https://www.egaliteetreconciliation.fr/Esquisse-topographique-des-droites-en-France-1091.html
En 1979, répondant à Jean-Pierre Apparu pour son essai-enquête consacré à La Droite aujourd’hui (2), Dominique Venner retraçait brièvement son itinéraire politique entre Europe-Action et l’Observatoire des études occidentales, quand il militât au sein du Mouvement nationaliste du progrès et du Rassemblement européen de la liberté. Il justifiait l’association des termes « nationaliste » et « progrès » - alors que l’opinion les juge contradictoires - afin de réunir hypothétiquement tout ce qui se réclamait de la « non gauche ». Cette démarche originale se révéla infructueuse, mais elle exprima une tentative de rompre à la fois avec la distinction « gauche-droite » et de réhabiliter le terme alors tabou de « droite ».
Récemment, dans un article roboratif portant sur « La France, malade de la colonisation » (3), Rodolphe Badinand en appelle à « une Droite de rupture authentique, radicale, intransigeante » après avoir estimé que « la droite en France n’existe pas… ». Le propos se veut certainement provocateur, car, loin d’en être exempte, la France possède un vaste panel d’idées, de doctrines et de théories qu’on classe à « droite ».
Définir la (ou les) « droite (s) » relève de la gageur parce que le mot détient une plasticité indéniable qui dépend de l’atmosphère intellectuelle de l’époque. Dans Les idées à l’endroit (4), Alain de Benoist opposait une « vieille droite » agrippée aux vieilles lunes de l’Algérie française, du maréchalisme paysan, de la « ligne bleue » des Vosges et de l’affaire Dreyfus, et une « nouvelle droite » réactive aux contraintes métapolitiques du moment… Quoique brutale et subjective, la distinction convainc.
Le courant traditionaliste radical d’orientation évolienne n’hésita pas, lui, à s’emparer du qualificatif de droite. Des années d’après-guerre jusqu’aux années 1980, pareille démarche s’apparentait à de l’inconscience ou à de la témérité. Lecteur subtile de Guénon et d’Evola, Daniel Cologne expliquait que seule « la Droite authentique a pour référence métaphysique (pour “ mythe mobilisateur ”, dirait Sorel) la spiritualité primordiale et pour référence historique la période qui, dans le cadre de la civilisation occidentale, reproduit le plus fidèlement l’atmosphère spirituelle de l’âge d’or. Pour Julius Evola, c’est la romanité archaïque. Pour René Guénon, c’est le Moyen Âge chrétien. [… En effet,] il ne fait aucun doute que la Chrétienté médiévale est l’âge d’or de la civilisation occidentale et, par conséquent, la référence historique par excellence du traditionalisme intégral européen, le “ mythe mobilisateur ” d’une Droite véritable dont les membres souhaiteraient retrouver, par la pensée guénonienne, les principes traditionnels de la politique » (5).
Doit-on cependant réduire la « Droite » au seul traditionalisme intégral européen et le considérer comme l’unique paradigme en excluant les autres possibles ? Et puis, qu’entend-on par « Droite » ? Faut-il employer le singulier ou le pluriel ? « Être de droite » impliquerait-il une adhésion à des valeurs particulières qui sont la hiérarchie, le devoir, l’honneur, le goût de l’enchevêtrement (de la complexité ?), le sens de la (des) différence(s), le respect des coutumes (la tradition, si l’on veut) et l’intuition du tragique. L’énumération frise la tautologie ou la dépasse ! Il existe des perceptions alternatives pour déterminer le sujet. Par exemple, « unies par une même horreur de la volonté, les droites sont ainsi nombreuses dans un champ qu’anime une double polarité : elles sont marquées soit par la conviction que l’ordre ultime de la société est transcendant, soit qu’il est immanent ; elles se répartissent sur une ligne qui va de l’aspiration libertarienne à un organicisme effectif. Mais, quoi qu’il en soit, on ne s’étonnera guère que les vraies droites ne parviennent pas souvent au pouvoir et ne puissent en vérité que s’y nier elles-mêmes en y multipliant les manifestations autonomes de volonté. Qu’elles soient nostalgie de la société organique d’Ancien Régime, d’un “ avant ” de la politique idéalisé, ou rêve d’une société libertarienne sans État (ou presque) et donc sans volonté, les droites sont condamnées à l’utopie ou à l’inexistence. Aujourd’hui du moins. (6) » Toutefois, ces tentatives non exhaustives de définition n’apportent aucune réponse au fait s’il existerait, en France, une droite, composée de multiples tendances, ou bien des droites distinctes. Il importe au préalable de considérer que les notions de « droite » et de « gauche » participent pleinement à la Modernité et qu’elles opèrent dans un cadre politico-électoral ouvert et destiné aux masses. Dans ce cadre-là, il serait vain et anachronique d’essayer de se demander si les Bourguignons ou Jeanne d’Arc étaient de droite ou de gauche.
De la Gauche, du libéralisme et du « sinistrisme » :
Au début des années 1950, René Rémond, publia un ouvrage (7) dans lequel il distinguait trois droites historiques concurrentes :
— la droite traditionaliste et contre-révolutionnaire, dite « droite légitimiste »,
— la droite libérale et parlementaire appelée « droite orléaniste »,
— la droite autoritaire et plébiscitaire ou « droite bonapartiste ».
Dans cet essai considérable, René Rémond signalait que seule la première de ces droites, la contre-révolutionnaire, apparut à droite en réaction à la Révolution française alors que les deux autres seraient plutôt des « droites conjoncturelles ». Naissant à gauche, elles se retrouvèrent finalement à droite du fait du sinistrisme qui les déplaça sous les poussées successives du républicanisme, du radicalisme, des socialismes, des communismes et des gauchismes. Par cet ouvrage, René Rémond acquit une notoriété extraordinaire.
Cependant, sa thèse n’emporta pas toutes les convictions. Lui-même historien des idées, Philippe Nemo conteste l’idée que la gauche serait la matrice des idées politiques et la droite leur « impasse ». Cet ardent libéral conçoit plutôt le champ politique organisé autour de trois blocs : la gauche, la droite et la démocratie libérale. Il ne se refuse de lier son camp démocrate libéral aux conservateurs et réactionnaires de droite ou aux égalitaristes et collectivistes de gauche (. Attrayante, cette suggestion ne satisfait pourtant pas, une fois établie la généalogie politique du libéralisme. On ne peut non plus suivre MM. Rials et Bluche quand, dans leur quête d’une « renaissance de la droite », ils assimilaient la Révolution libérale des années 1980, sottement dénommée « Révolution conservatrice américaine », à une nouvelle droite. « Le discours libéral radical - celui de l’État minimal ou celui, plus intransigeant encore, des libertariens - n’est pas modéré, précisent-ils. Il est alternatif. C’est un immense refus du trend du dernier siècle, ce refus permettant de réconcilier des personnes venues d’horizons divers et qui souhaitent simplement pouvoir y retourner en échappant à l’étouffante tutelle de l’étatique et du collectif. Pour s’acclimater en France, ce discours alternatif ne pourra être qu’individualiste - à la différence du discours de droite du XIXe siècle - refléter les préoccupations d’une société libérale qui, une fois disparues totalement les traces de hiérarchies anciennes qui subsistent çà et là, pourra être qualifiée - à l’image de la société américaine et toutes proportions gardées - de société sans classe, au sens strict du mot classe (9) ».
Enfant de la « philosophie des Lumières » et des « révolutions atlantiques » (Jacques Godechot), le libéralisme naît à gauche en tant que doctrine qui promeut la liberté et valorise l’individu. Souvenons-nous qu’aux États-Unis, est liberal le défenseur progressiste du message original de l’Enlightment. Principal facteur de la Modernité, le libéralisme opta rapidement en faveur d’une position centrale d’où il put affronter une double opposition. À ses adversaires sur sa gauche, la pensée libérale répondit par l’efficacité économique, gage de progrès social, et son respect de l’individu. Contre ses ennemis à sa droite, elle joua en faveur tantôt de la promotion sociale, tantôt d’un ordre moral privilégiant les possédants. Il ne convient toutefois pas de confondre la pensée libérale (elle-même florissante en écoles parfois antagonistes : y a-t-il vraiment des points communs entre un anarcho-capitaliste libertarien et un ordo-libéral ?) et la Gauche.
Malgré une fragmentation en nombreuses tendances férocement rivales sur la question des moyens (communisme, social-démocratie ou anarcho-syndicalisme, pour faire simple), la Gauche conserve toujours son unité généalogique puisqu’elle exige l’égalité et la collectivité. On trouve bien une gauche individualiste, mais cet individualisme se veut in fine égalitaire. Quant au « socialisme libéral » étudié par Monique Canto-Sperber (10), ce n’est qu’une synthèse « éclairée » inachevée entre la liberté et l’égalité. Ce rapprochement avorté a néanmoins le mérite de montrer la proximité de la Gauche et du libéralisme qui se retrouvent sur des mêmes valeurs différemment soutenues.
Ce voisinage explique la longue litanie des rassemblements de « défense républicaine » ou de « gauche plurielle » en passant par le « front populaire » et autre « front républicain » qui ponctuent l’histoire politique contemporaine de la France. Quand la Gauche sent son monopole métapolitique ou son exclusivité culturelle menacés, elle orchestre la mobilisation des consciences et entreprend une intoxication médiatique. La foule manipulée beugle aussitôt des slogans « antifascistes », « antiracistes » et « contre-toutes-les-discriminations-et-pour-le-respect-des-minorités-visibles ». Le tout avec la caution récurrente du libéralisme qui perçoit la Gauche comme un élément avancé excessif, voire exacerbé, de ses propres idéaux. Le libéralisme n’oublie pas que « sous la Restauration, dans l’opposition à la politique rétrograde et cléricale des ultras, libéral a un parfum de subversion : il est presque synonyme de révolutionnaire ; ceux qui s’appellent ainsi se situe à l’extrême gauche (11) ». Doit-on conclure à une quelconque antériorité de la Gauche et du libéralisme dans la formation des idées ? Stéphane Rials et Frédéric Bluche ne sont pas loin d’y souscrire : « La colonne vertébrale de la vie politique française depuis la Révolution n’est pas le prétendu rapport droite-gauche, c’est la gauche, la gauche, avec la logique de son évolution. Jusqu’aux débuts de la IIIe République, il subsistait un discours alternatif au discours de gauche. Celui-ci a disparu depuis lors. Les autres, abusivement qualifiés de discours de droite, ne font que se définir par rapport à la gauche ; attitude qui, loin de conduire cette dernière à une modération symétrique, a permis sa radicalisation » (12).
Des droites éclatées ou modérées ?
