https://fr.wikipedia.org/wiki/Patrick_Savidan
"L'idéal d'une "société bien ordonnée" se doit [...] de faire appel à une conception de la justice sociale qui sache intégrer l'exigence d'une répartition équitable des conditions à la faveur desquelles chacun puisse se projeter dans l'avenir et s'y construire une vie qui réponde à ses attentes légitimes. Ainsi conçue, la justice sociale peut devenir ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être: un facteur déterminant de l'identité collective. A fortiori face à des temps à venir qui pourraient se révéler plus difficiles encore, ne négligeons pas cette évidence que le bon sens aurait dû nous inciter à ne jamais perdre d vue: le renoncement politique à une figuration du temps commun, dans son unité comme dans ses scansions, est le plus puissant des agents de la cohésion sociale. Qu'une collectivité historique ne dispose plus d'une représentation de son avenir et ses membres s'en trouveront également dépourvus." (p.14)
"Rawls est nettement plus radical et novateur qu'on ne le pense bien souvent et je voudrais mettre au jour le type de société dont il a voulu penser la possibilité et la conception de l'être humain qu'elle suppose. C'est dans cette forme de radicalité que l'on peut espérer refonder une vision progressiste de la société à laquelle puisse s'articuler une perspective politique mobilisatrice." (p.16)
"Le problème des inégalités est au cœur de nos représentations de la justice sociale. Les questions laissés en suspens, quant à la nature et la portée du projet moderne d'égalisation, ne pouvaient donc qu'introduire un foyer d'indétermination dans l'idée même de justice sociale. C'est la raison pour laquelle, si nous souhaitons tous voir celle-ci advenir, nous tombons rarement d'accord sur ce qu'elle signifie." (p.19)
"Cette formule de l'égalité [des chances] s'impose à nous, avec une force quasi irrésistible -paraissant seule en mesure de résoudre la contradiction philosophique et sociale qui, dès la Révolution française, s'est instaurée entre la garantie des libertés individuelles et toute une série d'aspirations à une égalité plus grande, alimentées par le constat de l'insuffisance de l'égalité formelle des droits. L'égalité des chances triomphe parce qu'elle paraît nous donne l'égalité dans la liberté." (p.21)
"Peut-on réellement souhaiter autre chose que de se voir accorder les moyens de s'accomplir soi-même comme individu ? Peut-on espérer autre chose que d'avoir chacun, les mêmes "chances", les mêmes possibilités de mobilité sociale ? Pouvons-nous désirer autre chose que d'avoir la garantie que, quels que soient notre sexe, l'identité sociale de notre famille, notre origine ethnique, etc., nous pourrons, effectivement, choisir notre vie." (p.22)
"Il ne s'agit pas de prétendre qu'il en finir avec l'égalité des chances. Celle-ci est si profondément ancrée dans l'expérience moderne qu'il faudrait pour cela que nous cessions d'être nous-mêmes. En revanche, voyons s'il n'est pas possible et souhaitable de donner à cette "égalité des chances" la définition plus sociale, plus solidariste, qui pourrait en faire une forme d'égalitarisme soutenable." (p.25)
"Face aux abus conceptuels auxquels elle donne lieu, il nous apparaît important de rappeler que l'équité est une des interprétations possibles de l'égalitarisme et non son contraire.
L'égalitarisme, comme doctrine, correspond à un ensemble de positions définies en fonction de la représentation qu'elles défendent d'un certain niveau de répartition sociale de biens déterminés. Dans la mesure où toute détermination est aussi négation, cela signifie que ces formes d'égalitarisme se définissent aussi par tout ce qu'elles ne jugent pas légitimes d'égaliser. Certaines ne souhaitent égaliser que des libertés formelles, d'autres défendent la nécessité d'aller au-delà. [...]
En ce sens, nous pourrions dire que nous sommes, désormais, quasiment tous des égalitaristes. Il suffit à vrai dire, pour cela, d'adhérer aux principes de base de la Modernité." (p.26-27)
"Parce que le combat sémantique est à la fois l'expression et l'instrument de luttes politiques et sociales, gardons à l'esprit que l'histoire des mots, des concepts, des représentations, des discours fait bien partie intégrante de l'histoire sociale." (p.31)
"[Tocqueville] constate en effet que l'aristocratie, "chassée de la société politique", peut fort bien se retirer "dans certaines parties du monde industriel" et y établir "sous une autre forme son empire" [De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, I, vol.2, p.199]. [...]
