derniers alliés. En septembre, survint la famine. Enfin, en avril 404, il fallut implorer la paix. On en sait les conditions: les Longs-Murs rasés, la flotte livrée, Athènes réduite au sort d'un satellite de Sparte... Sophocle avait su mourir à temps." (p.8-12)
"Un siècle ne s'était pas écoulé depuis que Thespis s'était fait gourmander par Solon pour avoir osé "mentir ainsi devant tant de monde". Thespis était reparti. De bourg en bourg, attraction des fêtes locales, il promenait sa charretée de satyres barbouillés de céruse, ses farces obscènes et ses psalmodies dialoguées de chœur à récitant, encore toutes proches des rites dionysiaques tels qu'ils s'étaient dégagés des cultes agraires primitifs. Quand il revint à Athènes, en 536, ce fut pour y remporter le prix au premier concours institué par Pisistrate. Entretemps, il avait inventé le masque, simple moulage de chiffons stuqués. Eschyle, un peu plus tard, en accentuera les traits au pinceau, et, par l'introduction du second acteur, montera le mécanisme du conflit dramatique.
Dès le temps d'Arion et de ses dithyrambes (VIIe siècle), le mystère représentant la passion tantôt de quelques héros local, tantôt (plus tardivement) de Dionysos, avait pris le caractère d'une célébration à la fois religieuse et civile. Par la tragédie, un peuple prenait conscience de son unité et de son destin. Poème de l'humanité aux prises avec sa condition mortelle, la tragédie chante le combat que la raison, pour imposer son ordre, livre aux forces qui pèsent sur l'homme de tout le poids du Ciel ou qui fermentent dans son propre sang.
Au Ve siècle, il n'y a de concours qu'aux deux principales fêtes du dieu: celle des Pressoirs, en janvier ; celle des grandes Dionysies, dites aussi "de la ville, en mars." (p.13)
"La trilogie eschylienne se déployait comme un cortège: l'action s'y déroulait au ralenti, longuement préparée, longuement commentée par la méditation lyrique du chœur qui en soutenait la démarche et en multipliait la résonance.
Il appartenait à Sophocle de précipiter l'évolution de la pompe tragique vers l'action. Quelques années de pratique lui ont suffi pour concevoir son système: il abandonne la trilogie liée, introduit un troisième acteur, invente le décor peint et porte à quinze le nombre des choreutes. Ces réformes vont toutes dans le même sens: c'est par elles que la tragédie achève de se constituer en imitation d'êtres agissants. Avec ses organes de plus en plus différenciés, le débat prenant le pas sur le chant, on peut bien dire qu'elle est descendue du ciel sur la terre, encore qu'elle conserve aux faits et gestes humains les proportions de l'épopée. Cette évolution était dans la nature des choses: la psychologie gagne en complexité à mesure que s'émancipe l'individu et que la liberté entre dans les mœurs.
Cent vingt tragédies ou drames satyriques... Cette fécondité suppose une santé constante de l'esprit, une ingénuité créatrice qui ne s'est retrouvée à un degré égal que chez les Espagnols du Siècle d'Or et chez les Elisabéthains." (p.14-15)
"Le génie critique d'Euripide projette sur les images du passé, fût-il fabuleux, le reflet des idées et des passions de son temps. Par contraste avec ce "moderne", Sophocle fait figure d' "archaïsant". Archaïsant, il l'est, en effet, et plus qu'Eschyle lui-même, qui repense les mythes en philosophe, c'est-à-dire en moderne. De Sophocle, au contraire, les anciens disaient qu'il était le plus "homérique" des trois. Le recensement des pièces perdues nous éclaire la physionomie de son œuvre considérée dans son ensemble. Si l'Odyssée lui a inspiré quelques-uns de ses sujets, il en a puisé plus d'un tiers dans l'Iliade et le reste dans les poèmes cycliques, c'est-à-dire encore dans l'épopée. Il y a la geste de Troie, la geste d'Héraclès, la geste des Atrides, celle des Labdacides, bien d'autres... Toutes exaltent la puissance de l'homme: bien que la mort le tienne en échec, l'éphémère construit à l'épreuve du temps ; la mélancolie qu'il éprouve à toucher ses limites se fond dans la douceur de la gloire pressentie. Pour un peu, il oublierait ses chaînes: les dieux combattent à ses côtés. Certes, la tragédie les rendra à leur Olympe ; du ciel ne pleuvront plus guère que des persécutions ; n'importe: guerrier, roi, conquérant, le héros, chez Sophocle, a conservé le pli épique: il assigne sa valeur à l'action, tout en admettant la vertu purificatrice de la souffrance.