L’historien des idées sait d’expérience que la droite est en réalité pluraliste. Certains, tels Marc Crapez, l’estiment même plus récente qu’on ne pourrait le croire, ne se structurant non au moment soi-disant fondateur du veto royal à l’Assemblée nationale constituante du 11 septembre 1789, mais entre l’affaire Dreyfus et les années 1930. « La “ révolution dreyfusienne ” emporte la consolidation définitive de 1789, l’affermissement de ses principes individualistes ; c’est aussi une contre-révolution préventive, dirigée contre une extrême droite révolutionnaire héritière d’une extrême gauche sans-culotte analyse Marc Crapez. La gauche neutralise la subversion socialiste en expulsant le socialisme national et en paralysant le potentiel révolutionnaire du socialisme collectiviste. La fondation de la gauche moderne s’effectue sur les cendres de 1793, par une rupture radicale d’avec la tradition révolutionnaire française. (13) » Dans cette éventualité novatrice, on se demande si la Jeune Droite si bien étudiée par Nicolas Kessler (14), loin d’être « une tentative de renouvellement de la pensée française » (15), ne consacrerait pas l’installation de la « droite » dans une société française pétrie d’égalitarisme en pleine mutation sociologique. René Rémond reste muet sur ce point.
Dans Les Droites aujourd’hui, René Rémond revient sur le succès des Droites en France. Il révise aussi en partie son classement ternaire en y ajoutant deux autres formes de droite politique : le radicalisme et la démocratie chrétienne. Il confirme que la tradition radicale « était même apparue à l’extrême gauche […]. Le nom même de radical a fait son entrée dans le vocabulaire politique après 1830, quand le fait de se dire républicain exposait aux rigueurs de la loi, pour désigner précisément ceux qui rejetaient les régimes monarchiques, entendaient renouer avec la grande Révolution et parachever son œuvre » (16). « Le radicalisme, poursuit-il, est né à gauche du refus de toute compromission avec la droite. […Puis…] l’émergence sur leur propre gauche de tendances proposant d’aller plus loin encore dans l’application du programme démocratique a peu à peu, au XXe siècle, repoussé les radicaux vers le centre (17) ».
La difficulté de définir la (les) « droite (s) » signifierait-il qu’elle(s) se cachen(nt) sous les expressions moins marquées de « centre », de « modérés », de « centrisme » ? Stéphane Rials le croit puisque « les mouvements ou partis dits de droite ne revendiquent et, semble-t-il, ne subissent aucune filiation avec la droite ni même les “ centres ” du siècle dernier. Ils vont sans mémoire. Ils errent sans symbolique propre : le R.P.R. arbore le bonnet phrygien et M. Giscard d’Estaing dédie Démocratie française à Gavroche… Ils n’ont pas d’histoire singulière ou de contre-tradition à opposer à l’envahissante mémoire de gauche - cette mémoire qui ne se veut pas “ courte ”. Ils n’osent, malgré quelques évolutions récentes, aucun projet véritablement alternatif (sur la taraudante question des inégalités par exemple). Ces droites prétendues, et qui maintenant se disent telles avec un petit sourire mi-satisfait mi-inquiet, ces droites n’en sont pas : elles sont à droite de la gauche sans nul doute mais elles ne sont pas de droite. Elles sont, si l’on veut, des droites “ situationnelles ”. Et mieux vaudrait, à leur propos, parler d’une famille “ modérée ”. Les “ modérés ”, dans le terme même, veulent modérer, nuancer, infléchir tout au plus une évolution, celle que l’on observe depuis des décennies et dont le contenu ne s’écarte guère de ce qu’était, ramené à l’essentiel, le projet des gauches d’autrefois. Ils souhaitent que cette évolution s’accomplisse sans violences et s’effectue sans douleurs, dans le maintien des libertés et avec la sauvegarde d’espaces épargnés. Mais ils ne croient pas pouvoir en suggérer une autre, antithétique. Démocratie française, sous les dehors d’un certain optimisme, fut une parfaite illustration du matérialisme résigné et non dialectique des modérés de la dernière décennie. (18) » Des historiens contestent cette vision tandis que René Rémond évoque trop rapidement ce problème. Il ne s’attache pas, par ailleurs, à examiner les quelques oxymores politiques flagrants, entérinés par l’opinion, tels que « droite libérale », « droite nationale » ou « démocratie chrétienne ».
René Rémond interprète finement cette dernière. « À la différence du radicalisme, cette famille politique, souligne-t-il, n’est pas née à gauche. Si elle n’était pas à droite, c’est parce qu’elle s’inspirait du refus de se confondre avec la droite et de la volonté de se démarquer de la conservation politique et sociale. (19) » Provenant bien souvent du catholicisme libéral, incarné par le second La Mennais, Lacordaire et Montalembert, du catholicisme social avec Albert de Mun et du corporatisme royaliste, les démocrates-chrétiens doivent être considérés comme les héritiers républicanisés et aseptisés du catholicisme intransigeant d’avant le Ralliement de 1893. L’acceptation de la République par les catholiques éteint-elle la droite contre-révolutionnaire ? Nullement puisqu’elle survécut jusqu’au milieu du XXe siècle par l’intermédiaire de l’Action française. Elle retrouve même une certaine vigueur en conservant « des positions et des fidélités irréductibles sur un tout autre plan : le religieux (20) » en tant que traditionalisme catholique avec tous ses succédanés plus ou moins groupusculaires (sectaires ?).
Comment René Rémond regarde-t-il les cas particuliers que sont la Nouvelle Droite et le Front national ? Il y répond d’une manière ambiguë. Il conteste d’abord les conclusions de Zeev Sternhell qui, dans La droite révolutionnaire. 1885-1914. Les origines françaises du fascisme (21), révéla l’existence d’une autre droite, la quatrième, à travers les cas du syndicalisme jaune, du jeune Barrès de La Cocarde, de Georges Sorel et du Cercle Proudhon. René Rémond nie la réalité de cette quatrième droite et la réduit en une simple modernisation de la première, contre-révolutionnaire. Il répète son erreur à propos de la Nouvelle Droite qu’il ne comprend visiblement pas. « À la fin des années 70, cette appellation de “ Nouvelle droite ” a désigné une école de pensée qui a défrayé, quelque temps, la chronique et suscité des débats qui ont fait date dans l’histoire des controverses idéologiques. Cette école, dont l’inspirateur principal, Alain de Benoist, relevait par défi le terme alors décrié de droite, prétendait renouveler son corps de doctrine. […] La nouvelle droite empruntait du reste quelques-uns de ses postulats au fondateur du nationalisme intégral, notamment sa récusation des postulats de la démocratie. (22) » En ne se focalisant que sur une période précise - scientiste, prométhéenne et nominaliste (et… médiatique !) - de la N.D., révolue aujourd’hui, il n’en a pas saisi les évolutions, ni les infléchissements ou les novations…
René Rémond éprouve la même difficulté à étudier le Front national qu’il qualifie tout de même de « droite extrême » (23). Pourquoi cette expression ? Parce que, pour Rémond, ce parti « a fait le choix d’agir dans le cadre institutionnel de la démocratie représentative et parlementaire : présentation de candidatures, individuelles ou de listes, à toutes les élections, locales ou générales, participation active des militants aux campagnes, meetings, affichage, participation des élus aux travaux et délibérations des assemblées tirant parti des ressources des règlements et des divisions de leurs adversaires. Rien qui rappelle les violences dans les rues des groupements réputés factieux de l’Entre-deux-guerres. (24) » « Le Front national n’est animé d’aucune volonté de subversion de l’ordre établi, ne suscite aucune agitation, n’entretient pas d’activité factieuse. Même son discours n’a aucune harmonique révolutionnaire. Contestataire serait plus approprié pour qualifier son état d’esprit, son attitude de rejet » (25). C’est clair que le frontisme, selon René Rémond, ne saurait être de la droite révolutionnaire.
Si Zeev Sternhell s’inscrit assez dans le sillage de René Rémond, d’autres universitaires contestent effectivement les conclusions des Droites en France. « Les thèses de M. Rémond constituaient en leur temps une bonne hypothèse de travail, écrivent Stéphane Rials et Frédéric Bluche. Elles auraient pu ouvrir la voie à de larges débats, autorisant le cas échéant un ou plusieurs mea culpa. Il n’en a rien été. Le succès aidant, la thèse s’est figée, et avec elle ses erreurs de perspective et d’interprétation. Ces erreurs sont principalement au nombre de deux. La première provient d’une confusion entre la droite et les centres au XIXe siècle. La seconde, qui vient d’être suggérée, consiste à vouloir établir des filiations entre ces courants anciens et les tendances actuelles. (26) » Mais d’où sortent alors les droites actuelles ? À moins que les partis dits « de droite » ne soient pas que des partis à droite, des prolongements bâtards de la Gauche. Pour MM. Rials et Bluche, la seule, la véritable et l’authentique droite dans la France du XIXe siècle « est ce qui rompt avec l’acte fondateur de la France moderne, la Révolution. C’est la Contre-révolution. Par conséquent, après l’ère des complots sous la Révolution et sous le Consulat, après les hautes eaux de l’ultra-royalisme sous la Restauration, la droite après 1830 est, pour l’essentiel, le légitimisme. Plus précisément la fraction du légitimisme - majoritaire à la base de celui-ci - qui est peu ou pas séduite par les sirènes idéologiques (plus ou moins identifiées) de la première révolution, et qui rejette le légitimisme libéral d’un Falloux ou d’un Berryer et le royalisme national de La Gazette de France. Courant minoritaire depuis longtemps, la véritable droite ne représente peut-être que 15 à 20 % des Français au XIXe siècle selon les périodes (27) ». Leur démarche devient ensuite cohérente quand ils assimilent ensuite le bonapartisme à un centrisme autoritaire (28) et l’orléanisme à un centrisme conservateur.
Une autre interprétation idéaltypique novatrice :
Il faut remarquer que les études de MM. Rémond, Rials et Bluche inscrivent les « droites » dans un contexte historique dynamique, alimenté par le sinistrisme, mais qui aurait pu être, en d’autres circonstances, un probable dextrisme. Même si René Rémond révise en partie son classement d’origine, il ne le remet jamais en cause. Un jeune historien des idées, Marc Crapez, n’a pas les mêmes réticences puisqu’il bouleverse l’historiographie désormais convenue du sujet.
Dans La gauche réactionnaire (29), il examine les liens dorénavant inavouables entre l’idée de progrès, le racisme, l’antisémitisme et la défense de la plèbe. Il en arrive à soumettre une nouvelle configuration des forces politiques en France plus stimulante encore que la classification de René Rémond.
Marc Crapez repère « idéaltypiquement dans la tradition politique française six familles politiques. Chacune se subdivise en deux compartiments doctrinaux rivaux, parce qu’il est toujours deux attitudes intellectuelles plausibles possibles, deux façons différentes de voir les choses sur un plan programmatique en partant de la même donne originelle ou matrice fondatrice. Une essence et un déterminant donc, un motif déterminant qui se confère presque une latitude de sémantème. À partir d’une configuration structurante, située dans la sphère de l’affect (tempérament politique, référents culturels, mythologies politiques), se choisit une direction idéologique, une orientation conceptuelle, un mental sur l’extérieur. Une famille politique implique donc deux horizons variés voire antagonistes.