L'intuition tocquevillienne, avec une justesse encore une fois proprement déconcertante, s'énonce ainsi: "de ce côté que les amis de la démocratie doivent sans cesse tourner avec inquiétude leurs regards ; car, si jamais l'inégalité permanente des conditions et l'aristocratie pénètrent de nouveau dans le monde, on peut prédire qu'elles y entreront par cette porte" [ibid, p.167].
Dès les premières phases de l'invention démocratique, Tocqueville identifie donc parfaitement [...] un ensemble de problèmes distincts de ceux qui participent de sa critique de la démocratie despotique. Une poursuite de l'égalité réelle peut effectivement conduire à la constitution d'un Etat paternaliste, omniprésent et tout-puissant, selon une logique dont les effets ne peuvent être que liberticides. Mais la non-prise en compte du problème des inégalités réelles peut aussi provoquer une corruption interne de la dynamique démocratique, par la constitution de hiérarchies nouvelles ou par la transfiguration de hiérarchies plus anciennes. Nous comprenons alors en quel sens il est possible de dire des libertés économiques qu'elles rendent problématique l'exercice des libertés politiques." (p.40-41)
"Nous n'avons pas su apporter de réponses satisfaisantes à ces questions qui toujours ressurgissent face au constat de l'insuffisance de l'égalité formelle des droits." (p.54)
"Paradant sous les augures d'une égalité morale enfin conquise entre les êtres humains, les "droits de l'homme" représenteraient bien plutôt la consécration de l'égoïsme moral. [...] Cette première dimension de la critique marxienne [...] recoupe par exemple exprimée dans les travaux d'Edmund Burke." (p.55)
"Marcel Gauchet rappelle ainsi que Rabaut Saint-Étienne, en 1793, avait parfaitement compris ce qui était à l'oeuvre. Dans les termes de ce dernier: "L'égalité politique établie, les pauvres sentent bientôt qu'elle est affaiblie par l'inégalité des fortunes", "ils s'indignent et s'aigrissent, ajoute-t-il, contre les hommes desquels ils dépendent par leurs besoins". Ce pourquoi il ne faut pas s'étonner qu' "ils demandent l'égalité des fortunes" [Saint-Étienne, "De l'égalité", Chronique de Paris, 19 janvier 1793]. Marcel Gauchet a raison de souligner que "la future "question sociale" est déjà là tout entière en ses vrais termes ultimes: comment concilier indépendance de droit et dépendance de fait ?". La réponse, comme l'a montré Pierre Rosanvallon, correspondra à l'émergence d'un Etat de droit qui s'institue comme Etat protecteur des libertés fondamentales, des propriétés individuelles et des individus en situation de détresse matérielle. A l'occasion du premier rapport du comité de mendicité à l'Assemblée constituante, en 1790, La Rochefoucauld-Liancourt put ainsi proclamer: "On a toujours pensé à faire la charité aux pauvres, et jamais à faire valoir les droits de l'homme pauvre sur la société, et ceux de la société sur lui ; voilà le grand devoir qu'il appartient à la Constitution française de remplir"." (p.72-73)
"Jean-Jacques Rousseau est sans doute l'un des penseurs à avoir été le plus loin dans l'élaboration intellectuelle des conditions de la liberté politique." (p.74)
"Il faut bien prendre la mesure de la puissance et de la cohérence d'une défense du néolibéralisme qui se présente certes comme une critique de toute théorie redistributive, mais qui peut aussi se présenter comme une expression politique cohérente de la Modernité, voire comme la seule pouvant prétendre à une telle cohérence ; toutes les autres perspectives -et notamment les doctrines redistributivistes- se situeraient en deçà de ces exigences, parce qu'elles empêcheraient celui qui dispose de talents particulier de profiter pleinement des ressources qu'il génère et parce qu'elles l'instrumentaliseraient au bénéfice d'autrui.