Dionysos était un barbare parmi les dieux. Dans son culte demeuré longtemps à demi sauvage, l'Orient associe son mysticisme sensuel à la magie sanguinaire des primitifs. Le génie grec soumet la frénésie orgiaque à l'empire du rythme qui la purifie." (p.16)
"Sophocle a renouvelé les sujets tragiques en attribuant une large part à la volonté et aux passions dans la direction des événements, sans pour cela en exclure la fatalité. [...] Il suit de cette opposition que les œuvres s'orientent suivant deux tendances divergentes:
I. Ou bien représenter la volonté comme libre et puissante, soumise seulement à des considérant d'ordre moral que dicte soit la raison, soit une voix plus profonde, interprète de la loi naturelle. Entre la loi morale et la loi religieuse, il y a concordance. Une fois qu'Ajax s'est écroulé sur son glaive, sa gloire se relève intacte ; rien ne peut faire qu'il n'ait été le grand Ajax et fidèle à lui-même. Plus clairement encore Antigone sait sa conduite accordée aux lois profondes: sa mort affirme l'existence d'un ordre humain contre lequel la mort ne peut rien.
II. Ou bien représenter la volonté comme impuissante, aveuglée, jouet des caprices du sort. - Œdipe ne fait rien de ce qu'il croit faire ; ses vertus et ses travers indistinctement sont employés à sa perte ; ses fautes ne sont pas la cause de son malheur, elles en sont l'instrument. A Colone, il invoquera le principe de responsabilité: criminel ? non pas, mais victime. [...] Celui des héros de Sophocle qui passe par la gamme de sentiments la plus riche, prenant ainsi l'apparence d'une personnalité complexe, est en fait le plus soumis à la pression du ciel: c'est Œdipe, tour à tour roi plein de sollicitude, puis présomptueux, arrogant, soupçonneux, violent, inquiet, désespéré, violent encore dans le désespoir, et final soûl d'horreur, humilié, déchiré, tendre, humble et honteux... Le trait saillant de sa nature est aussi celui qui fait de lui un "vivant" par excellence, cette fougue avec laquelle il se porte au-devant de son malheur." (p.17-19)
-R. Pignarre, Introduction à Théâtre complet, trad. R. Pignarre, Paris, Garnier Frères, 1964, 371 pages.
"[Athéna]: C'est moi, en jetant devant ses yeux un voile d'images trompeuses, qui ai détourné cette fureur insatiable sur les troupeaux pris à l'ennemi qui attendaient le partage, pêle-mêle, gardés par les bouviers. [...] Tandis qu'il courait çà et là, en proie à sa fièvre délirante, je l'excitais, je le poussais perfidement dans le filet." (p.34-35)
"[Athéna]: quoi de plus agréable que de rire aux dépens d'un ennemi ?" (p.35)
"[Ulysse]: Nous les vivants, je le vois, nous ne sommes que fantômes, ombre fugace.