Il ne semble pas déraisonnable de plaider en faveur de l’existence de trois gauches et trois droites que sont : la gauche égalitaire (autoritaire ou collectiviste), la gauche fraternitaire (communautaire ou individualiste) et la gauche libérale (sociale ou libertaire) ; la droite libérale (modérée ou libertarienne), la droite conservatrice (libérale ou impériale) et la droite réactionnaire (traditionaliste ou populiste). S’obtient ainsi par clivage une palette de douze traditions politiques dès longtemps fixées. Les frontières sont quasiment arrêtées ne varietur et délimitent des contenus d’une grande stabilité. Un statisme qui s’oppose à l’incessante dynamique des doctrines, idéologies et mythes politiques. (30) »
Exit le sinistrisme ! Oubliées les trois droites ! Finie la vision du substrat français fertile en fascisme(s) ! Marc Crapez expose les thématiques dominantes de chacune de ces traditions politiques ainsi cernées. Il observe que « la gauche égalitaire, légataire de 1793, systématiquement anticléricale et irréligieuse si ce n’est antireligieuse, mise sur l’activisme révolutionnaire pour investir l’appareil d’État, et la cœrcition centralisatrice pour parvenir à ses fins. Elle se ramifie en branches ennemies. La branche autoritaire (Blanqui) recouvre le sans-culottisme, virulent, vindicatif, chauvin, antiparlementaire, partisan d’un exécutif qui ne badinerait pas. La branche collectiviste (Guesde autour de 1890) s’identifie avec le communisme classiquement organisé, théoriquement international et peu ou prou imprégné de marxisme.
La gauche fraternitaire puise sa raison d’être dans une perpétuelle indignation face à l’iniquité du monde. Elle se méfie de la Terreur comme des méthodes musclées de la gauche égalitaire. 1789 n’est pas davantage totalement assumé. Par vigilance contre la “ duplicité bourgeoise ” et aussi par une certaine nostalgie un tantinet “ réactionnaire ” liée au mythe de l’âge d’or. Pour Proudhon, la grande date de la Révolution est donc la Fête de la Fédération. Constitutivement morale, fondamentalement pacifiste et fédéraliste, imprégnée de religiosité chrétienne ou “ libre-penseuse ”, la gauche fraternitaire prêche la justice et l’irénisme. Son courant communautaire (Fourier) a participé de la naissance du socialisme et en fut le dépositaire en 1848. De nos jours, la gauche fraternitaire communautaire est syndicaliste et associative. Elle aime à manifester dans la rue (souvent de façon ludique et primesautière en chantant et mangeant des saucisses). Également attaché à la dignité et à la considération due à chacun, le versant individualiste de la gauche fraternitaire est anticlérical (anarchisme) ou chrétien (personnalisme - jusqu’à Uriage s’entend, ensuite le personnalisme s’est imprégné de gauche libérale sociale).
La gauche libérale, héritière attitrée de 1789, est initialement une gauche libérale sociale qui maintient la nécessité de significations partagées dans des communions civiques et affiche son volontarisme face aux dysfonctionnements sociaux dus à l’économie de marché (des remparts contre les débordements du capitalisme). Elle considère le cas échéant comme une “ fausse ” gauche sa concurrente libertaire de désignation récente (nouveaux philosophes) mais d’avenir certain, qui se préoccupe surtout de protéger la sphère privée de l’individu et désavoue entièrement 1793 (autrement dit : 89, tout 89, mais rien que 89).
La droite libérale, historiquement modérée voire orléaniste (Laboulaye), loue les principes de 1789 à proportion de ce qu’elle garde une peur bleue de 1793. Elle est concurrencée par une droite d’inspiration américaine, libérale libertarienne ou ultra-libérale (tant économiquement que politiquement). La droite conservatrice entend freiner les évolutions jugées néfastes, sans se laisser intimider par la gauche, tout en détestant la droite réactionnaire. La version libérale est une grande tradition de pensée qui, de Tocqueville (ce libéral “ problématique ” selon Pierre Manent) à Raymond Aron, se sent proche du modèle britannique. Le courant impérial est de souvenir bonapartiste ou de copie allemande (révolution conservatrice). La droite réactionnaire enfin, est une extrême droite qui se partage en branches traditionaliste (légitimisme catholique en voie d’extinction), et populiste d’origine contre-révolutionnaire mais républicanisée à contre-cœur. Tout en redoutant la subversion, elle est donc très bruyante, pamphlétaire et putschiste.
On peut, partant de cette grille interprétative, étiqueter rapidement l’ensemble des penseurs ou mouvements politiques, y compris les plus complexes. Proudhon et Péguy, par exemple, sont de parfaits cas d’écrivains de gauche fraternitaire individualiste, respectivement corrigée de droite conservatrice impériale pour le premier, de droite réactionnaire traditionaliste quant au second. Le socialisme d’autre part, est un mouvement qui fut porté sur les fonts baptismaux par la gauche fraternitaire communautaire à partir de 1830, approché par le sans-culottisme à la fin du second Empire, puis adopté après la Commune, lors de la naissance du mouvement ouvrier, par la gauche égalitaire collectiviste, avant de tomber aux mains de la gauche libérale sociale grâce aux efforts de Jaurès. (31) »
Concernant le bonapartisme, Marc Crapez le qualifie de « “ recherche d’une synthèse entre autorité et expression populaire ” (32) ». C’« est un croisement de droite conservatrice impériale et de gauche égalitaire autoritaire. c’est ainsi que le gaullisme a pu “ mordre ” sur l’électorat communiste. Et il n’est que de prêter l’oreille aux conférences de presse de son héros éponyme, ces discours oscillant entre un vocabulaire d’un classicisme parfois appuyé, et des tournures populaires à souhait si ce n’est à dessein, pour se convaincre que la tradition anti-bourgeoise du Père Duchesne n’a pas tout à fait disparu de l’ethos politique français. L’actuel tribun national-populiste a parfaitement su combler le vide à cet égard. Le national-populisme justement, de Drumont à nos jours, est toujours tentative de la droite réactionnaire populiste pour nouer alliance auprès de la gauche égalitaire autoritaire (que l’actuel mouvement emprunte quelques idées économiques à la droite libérale libertarienne et quelques considérations politiques à la droite conservatrice impériale ne change pas grand-chose). Il peut y avoir droite révolutionnaire (entendue ici non comme quatrième droite, mais idéaltype de préfascisme), lorsque cette combinaison fonctionne et attire une ultra-gauche en rupture d’avec la gauche. (33) »
Quant à la Nouvelle Droite, Marc Crapez la situe indirectement dans le sillage de « la grande école sociologique allemande [qui] est en quelque sorte à mi-chemin de la droite conservatrice libérale et de l’impériale. Ainsi Raymond Aron et, toutes choses égales par ailleurs, Alain de Benoist, peuvent partager nombres de référents (Weber, Pareto, Schmitt, etc.) (34) ». Dès lors, où la notion de national-populisme demeure-t-elle seulement valable ?
Droite national-populiste ?
Les travaux novateurs de Marc Crapez éclairent d’un jour nouveau les véritables sources de cette fameuse « droite révolutionnaire ». « Si le doute demeure quant au fait que la France ait pu être le berceau du fascisme, pense Marc Capez il n’est guère possible pour ce qui est du socialisme national. C’est vraisemblablement parce que, dans le prolongement de sa Révolution, la France a engendré un socialisme national longtemps vivace à concurrencer le socialisme international que l’historiographie issue du combisme a préféré continuer à militer plutôt que de regarder le passé en face. Le résultat en a été le mythe de la-gauche-depuis-1789 (et ç’aura été tenace). Que Jaurès soit parvenu cahin-caha à rallier près des deux tiers des effectifs du socialisme à la République parlementaire, et que le tiers guesdiste restant s’en soit accommodé, consommait à court terme la déroute du nationalisme et constituait pour le régime une aubaine qu’il n’avait pas même initialement escomptée. Il dut alors se lier avec ce nouveau socialisme. (35) » Marc Crapez rappelle que « le socialisme national est si peu marginal dans le contexte de la France du XIXe siècle, qu’il n’est à peu près pas un socialiste tout court qui ne s’y soit essayé, ne fut-ce qu’un temps. Fourier, Proudhon et Louis Blanc développèrent des théories sans grand rapport avec les socialismes démocratique ou collectiviste. Les socialistes les plus célébrés par l’histoire sociale ne furent pas exempts de tentations donc d’un certain coefficient de socialisme national : Jaurès cajole Rochefort voire Drumont tandis que Pelloutier collabore à La Cocarde de Barrès, Vaillant n’est aucunement pressé de combattre le boulangisme en 1888, Allemane se rallie au Parti socialiste national en 1918. Quant au futur président de la République Alexandre Millerand, son parcours en zigzags est révélateur. En 1888, il rompt avec le radicalisme en se gardant bien de blâmer le boulangisme. En 1891, il est admis dans la société des socialistes et travaille à la réconciliation socialo-boulangiste. En 1896, il s’adonne à quelques slogans collectivistes qui lui valent les foudres du socialisme national. En 1898, après avoir nettement louvoyé dans l’affaire Dreyfus, il épouse un socialisme démocratique, devenant ainsi la principale cible des socialismes collectiviste et national. Aux législatives de 1906, il bénéficie du soutien des nationalistes républicains tant ses tirades anti-collectivistes sont ponctuées de propos ultra-patriotes. (36) » Ce socialisme national aurait-il eu une postérité ? Oui, et le dernier rejeton serait, à partir des années 1980, avec son essor électoral, le Front national. Maints politologues ont commenté le caractère composite de l’électorat frontiste (ou lepéniste). Nonna Meyer parle de « gaucho-lepénisme » pour désigner ces électeurs frontistes venus de la gauche (37). Ils cohabitent avec un électorat « droitier », moralement conservateur-autoritaire et économiquement libéral, issue de la petite bourgeoisie provinciale.
Plus globalement, par leur vote protestataire, les électeurs lepéno-frontistes exprimeraient en réalité des sentiments jacobins et égalitaires, d’où leur refus de la moindre différence ethno-culturelle majeure (refus du foulard islamique, rejet des langues régionales, etc.), ce qui en ferait les héritiers des sans-culottes. L’essayiste Emmanuel Todd analyse, à la lumière des résultats de la présidentielle de 2007, la prégnance anti-différencialiste du lepéno-frontisme électoral. « La carte du sarkozysme révèle une implantation préférentielle dans les zones traditionnellement les plus égalitaires de l’espace français : le bassin parisien et la façade méditerranéenne, qui sont les lieux de la Révolution, de la déchristianisation, de la laïcité, du rejet des élites et du refus du traité de Maastricht. La réalité, c’est que l’électorat n’a pas voté sur le contenu inégalitaire du discours sarkozyste, mais qu’il a exprimé une aspiration à l’ordre et une xénophobie spécifiquement française. La même contradiction existait, encore accentuée, pour le Front national, dont les chefs adhèrent à un inégalitarisme et à un racisme assez classique, mais dont l’électorat est plutôt dans un refus de la différence culturelle maghrébine, dans une exigence d’assimilation immédiate, dans une sorte de perversion de l’égalitarisme. Le style brutal, voyou, de Sarkozy a été en phase avec un certain type de tempérament individualiste, égalitaire, fort en gueule et indiscipliné. Ce tempérament avait permis, dans le passé, l’émergence du bonapartisme, puis du gaullisme électoral, avant celle du sarkozysme. Tous ces phénomènes - interprétation de droite de l’individualisme égalitaire - exprime un désir d’ordre et d’autorité dans une culture locale plutôt anarchiste et pour laquelle l’issue logique est le culte d’un chef qui serait l’individu absolu. (38) » La réalité se montre encore plus complexe.