Nous aurons à revenir sur ce problème -et tout particulièrement pour soutenir qu'il peut y avoir une conception moderne de la propriété bien différente de celle mise en avant par le néolibéralisme." (p.121-122)
"Un gouvernement n'est pas moins susceptible qu'un individu de faire mauvais choix -certains, dissertant sur le rapport entre vices privés et vertus publiques, pourront même estimer que les mauvais choix sont plus souvent le fait des gouvernements que des individus. [...] Le gouvernement, s'il veut pouvoir jouer son rôle de stabilisateur social, doit s'abstenir de trancher en faveur d'un mode de vie particulier au détriment de tous les autres." (p.126-127)
"On attend certes de l'Etat -outre les fonctions qui lui sont traditionnellement dévolues- qu'il favorise, en tant qu'acteur de la vie économique et sociale, les conditions qui permettront d'assurer le bien-être de la population qui est au principe de sa légitimité." (p.127)
"[Pour Aristote] la question de la nature du bonheur devait donc être tranchée en référence à ce que commande l'ordre du cosmos, de la nature, l'ordre des choses, en somme. Et l'on pouvait fort bien imaginer une "politique" dont l'objet serait de promouvoir celui-ci. Aujourd'hui, il en va autrement. L'éventuelle similarité des conceptions en la matière ne peut plus être simplement perçue comme la marque d'une conformité à un ordre supérieur, elle s'impose surtout à nous comme un signe de conformisme. Si nous nous accordons à reconnaître unanimement l'importance la quête du bonheur, nous sommes plus proches de Kant lorsque celui-ci renvoie la notion de bonheur à une diversité d'aspirations si grande qu'il ne reste plus qu'à constater son caractère non universalisable." (p.129)
"La justice sociale ne peut se contenter de réaffirmer les exigences d'un combat civil et politique que les révolutions politiques modernes ont décisivement contribué à définir et faire valoir. A cet égard, les politiques dites de "discrimination positive" peuvent avoir, sous certaines conditions, leur utilité. [...] Ces politiques contribuent, lorsqu'elles atteignent leurs objectifs, à promouvoir des formes de concurrence non faussée entre les individus." (p.191-192)
"Nous nous sommes, jusqu'ici, attachés à décrire la logique en vertu de laquelle l'idée d'égalité des chances s'est progressivement imposée." (p.211)
"François Dubet nous propose [...] de passer outre aux réserves exprimées par les philosophes critiques de la notion de mérite, en invoquant non pas la légitimité de la notion de mérite, mais le sentiment très largement partagé de cette légitimité [...] Autrement dit, nous ne savons pas justifier philosophiquement le mérite mais il l'est néanmoins de facto par les usages que nous en faisons." (p.213-214)
"La notion de fiction ne s'oppose nullement à celle de vérité." (p.215)
"Ceux qui voudraient fonder nos principes sur une "nature" humaine jugeront sans doute qu'il y a là un renoncement coupable à l'exigence de vérité." (p.222)
"L'égalité des chances n'a de sens que parce qu'elle suppose désirable la possibilité de la mobilité sociale." (p.226)
"S'il est moral que des gens grimpent les échelons sociaux, il faudrait aussi accepter de considérer qu'il est moral qu'ils les descendent. Pourtant, nous le savons, l'amplitude de la mobilité sociale peut être extrêmement déstabilisante. L'expérience du déclassement est une épreuve pour celui ou celle qui la subit, d'autant plus violente qu'elle frappe un individu qui ressent bien aussi tout ce qui, dans cette épreuve, lui échappe. C'est ce qu'il faudrait ne pas oublier. Or, incités à penser que l'ascension des uns s'explique par leur talent propre, nous sommes tout naturellement conduits à négliger ce qui dans le déclassement des autres peut ne pas leur être imputable.