[Athéna]: Apprends par cet exemple à ne jamais proférer d'insolences contre les dieux, à ne jamais te gonfler d'orgueil, que tu l'emportes sur autrui par la force ou par l'opulence. Un seul jour incline et relève toutes choses humaines ; les dieux aiment la mesure et détestent les cœurs pervertis." (p.37)
"[Tecmesse]: Il se contenta de me répondre ce qu'on ne cesse de nous chanter: "Femme, le silence est la parure des femmes". Je me le tins pour dit et il sortit seul, en courant." (p.40)
"[Ajax]: C'est bassesse de désirer une longue vie, si elle n'a que des maux à nous offrir. [...] Vivre ou mourir, mais sans faillir à l'honneur, c'est le devoir de l'homme bien né." (p.44)
"[Tecmesse]: Ajax, mon seigneur, il n'y a pas au monde de pire malheur que la servitude. J'étais née d'un père libre, que sa richesse faisait puissant entre tous les Phrygiens, et je suis une esclave." (p.44)
"[Le messager]: Ceux qui ne connaissent ni mesure ni raison [...] les dieux les poussent, et ils choient lourdement dans l'infortune, lorsque par eux la nature humaine prétend s'élever au-dessus de l'humaine condition." (p.50)
" [Ajax]: ô Mort, Mort, viens, regarde-moi." (p.52)
"[Teucer]: Qui a le droit avec soi peut aller le front haut." (p.59)
-Sophocle, Ajax, in Théâtre complet, trad. R. Pignarre, Paris, Garnier Frères, 1964, 371 pages.
Il est issu de famille plus qu'aisée. Bien qu'il ait perdu de bonne heure son père, patron d'une fabrique d'armes, il reçoit les leçons des meilleurs maîtres, il remporte tous les prix. Il a seize ans au lendemain de Salamine, il est très beau, c'est lui qui conduit autour du trophée le chœur des adolescents pour le péan de la victoire.
Eschyle a fait jouer les Perses en 472. Quatre ans plus tard, lorsque Sophocle est couronné pour la première fois, la journée de l'Eurymédon, réplique de Mycales, vient de réduire à néant les forces barbares qui tenaient encore la mer. Athènes s'est bâtie des remparts avec les pierres de ses décombres. Elle prend conscience à la fois de son appétit de puissance et de mission universelle. Sophocle a vingt-huit ans. Plutarque nous assure que c'était son premier concours et que c'est d'Eschyle qu'il triompha. Dans la tétralogie qu'il présenta, figurait un Tripolème, "mystère" éleusinien, sujet eschylien par excellence. Il ne nous en est parvenu que quelques vers: trop peu pour apprécier dans quelle mesure l'originalité du disciple commençait à se dessiner.
Sophocle fut vainqueur dix-huit fois ou peut-être vingt-quatre. Il ne fut jamais classé troisième. Comme on a recensé sous son nom plus de cent vingt pièces, s'il en présenta chaque fois un ensemble de quatre, il subit l'épreuve environ trente fois. La proportion de ses victoires est donc des trois aux autre cinquièmes. Il s'en faut qu'Eschyle atteigne cette moyenne. Quant à Euripide, il ne triompha que cinq fois en dix-huit concours.
Sophocle remplit des fonctions publiques réservées aux citoyens de la première classe. S'il ne fut archonte, on le trouve, en 443, héllénotame, c'est-à-dire un des dix administrateurs, élus pour un an, du trésor fédéral. En 440, il prend part comme stratège à l'expédition dirigée par Périclès contre Samos révoltée. En 415, devant Syracuse, le voilà stratège encore, au côté de Nicias. Enfin, en 411, il siège, à Colone même, dans le collège des Proboules. Au témoignage de son ami, le poète Ion de Chios, il se montrait un magistrat peu habile et peu actif. Si fort qu'il tînt à son principe que, dans une démocratie éclairée, on trouve "chez les mêmes hommes l'aptitude à gérer les affaires privées et les affaires publiques", Périclès dut en convenir. Il lui en faisait amicalement reproche. Il était le plus jeune des deux, mais le plus sérieux. A cela près, entre le poète et l'homme d'Etat, la sympathie se fondait sur des affinités: tous deux réfléchis, pondérateurs de forces, amateurs d'équilibres difficiles, à la fois créateurs et assimilateurs, différemment mais également curieux des ressorts humains, et portés à voir dans l'exercice lucide de la volonté la marque de la grandeur.