« Sous le label droite révolutionnaire, souligne Marc Crapez, [il] a regroupé une mouvance dont on peut, en la complétant, séparer deux courants : d’un côté un national-populisme, de l’autre un socialisme national ou social-chauvinisme inscrit dans la tradition révolutionnaire française, anticapitaliste avant d’être anticollectiviste et anticlérical avant d’être antisémite. Le national-populisme est issu d’une réaction laïcisée et républicanisée couplée de socialisme national se renonçant. Dans la dernière décennie du XIXe siècle et la première du XXe, on peut énumérer les diverses chapelles antisémites qui donnent dans l’activisme drumontien, les ligues protectionnistes qui militent contre la main-d’œuvre étrangère, les syndicats jaunes, les derniers déroulédiens et les divers groupes de maurrassiens sociaux. La première manifestation du socialisme national fut, dès la fin du Second Empire, une flambée hébertiste concomitamment à un propagandisme athée des plus virulent. Vient ensuite le gros des boulangistes. Durant la dernière décennie du XIXe siècle, ce sont tous les vieux blanquistes, les Intransigeants de Rochefort, une bonne partie du socialisme indépendant, puis la poussée du nationalisme républicain anti-dreyfusard. Après l’Affaire surviennent les dissidences d’esprit sorélien. Avec la Première Guerre mondiale, ce sont les partisans de Zévaès puis Gustave Hervé au Parti socialiste national. Dans les années 30 encore, une pénultième dissidence nationaliste-républicaine se détache du Parti radical.
Toutes réflexions faites, conclut Marc Crapez, les notions de droite révolutionnaire ou préfascisme sont à peu près dépourvues de valeur politologique propre. Elles n’ont de validité qu’à déblayer le terrain dans un premier temps, de signification qu’à forcer certains verrous idéologiques. Il reste deux traditions doctrinales parfois entrecroisées : un national-populisme (nationalisme d’extrême droite) et surtout - car il lui est antérieur et constitue la clef de sa compréhension - un socialisme national directement issu de la Révolution française. Sauf erreur, ce socialisme national résulte de l’enclume de l’historien sans bovarysme ni conceptisme aucun. Il a circulé du boulangisme à Vichy. Fondamentalement antilibéral et anticollectiviste. (39) »
« Si la notion de droite révolutionnaire est déjà ancienne (suggérée par Adrien Dansette, Raymond Aron, Raoul Girardet), poursuit M. Crapez, il revient à Zeev Sternhell d’en avoir établi la teneur et fixé la nature. Si le syntagme est plein d’intérêt, sa validité politologique se heurte néanmoins à trois inconvénients : il tend à regrouper des mouvances assez divergentes tant chronologiquement que thématiquement et, en outre, les clivages droite/gauche et socialisme/nationalisme n’interviennent qu’avec l’affaire Dreyfus. Auparavant, le vocable nationaliste n’avait d’ailleurs guère d’assise dans l’acception idéologique d’un nationalisme de nationalistes. Chronologiquement, il convient de distinguer un nationalisme idéologique républicain qui s’effondre en 1904, du nationalisme anti-républicain d’Action Française qui prend alors la relève. Cela étant, l’expression rétrospective nationalisme républicain eut semblé tautologique aux ex-boulangistes qui parlaient plutôt parfois de socialisme national. Les mots social-chauvinisme et national-populisme sont nettement postérieurs. Le premier a été employé par Marc Angenot comme synonyme de socialisme national. Le second, proposé par Pierre-André Taguieff pour analyser un phénomène contemporain précis, a été utilisé par Madeleine Rebérioux, Pierre Milza et Michel Winock en tant que substitut à la notion de droite révolutionnaire (ce qui en privilégie arbitrairement la connotation extrême droitière alors même qu’elle était peu audible à la fin du XIXe siècle). (40) »
Une classification fonctionnelle des droites :
L’historien constate que les droites attirent plus les sensibilités que les idées alors que la Gauche et le libéralisme s’imprègnent fortement d’idéologies et d’abstractions. Si on estime que les droites représentent des appétences, des tempéraments psychologiques, on peut réaliser une nouvelle nomenclature inspirée du système holiste des castes hindoues :
— conduite par Joseph de Maistre, René Guénon, Frithjof Schuon et Alain Daniélou, voici la droite traditionaliste et « pérenniste » qui privilégie la spiritualité qu’on peut associer aux brahmanes et qui maintient le kosmos (Dharma) du monde ;
— les Vendéens de 1793, les chouans, Georges Cadoudal, les royalistes légitimistes, Léon Bloy, Charles Maurras, la « droite non-conformiste des années 1930 », les paras de Bigeard, les commandos Delta de l’O.A.S., la personne du général de Gaulle incarnent, tels des kshatriya, une droite réactionnaire et activiste qui combat contre la fin d’un monde et réagit à la catastrophe totale ;
— représentée par Edmund Burke, Maurice Allais ou Raymond Aron, une droite conservatrice et pragmatique (assimilée aux vaishiya) s’attache à la défense de la propriété, à la liberté du commerce et au respect des droits de l’individu dans le cadre d’une société respectueuse des coutumes et hiérarchies traditionnelles ;
— le boulangisme, Maurice Barrès du temps de La Cocarde, les Ligues de l’entre-deux-guerres, Georges Valois, le gaullisme du temps du Rassemblement du peuple français et de l’Union démocratique du travail, le Front national constituent une droite populiste et nationaliste qui capte et fructifie le mécontentement des « producteurs » meurtris et paupérisés par les différentes phases d’adaptation de la Modernité au Marché.
Cette classification « structuraliste » quadrifonctionnelle témoigne de la diversité inhérente des droites françaises et leur réticence permanente à se fondre dans un moule unique. Cette nouvelle répartition pourrait aussi s’opérer pour les autres droites en Europe.
Que déduire de ce cheminement historiographique sur les droites françaises ? Nullement intemporelle et absolument pas homogène, la « Droite » n’existe pas. On a la faiblesse de croire que les travaux de René Rémond et de Marc Crapez, loin de se contredire, se complètent assez bien puisque la première donne une explication historique et la seconde plus intellectuelle (ou « idéologique », au sens premier du mot). Quant à notre classement selon le tempérament, il s’apparente à une approche psychologique, subsidiaire aux deux précédentes.
Est-il finalement possible que les droites parviennent au moins à s’entendre comme le réclame Henry de Lesquen, président du Club de l’Horloge et du Mouvement d’action pour l’union de la droite (M.A.U.D.) ? C’est peu pensable, car les droites françaises présentent de telles incompatibilités entre elles qu’il paraît très difficile d’envisager une coopération, une entente, voire une alliance, durable, entre elles. Éclatées et trop faibles pour s’imposer définitivement, les droites françaises sont-elles condamnées à la défaite ? La politique, l’action partisane et la compétition électorale polarisent et cristallisent les idées autour des concepts de droite et de gauche parce que les idées se déterminent au gré des circonstances et des volontés humaines. Elles s’adaptent donc aux contraintes du politique et de l’historique. Cette dichotomie est un fait historique. C’est à l’histoire, toujours aléatoire et imprévisible, de balayer ce clivage aujourd’hui obsolète, d’autant que les « bons Européens » allient des idées de gauche avec des principes de droite.
Notes :
1 : La présente étude complète et prolonge notre « Interprétations de la “ Droite ” et de la “ Gauche ” », mis en ligne sur le site Europe Maxima, le vendredi 11 novembre 2005.
2 : Jean-Pierre Apparu, La Droite aujourd’hui, Albin Michel, 1979.
3 : Rodolphe Badinand, « La France, malade de la colonisation », mis en ligne sur Europe Maxima, le mardi 14 février 2006.
4 : Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, Éditions libres Hallier, 1979.
5 : Daniel Cologne, Julius Evola, René Guénon et le christianisme, Éditions Éric Vatré, 1978, pp. 33 et pp. 35 - 36
6 : Stéphane Rials, « La droite ou l’horreur de la volonté », in Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, D.U.C. - Albatros, 1987, p. 68 .
7 : René Rémond, La Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition politique, 1954, réédité sous le titre Les Droites en France, Aubier-Montaigne, collection historique, 1982.
8 : Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident ?, P.U.F., 2005.
9 : Stéphane Rials, « Fausses droites, entres morts et vrais modérés dans la vie politique française contemporaine », avec Frédéric Bluche, in Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, D.U.C. - Albatros, 1987, p. 58, souligné par les auteurs.
10 : Monique Canto-Sperber, Le socialisme libéral, Une anthologie (Europe - États-Unis), Esprit, 2003.
11 : René Rémond, Les Droites aujourd’hui, Éditions Louis-Audibert, 2005, p. 134.
12 : Stéphane Rials et Frédéric Bluche, art. cit., p. 49.
13 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, Michalon, 2002, p. 185.
14 : Nicolas Kessler, Histoire politique de la Jeune Droite (1929 - 1942). Une révolution conservatrice à la française, L’Harmattan, 2001.
15 : Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Le Seuil, 1969.
16 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 209.
17 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 236.
18 : Stéphane Rials, op. cit., « La droite ou l’horreur de la volonté », art. cit., p. 56.
19 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 210.
20 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 118, souligné par l’auteur.
21 : Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme 1885 - 1914, Le Seuil, coll. Points, 1978.
22 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 208.
23 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., pp. 245 à 266.
24 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 254.
25 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 259.
26 : Stéphane Rials et Frédéric Bluche, art. cit., p. 41.
27 : Stéphane Rials et Frédéric Bluche, art. cit., p. 46.
28 : Georges Feltin-Tracol, « Le bonapartisme. Examen d’une pensée politique évanouie », mis en ligne sur Europe Maxima, le dimanche 14 août 2005.
29 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race, Berg International, 1997.
30 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., p. 282, c’est nous qui soulignons.
31 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., pp. 282 à 285.
32 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., p. 285.
33 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., p. 188.
34 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., p. 190.
35 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, op. cit., p. 188.
36 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, op. cit., pp. 190 - 191
37 : Nonna Meyer, Ces Français qui votent FN, Flammarion, 1999 et Ces Français qui votent Le Pen, Flammarion, 2002.
38 : Emmanuel Todd, in Le Nouvel Observateur, 3 - 9 mai 2007.