L'égalité des chances, fortement individualisée dans ses tenants et ses aboutissants, se contente de perfectionner un régime de "concurrence non faussée" entre les individus et ne permet plus ensuite que nous nous prononcions sur le caractère éventuellement injuste du résultat social sur lequel elle débouche." (p.229-230)
"La partialité des parents à l'égard de leurs enfants résiste à toute velléité de régulation et d'égalisation. Or, pour fonctionner parfaitement, l'idéal méritocratique supposerait que les pouvoirs publics agissent pour que chacun soit moralement soutenu dans une même mesure, bénéficie du même confort affectif, des mêmes moyens de se former et de se réaliser. Nous savons que c'est impossible, nous pressentons bien aussi que ce n'est même pas souhaitable. Platon avait, dans sa République, préconisé une collectivisation de l'éducation des enfants qui devait permettre que chacun puisse être formé selon la tessiture particulière de son âme, et devenir ainsi gardien, magistrat ou producteur. Qui pourrait aujourd'hui, sans frémir d'horreur, envisager sérieusement une telle perspective ? Nous ne sommes pas sur le point d'abolir la famille, alors même que nous n'ignorons pas à quel point la famille est un vecteur de construction et de reproduction des inégalités. C'est là un problème sérieux de cohérence interne pour la doctrine de l'égalité des chances." (p.237-238)
"La logique ne résiste pas cependant à un homme qui veut vivre, notait Kafka." (p.239)
"Conception hautement individualiste des talents qui suppose que ceux-ci sont dotés d'une valeur intrinsèque qui, par ailleurs, explique et justifie les hauts revenus perçus et les avantages accumulés." (p.261)
"Rawls propose de problématiser la nature et la portée des prétentions que je peux avoir sur les produits de mon activité -ce qui revient à dire que la conception de l'égalité des chances dont il développe le principe repose en même temps sur une profonde reformulation du droit d'appropriation spéciale, dont nous avons vu qu'il était au cœur du problème moderne de la justice distributive. Selon la redescription qu'il propose, un individu ne doit plus se penser comme unique propriétaire de ses talents, de ses compétences." (p.264)
"L'individu ne produit pas la richesse par une sorte de génération spontanée, à partir de ses seules ressources. Le travail est pour l'essentiel collectif, il mobilise des technologies et des savoir-faire pensés et conçus par d'autres, à la fois dans l'espace et dans le temps. Bien malin celui qui pourra isoler dans cette longue chaîne le maillon qui revient à chacun." (272)
"La redistribution et son financement par la fiscalité poseraient également, sur le plan de la justification, moins de problèmes, puisque, dans la richesse produite par chacun, la part de la collectivité (éducation, infrastructures, équipements, etc.) pourra être identifiée sans induire de tension ni de contradiction." (p.281)
"Entre un libéralisme économique qui ne jure que par l'individu et promet que le soin que chacun porte à son propre intérêt résoudra les principaux problèmes sociaux et un collectivisme -quelle qu'en soit la forme- qui, en abolissant la propriété privée des moyens de production se fixe comme objectif de changer "l'assiette même de la société", selon la formule de Tocqueville, l'accent mis [par Léon Bourgeois] sur la solidarité apparaissait comme une voie médiane, permettant d'associer toujours plus étroitement droits et devoirs, protection sociale et responsabilité individuelle." (p.283)
"La solidarité [...] fonde l'obligation de chacun à l'égard des autres sur les avantages qu'offre le simple fait d'être né, d'avoir grandi, d'être tout simplement en société.
Cette idée d'une dette que chaque individu contracte à toutes les étapes de la vie, d'une dette qui le met en demeure de rendre à la société une part de ce qu'elle lui a donné avait précisément pour fonction de permettre le passage d'une analyse descriptive du lien social à une visée normative, tout en maintenant la possibilité de la propriété individuelle. Cela nous éclaire aussi sur le rôle que l'Etat doit assumer à cet égard. Les premiers penseurs de la solidarité ne considèrent pas, à l'instar de ce que défendait Rousseau dans le Contrat social, que la dépendance du citoyen à l'égard de la société soit d'une portée telle que sa vie puisse être considérée comme une sorte de "don conditionnel de l'Etat". C'est que, pour ce solidarisme républicain, l'essentiel est moins dans la relation de l'individu à l'Etat que dans la relation des individus entre eux." (p.284-285)
"Les personnes de plus de 50 ans, en 2004, ont [...] un patrimoine brut plus important en termes relatifs qu'en 1992, alors que les moins de 30 ans ont un patrimoine brut plus faible." (p.301)
-Patrick Savidan, Repenser l'égalité des chances, Paris, Hachette, coll. « Hachette littératures/Pluriel », 13 janvier 2010 (1re éd. 2007), 327 pages.
Citer les railleries de Lepage sur l'égalité des chances. Un livre de commentaires, bien pauvre en arguments. Sophisme de la dette innée. Une supposée injustice (bénéfice capacitaires consécutifs de la redistribution) ne peut pas être rectifiée par une injustice incontestable: l'impôt, c'est-à-dire le vol de la propriété individuelle par l'organisation étatique.
