« Deux facteurs ont, à mon sens, plus que tous les autres contribué à façonner l’histoire de l’humanité au cours de ce siècle. L’un est le développement des sciences et de la technologie, certainement la plus belle réussite de notre temps, et il a été abondamment souligné et commenté. L’autre, sans nul doute, réside dans les grandes tempêtes idéologiques qui ont secoué presque toute l’humanité : la révolution russe et ses séquelles –totalitarisme de droite et de gauche, ains qu’explosions de nationalisme, de racisme et, par endroits, de fanatisme religieux –dont il est intéressant de noter qu’aucun des penseurs de la société les plus perspicases du XIXe siècle ne les avait prévus. » (p.16)
« Si nous voulons avoir quelque espoir de comprendre le monde souvent violent dans lequel nous vivons (et si nous n’essayons pas de le comprendre, il est impensable que nous soyons capables d’agir rationnellement en lui et sur lui), nous ne pouvons restreindre notre attention aux grandes forces impersonnelles, naturelles ou artificielles, qui agissent sur nous. » (p.16)
« Anaxagore n’avait-il point déterminé cette vérité que la lune était de beaucoup plus grosse que le Péloponnèse, si petite qu’elle parût dans le ciel ? » (p.18)
« Je me rendis compte que toutes ces conceptions partageaient un même idéal platonicien : en premier lieu, comme dans les sciences exactes, toutes les vraies questions devaient avoir une bonne réponse et une seule, tout le reste était nécessairement erroné ; en deuxième lieu, il devait exister une voie sûre menant à la découverte de ces vérités ; en troisième lieu, les bonnes réponses, une fois trouvées, devaient nécessairement être compatibles entre elles et former une totalité unique, car une vérité ne pouvait en contredire une autre –cela, nous le savions a priori. Cette espèce d’omniscience était la solution du puzzle cosmique. Quant à la morale, nous pourrions alors déterminer ce que devait être une vie parfaite en nous fondant sur une exacte intelligence des règles qui régissent l’univers. » (p.19)
« A un certain stade de mes lectures, je rencontrai naturellement les œuvres majeures de Machiavel. Elles produisirent sur moi une impression profonde et durable, et m’ébranlèrent dans mes convictions. Je t’irai d’elles non leurs enseignements les plus visibles […] mais autre chose. » (p.21)
« [Machiavel] ne condamne pas les vertus chrétiennes : il signale simplement que les deux morales sont incompatibles, et il ne reconnaît pas de critère supérieur qui nous permette de trancher entre elles. La combinaison de la virtu et des valeurs chrétiennes constitue pour lui une impossibilité. Il vous laisse simplement devant le choix –lui sait où vont ses préférences.
Ce fut pour moi la découverte –qui m’ébranla quelque peu- que toutes les valeurs suprêmes poursuivies par l’humanité aujourd’hui et par le passé n’étaient pas nécessairement compatibles les unes avec les autres. Cela sapa ma conviction antérieure, fondée sur la philosophia perennis, qu’il ne pouvait exister de conflit entre des fins authentiques, des bonnes réponses aux questions clés de la vie.
Puis je découvris La Scienza nuova de Giambattista Vico. Celui-ci était alors à peu près totalement inconnu à Oxford, mais il y avait un philosophe, Robin Collingwood, qui avait traduit le livre de Croche sur Vico, et il me pressa de le lire. Cela m’ouvrit de nouveaux horizons. […]
Les Grecs de l’époque homérique, ceux de la classe dirigeante, étaient cruels, barbares, mesquins, tyranniques, nous dit Vico, mais ils ont créé l’Iliade et l’Odyssée, ce dont notre époque plus éclairée est incapable. Leurs chef-d’œuvre leur appartiennent ; dès lors que la vision du monde avait changé, la possibilité d’une création de ce type disparaissait. Nous, de notre côté, avons nos savants, nos penseurs, nos poètes, mais ce n’est pas une ascension qui conduit des anciens aux modernes. » (p.22-23)
« Après cela, je me tournai naturellement vers le penseur allemand du XVIIIe siècle Johann Gottfried Herder. » (p.23)