39 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, op. cit., pp. 191 - 192
40 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, op. cit., p. 191
En 1979, répondant à Jean-Pierre Apparu pour son essai-enquête consacré à La Droite aujourd’hui (2), Dominique Venner retraçait brièvement son itinéraire politique entre Europe-Action et l’Observatoire des études occidentales, quand il militât au sein du Mouvement nationaliste du progrès et du Rassemblement européen de la liberté. Il justifiait l’association des termes « nationaliste » et « progrès » - alors que l’opinion les juge contradictoires - afin de réunir hypothétiquement tout ce qui se réclamait de la « non gauche ». Cette démarche originale se révéla infructueuse, mais elle exprima une tentative de rompre à la fois avec la distinction « gauche-droite » et de réhabiliter le terme alors tabou de « droite ».
Récemment, dans un article roboratif portant sur « La France, malade de la colonisation » (3), Rodolphe Badinand en appelle à « une Droite de rupture authentique, radicale, intransigeante » après avoir estimé que « la droite en France n’existe pas… ». Le propos se veut certainement provocateur, car, loin d’en être exempte, la France possède un vaste panel d’idées, de doctrines et de théories qu’on classe à « droite ».
Définir la (ou les) « droite (s) » relève de la gageur parce que le mot détient une plasticité indéniable qui dépend de l’atmosphère intellectuelle de l’époque. Dans Les idées à l’endroit (4), Alain de Benoist opposait une « vieille droite » agrippée aux vieilles lunes de l’Algérie française, du maréchalisme paysan, de la « ligne bleue » des Vosges et de l’affaire Dreyfus, et une « nouvelle droite » réactive aux contraintes métapolitiques du moment… Quoique brutale et subjective, la distinction convainc.
Le courant traditionaliste radical d’orientation évolienne n’hésita pas, lui, à s’emparer du qualificatif de droite. Des années d’après-guerre jusqu’aux années 1980, pareille démarche s’apparentait à de l’inconscience ou à de la témérité. Lecteur subtile de Guénon et d’Evola, Daniel Cologne expliquait que seule « la Droite authentique a pour référence métaphysique (pour “ mythe mobilisateur ”, dirait Sorel) la spiritualité primordiale et pour référence historique la période qui, dans le cadre de la civilisation occidentale, reproduit le plus fidèlement l’atmosphère spirituelle de l’âge d’or. Pour Julius Evola, c’est la romanité archaïque. Pour René Guénon, c’est le Moyen Âge chrétien. [… En effet,] il ne fait aucun doute que la Chrétienté médiévale est l’âge d’or de la civilisation occidentale et, par conséquent, la référence historique par excellence du traditionalisme intégral européen, le “ mythe mobilisateur ” d’une Droite véritable dont les membres souhaiteraient retrouver, par la pensée guénonienne, les principes traditionnels de la politique » (5).
Doit-on cependant réduire la « Droite » au seul traditionalisme intégral européen et le considérer comme l’unique paradigme en excluant les autres possibles ? Et puis, qu’entend-on par « Droite » ? Faut-il employer le singulier ou le pluriel ? « Être de droite » impliquerait-il une adhésion à des valeurs particulières qui sont la hiérarchie, le devoir, l’honneur, le goût de l’enchevêtrement (de la complexité ?), le sens de la (des) différence(s), le respect des coutumes (la tradition, si l’on veut) et l’intuition du tragique. L’énumération frise la tautologie ou la dépasse ! Il existe des perceptions alternatives pour déterminer le sujet. Par exemple, « unies par une même horreur de la volonté, les droites sont ainsi nombreuses dans un champ qu’anime une double polarité : elles sont marquées soit par la conviction que l’ordre ultime de la société est transcendant, soit qu’il est immanent ; elles se répartissent sur une ligne qui va de l’aspiration libertarienne à un organicisme effectif. Mais, quoi qu’il en soit, on ne s’étonnera guère que les vraies droites ne parviennent pas souvent au pouvoir et ne puissent en vérité que s’y nier elles-mêmes en y multipliant les manifestations autonomes de volonté. Qu’elles soient nostalgie de la société organique d’Ancien Régime, d’un “ avant ” de la politique idéalisé, ou rêve d’une société libertarienne sans État (ou presque) et donc sans volonté, les droites sont condamnées à l’utopie ou à l’inexistence. Aujourd’hui du moins. (6) » Toutefois, ces tentatives non exhaustives de définition n’apportent aucune réponse au fait s’il existerait, en France, une droite, composée de multiples tendances, ou bien des droites distinctes. Il importe au préalable de considérer que les notions de « droite » et de « gauche » participent pleinement à la Modernité et qu’elles opèrent dans un cadre politico-électoral ouvert et destiné aux masses. Dans ce cadre-là, il serait vain et anachronique d’essayer de se demander si les Bourguignons ou Jeanne d’Arc étaient de droite ou de gauche.
De la Gauche, du libéralisme et du « sinistrisme » :
Au début des années 1950, René Rémond, publia un ouvrage (7) dans lequel il distinguait trois droites historiques concurrentes :
— la droite traditionaliste et contre-révolutionnaire, dite « droite légitimiste »,
— la droite libérale et parlementaire appelée « droite orléaniste »,
— la droite autoritaire et plébiscitaire ou « droite bonapartiste ».
Dans cet essai considérable, René Rémond signalait que seule la première de ces droites, la contre-révolutionnaire, apparut à droite en réaction à la Révolution française alors que les deux autres seraient plutôt des « droites conjoncturelles ». Naissant à gauche, elles se retrouvèrent finalement à droite du fait du sinistrisme qui les déplaça sous les poussées successives du républicanisme, du radicalisme, des socialismes, des communismes et des gauchismes. Par cet ouvrage, René Rémond acquit une notoriété extraordinaire.
Cependant, sa thèse n’emporta pas toutes les convictions. Lui-même historien des idées, Philippe Nemo conteste l’idée que la gauche serait la matrice des idées politiques et la droite leur « impasse ». Cet ardent libéral conçoit plutôt le champ politique organisé autour de trois blocs : la gauche, la droite et la démocratie libérale. Il ne se refuse de lier son camp démocrate libéral aux conservateurs et réactionnaires de droite ou aux égalitaristes et collectivistes de gauche (. Attrayante, cette suggestion ne satisfait pourtant pas, une fois établie la généalogie politique du libéralisme. On ne peut non plus suivre MM. Rials et Bluche quand, dans leur quête d’une « renaissance de la droite », ils assimilaient la Révolution libérale des années 1980, sottement dénommée « Révolution conservatrice américaine », à une nouvelle droite. « Le discours libéral radical - celui de l’État minimal ou celui, plus intransigeant encore, des libertariens - n’est pas modéré, précisent-ils. Il est alternatif. C’est un immense refus du trend du dernier siècle, ce refus permettant de réconcilier des personnes venues d’horizons divers et qui souhaitent simplement pouvoir y retourner en échappant à l’étouffante tutelle de l’étatique et du collectif. Pour s’acclimater en France, ce discours alternatif ne pourra être qu’individualiste - à la différence du discours de droite du XIXe siècle - refléter les préoccupations d’une société libérale qui, une fois disparues totalement les traces de hiérarchies anciennes qui subsistent çà et là, pourra être qualifiée - à l’image de la société américaine et toutes proportions gardées - de société sans classe, au sens strict du mot classe (9) ».
Enfant de la « philosophie des Lumières » et des « révolutions atlantiques » (Jacques Godechot), le libéralisme naît à gauche en tant que doctrine qui promeut la liberté et valorise l’individu. Souvenons-nous qu’aux États-Unis, est liberal le défenseur progressiste du message original de l’Enlightment. Principal facteur de la Modernité, le libéralisme opta rapidement en faveur d’une position centrale d’où il put affronter une double opposition. À ses adversaires sur sa gauche, la pensée libérale répondit par l’efficacité économique, gage de progrès social, et son respect de l’individu. Contre ses ennemis à sa droite, elle joua en faveur tantôt de la promotion sociale, tantôt d’un ordre moral privilégiant les possédants. Il ne convient toutefois pas de confondre la pensée libérale (elle-même florissante en écoles parfois antagonistes : y a-t-il vraiment des points communs entre un anarcho-capitaliste libertarien et un ordo-libéral ?) et la Gauche.
Malgré une fragmentation en nombreuses tendances férocement rivales sur la question des moyens (communisme, social-démocratie ou anarcho-syndicalisme, pour faire simple), la Gauche conserve toujours son unité généalogique puisqu’elle exige l’égalité et la collectivité. On trouve bien une gauche individualiste, mais cet individualisme se veut in fine égalitaire. Quant au « socialisme libéral » étudié par Monique Canto-Sperber (10), ce n’est qu’une synthèse « éclairée » inachevée entre la liberté et l’égalité. Ce rapprochement avorté a néanmoins le mérite de montrer la proximité de la Gauche et du libéralisme qui se retrouvent sur des mêmes valeurs différemment soutenues.
Ce voisinage explique la longue litanie des rassemblements de « défense républicaine » ou de « gauche plurielle » en passant par le « front populaire » et autre « front républicain » qui ponctuent l’histoire politique contemporaine de la France. Quand la Gauche sent son monopole métapolitique ou son exclusivité culturelle menacés, elle orchestre la mobilisation des consciences et entreprend une intoxication médiatique. La foule manipulée beugle aussitôt des slogans « antifascistes », « antiracistes » et « contre-toutes-les-discriminations-et-pour-le-respect-des-minorités-visibles ». Le tout avec la caution récurrente du libéralisme qui perçoit la Gauche comme un élément avancé excessif, voire exacerbé, de ses propres idéaux. Le libéralisme n’oublie pas que « sous la Restauration, dans l’opposition à la politique rétrograde et cléricale des ultras, libéral a un parfum de subversion : il est presque synonyme de révolutionnaire ; ceux qui s’appellent ainsi se situe à l’extrême gauche (11) ». Doit-on conclure à une quelconque antériorité de la Gauche et du libéralisme dans la formation des idées ? Stéphane Rials et Frédéric Bluche ne sont pas loin d’y souscrire : « La colonne vertébrale de la vie politique française depuis la Révolution n’est pas le prétendu rapport droite-gauche, c’est la gauche, la gauche, avec la logique de son évolution. Jusqu’aux débuts de la IIIe République, il subsistait un discours alternatif au discours de gauche. Celui-ci a disparu depuis lors. Les autres, abusivement qualifiés de discours de droite, ne font que se définir par rapport à la gauche ; attitude qui, loin de conduire cette dernière à une modération symétrique, a permis sa radicalisation » (12).
Des droites éclatées ou modérées ?