"L'idéal d'une "société bien ordonnée" se doit [...] de faire appel à une conception de la justice sociale qui sache intégrer l'exigence d'une répartition équitable des conditions à la faveur desquelles chacun puisse se projeter dans l'avenir et s'y construire une vie qui réponde à ses attentes légitimes. Ainsi conçue, la justice sociale peut devenir ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être: un facteur déterminant de l'identité collective. A fortiori face à des temps à venir qui pourraient se révéler plus difficiles encore, ne négligeons pas cette évidence que le bon sens aurait dû nous inciter à ne jamais perdre d vue: le renoncement politique à une figuration du temps commun, dans son unité comme dans ses scansions, est le plus puissant des agents de la cohésion sociale. Qu'une collectivité historique ne dispose plus d'une représentation de son avenir et ses membres s'en trouveront également dépourvus." (p.14)
"Rawls est nettement plus radical et novateur qu'on ne le pense bien souvent et je voudrais mettre au jour le type de société dont il a voulu penser la possibilité et la conception de l'être humain qu'elle suppose. C'est dans cette forme de radicalité que l'on peut espérer refonder une vision progressiste de la société à laquelle puisse s'articuler une perspective politique mobilisatrice." (p.16)
"Le problème des inégalités est au cœur de nos représentations de la justice sociale. Les questions laissés en suspens, quant à la nature et la portée du projet moderne d'égalisation, ne pouvaient donc qu'introduire un foyer d'indétermination dans l'idée même de justice sociale. C'est la raison pour laquelle, si nous souhaitons tous voir celle-ci advenir, nous tombons rarement d'accord sur ce qu'elle signifie." (p.19)
"Cette formule de l'égalité [des chances] s'impose à nous, avec une force quasi irrésistible -paraissant seule en mesure de résoudre la contradiction philosophique et sociale qui, dès la Révolution française, s'est instaurée entre la garantie des libertés individuelles et toute une série d'aspirations à une égalité plus grande, alimentées par le constat de l'insuffisance de l'égalité formelle des droits. L'égalité des chances triomphe parce qu'elle paraît nous donne l'égalité dans la liberté." (p.21)
"Peut-on réellement souhaiter autre chose que de se voir accorder les moyens de s'accomplir soi-même comme individu ? Peut-on espérer autre chose que d'avoir chacun, les mêmes "chances", les mêmes possibilités de mobilité sociale ? Pouvons-nous désirer autre chose que d'avoir la garantie que, quels que soient notre sexe, l'identité sociale de notre famille, notre origine ethnique, etc., nous pourrons, effectivement, choisir notre vie." (p.22)
"Il ne s'agit pas de prétendre qu'il en finir avec l'égalité des chances. Celle-ci est si profondément ancrée dans l'expérience moderne qu'il faudrait pour cela que nous cessions d'être nous-mêmes. En revanche, voyons s'il n'est pas possible et souhaitable de donner à cette "égalité des chances" la définition plus sociale, plus solidariste, qui pourrait en faire une forme d'égalitarisme soutenable." (p.25)
"Face aux abus conceptuels auxquels elle donne lieu, il nous apparaît important de rappeler que l'équité est une des interprétations possibles de l'égalitarisme et non son contraire.
L'égalitarisme, comme doctrine, correspond à un ensemble de positions définies en fonction de la représentation qu'elles défendent d'un certain niveau de répartition sociale de biens déterminés. Dans la mesure où toute détermination est aussi négation, cela signifie que ces formes d'égalitarisme se définissent aussi par tout ce qu'elles ne jugent pas légitimes d'égaliser. Certaines ne souhaitent égaliser que des libertés formelles, d'autres défendent la nécessité d'aller au-delà. [...]
En ce sens, nous pourrions dire que nous sommes, désormais, quasiment tous des égalitaristes. Il suffit à vrai dire, pour cela, d'adhérer aux principes de base de la Modernité." (p.26-27)
"Parce que le combat sémantique est à la fois l'expression et l'instrument de luttes politiques et sociales, gardons à l'esprit que l'histoire des mots, des concepts, des représentations, des discours fait bien partie intégrante de l'histoire sociale." (p.31)
"[Tocqueville] constate en effet que l'aristocratie, "chassée de la société politique", peut fort bien se retirer "dans certaines parties du monde industriel" et y établir "sous une autre forme son empire" [De la démocratie en Amérique, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, I, vol.2, p.199]. [...]