« « Je préfère le café, tu aimes mieux le champagne. Nos goûts sont différents, il n’y a rien de plus à en dire ». Voilà du relativisme. Mais la conception de Herder, et celle de Vico, n’est pas celle-là : elle est ce que j’appellerai un pluralisme, c’est-à-dire l’idée que nombreuses sont les finalités que les hommes peuvent se fixer tout en restant pleinement rationnels, pleinement humains, capables de se comprendre les uns les autres, de sympathiser et d’apprendre des choses les uns des autres, comme nous en apprenons à la lecture de Platon ou des romans médiévaux japonais –univers très éloignés du nôtre. Bien sûr, si nous n’avions aucune valeur commune ces êtres lointains, chaque civilisation serait enfermée dans une bulle impénétrable, et il nous serait impossible d’y rien comprendre ; c’est à cela que se résume la typologie de Spengler. La communication entre cultures au travers du temps et de l’espace n’est pas possible que parce que ce qui rend l’homme humain leur est commun et joue le rôle d’un pont entre elles. » (p.24)
« Une liberté sans frein pour les loups signifie la mort des agneaux, une liberté sans frein pour les puissants, les plus talentueux, n’est pas compatible avec le droit à une existence décente des faibles et des moins doués. » (p.25)
« J’en conclus donc que l’idée même d’une solution finale n’est pas seulement impossible à mettre en pratique, mais, si j’ai raison et que certaines valeurs ne peuvent éviter d’entrer en conflit, elle est en outre incohérente. La possibilité d’une solution finale –même si nous oublions le sens effroyable que cette expression a acquis pour nous- s’avère une illusion, et une illusion très dangereuse. Car si l’on croit réellement à la possibilité d’une telle solution, alors il ne fait nul doute qu’aucun coût ne serait trop élevé pour y parvenir : rendre l’humanité juste, heureuse, créatrice et harmonieuse à tout jamais- quel prix ne serait-on pas prêt à payer pour cela ? Pour faire une telle omelette, il n’existe certainement pas de limite au nombre d’œuf que l’on peut casser –c’était là l’idéal de Lénine, de Trotski, de Mao, de Pol Pot, pour ce que j’en sais. Puisque je connais l’unique chemin qui mènera à la solution définitive des problèmes de la société, je sais par où conduire la caravane de l’humanité ; et puisque vous ne savez pas ce que moi je sais, il n’est pas question de vous laisser la moindre liberté de choix, si l’on veut que le but soit atteint. Vous déclarez que telle politique vous rendra plus heureux, ou plus libre, ou vous donnera plus de place pour respirer ; mais je sais que vous vous trompez, je sais ce qui vous est nécessaire, ce qui est nécessaire aux hommes ; et si je rencontre une résistance, due à l’ignorance ou à la malveillance, alors elle devra être brisée, et des centaines de milliers d’hommes périront s’il faut pour des millions d’autres soient heureux à tout jamais. Que voudriez-vous que nous fassions, nous qui avons la connaissance, sinon être prêts à les sacrifier tous ? » (p.28-29)
« Comment allons-nous choisir entre les possibles ? Quoi et combien devons-nous sacrifier à quoi ? Il ne semble pas qu’il existe de réponse évidente. » (p.30)
« Le mieux qui puisse être fait, en règle générale, est de maintenir un équilibre précaire qui empêche que surgissent des situations désespérées. » (p.31)
« Il nous faut pas dramatiser l’incompatibilité des valeurs ; il existe de larges zones de consensus parmi les gens de diverses sociétés durant de longues périodes de temps quant au bien et au mal, au vrai et au faux. » (p.31)
-Isaiah Berlin, « La recherche de l’idéal », 1988, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« La caractéristique principale de la plupart des utopies, si ce n’est de toutes, est qu’elles sont statiques. » (p.33)
« La plupart des utopies sont renvoyées dans un lointain passé : il était une fois un âge d’or. Ainsi Homère parle-t-il des heureux Phéaciens, ou des parfaits Éthiopiens parmi lesquels Zeus aime à séjourner, ou chante-t-il les îles Fortunées. Hésiode parle de l’âge d’or, auquel succédèrent des âges qui allèrent en empirant, jusqu’aux temps effroyables dans lesquels il vit lui-même. Dans Le Banquet, Platon raconte que les hommes étaient autrefois –en un lointain passé de félicité- de forme sphérique, puis qu’ils se sont brisés en deux et que depuis ce temps chaque hémisphère est à la recherche de sa moitié afin de retrouver la perfection sphérique. Il parle aussi de l’heureuse vie en Atlantide disparue, disparue pour toujours à la suite de quelques catastrophe naturelle. Virgile parle de Saturnia regna, le royaume de Saturne, où toutes choses étaient bonnes. La Bible des Hébreux parle d’un paradis terrestre, dans lequel Adam et Eve, créées par Dieu, menaient des vies irréprochables dans le bonheur et la sérénité –situation qui aurait pu se perpétuer indéfiniment si l’homme n’avait désobéi à son créateur. Lorsque, au siècle dernier, le poète Alfred Tennyson parlait d’un royaume « où ne tombe nulle grêle, ni pluie, ni neige, ni jamais le vent ne hurle », il s’inscrivait dans une longue tradition, ininterrompue depuis le rêve homérique, d’une lumière éternelle brillant sur un monde sans vent. » (p.34)