Dans les souvenirs d'Ion se silhouette un Sophocle anacréontique, un peu épaissi par la cinquantaine et admirateur assez entreprenant de la beauté incarnée dans le type le plus prisé des Grecs, celui des adolescents. A-t-il eu une vie passionnelle très riche ? Sans faire trop d'état de passages bien connus de son œuvre et de certains fragments, le propos rapporté par le vieux Céphale à Socrate serait propre à le faire croire. La figure de Déjanire atteste une connaissance bien fine du cœur féminin. Le jeune Racine en avait été frappé. Mais il faut toujours, avec Sophocle, revenir à cette règle de mesure: tout lui est bon qui enrichit son expérience sans gêner sa liberté d'artiste.
Dans la société de Périclès, il lui fut donné d'écouter Anaxagore et Protagoras. Les hardiesses de ces esprits forts le trouvaient, dit-on, en défense. Peut-être préférait-il les propos d'un praticien comme Phidias ; mais nul commerce intellectuel ne lui était plus agréable que celui d'Hérodote, grand explorateur des pays et des temps, collectionneur de légendes, d'usages étrangers, de faits humains de toute sorte.
On le louait pour sa piété. Sensible à la poésie des mythes et des rites, il acceptait les traditions sans abuser contre elles de la liberté qu'elles laissaient à son intelligence. S'il fut ou non initié aux cultes d'Eleusis, ce n'est pas les fragments conservés de son Triptolème qui permettent de l'affirmer. L'eût-il été qu'il n'y a pas lieu d'exagérer la portée du fait: l'initiation n'avait pour but que de rassurer les adeptes sur leur destinée personnelle dans l'au-delà. Il y a loin de cette assurance, garantie par l'observance d'un formulaire, à une disposition mystique affectant profondément la vie intérieure. Le poème tragique laisse paraître, devant le mystère de la destinée, un étonnement à la fois douloureux et respectueux. La défiance que Sophocle nourrit à l'égard de la raison empêche son amertume de tourner à la révolte. On dit qu'il devint tout à fait dévot sur son automne. C'est pourtant dans ses œuvres de vieillesse que son idéal héroïque semble buter contre le pessimisme. Faut-il croire que la crise politique et morale qui se déclare dans la cité aux approches de la guerre du Péloponnèse a retenti dans sa vie intime ?
Bien avant 430, l'horizon s'était assombri. Au-dehors, menaces de guerre ; à l'intérieur, scandales avant-coureurs des catastrophes ; coup sur coup, procès de Phidias, poursuivi pour malversations, d'Anaxagore, puis d'Aspasie, pour impiété. C'est Périclès, à travers ses amis, qu'on vise. Au printemps de 431, prenant l'offensive sur mer, Athènes laisse ravager l'Attique. Et cela recommence l'année suivante. Dans la ville aux rues tortueuses et sales, encombrées de réfugiés, la peste se déclare. Périclès doit se démettre, condamné à son tour pour détournements. Il ne rentrera en grâce qu'à la veille de sa mort.
Dans cette démocratie déjà décadente, il y a pléthore d'intellectuelles, les faux discréditant les vrais. C'est la grande époque des orateurs et des sophistes ; c'est le triomphe des "nuées". Bataille d'idées sur l'agora, bataille d'idées sur le théâtre transformée en tribune. Tout est remis en question, et la politique dissociée de la morale ; la dévotion à la patrie s'affaiblit. En face d'Euripide et de son scepticisme raisonneur, on imagine volontiers un Sophocle se donnant mission de maintenir l'image de l'homme grec des anciens jours. Son théâtre rappelle que la condition humaine est une condition tragique: le temps brasse et transforme toutes choses ; le héros n'a guère de prise sur son destin ; seule, la majesté de ses souffrances lui rend témoignage. Sagesse stoïquement désespérée, qui conseille la soumission aux lois universelles en reconnaissant que l'humanité n'est qu'un épisode à la surface de l'univers.