L'intuition tocquevillienne, avec une justesse encore une fois proprement déconcertante, s'énonce ainsi: "de ce côté que les amis de la démocratie doivent sans cesse tourner avec inquiétude leurs regards ; car, si jamais l'inégalité permanente des conditions et l'aristocratie pénètrent de nouveau dans le monde, on peut prédire qu'elles y entreront par cette porte" [ibid, p.167].
Dès les premières phases de l'invention démocratique, Tocqueville identifie donc parfaitement [...] un ensemble de problèmes distincts de ceux qui participent de sa critique de la démocratie despotique. Une poursuite de l'égalité réelle peut effectivement conduire à la constitution d'un Etat paternaliste, omniprésent et tout-puissant, selon une logique dont les effets ne peuvent être que liberticides. Mais la non-prise en compte du problème des inégalités réelles peut aussi provoquer une corruption interne de la dynamique démocratique, par la constitution de hiérarchies nouvelles ou par la transfiguration de hiérarchies plus anciennes. Nous comprenons alors en quel sens il est possible de dire des libertés économiques qu'elles rendent problématique l'exercice des libertés politiques." (p.40-41)
"Nous n'avons pas su apporter de réponses satisfaisantes à ces questions qui toujours ressurgissent face au constat de l'insuffisance de l'égalité formelle des droits." (p.54)
"Paradant sous les augures d'une égalité morale enfin conquise entre les êtres humains, les "droits de l'homme" représenteraient bien plutôt la consécration de l'égoïsme moral. [...] Cette première dimension de la critique marxienne [...] recoupe par exemple exprimée dans les travaux d'Edmund Burke." (p.55)
"Marcel Gauchet rappelle ainsi que Rabaut Saint-Étienne, en 1793, avait parfaitement compris ce qui était à l'oeuvre. Dans les termes de ce dernier: "L'égalité politique établie, les pauvres sentent bientôt qu'elle est affaiblie par l'inégalité des fortunes", "ils s'indignent et s'aigrissent, ajoute-t-il, contre les hommes desquels ils dépendent par leurs besoins". Ce pourquoi il ne faut pas s'étonner qu' "ils demandent l'égalité des fortunes" [Saint-Étienne, "De l'égalité", Chronique de Paris, 19 janvier 1793]. Marcel Gauchet a raison de souligner que "la future "question sociale" est déjà là tout entière en ses vrais termes ultimes: comment concilier indépendance de droit et dépendance de fait ?". La réponse, comme l'a montré Pierre Rosanvallon, correspondra à l'émergence d'un Etat de droit qui s'institue comme Etat protecteur des libertés fondamentales, des propriétés individuelles et des individus en situation de détresse matérielle. A l'occasion du premier rapport du comité de mendicité à l'Assemblée constituante, en 1790, La Rochefoucauld-Liancourt put ainsi proclamer: "On a toujours pensé à faire la charité aux pauvres, et jamais à faire valoir les droits de l'homme pauvre sur la société, et ceux de la société sur lui ; voilà le grand devoir qu'il appartient à la Constitution française de remplir"." (p.72-73)
"Jean-Jacques Rousseau est sans doute l'un des penseurs à avoir été le plus loin dans l'élaboration intellectuelle des conditions de la liberté politique." (p.74)
"Il faut bien prendre la mesure de la puissance et de la cohérence d'une défense du néolibéralisme qui se présente certes comme une critique de toute théorie redistributive, mais qui peut aussi se présenter comme une expression politique cohérente de la Modernité, voire comme la seule pouvant prétendre à une telle cohérence ; toutes les autres perspectives -et notamment les doctrines redistributivistes- se situeraient en deçà de ces exigences, parce qu'elles empêcheraient celui qui dispose de talents particulier de profiter pleinement des ressources qu'il génère et parce qu'elles l'instrumentaliseraient au bénéfice d'autrui.