« Le stoïcien Zénon conçoit une société anarchique dans laquelle tous les êtres rationnels vivent en parfaite égalité, dans le bonheur et la paix, sans le secours d’aucune institution. Si les hommes sont rationnels, aucune autorité ne leur est nécessaire ; les êtres rationnels n’ont nul besoin d’Etat, ni d’argent, ni de tribunaux, ni d’aucune forme de vie organisée, institutionnelle. Dans la société parfaite, hommes et femmes porteront des vêtements identiques et « prendront leur nourriture à la table commune ». Pourvu qu’ils soient rationnels, leurs désirs aussi seront nécessairement rationnels et donc susceptibles d’une réalisation totale et harmonieuse. Zénon fut le premier utopiste anarchiste, le fondateur d’une longue tradition qui a connu une soudaine, et parfois violente, floraison à notre époque. » (p.35)
« L’utopisme –l’idée d’une unité brisée à restaurer- est une composante centrale de l’ensemble de la pensée occidentale. » (p.36)
« Peut-être seuls les anges peuvent-ils savoir, ou peut-être Dieu seulement ; ou, si Dieu n’existe pas, il faut alors exprimer cette croyance [le réalisme moral d’origine socratique] en disant qu’une telle connaissance peut être conçue en principe, même si personne ne l’a encore atteinte ni ne risque jamais d’y accéder. Car, en principe, les réponses doivent être accessibles ; s’il n’en était pas ainsi, les questions ne seraient pas authentiques : dire d’une question qu’elle est en principe insoluble, c’est ne pas comprendre de quelle sorte de question il s’agit –car comprendre la nature d’une question, c’est savoir quelle sorte de réponse serait une réponse correcte, que nous sachions ou non si elle l’est effectivement ; ainsi la gamme des réponses possibles doit être concevable ; et l’une d’entre elles doit être la bonne. Sinon, pour de tels penseurs rationalistes, la pensée rationnelle s’enliserait dans d’insolubles énigmes. » (p.38)
« Distinguer la réalité des apparences, distinguer ce qui accomplit véritablement un homme de ce qui promet seulement de le faire, c’est cela la connaissance, et cela seul sauve. C’est ce vaste postulat platonicien, parfois entendu sous sa forme christianisée, qui anime les grandes utopies de la Renaissance. » (p.41)
« L’idée commune à toutes ces conceptions et à tous ces mouvements est qu’il existe des vérités universelles, vraies pour tous les hommes en tout temps et en tout lieu, et que ces vérités sont exprimées par des règles universelles : la loi naturelle des stoïciens, de l’Église médiévale et des juristes de la Renaissance. » (p.42)
« Ces postulats sont, je le répète, ceux d’une loi naturelle : la nature humaine est d’une essence statique, immuable, ses fins sont éternelles, invariables et universelles, identiques pour tous les hommes, en tout lieu et en tout temps, et peuvent être connues, et peut-être réalisées, par ceux qui possèdent le savoir approprié. » (p.44)
« La connaissance scientifique seule peut nous sauver. Voilà la doctrine fondamentale des Lumières, vaste mouvement de libération qui, en son temps, élimina beaucoup de cruauté, de superstition, d’injustice et d’obscurantisme.
A la longue, cette grande vague de rationalisme ne manqua pas de susciter une réaction. Cela semble une vérité historique que chaque fois que le rationalisme fait une avancée importante, il tend à se manifester une sorte de réaction affective, un « retour de manivelle », qui naît de ce qui est irrationnel chez l’homme. Cela se produisit en Grèce aux IVe et IIIe siècles avant J. C., après que les grandes écoles socratiques eurent bâti leurs splendides systèmes rationalistes : rarement, nous disent les historiens de la religion grecque, l’ésotérisme, l’occultisme, l’irrationalisme et les mysticismes de toute sorte connurent une telle floraison. Semblablement, l’édifice puissant et rigoureux du droit romain, l’une des plus grandes réalisations de la civilisation humaine et, parallèlement, la magnifique structure juridico-religieuse du judaïsme antique furent suivis par une réaction affective passionnéée, qui culmina dans l’émergence et le triomphe du christianisme. A la fin du Moyen Age se produisit une semblable réaction aux grandes constructions intellectuelles des érudits, et ce qui advint durant la Réforme n’était guère différent ; enfin, suite aux triomphes de l’esprit scientifique en Occident, une puissante réaction apparut il y a deux siècles.