L’historien des idées sait d’expérience que la droite est en réalité pluraliste. Certains, tels Marc Crapez, l’estiment même plus récente qu’on ne pourrait le croire, ne se structurant non au moment soi-disant fondateur du veto royal à l’Assemblée nationale constituante du 11 septembre 1789, mais entre l’affaire Dreyfus et les années 1930. « La “ révolution dreyfusienne ” emporte la consolidation définitive de 1789, l’affermissement de ses principes individualistes ; c’est aussi une contre-révolution préventive, dirigée contre une extrême droite révolutionnaire héritière d’une extrême gauche sans-culotte analyse Marc Crapez. La gauche neutralise la subversion socialiste en expulsant le socialisme national et en paralysant le potentiel révolutionnaire du socialisme collectiviste. La fondation de la gauche moderne s’effectue sur les cendres de 1793, par une rupture radicale d’avec la tradition révolutionnaire française. (13) » Dans cette éventualité novatrice, on se demande si la Jeune Droite si bien étudiée par Nicolas Kessler (14), loin d’être « une tentative de renouvellement de la pensée française » (15), ne consacrerait pas l’installation de la « droite » dans une société française pétrie d’égalitarisme en pleine mutation sociologique. René Rémond reste muet sur ce point.
Dans Les Droites aujourd’hui, René Rémond revient sur le succès des Droites en France. Il révise aussi en partie son classement ternaire en y ajoutant deux autres formes de droite politique : le radicalisme et la démocratie chrétienne. Il confirme que la tradition radicale « était même apparue à l’extrême gauche […]. Le nom même de radical a fait son entrée dans le vocabulaire politique après 1830, quand le fait de se dire républicain exposait aux rigueurs de la loi, pour désigner précisément ceux qui rejetaient les régimes monarchiques, entendaient renouer avec la grande Révolution et parachever son œuvre » (16). « Le radicalisme, poursuit-il, est né à gauche du refus de toute compromission avec la droite. […Puis…] l’émergence sur leur propre gauche de tendances proposant d’aller plus loin encore dans l’application du programme démocratique a peu à peu, au XXe siècle, repoussé les radicaux vers le centre (17) ».
La difficulté de définir la (les) « droite (s) » signifierait-il qu’elle(s) se cachen(nt) sous les expressions moins marquées de « centre », de « modérés », de « centrisme » ? Stéphane Rials le croit puisque « les mouvements ou partis dits de droite ne revendiquent et, semble-t-il, ne subissent aucune filiation avec la droite ni même les “ centres ” du siècle dernier. Ils vont sans mémoire. Ils errent sans symbolique propre : le R.P.R. arbore le bonnet phrygien et M. Giscard d’Estaing dédie Démocratie française à Gavroche… Ils n’ont pas d’histoire singulière ou de contre-tradition à opposer à l’envahissante mémoire de gauche - cette mémoire qui ne se veut pas “ courte ”. Ils n’osent, malgré quelques évolutions récentes, aucun projet véritablement alternatif (sur la taraudante question des inégalités par exemple). Ces droites prétendues, et qui maintenant se disent telles avec un petit sourire mi-satisfait mi-inquiet, ces droites n’en sont pas : elles sont à droite de la gauche sans nul doute mais elles ne sont pas de droite. Elles sont, si l’on veut, des droites “ situationnelles ”. Et mieux vaudrait, à leur propos, parler d’une famille “ modérée ”. Les “ modérés ”, dans le terme même, veulent modérer, nuancer, infléchir tout au plus une évolution, celle que l’on observe depuis des décennies et dont le contenu ne s’écarte guère de ce qu’était, ramené à l’essentiel, le projet des gauches d’autrefois. Ils souhaitent que cette évolution s’accomplisse sans violences et s’effectue sans douleurs, dans le maintien des libertés et avec la sauvegarde d’espaces épargnés. Mais ils ne croient pas pouvoir en suggérer une autre, antithétique. Démocratie française, sous les dehors d’un certain optimisme, fut une parfaite illustration du matérialisme résigné et non dialectique des modérés de la dernière décennie. (18) » Des historiens contestent cette vision tandis que René Rémond évoque trop rapidement ce problème. Il ne s’attache pas, par ailleurs, à examiner les quelques oxymores politiques flagrants, entérinés par l’opinion, tels que « droite libérale », « droite nationale » ou « démocratie chrétienne ».
René Rémond interprète finement cette dernière. « À la différence du radicalisme, cette famille politique, souligne-t-il, n’est pas née à gauche. Si elle n’était pas à droite, c’est parce qu’elle s’inspirait du refus de se confondre avec la droite et de la volonté de se démarquer de la conservation politique et sociale. (19) » Provenant bien souvent du catholicisme libéral, incarné par le second La Mennais, Lacordaire et Montalembert, du catholicisme social avec Albert de Mun et du corporatisme royaliste, les démocrates-chrétiens doivent être considérés comme les héritiers républicanisés et aseptisés du catholicisme intransigeant d’avant le Ralliement de 1893. L’acceptation de la République par les catholiques éteint-elle la droite contre-révolutionnaire ? Nullement puisqu’elle survécut jusqu’au milieu du XXe siècle par l’intermédiaire de l’Action française. Elle retrouve même une certaine vigueur en conservant « des positions et des fidélités irréductibles sur un tout autre plan : le religieux (20) » en tant que traditionalisme catholique avec tous ses succédanés plus ou moins groupusculaires (sectaires ?).
Comment René Rémond regarde-t-il les cas particuliers que sont la Nouvelle Droite et le Front national ? Il y répond d’une manière ambiguë. Il conteste d’abord les conclusions de Zeev Sternhell qui, dans La droite révolutionnaire. 1885-1914. Les origines françaises du fascisme (21), révéla l’existence d’une autre droite, la quatrième, à travers les cas du syndicalisme jaune, du jeune Barrès de La Cocarde, de Georges Sorel et du Cercle Proudhon. René Rémond nie la réalité de cette quatrième droite et la réduit en une simple modernisation de la première, contre-révolutionnaire. Il répète son erreur à propos de la Nouvelle Droite qu’il ne comprend visiblement pas. « À la fin des années 70, cette appellation de “ Nouvelle droite ” a désigné une école de pensée qui a défrayé, quelque temps, la chronique et suscité des débats qui ont fait date dans l’histoire des controverses idéologiques. Cette école, dont l’inspirateur principal, Alain de Benoist, relevait par défi le terme alors décrié de droite, prétendait renouveler son corps de doctrine. […] La nouvelle droite empruntait du reste quelques-uns de ses postulats au fondateur du nationalisme intégral, notamment sa récusation des postulats de la démocratie. (22) » En ne se focalisant que sur une période précise - scientiste, prométhéenne et nominaliste (et… médiatique !) - de la N.D., révolue aujourd’hui, il n’en a pas saisi les évolutions, ni les infléchissements ou les novations…
René Rémond éprouve la même difficulté à étudier le Front national qu’il qualifie tout de même de « droite extrême » (23). Pourquoi cette expression ? Parce que, pour Rémond, ce parti « a fait le choix d’agir dans le cadre institutionnel de la démocratie représentative et parlementaire : présentation de candidatures, individuelles ou de listes, à toutes les élections, locales ou générales, participation active des militants aux campagnes, meetings, affichage, participation des élus aux travaux et délibérations des assemblées tirant parti des ressources des règlements et des divisions de leurs adversaires. Rien qui rappelle les violences dans les rues des groupements réputés factieux de l’Entre-deux-guerres. (24) » « Le Front national n’est animé d’aucune volonté de subversion de l’ordre établi, ne suscite aucune agitation, n’entretient pas d’activité factieuse. Même son discours n’a aucune harmonique révolutionnaire. Contestataire serait plus approprié pour qualifier son état d’esprit, son attitude de rejet » (25). C’est clair que le frontisme, selon René Rémond, ne saurait être de la droite révolutionnaire.
Si Zeev Sternhell s’inscrit assez dans le sillage de René Rémond, d’autres universitaires contestent effectivement les conclusions des Droites en France. « Les thèses de M. Rémond constituaient en leur temps une bonne hypothèse de travail, écrivent Stéphane Rials et Frédéric Bluche. Elles auraient pu ouvrir la voie à de larges débats, autorisant le cas échéant un ou plusieurs mea culpa. Il n’en a rien été. Le succès aidant, la thèse s’est figée, et avec elle ses erreurs de perspective et d’interprétation. Ces erreurs sont principalement au nombre de deux. La première provient d’une confusion entre la droite et les centres au XIXe siècle. La seconde, qui vient d’être suggérée, consiste à vouloir établir des filiations entre ces courants anciens et les tendances actuelles. (26) » Mais d’où sortent alors les droites actuelles ? À moins que les partis dits « de droite » ne soient pas que des partis à droite, des prolongements bâtards de la Gauche. Pour MM. Rials et Bluche, la seule, la véritable et l’authentique droite dans la France du XIXe siècle « est ce qui rompt avec l’acte fondateur de la France moderne, la Révolution. C’est la Contre-révolution. Par conséquent, après l’ère des complots sous la Révolution et sous le Consulat, après les hautes eaux de l’ultra-royalisme sous la Restauration, la droite après 1830 est, pour l’essentiel, le légitimisme. Plus précisément la fraction du légitimisme - majoritaire à la base de celui-ci - qui est peu ou pas séduite par les sirènes idéologiques (plus ou moins identifiées) de la première révolution, et qui rejette le légitimisme libéral d’un Falloux ou d’un Berryer et le royalisme national de La Gazette de France. Courant minoritaire depuis longtemps, la véritable droite ne représente peut-être que 15 à 20 % des Français au XIXe siècle selon les périodes (27) ». Leur démarche devient ensuite cohérente quand ils assimilent ensuite le bonapartisme à un centrisme autoritaire (28) et l’orléanisme à un centrisme conservateur.
Une autre interprétation idéaltypique novatrice :
Il faut remarquer que les études de MM. Rémond, Rials et Bluche inscrivent les « droites » dans un contexte historique dynamique, alimenté par le sinistrisme, mais qui aurait pu être, en d’autres circonstances, un probable dextrisme. Même si René Rémond révise en partie son classement d’origine, il ne le remet jamais en cause. Un jeune historien des idées, Marc Crapez, n’a pas les mêmes réticences puisqu’il bouleverse l’historiographie désormais convenue du sujet.
Dans La gauche réactionnaire (29), il examine les liens dorénavant inavouables entre l’idée de progrès, le racisme, l’antisémitisme et la défense de la plèbe. Il en arrive à soumettre une nouvelle configuration des forces politiques en France plus stimulante encore que la classification de René Rémond.
Marc Crapez repère « idéaltypiquement dans la tradition politique française six familles politiques. Chacune se subdivise en deux compartiments doctrinaux rivaux, parce qu’il est toujours deux attitudes intellectuelles plausibles possibles, deux façons différentes de voir les choses sur un plan programmatique en partant de la même donne originelle ou matrice fondatrice. Une essence et un déterminant donc, un motif déterminant qui se confère presque une latitude de sémantème. À partir d’une configuration structurante, située dans la sphère de l’affect (tempérament politique, référents culturels, mythologies politiques), se choisit une direction idéologique, une orientation conceptuelle, un mental sur l’extérieur. Une famille politique implique donc deux horizons variés voire antagonistes.