A partir de 413, la situation s'aggrave. Sparte occupe Décélie, à l'entrée de l'Attique, opérant razzias sur razzias ; les esclaves désertent ; le travail a cessé aux mines du Laurion ; les difficultés financières se font angoissantes. C'est alors (en 411) que fut créé le collège des Proboules, dont Sophocle fut membre. Chargé de promouvoir une politique d'économies et d'armement, ce conseil tenta d'en finir avec les institutions démocratiques ; il prépara les voies aux Quatre-Cents, lesquels, s'étant mués de corps électoral en assemblée de gouvernement, essayèrent de traiter à tout prix avec Sparte. Au dire d'Aristote, Sophocle s'avoua déçu. "Il n'y avait rien de mieux à faire", disait-il en manière d'excuse. Les Quatre-Cents furent bousculés à leur tour par la réaction populaire. Quelques victoires dans l'Egée firent un moment illusion, mais le procès des généraux, après la bataille des Arginuses, révéla une Athènes si profondément divisée contre elle-même que nul espoir n'était plus permis.
Les dernières années de Sophocle furent attristées par des querelles de famille. De son épouse légitime, Nicostrate, il avait eu plusieurs enfants (Iophon, l'aîné, fut un médiocre écolier dans l'art paternel) et une certaine Théôris de Sicyone, entrée dans sa vie sur le tard, lui donna un fils, Ariston, autre pâle épigone et père de Sophocle le Jeune, qui ne brilla guère plus. Entre les héritiers de l'un et de l'autre lit, c'était à qui exploiterait ou la gloire ou les biens du vieillard. On voulut même le mettre en tutelle, comme n'ayant plus sa tête. C'est alors, si l'on en croit la légende, qu'il aurait lu devant les juges le fameux chœur d’Œdipe à Colone [...]
On ne lui connaît point de fille qui ait joué auprès de sa vieillesse le rôle d'Antigone, et il reportait toute sa tendresse sur son petit-fils. Il lui légua le soin de présenter au public sa dernière tragédie, qui est son testament spirituel, à la fois empreinte d'amertume et s'éclairant, en son finale, d'une sérénité surnaturelle.
Cependant les hommages officiels ne lui avaient pas manqué. Une reprise conjuguée des Sept contre Thèbes et d'Antigone, en l'associant à Eschyle, lui offrit comme une vision anticipée de son immortalité. Une tradition veut qu'il ait été couronnée aux Jeux Olympiques.
Quelques mois après sa mort, ce fut le désastre d'Aegos-Potamoi, puis la défection des derniers alliés. En septembre, survint la famine. Enfin, en avril 404, il fallut implorer la paix. On en sait les conditions: les Longs-Murs rasés, la flotte livrée, Athènes réduite au sort d'un satellite de Sparte... Sophocle avait su mourir à temps." (p.8-12)
"Un siècle ne s'était pas écoulé depuis que Thespis s'était fait gourmander par Solon pour avoir osé "mentir ainsi devant tant de monde". Thespis était reparti. De bourg en bourg, attraction des fêtes locales, il promenait sa charretée de satyres barbouillés de céruse, ses farces obscènes et ses psalmodies dialoguées de chœur à récitant, encore toutes proches des rites dionysiaques tels qu'ils s'étaient dégagés des cultes agraires primitifs. Quand il revint à Athènes, en 536, ce fut pour y remporter le prix au premier concours institué par Pisistrate. Entretemps, il avait inventé le masque, simple moulage de chiffons stuqués. Eschyle, un peu plus tard, en accentuera les traits au pinceau, et, par l'introduction du second acteur, montera le mécanisme du conflit dramatique.