Cette réaction vint principalement d’Allemagne. » (p.47)
« Si vous demandez ce que furent les plus notables contributions faites à la civilisation européenne par les pays de langue allemande au XVIIe siècle, il n’y a pas grand-chose à présenter. » (p.48)
« Les valeurs, les qualités ne sont pas commensurables : parler d’une échelle des mérites, qui présupposent l’existence d’un étalon universel, est pour Herder la preuve d’un aveuglement à ce qui rend humains les hommes. On ne rendra pas heureux un Allemand en essayant d’en faire un Français de second ordre. […] Les hommes ne peuvent pleinement développer leurs capacités qu’en continuant de vivre là où leurs ancêtres et eux sont nés, de parler leur langue, de vivre leur vie dans le cadre des coutumes de leur société et de leur culture. Les hommes ne se font pas eux-mêmes : ils appartiennent au flot d’une tradition. » (p.51)
« Si nous devons avoir autant de sortes de perfections qu’il existe de sortes de cultures, chacune possédant sa constellation idéale de vertus, alors l’idée même de la possibilité d’une unique société parfaite est une contradiction logique. » (p.52)
« Les valeurs ne sont pas découvertes, elles sont crées ; non pas trouvées, mais inventées par un acte de volonté créatrice, imaginative, comme les œuvres d’art, comme les politiques, les plans, les styles de vie sont crées. » (p.53)
« Aristote était un grand penseur [dit Herder], mais nous ne pouvons pas retourner à lui : son monde n’est pas le nôtre. De même, trois quart de siècle plus tard, on posera que si mes vraies valeurs sont l’expression de ma classe –la bourgeoisie- et non de la leur –le prolétariat-, alors l’idée de la compatibilité mutuelle de toutes les valeurs, de toutes les réponses correctes aux questions, doit être fausse, car mes valeurs entreront inévitablement en conflit avec les vôtres, parce que les valeurs de ma classe ne sont pas celles de la vôtre. […] Le concept d’un bien commun, valide pour l’humanité tout entière, repose sur une erreur cardinale. » (p.54-55)
« Ce mouvement, qui a pu aller jusqu’à une forme d’égotisme exagéré, et parfois même hystérique, ne s’est pas éteint avec le déclin de la première vague du romantisme, et il est devenu la cause d’un malaise –d’une anxiété, même- permanent dans la conscience européenne, qui persiste encore aujourd’hui. Il est clair que l’idée d’une solution harmonieuse aux problèmes de l’humanité, ne serait-ce qu’en principe, et donc la notion même d’utopie, est incompatible avec l’interprétation de l’univers humain comme champ de bataille entre des volontés, individuelles ou collectives, en mutation perpétuelle et en conflit incessant. Il y eut des tentatives pour endiguer ce flot dangereux. Hegel et Marx après lui tentèrent de retrouber une rationalité historique. » (p.55)
« Goethe […] après avoir lu le Système de la nature du baron d’Holbach (un des ouvrages les plus célèbres du matérialisme français du XVIIIe siècle, qui tendait vers une sorte d’utopie rationaliste), il déclara qu’il ne pouvait comprendre comment quiconque pouvait accepter une vision aussi grise, cimmérienne, cadavérique, dénuée de couleur, de vie, d’art, d’humanité. » (p.57-58)
-Isaiah Berlin, « Le déclin des utopies en Occident », 1978, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« Il y a l’argument éthique : l’histoire nous offre des exemples authentiques de vertu et de vice, et illustre de manière frappante ce qu’il convient de faire ou d’éviter –c’est une galerie de portraits : les héros et les traîtres, les sages et les insensés, ceux qui réussissent et ceux qui échouent. L’histoire est alors prise avant tout pour une école de morale, comme le voulait par exemple Leibniz, ou de politiques expérimentale, comme le pensait Joseph de Maistre (et peut-être Machiavel). » (p.60)
« Espoir des positivistes du XIXe siècle comme Comte et Buckle, qui croyait en la possibilité, et la nécessité, d’une science exacte de l’histoire, fabriquée par des méthodes essentiellement analogues à celles, sinon de la physique, du moins des sciences naturelles. » (p.61)