Il ne semble pas déraisonnable de plaider en faveur de l’existence de trois gauches et trois droites que sont : la gauche égalitaire (autoritaire ou collectiviste), la gauche fraternitaire (communautaire ou individualiste) et la gauche libérale (sociale ou libertaire) ; la droite libérale (modérée ou libertarienne), la droite conservatrice (libérale ou impériale) et la droite réactionnaire (traditionaliste ou populiste). S’obtient ainsi par clivage une palette de douze traditions politiques dès longtemps fixées. Les frontières sont quasiment arrêtées ne varietur et délimitent des contenus d’une grande stabilité. Un statisme qui s’oppose à l’incessante dynamique des doctrines, idéologies et mythes politiques. (30) »
Exit le sinistrisme ! Oubliées les trois droites ! Finie la vision du substrat français fertile en fascisme(s) ! Marc Crapez expose les thématiques dominantes de chacune de ces traditions politiques ainsi cernées. Il observe que « la gauche égalitaire, légataire de 1793, systématiquement anticléricale et irréligieuse si ce n’est antireligieuse, mise sur l’activisme révolutionnaire pour investir l’appareil d’État, et la cœrcition centralisatrice pour parvenir à ses fins. Elle se ramifie en branches ennemies. La branche autoritaire (Blanqui) recouvre le sans-culottisme, virulent, vindicatif, chauvin, antiparlementaire, partisan d’un exécutif qui ne badinerait pas. La branche collectiviste (Guesde autour de 1890) s’identifie avec le communisme classiquement organisé, théoriquement international et peu ou prou imprégné de marxisme.
La gauche fraternitaire puise sa raison d’être dans une perpétuelle indignation face à l’iniquité du monde. Elle se méfie de la Terreur comme des méthodes musclées de la gauche égalitaire. 1789 n’est pas davantage totalement assumé. Par vigilance contre la “ duplicité bourgeoise ” et aussi par une certaine nostalgie un tantinet “ réactionnaire ” liée au mythe de l’âge d’or. Pour Proudhon, la grande date de la Révolution est donc la Fête de la Fédération. Constitutivement morale, fondamentalement pacifiste et fédéraliste, imprégnée de religiosité chrétienne ou “ libre-penseuse ”, la gauche fraternitaire prêche la justice et l’irénisme. Son courant communautaire (Fourier) a participé de la naissance du socialisme et en fut le dépositaire en 1848. De nos jours, la gauche fraternitaire communautaire est syndicaliste et associative. Elle aime à manifester dans la rue (souvent de façon ludique et primesautière en chantant et mangeant des saucisses). Également attaché à la dignité et à la considération due à chacun, le versant individualiste de la gauche fraternitaire est anticlérical (anarchisme) ou chrétien (personnalisme - jusqu’à Uriage s’entend, ensuite le personnalisme s’est imprégné de gauche libérale sociale).
La gauche libérale, héritière attitrée de 1789, est initialement une gauche libérale sociale qui maintient la nécessité de significations partagées dans des communions civiques et affiche son volontarisme face aux dysfonctionnements sociaux dus à l’économie de marché (des remparts contre les débordements du capitalisme). Elle considère le cas échéant comme une “ fausse ” gauche sa concurrente libertaire de désignation récente (nouveaux philosophes) mais d’avenir certain, qui se préoccupe surtout de protéger la sphère privée de l’individu et désavoue entièrement 1793 (autrement dit : 89, tout 89, mais rien que 89).
La droite libérale, historiquement modérée voire orléaniste (Laboulaye), loue les principes de 1789 à proportion de ce qu’elle garde une peur bleue de 1793. Elle est concurrencée par une droite d’inspiration américaine, libérale libertarienne ou ultra-libérale (tant économiquement que politiquement). La droite conservatrice entend freiner les évolutions jugées néfastes, sans se laisser intimider par la gauche, tout en détestant la droite réactionnaire. La version libérale est une grande tradition de pensée qui, de Tocqueville (ce libéral “ problématique ” selon Pierre Manent) à Raymond Aron, se sent proche du modèle britannique. Le courant impérial est de souvenir bonapartiste ou de copie allemande (révolution conservatrice). La droite réactionnaire enfin, est une extrême droite qui se partage en branches traditionaliste (légitimisme catholique en voie d’extinction), et populiste d’origine contre-révolutionnaire mais républicanisée à contre-cœur. Tout en redoutant la subversion, elle est donc très bruyante, pamphlétaire et putschiste.
On peut, partant de cette grille interprétative, étiqueter rapidement l’ensemble des penseurs ou mouvements politiques, y compris les plus complexes. Proudhon et Péguy, par exemple, sont de parfaits cas d’écrivains de gauche fraternitaire individualiste, respectivement corrigée de droite conservatrice impériale pour le premier, de droite réactionnaire traditionaliste quant au second. Le socialisme d’autre part, est un mouvement qui fut porté sur les fonts baptismaux par la gauche fraternitaire communautaire à partir de 1830, approché par le sans-culottisme à la fin du second Empire, puis adopté après la Commune, lors de la naissance du mouvement ouvrier, par la gauche égalitaire collectiviste, avant de tomber aux mains de la gauche libérale sociale grâce aux efforts de Jaurès. (31) »
Concernant le bonapartisme, Marc Crapez le qualifie de « “ recherche d’une synthèse entre autorité et expression populaire ” (32) ». C’« est un croisement de droite conservatrice impériale et de gauche égalitaire autoritaire. c’est ainsi que le gaullisme a pu “ mordre ” sur l’électorat communiste. Et il n’est que de prêter l’oreille aux conférences de presse de son héros éponyme, ces discours oscillant entre un vocabulaire d’un classicisme parfois appuyé, et des tournures populaires à souhait si ce n’est à dessein, pour se convaincre que la tradition anti-bourgeoise du Père Duchesne n’a pas tout à fait disparu de l’ethos politique français. L’actuel tribun national-populiste a parfaitement su combler le vide à cet égard. Le national-populisme justement, de Drumont à nos jours, est toujours tentative de la droite réactionnaire populiste pour nouer alliance auprès de la gauche égalitaire autoritaire (que l’actuel mouvement emprunte quelques idées économiques à la droite libérale libertarienne et quelques considérations politiques à la droite conservatrice impériale ne change pas grand-chose). Il peut y avoir droite révolutionnaire (entendue ici non comme quatrième droite, mais idéaltype de préfascisme), lorsque cette combinaison fonctionne et attire une ultra-gauche en rupture d’avec la gauche. (33) »
Quant à la Nouvelle Droite, Marc Crapez la situe indirectement dans le sillage de « la grande école sociologique allemande [qui] est en quelque sorte à mi-chemin de la droite conservatrice libérale et de l’impériale. Ainsi Raymond Aron et, toutes choses égales par ailleurs, Alain de Benoist, peuvent partager nombres de référents (Weber, Pareto, Schmitt, etc.) (34) ». Dès lors, où la notion de national-populisme demeure-t-elle seulement valable ?
Droite national-populiste ?
Les travaux novateurs de Marc Crapez éclairent d’un jour nouveau les véritables sources de cette fameuse « droite révolutionnaire ». « Si le doute demeure quant au fait que la France ait pu être le berceau du fascisme, pense Marc Capez il n’est guère possible pour ce qui est du socialisme national. C’est vraisemblablement parce que, dans le prolongement de sa Révolution, la France a engendré un socialisme national longtemps vivace à concurrencer le socialisme international que l’historiographie issue du combisme a préféré continuer à militer plutôt que de regarder le passé en face. Le résultat en a été le mythe de la-gauche-depuis-1789 (et ç’aura été tenace). Que Jaurès soit parvenu cahin-caha à rallier près des deux tiers des effectifs du socialisme à la République parlementaire, et que le tiers guesdiste restant s’en soit accommodé, consommait à court terme la déroute du nationalisme et constituait pour le régime une aubaine qu’il n’avait pas même initialement escomptée. Il dut alors se lier avec ce nouveau socialisme. (35) » Marc Crapez rappelle que « le socialisme national est si peu marginal dans le contexte de la France du XIXe siècle, qu’il n’est à peu près pas un socialiste tout court qui ne s’y soit essayé, ne fut-ce qu’un temps. Fourier, Proudhon et Louis Blanc développèrent des théories sans grand rapport avec les socialismes démocratique ou collectiviste. Les socialistes les plus célébrés par l’histoire sociale ne furent pas exempts de tentations donc d’un certain coefficient de socialisme national : Jaurès cajole Rochefort voire Drumont tandis que Pelloutier collabore à La Cocarde de Barrès, Vaillant n’est aucunement pressé de combattre le boulangisme en 1888, Allemane se rallie au Parti socialiste national en 1918. Quant au futur président de la République Alexandre Millerand, son parcours en zigzags est révélateur. En 1888, il rompt avec le radicalisme en se gardant bien de blâmer le boulangisme. En 1891, il est admis dans la société des socialistes et travaille à la réconciliation socialo-boulangiste. En 1896, il s’adonne à quelques slogans collectivistes qui lui valent les foudres du socialisme national. En 1898, après avoir nettement louvoyé dans l’affaire Dreyfus, il épouse un socialisme démocratique, devenant ainsi la principale cible des socialismes collectiviste et national. Aux législatives de 1906, il bénéficie du soutien des nationalistes républicains tant ses tirades anti-collectivistes sont ponctuées de propos ultra-patriotes. (36) » Ce socialisme national aurait-il eu une postérité ? Oui, et le dernier rejeton serait, à partir des années 1980, avec son essor électoral, le Front national. Maints politologues ont commenté le caractère composite de l’électorat frontiste (ou lepéniste). Nonna Meyer parle de « gaucho-lepénisme » pour désigner ces électeurs frontistes venus de la gauche (37). Ils cohabitent avec un électorat « droitier », moralement conservateur-autoritaire et économiquement libéral, issue de la petite bourgeoisie provinciale.
Plus globalement, par leur vote protestataire, les électeurs lepéno-frontistes exprimeraient en réalité des sentiments jacobins et égalitaires, d’où leur refus de la moindre différence ethno-culturelle majeure (refus du foulard islamique, rejet des langues régionales, etc.), ce qui en ferait les héritiers des sans-culottes. L’essayiste Emmanuel Todd analyse, à la lumière des résultats de la présidentielle de 2007, la prégnance anti-différencialiste du lepéno-frontisme électoral. « La carte du sarkozysme révèle une implantation préférentielle dans les zones traditionnellement les plus égalitaires de l’espace français : le bassin parisien et la façade méditerranéenne, qui sont les lieux de la Révolution, de la déchristianisation, de la laïcité, du rejet des élites et du refus du traité de Maastricht. La réalité, c’est que l’électorat n’a pas voté sur le contenu inégalitaire du discours sarkozyste, mais qu’il a exprimé une aspiration à l’ordre et une xénophobie spécifiquement française. La même contradiction existait, encore accentuée, pour le Front national, dont les chefs adhèrent à un inégalitarisme et à un racisme assez classique, mais dont l’électorat est plutôt dans un refus de la différence culturelle maghrébine, dans une exigence d’assimilation immédiate, dans une sorte de perversion de l’égalitarisme. Le style brutal, voyou, de Sarkozy a été en phase avec un certain type de tempérament individualiste, égalitaire, fort en gueule et indiscipliné. Ce tempérament avait permis, dans le passé, l’émergence du bonapartisme, puis du gaullisme électoral, avant celle du sarkozysme. Tous ces phénomènes - interprétation de droite de l’individualisme égalitaire - exprime un désir d’ordre et d’autorité dans une culture locale plutôt anarchiste et pour laquelle l’issue logique est le culte d’un chef qui serait l’individu absolu. (38) » La réalité se montre encore plus complexe.