Dès le temps d'Arion et de ses dithyrambes (VIIe siècle), le mystère représentant la passion tantôt de quelques héros local, tantôt (plus tardivement) de Dionysos, avait pris le caractère d'une célébration à la fois religieuse et civile. Par la tragédie, un peuple prenait conscience de son unité et de son destin. Poème de l'humanité aux prises avec sa condition mortelle, la tragédie chante le combat que la raison, pour imposer son ordre, livre aux forces qui pèsent sur l'homme de tout le poids du Ciel ou qui fermentent dans son propre sang.
Au Ve siècle, il n'y a de concours qu'aux deux principales fêtes du dieu: celle des Pressoirs, en janvier ; celle des grandes Dionysies, dites aussi "de la ville, en mars." (p.13)
"La trilogie eschylienne se déployait comme un cortège: l'action s'y déroulait au ralenti, longuement préparée, longuement commentée par la méditation lyrique du chœur qui en soutenait la démarche et en multipliait la résonance.
Il appartenait à Sophocle de précipiter l'évolution de la pompe tragique vers l'action. Quelques années de pratique lui ont suffi pour concevoir son système: il abandonne la trilogie liée, introduit un troisième acteur, invente le décor peint et porte à quinze le nombre des choreutes. Ces réformes vont toutes dans le même sens: c'est par elles que la tragédie achève de se constituer en imitation d'êtres agissants. Avec ses organes de plus en plus différenciés, le débat prenant le pas sur le chant, on peut bien dire qu'elle est descendue du ciel sur la terre, encore qu'elle conserve aux faits et gestes humains les proportions de l'épopée. Cette évolution était dans la nature des choses: la psychologie gagne en complexité à mesure que s'émancipe l'individu et que la liberté entre dans les mœurs.
Cent vingt tragédies ou drames satyriques... Cette fécondité suppose une santé constante de l'esprit, une ingénuité créatrice qui ne s'est retrouvée à un degré égal que chez les Espagnols du Siècle d'Or et chez les Elisabéthains." (p.14-15)
"Le génie critique d'Euripide projette sur les images du passé, fût-il fabuleux, le reflet des idées et des passions de son temps. Par contraste avec ce "moderne", Sophocle fait figure d' "archaïsant". Archaïsant, il l'est, en effet, et plus qu'Eschyle lui-même, qui repense les mythes en philosophe, c'est-à-dire en moderne. De Sophocle, au contraire, les anciens disaient qu'il était le plus "homérique" des trois. Le recensement des pièces perdues nous éclaire la physionomie de son œuvre considérée dans son ensemble. Si l'Odyssée lui a inspiré quelques-uns de ses sujets, il en a puisé plus d'un tiers dans l'Iliade et le reste dans les poèmes cycliques, c'est-à-dire encore dans l'épopée. Il y a la geste de Troie, la geste d'Héraclès, la geste des Atrides, celle des Labdacides, bien d'autres... Toutes exaltent la puissance de l'homme: bien que la mort le tienne en échec, l'éphémère construit à l'épreuve du temps ; la mélancolie qu'il éprouve à toucher ses limites se fond dans la douceur de la gloire pressentie. Pour un peu, il oublierait ses chaînes: les dieux combattent à ses côtés. Certes, la tragédie les rendra à leur Olympe ; du ciel ne pleuvront plus guère que des persécutions ; n'importe: guerrier, roi, conquérant, le héros, chez Sophocle, a conservé le pli épique: il assigne sa valeur à l'action, tout en admettant la vertu purificatrice de la souffrance.