« Aristote concédait que certaines différences de conception et de caractère étaient inévitables, mais il n’en faisait pas une vertu et le reconnaissait simplement comme faisant partie de la nature humaine. » (p.67)
« Ce subjectivisme volontariste, dont le prophète le plus ardent est le vrai père du romantisme, Johann Gottlieb Fichte, conduisit naturellement en fin de compte à l’irrationnalité et à l’anarchie, à l’ivresse byronienne du moi, au culte du réprouvé lugubre, sinistre et fascinant, ennemi de la société établie, du héros satanique, Caïn, Manfred, le Giaour, Melmoth, dont la fière indépendance s’achète au prix de n’importe quelle somme de bonheur humain ou de n’importe quel nombre de vies humaines. Dans le cas des nations, ce rejet de l’idée même de valeurs universellement valides tendit parfois à inspirer un nationalisme et un chauvinisme agressifs, la glorification d’une auto-affirmation individuelle ou collective intransigeante. Sous sa forme extrême, il prit un tour criminel et violemment pathologique qui culmina dans l’abandon de la raison et de tout réalisme, avec des conséquences morales et politiques fréquemment désastreuses. » (p.68)
« Au contraire de relativistes tels que Spengler ou Westermack, Vico ne supposait pas les hommes enfermés à l’intérieur de leur propre époque ou culture, isolés dans une boîte sans fenêtre, et par conséquent incapables de comprendre d’autres sociétés ou périodes dont les valeurs pourraient être largement différentes des leurs et qu’ils pourraient trouver étranges ou répugneantes. Il croyait très profondément que ce que des hommes avaient fait, d’autres hommes pouvaient le comprendre. » (p.70)
« Sa description des situations économiques qui, selon lui, conduisirent à tel ou tel type de législation dans ce qu’il considère comme une lutte des classes perpétuelles entre plébéiens et patriciens est un grand progrès sur les théories antérieures. Les détails historiques peuvent être faux, absurdes mêmes, la connaissance peut être déficiente, les méthodes critiques insuffisantes –mais l’approche est hardie, originale et fructueuse. » (p.72)
« Il n’est pas étonnant que Karl Marx, dans une célèbre lettre à Lassalle, ait dit que Vico avait des instants de génie lorsqu’il écrivait sur l’évolution sociale. […]
Jules Michelet, qui se considérait comme son disciple, avait raison : Vico est bien le précurseur oublié de l’école historique allemande, le premier et, à certains égards, le plus formidable opposant aux doctrines anhistoriques de la loi naturelle. » (p.73)
« Sans fantasia le passé reste mort ; pour lui rendre vie, nous devons, idéalement au moins, entendre les voix des hommes, conjecturer (sur la base d’autant de documents que nous pouvons en rassembler) ce que furent leurs expériences, leurs formes d’expression, leurs valeurs, leurs conceptions, leurs visées, les modes de vie ; sans cela il nous est impossible de saisir d’où nous venons et comment nous en sommes venus à être ce que nous sommes à présent, non seulement physiquement ou biologiquement et, en un étroit, politiquement et institutionnellement, mais aussi socialement, psychologiquement, moralement ; sans cela il ne peut y avoir d’authentique compréhension de soi-même. Nous trouvons grands ces historiens qui non seulement maîtrisent pleinement les données factuelles obtenues par l’usage des meilleures méthodes critiques disponibles en leur temps, mais possèdent aussi la profondeur d’intuition imaginative qui caractérise les romanciers féconds. Comme le fit remarquer il y a déjà longtemps l’historien anglais G. M. Trevelyan : après tout, Clio est une muse. » (p.75)
« Pour Vico, il n’existe pas de progrès véritable dans les arts : le génie d’une époque ne peut se comparer à celui d’une autre. Il eût trouvé vain de se demander si Sophocle était meilleur poète que Virgile ou Virgile que Racine. » (p.77)
« L’hypothèse […] selon laquelle la nature humaine est fondamentalement identique en tout temps comme en tout lieu et obéit à des lois éternelles échappant à la maîtrise des hommes, est un postulat que seule une poignée de hardis penseurs ont osé mettre en doute. » (p.78)