Nous aurons à revenir sur ce problème -et tout particulièrement pour soutenir qu'il peut y avoir une conception moderne de la propriété bien différente de celle mise en avant par le néolibéralisme." (p.121-122)
"Un gouvernement n'est pas moins susceptible qu'un individu de faire mauvais choix -certains, dissertant sur le rapport entre vices privés et vertus publiques, pourront même estimer que les mauvais choix sont plus souvent le fait des gouvernements que des individus. [...] Le gouvernement, s'il veut pouvoir jouer son rôle de stabilisateur social, doit s'abstenir de trancher en faveur d'un mode de vie particulier au détriment de tous les autres." (p.126-127)
"On attend certes de l'Etat -outre les fonctions qui lui sont traditionnellement dévolues- qu'il favorise, en tant qu'acteur de la vie économique et sociale, les conditions qui permettront d'assurer le bien-être de la population qui est au principe de sa légitimité." (p.127)
"[Pour Aristote] la question de la nature du bonheur devait donc être tranchée en référence à ce que commande l'ordre du cosmos, de la nature, l'ordre des choses, en somme. Et l'on pouvait fort bien imaginer une "politique" dont l'objet serait de promouvoir celui-ci. Aujourd'hui, il en va autrement. L'éventuelle similarité des conceptions en la matière ne peut plus être simplement perçue comme la marque d'une conformité à un ordre supérieur, elle s'impose surtout à nous comme un signe de conformisme. Si nous nous accordons à reconnaître unanimement l'importance la quête du bonheur, nous sommes plus proches de Kant lorsque celui-ci renvoie la notion de bonheur à une diversité d'aspirations si grande qu'il ne reste plus qu'à constater son caractère non universalisable." (p.129)
"La justice sociale ne peut se contenter de réaffirmer les exigences d'un combat civil et politique que les révolutions politiques modernes ont décisivement contribué à définir et faire valoir. A cet égard, les politiques dites de "discrimination positive" peuvent avoir, sous certaines conditions, leur utilité. [...] Ces politiques contribuent, lorsqu'elles atteignent leurs objectifs, à promouvoir des formes de concurrence non faussée entre les individus." (p.191-192)
"Nous nous sommes, jusqu'ici, attachés à décrire la logique en vertu de laquelle l'idée d'égalité des chances s'est progressivement imposée." (p.211)
"François Dubet nous propose [...] de passer outre aux réserves exprimées par les philosophes critiques de la notion de mérite, en invoquant non pas la légitimité de la notion de mérite, mais le sentiment très largement partagé de cette légitimité [...] Autrement dit, nous ne savons pas justifier philosophiquement le mérite mais il l'est néanmoins de facto par les usages que nous en faisons." (p.213-214)
"La notion de fiction ne s'oppose nullement à celle de vérité." (p.215)
"Ceux qui voudraient fonder nos principes sur une "nature" humaine jugeront sans doute qu'il y a là un renoncement coupable à l'exigence de vérité." (p.222)
"L'égalité des chances n'a de sens que parce qu'elle suppose désirable la possibilité de la mobilité sociale." (p.226)
"S'il est moral que des gens grimpent les échelons sociaux, il faudrait aussi accepter de considérer qu'il est moral qu'ils les descendent. Pourtant, nous le savons, l'amplitude de la mobilité sociale peut être extrêmement déstabilisante. L'expérience du déclassement est une épreuve pour celui ou celle qui la subit, d'autant plus violente qu'elle frappe un individu qui ressent bien aussi tout ce qui, dans cette épreuve, lui échappe. C'est ce qu'il faudrait ne pas oublier. Or, incités à penser que l'ascension des uns s'explique par leur talent propre, nous sommes tout naturellement conduits à négliger ce qui dans le déclassement des autres peut ne pas leur être imputable.