Dionysos était un barbare parmi les dieux. Dans son culte demeuré longtemps à demi sauvage, l'Orient associe son mysticisme sensuel à la magie sanguinaire des primitifs. Le génie grec soumet la frénésie orgiaque à l'empire du rythme qui la purifie." (p.16)
"Sophocle a renouvelé les sujets tragiques en attribuant une large part à la volonté et aux passions dans la direction des événements, sans pour cela en exclure la fatalité. [...] Il suit de cette opposition que les œuvres s'orientent suivant deux tendances divergentes:
I. Ou bien représenter la volonté comme libre et puissante, soumise seulement à des considérant d'ordre moral que dicte soit la raison, soit une voix plus profonde, interprète de la loi naturelle. Entre la loi morale et la loi religieuse, il y a concordance. Une fois qu'Ajax s'est écroulé sur son glaive, sa gloire se relève intacte ; rien ne peut faire qu'il n'ait été le grand Ajax et fidèle à lui-même. Plus clairement encore Antigone sait sa conduite accordée aux lois profondes: sa mort affirme l'existence d'un ordre humain contre lequel la mort ne peut rien.
II. Ou bien représenter la volonté comme impuissante, aveuglée, jouet des caprices du sort. - Œdipe ne fait rien de ce qu'il croit faire ; ses vertus et ses travers indistinctement sont employés à sa perte ; ses fautes ne sont pas la cause de son malheur, elles en sont l'instrument. A Colone, il invoquera le principe de responsabilité: criminel ? non pas, mais victime. [...] Celui des héros de Sophocle qui passe par la gamme de sentiments la plus riche, prenant ainsi l'apparence d'une personnalité complexe, est en fait le plus soumis à la pression du ciel: c'est Œdipe, tour à tour roi plein de sollicitude, puis présomptueux, arrogant, soupçonneux, violent, inquiet, désespéré, violent encore dans le désespoir, et final soûl d'horreur, humilié, déchiré, tendre, humble et honteux... Le trait saillant de sa nature est aussi celui qui fait de lui un "vivant" par excellence, cette fougue avec laquelle il se porte au-devant de son malheur." (p.17-19)
-R. Pignarre, Introduction à Théâtre complet, trad. R. Pignarre, Paris, Garnier Frères, 1964, 371 pages.
"[Athéna]: C'est moi, en jetant devant ses yeux un voile d'images trompeuses, qui ai détourné cette fureur insatiable sur les troupeaux pris à l'ennemi qui attendaient le partage, pêle-mêle, gardés par les bouviers. [...] Tandis qu'il courait çà et là, en proie à sa fièvre délirante, je l'excitais, je le poussais perfidement dans le filet." (p.34-35)
"[Athéna]: quoi de plus agréable que de rire aux dépens d'un ennemi ?" (p.35)
"[Ulysse]: Nous les vivants, je le vois, nous ne sommes que fantômes, ombre fugace.
[Athéna]: Apprends par cet exemple à ne jamais proférer d'insolences contre les dieux, à ne jamais te gonfler d'orgueil, que tu l'emportes sur autrui par la force ou par l'opulence. Un seul jour incline et relève toutes choses humaines ; les dieux aiment la mesure et détestent les cœurs pervertis." (p.37)
"[Tecmesse]: Il se contenta de me répondre ce qu'on ne cesse de nous chanter: "Femme, le silence est la parure des femmes". Je me le tins pour dit et il sortit seul, en courant." (p.40)
"[Ajax]: C'est bassesse de désirer une longue vie, si elle n'a que des maux à nous offrir. [...] Vivre ou mourir, mais sans faillir à l'honneur, c'est le devoir de l'homme bien né." (p.44)
"[Tecmesse]: Ajax, mon seigneur, il n'y a pas au monde de pire malheur que la servitude. J'étais née d'un père libre, que sa richesse faisait puissant entre tous les Phrygiens, et je suis une esclave." (p.44)
"[Le messager]: Ceux qui ne connaissent ni mesure ni raison [...] les dieux les poussent, et ils choient lourdement dans l'infortune, lorsque par eux la nature humaine prétend s'élever au-dessus de l'humaine condition." (p.50)
" [Ajax]: ô Mort, Mort, viens, regarde-moi." (p.52)
"[Teucer]: Qui a le droit avec soi peut aller le front haut." (p.59)
-Sophocle, Ajax, in Théâtre complet, trad. R. Pignarre, Paris, Garnier Frères, 1964, 371 pages.