-Isaiah Berlin, « Giambattista Vico et l’histoire culturelle », 1983, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« Le monde du romantisme allemand […] un état de détachement ironique en même temps que de mécontentement violent, mélancolique et exalté, morcelé, désespéré et pourtant source de toute vraie pénétration et inspiration, en même temps destructeur et créateur. » (p.101)
« Joseph de Maistre n’appartenait pas à ce monde, nous affirment à peu près tous ses biographes et commentateurs. Il détestait l’esprit romantique. Comme Charles Maurras et T. S. Eliot, il en tenait pour la trinité du classicisme, de la monarchie et de l’Église. Il est l’incarnation de l’esprit latin limpide, l’antithèse même de l’âme germanique torturée. Dans un monde en clair-obscur, il apparaît plein de certitudes ; dans une société où la religion et l’art, l’histoire et la mythologie, la doctrine sociale, la métaphysique et la logique semblent inextricablement mêlés, il classe, distingue, et se tient à ses distinctions avec rigueur et constance. C’est un catholique réactionnaire, un érudit et un aristocrate –français, catholique, gentilhomme- indigné par les théories autant que par les actes de la Révolution française, opposé avec une égale fermeté au rationalisme et à l’empirisme, au libéralisme, à la technocratie et à la démocratie égalitaire, hostile au sécularisme et à toutes les formes de religion non confessionnelles, non institutionnelles, une figure puissantes, rétrograde, qui tire sa foi et sa méthode des Pères de l’Église et de l’enseignement des jésuites. « Absolutistes féroce, théocrate enragé, légitimiste intransigeant, apôtre d’une trinité montrueuse du pape, du roi et du bourreau, toujours et partout le champion du dogmatisme le plus sévère, en toutes choses partisan des dogmes les plus durs, les plus étroits et les plus inflexibles, sombre figure du Moyen Age, où il y avait du docteur, de l’inquisiteur et de l’exécuteur » [Faguet, Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle, vol. I, Paris, 1899, p.1]. Voilà le résumé typique de Faguet. » (p.102)
« Maistre est dépeint comme un monarchiste fanatique et un papiste encore plus enragé, fier, sectaire et inflexible, doté d’une volonté affirmée et d’une capacité peu commune à tirer des conclusions extrêmes et désagréables de prémisses dogmatiques ; un amer et brillant fabricateur de paradoxes tacitéens, un maître sans égal de la prose française, un docteur médiéval né hors de son siècle, un réactionnaire exaspéré, un opposant féroce qui visait au cœur, cherchant vainement à arrêter le cours de l’histoire par le seul pouvoir de sa prose superbe, un cas singulier, formidable, solitaire, pointilleux, sensible et, en fin de compte, pathétique ; au mieux une figure de patricien tragique, défiant et dénonçant un monde sournois et vulgaire dans lequel l’incongruité a voulu qu’il naquit ; au pire, un réactionnaire à tout crin inflexible et fanatique, accablant de ses malédictions le nouvel âge merveilleux qu’il est trop aveugle pour voir et trop entêté pour sentir. […]
Il suscite les réactions les plus tranchées : pratiquement aucun de ses critiques ne parvient à cacher ses sentiments. Il est représenté par les conservateurs comme le paladin, brave mais condamné, d’une cause perdue, par les démocrates comme une survivance insensée ou odieuse d’une ancienne génération dépourvue de cœur. Les deux camps s’accordent à dire que son heure est passée, que son monde n’a rien à voir avec aucune réalité actuelle ou future. » (p.103)
« Comparé à ses contemporains progressistes, Benjamin Constant et Madame de Staël, Jeremy Bentham et Stuart Mill, pour ne pas parler des extrémistes radicaux et des utopistes, il est à certains égards ultra-moderne, né non pas après mais avant son heure. » (p.104)
« Maistre admirait grandement Bonald, qu’il ne rencontra jamais, correspondit avec lui, et revendiqua d’être son jumeau spirituel –revendication qui a été beaucoup trop prise au sérieux par tous ses biographes. » (p.108)
« Ses idées […] étaient plus audacieuses, plus intéressantes, plus originales, plus violentes, et, en vérité, plus inquiétantes que tout ce dont pouvait rêver Bonald dans le carcan de son légitimisme étroit. […] Pour ses contemporains, peut-être pour lui-même, il semblait observer calmement le passé classique et féodal, mais ce qu’il perçut encore plus distinctement s’avéra une vision de l’avenir à vous glacer les sangs. Là résident son intérêt et son importance. » (p.109)