L'égalité des chances, fortement individualisée dans ses tenants et ses aboutissants, se contente de perfectionner un régime de "concurrence non faussée" entre les individus et ne permet plus ensuite que nous nous prononcions sur le caractère éventuellement injuste du résultat social sur lequel elle débouche." (p.229-230)
"La partialité des parents à l'égard de leurs enfants résiste à toute velléité de régulation et d'égalisation. Or, pour fonctionner parfaitement, l'idéal méritocratique supposerait que les pouvoirs publics agissent pour que chacun soit moralement soutenu dans une même mesure, bénéficie du même confort affectif, des mêmes moyens de se former et de se réaliser. Nous savons que c'est impossible, nous pressentons bien aussi que ce n'est même pas souhaitable. Platon avait, dans sa République, préconisé une collectivisation de l'éducation des enfants qui devait permettre que chacun puisse être formé selon la tessiture particulière de son âme, et devenir ainsi gardien, magistrat ou producteur. Qui pourrait aujourd'hui, sans frémir d'horreur, envisager sérieusement une telle perspective ? Nous ne sommes pas sur le point d'abolir la famille, alors même que nous n'ignorons pas à quel point la famille est un vecteur de construction et de reproduction des inégalités. C'est là un problème sérieux de cohérence interne pour la doctrine de l'égalité des chances." (p.237-238)
"La logique ne résiste pas cependant à un homme qui veut vivre, notait Kafka." (p.239)
"Conception hautement individualiste des talents qui suppose que ceux-ci sont dotés d'une valeur intrinsèque qui, par ailleurs, explique et justifie les hauts revenus perçus et les avantages accumulés." (p.261)
"Rawls propose de problématiser la nature et la portée des prétentions que je peux avoir sur les produits de mon activité -ce qui revient à dire que la conception de l'égalité des chances dont il développe le principe repose en même temps sur une profonde reformulation du droit d'appropriation spéciale, dont nous avons vu qu'il était au cœur du problème moderne de la justice distributive. Selon la redescription qu'il propose, un individu ne doit plus se penser comme unique propriétaire de ses talents, de ses compétences." (p.264)
"L'individu ne produit pas la richesse par une sorte de génération spontanée, à partir de ses seules ressources. Le travail est pour l'essentiel collectif, il mobilise des technologies et des savoir-faire pensés et conçus par d'autres, à la fois dans l'espace et dans le temps. Bien malin celui qui pourra isoler dans cette longue chaîne le maillon qui revient à chacun." (272)
"La redistribution et son financement par la fiscalité poseraient également, sur le plan de la justification, moins de problèmes, puisque, dans la richesse produite par chacun, la part de la collectivité (éducation, infrastructures, équipements, etc.) pourra être identifiée sans induire de tension ni de contradiction." (p.281)
"Entre un libéralisme économique qui ne jure que par l'individu et promet que le soin que chacun porte à son propre intérêt résoudra les principaux problèmes sociaux et un collectivisme -quelle qu'en soit la forme- qui, en abolissant la propriété privée des moyens de production se fixe comme objectif de changer "l'assiette même de la société", selon la formule de Tocqueville, l'accent mis [par Léon Bourgeois] sur la solidarité apparaissait comme une voie médiane, permettant d'associer toujours plus étroitement droits et devoirs, protection sociale et responsabilité individuelle." (p.283)
"La solidarité [...] fonde l'obligation de chacun à l'égard des autres sur les avantages qu'offre le simple fait d'être né, d'avoir grandi, d'être tout simplement en société.
Cette idée d'une dette que chaque individu contracte à toutes les étapes de la vie, d'une dette qui le met en demeure de rendre à la société une part de ce qu'elle lui a donné avait précisément pour fonction de permettre le passage d'une analyse descriptive du lien social à une visée normative, tout en maintenant la possibilité de la propriété individuelle. Cela nous éclaire aussi sur le rôle que l'Etat doit assumer à cet égard. Les premiers penseurs de la solidarité ne considèrent pas, à l'instar de ce que défendait Rousseau dans le Contrat social, que la dépendance du citoyen à l'égard de la société soit d'une portée telle que sa vie puisse être considérée comme une sorte de "don conditionnel de l'Etat". C'est que, pour ce solidarisme républicain, l'essentiel est moins dans la relation de l'individu à l'Etat que dans la relation des individus entre eux." (p.284-285)
"Les personnes de plus de 50 ans, en 2004, ont [...] un patrimoine brut plus important en termes relatifs qu'en 1992, alors que les moins de 30 ans ont un patrimoine brut plus faible." (p.301)
-Patrick Savidan, Repenser l'égalité des chances, Paris, Hachette, coll. « Hachette littératures/Pluriel », 13 janvier 2010 (1re éd. 2007), 327 pages.
Citer les railleries de Lepage sur l'égalité des chances. Un livre de commentaires, bien pauvre en arguments. Sophisme de la dette innée. Une supposée injustice (bénéfice capacitaires consécutifs de la redistribution) ne peut pas être rectifiée par une injustice incontestable: l'impôt, c'est-à-dire le vol de la propriété individuelle par l'organisation étatique.