« Sous le label droite révolutionnaire, souligne Marc Crapez, [il] a regroupé une mouvance dont on peut, en la complétant, séparer deux courants : d’un côté un national-populisme, de l’autre un socialisme national ou social-chauvinisme inscrit dans la tradition révolutionnaire française, anticapitaliste avant d’être anticollectiviste et anticlérical avant d’être antisémite. Le national-populisme est issu d’une réaction laïcisée et républicanisée couplée de socialisme national se renonçant. Dans la dernière décennie du XIXe siècle et la première du XXe, on peut énumérer les diverses chapelles antisémites qui donnent dans l’activisme drumontien, les ligues protectionnistes qui militent contre la main-d’œuvre étrangère, les syndicats jaunes, les derniers déroulédiens et les divers groupes de maurrassiens sociaux. La première manifestation du socialisme national fut, dès la fin du Second Empire, une flambée hébertiste concomitamment à un propagandisme athée des plus virulent. Vient ensuite le gros des boulangistes. Durant la dernière décennie du XIXe siècle, ce sont tous les vieux blanquistes, les Intransigeants de Rochefort, une bonne partie du socialisme indépendant, puis la poussée du nationalisme républicain anti-dreyfusard. Après l’Affaire surviennent les dissidences d’esprit sorélien. Avec la Première Guerre mondiale, ce sont les partisans de Zévaès puis Gustave Hervé au Parti socialiste national. Dans les années 30 encore, une pénultième dissidence nationaliste-républicaine se détache du Parti radical.
Toutes réflexions faites, conclut Marc Crapez, les notions de droite révolutionnaire ou préfascisme sont à peu près dépourvues de valeur politologique propre. Elles n’ont de validité qu’à déblayer le terrain dans un premier temps, de signification qu’à forcer certains verrous idéologiques. Il reste deux traditions doctrinales parfois entrecroisées : un national-populisme (nationalisme d’extrême droite) et surtout - car il lui est antérieur et constitue la clef de sa compréhension - un socialisme national directement issu de la Révolution française. Sauf erreur, ce socialisme national résulte de l’enclume de l’historien sans bovarysme ni conceptisme aucun. Il a circulé du boulangisme à Vichy. Fondamentalement antilibéral et anticollectiviste. (39) »
« Si la notion de droite révolutionnaire est déjà ancienne (suggérée par Adrien Dansette, Raymond Aron, Raoul Girardet), poursuit M. Crapez, il revient à Zeev Sternhell d’en avoir établi la teneur et fixé la nature. Si le syntagme est plein d’intérêt, sa validité politologique se heurte néanmoins à trois inconvénients : il tend à regrouper des mouvances assez divergentes tant chronologiquement que thématiquement et, en outre, les clivages droite/gauche et socialisme/nationalisme n’interviennent qu’avec l’affaire Dreyfus. Auparavant, le vocable nationaliste n’avait d’ailleurs guère d’assise dans l’acception idéologique d’un nationalisme de nationalistes. Chronologiquement, il convient de distinguer un nationalisme idéologique républicain qui s’effondre en 1904, du nationalisme anti-républicain d’Action Française qui prend alors la relève. Cela étant, l’expression rétrospective nationalisme républicain eut semblé tautologique aux ex-boulangistes qui parlaient plutôt parfois de socialisme national. Les mots social-chauvinisme et national-populisme sont nettement postérieurs. Le premier a été employé par Marc Angenot comme synonyme de socialisme national. Le second, proposé par Pierre-André Taguieff pour analyser un phénomène contemporain précis, a été utilisé par Madeleine Rebérioux, Pierre Milza et Michel Winock en tant que substitut à la notion de droite révolutionnaire (ce qui en privilégie arbitrairement la connotation extrême droitière alors même qu’elle était peu audible à la fin du XIXe siècle). (40) »
Une classification fonctionnelle des droites :
L’historien constate que les droites attirent plus les sensibilités que les idées alors que la Gauche et le libéralisme s’imprègnent fortement d’idéologies et d’abstractions. Si on estime que les droites représentent des appétences, des tempéraments psychologiques, on peut réaliser une nouvelle nomenclature inspirée du système holiste des castes hindoues :
— conduite par Joseph de Maistre, René Guénon, Frithjof Schuon et Alain Daniélou, voici la droite traditionaliste et « pérenniste » qui privilégie la spiritualité qu’on peut associer aux brahmanes et qui maintient le kosmos (Dharma) du monde ;
— les Vendéens de 1793, les chouans, Georges Cadoudal, les royalistes légitimistes, Léon Bloy, Charles Maurras, la « droite non-conformiste des années 1930 », les paras de Bigeard, les commandos Delta de l’O.A.S., la personne du général de Gaulle incarnent, tels des kshatriya, une droite réactionnaire et activiste qui combat contre la fin d’un monde et réagit à la catastrophe totale ;
— représentée par Edmund Burke, Maurice Allais ou Raymond Aron, une droite conservatrice et pragmatique (assimilée aux vaishiya) s’attache à la défense de la propriété, à la liberté du commerce et au respect des droits de l’individu dans le cadre d’une société respectueuse des coutumes et hiérarchies traditionnelles ;
— le boulangisme, Maurice Barrès du temps de La Cocarde, les Ligues de l’entre-deux-guerres, Georges Valois, le gaullisme du temps du Rassemblement du peuple français et de l’Union démocratique du travail, le Front national constituent une droite populiste et nationaliste qui capte et fructifie le mécontentement des « producteurs » meurtris et paupérisés par les différentes phases d’adaptation de la Modernité au Marché.
Cette classification « structuraliste » quadrifonctionnelle témoigne de la diversité inhérente des droites françaises et leur réticence permanente à se fondre dans un moule unique. Cette nouvelle répartition pourrait aussi s’opérer pour les autres droites en Europe.
Que déduire de ce cheminement historiographique sur les droites françaises ? Nullement intemporelle et absolument pas homogène, la « Droite » n’existe pas. On a la faiblesse de croire que les travaux de René Rémond et de Marc Crapez, loin de se contredire, se complètent assez bien puisque la première donne une explication historique et la seconde plus intellectuelle (ou « idéologique », au sens premier du mot). Quant à notre classement selon le tempérament, il s’apparente à une approche psychologique, subsidiaire aux deux précédentes.
Est-il finalement possible que les droites parviennent au moins à s’entendre comme le réclame Henry de Lesquen, président du Club de l’Horloge et du Mouvement d’action pour l’union de la droite (M.A.U.D.) ? C’est peu pensable, car les droites françaises présentent de telles incompatibilités entre elles qu’il paraît très difficile d’envisager une coopération, une entente, voire une alliance, durable, entre elles. Éclatées et trop faibles pour s’imposer définitivement, les droites françaises sont-elles condamnées à la défaite ? La politique, l’action partisane et la compétition électorale polarisent et cristallisent les idées autour des concepts de droite et de gauche parce que les idées se déterminent au gré des circonstances et des volontés humaines. Elles s’adaptent donc aux contraintes du politique et de l’historique. Cette dichotomie est un fait historique. C’est à l’histoire, toujours aléatoire et imprévisible, de balayer ce clivage aujourd’hui obsolète, d’autant que les « bons Européens » allient des idées de gauche avec des principes de droite.
Notes :
1 : La présente étude complète et prolonge notre « Interprétations de la “ Droite ” et de la “ Gauche ” », mis en ligne sur le site Europe Maxima, le vendredi 11 novembre 2005.
2 : Jean-Pierre Apparu, La Droite aujourd’hui, Albin Michel, 1979.
3 : Rodolphe Badinand, « La France, malade de la colonisation », mis en ligne sur Europe Maxima, le mardi 14 février 2006.
4 : Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, Éditions libres Hallier, 1979.
5 : Daniel Cologne, Julius Evola, René Guénon et le christianisme, Éditions Éric Vatré, 1978, pp. 33 et pp. 35 - 36
6 : Stéphane Rials, « La droite ou l’horreur de la volonté », in Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, D.U.C. - Albatros, 1987, p. 68 .
7 : René Rémond, La Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition politique, 1954, réédité sous le titre Les Droites en France, Aubier-Montaigne, collection historique, 1982.
8 : Philippe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident ?, P.U.F., 2005.
9 : Stéphane Rials, « Fausses droites, entres morts et vrais modérés dans la vie politique française contemporaine », avec Frédéric Bluche, in Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, D.U.C. - Albatros, 1987, p. 58, souligné par les auteurs.
10 : Monique Canto-Sperber, Le socialisme libéral, Une anthologie (Europe - États-Unis), Esprit, 2003.
11 : René Rémond, Les Droites aujourd’hui, Éditions Louis-Audibert, 2005, p. 134.
12 : Stéphane Rials et Frédéric Bluche, art. cit., p. 49.
13 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, Michalon, 2002, p. 185.
14 : Nicolas Kessler, Histoire politique de la Jeune Droite (1929 - 1942). Une révolution conservatrice à la française, L’Harmattan, 2001.
15 : Jean-Louis Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Le Seuil, 1969.
16 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 209.
17 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 236.
18 : Stéphane Rials, op. cit., « La droite ou l’horreur de la volonté », art. cit., p. 56.
19 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 210.
20 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 118, souligné par l’auteur.
21 : Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire. Les origines françaises du fascisme 1885 - 1914, Le Seuil, coll. Points, 1978.
22 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 208.
23 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., pp. 245 à 266.
24 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 254.
25 : René Rémond, Les Droites…, op. cit., p. 259.
26 : Stéphane Rials et Frédéric Bluche, art. cit., p. 41.
27 : Stéphane Rials et Frédéric Bluche, art. cit., p. 46.
28 : Georges Feltin-Tracol, « Le bonapartisme. Examen d’une pensée politique évanouie », mis en ligne sur Europe Maxima, le dimanche 14 août 2005.
29 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race, Berg International, 1997.
30 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., p. 282, c’est nous qui soulignons.
31 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., pp. 282 à 285.
32 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., p. 285.
33 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., p. 188.
34 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, op. cit., p. 190.
35 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, op. cit., p. 188.
36 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, op. cit., pp. 190 - 191
37 : Nonna Meyer, Ces Français qui votent FN, Flammarion, 1999 et Ces Français qui votent Le Pen, Flammarion, 2002.
38 : Emmanuel Todd, in Le Nouvel Observateur, 3 - 9 mai 2007.
39 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, op. cit., pp. 191 - 192
40 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, op. cit., p. 191