« Sa famille venait de Nice, et toute sa vie il eut pour la France une admiration telle qu’on la trouve parfois chez ceux qui vivent dans les provinces périphériques, ou au-delà de la frontière, d’un pays duquel ils sont attachés par des liens de sang ou de sentiment et dont leur vie durant ils chérissent une vision romancée. » (p.110)
« Il reçut l’éducation qui convenait à un jeune Savoyard de bonne famille : il étudia chez les jésuites et devint membre d’un ordre laïque, dont l’un des devoirs était de secourir les criminels, en particulier d’assister aux exécutions capitales pour apporter un dernier réconfort aux victimes. Sans doute est-ce là qu’il faut chercher la raison de son obsession de l’échafaud. » (p.110)
« Du temps de sa jeunesse, l’Église, en Savoie tout au moins, ne s’opposait pas aux penchants maçonniques chez les fidèles –ne serait-ce que parce qu’en France, sous la direction de Willermoz, les maçons étaient ses alliés contre des ennemis tels que le matérialisme et le libéralisme anticlérical des Lumières. » (p.111)
« Lorsque la République française militante envahit et annexa la Savoie, le roi fut obligé de s’enfuir, d’abord à Turin, puis durant quelques années à Rome et, après que Napoléon eut fait pression sur le pape, dans sa capitale de Cagliari en Sardaigne. Maistre, qui avait commencé par approuver les actes des Etats généraux réunis à Paris, changea bientôt d’avis et partit pour Lausanne ; de là il gagne Venise puis la Sardaigne, où il mena la vie typique d’un émigré royaliste appauvri, au service de son maître, le roi de Sardaigne, qui devint le pensionné de l’Angleterre et de la Russie. » (p.111)
« Son monde avait été ébranlé par les forces sataniques de la raison athée : il ne pouvait le reconstruire qu’en coupant toutes les têtes aux masques multiples de l’hydre de la révolution. Deux mondes s’affrontaient en un combat à mort. Il avait choisi son camp et n’entendait pas faire de quartier. » (p.112)
« Maistre niait le moindre sens à des abstractions telles que la nature et le droit naturel. » (p.115)
« [Ses méthodes] ne devaient pas grand-chose en réalité à ces grands piliers de l’Église catholique : elles tenaient plus de l’approche antirationaliste de saint Augustin ou des professeurs de la jeunesse de Maistre –l’illuminisme de Willermoz et des partisans de Pasqually et de Saint-Martin. Maistre était à l’unisson des pères de l’irrationnalisme et du fidéisme allemand. » (p.116)
« Holbach et Rousseau étaient adversaires en tout, mais tous deux parlaient de la nature avec pitié, comme étant, en un sens bien trop métaphorique, harmonieuse, bienveillante et émancipatrice. Rousseau croyait qu’elle révélait son harmonie et sa beauté aux cœurs purs des gens simples. Holbach était convaincu qu’elle les révélait aux esprits et aux sens éduqués, dégagés des préjugés et de la superstition, de ceux qui employaient des méthodes d’investigation rationnelle pour découvrir ses secrets. » (p.116)
« [Sa vision de la vie] a une affinité avec le monde paranoïaque du fascisme moderne que l’on est surpris de trouver si tôt dans le XIXe siècle. » (p.118)
« Sans relâche il insiste sur le fait que la souffrance seule peut garder les hommes de la chute dans l’abîme sans fond de l’anarchie et de la destruction de toute valeur. D’un côté l’ignorance, l’entêtement, l’idiotie –voilà les concepts qui hantent le sombre monde de Maistre. Le peuple –la masse de l’humanité- est un enfant, un fou, un propriétaire toujours absent, qui plus que tout a besoin d’un gardien, d’un mentor fidèle, d’un directeur spirituel pour contrôler aussi bien sa vie privée que l’usage de ses biens. Rien qui vaille ne peut être accompli par des hommes qui sont incurablement corrompus et débiles, à moins qu’ils ne soient protégés de la tentation de dissiper leur force et leur richesse en des buts futiles, à moins qu’ils ne soient tenus d’exécuter la tâche qui leur a été attribué par la vigilance perpétuelle de leurs gardiens. [….]
Ce n’est pas sans raison que Maistre pensait voir, au départ de chaque voie véritable vers la connaissance et le salut, la haute figure de Platon qui lui montrait le chemin. Il comptait sur la Compagnie de Jésus pour jouer le rôle d’élite des Gardiens platoniciens et sauver les Etats européens des fatales aberrations à la mode de son temps. » (p.121)
« [Pour Maistre] les hommes ne peuvent être sauvés qu’en étant cloués par la terreur du pouvoir. » (p.122)
« Aux protestants et aux jansénistes, il ajoute à présent les déistes et les athées, les francs-maçons et les juifs, les scientistes et les démocrates, les jacobins, les libéraux, les utilitaristes, les anticléricaux, les égalitaristes, les perfectionnistes, les matérialistes, les idéalistes, les juristes, les journalistes, les réformistes et les intellectuels de tout poil ; tous ceux qui font appel à ces principes abstraits, qui se fient à la raison individuelle ou à la conscience individuelle ; ceux qui croient en la liberté individuelle ou l’organisation rationnelle de la société, les réformateurs et les révolutionnaires : ceux-là sont l’ennemi de l’ordre établi et doivent être extirpés à tout prix. C’est « la secte », et elle ne dort jamais, sans répit elle creuse de l’intérieur. » (p.123)
« Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour retrouver une aussi forte insistance sur des buts irrationnels, une conduite romantique dégagée de l’intérêt ou du plaisir, des actes mus par la passion du sacrifice et de l’autodestruction. […]
L’action humaine n’est selon lui justifiée que lorsqu’elle découle de cette tendance chez les êtres humains qui n’est ni tournée vers le bonheur ni vers le confort, ni vers des schémas de vie clairs et logiquement cohérents, ni vers l’auto-affirmation et la mise en valeur de soi-même, mais vers la réalisation d’un insondable dessein divin que les hommes ne peuvent ni ne doivent tenter de sonder –et qu’ils nient à leur propre péril. Cela peut souvent conduire à des actes impliquant la souffrance et le massacre, ce qui dans les termes des règles de la morale petite-bourgeoise sensée et normale peut bien passer pour arrogant et injuste, mais découle néanmoins du centre obscur et rebelle à l’analyse de toute autorité. » (p.127)
« L’anarchie ne peut être arrêtée que par quelque chose contre quoi il n’y a pas d’appel. […] Aristote a parfaitement raison : certains hommes sont esclaves par nature. » (p.128)
« Ce que la religion exige n’est pas l’obéissance conditionnel –le contrat commercial de Locke et des protestants- mais la dissolution de l’individu dans l’Etat. […] La façade du système de Maistre est peut-être classique, mais derrière se trouve quelque chose d’effroyablement moderne. » (p.129)
« Il fait peu de doute que Maistre a été dans une certaine mesure influencé par les idées de Burke. » (p.130)
« La foi n’est véritablement la foi que lorsqu’elle est aveugle ; dès lors qu’elle cherche des justifications, elle est ruinée. Tout ce qui dans l’univers est fort, permanent et efficace, se situe au-delà et, en un certain sens, à l’encontre de la raison. La monarchie héréditaire, la guerre, le mariage durent précisément parce qu’ils ne peuvent être défendus et ne peuvent donc être réfutés. » (p.132)
« C’est un retour à l’irrationnalisme hardi, absolu, de l’Église primitive. » (p.133)
« Pour les libéraux Maistre représente la plus riche floraison de tout ce à quoi ils existent pour s’opposer. » (p.136)
« Maistre avait une compréhension exceptionnelle des valeurs contre lesquelles il se battait. » (p.138)
« Maistre fut pratiquement le premier auteur occidental à se faire ouvertement l’avocat d’une politique d’arriération délibérée dans les domaines des arts libéraux et des sciences, de la suppression virtuelle de certaines des valeurs centrales qui ont transformé la pensée et la conduite occidentales depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui. Mais c’était le XXe siècle qui devait voir la floraison la plus riche et l’application la plus implacable de cette sinistre doctrine. » (p.152)
« Un demi-siècle devait s’écouler avant que cette même tonalité impossible à confondre ne s’entendit chez Nietzsche, Drumont ou Belloc, ou chez les intégralistes de l’Action française. » (p.154)
« [Maistre] revaît de rencontrer Napoléon. Celui-ci était, de son côté, impressionné par l’intelligence des écrits de Maistre, et l’on rapporte qu’il lui était politiquement sympathique. […] Le roi Victor-Emmanuel […] interdit catégoriquement à son ministre toute espèce d’échange avec l’ogre corse. Maistre fut terriblement déçu. » (note 71 p.171)
-Isaiah Berlin, « Joseph de Maistre et les origines du totalitarisme », 1960 pour la première version, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« [H. G. Wells] est le dernier prêcheur de la morale des Lumières, de la foi en l’éradication par la nouvelle élite des planificateurs scientifiques du lourd fardeau des préjugés, de l’ignorance et des superstitions, et des règles, économiques, politiques, raciales et sexuelles, absurdes et répressives en lesquelles ils s’incarnent. » (p.238)
-Isaiah Berlin, « La branche ployé. Sur la montée du nationalisme », 1972 pour la première version, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« Si nous voulons avoir quelque espoir de comprendre le monde souvent violent dans lequel nous vivons (et si nous n’essayons pas de le comprendre, il est impensable que nous soyons capables d’agir rationnellement en lui et sur lui), nous ne pouvons restreindre notre attention aux grandes forces impersonnelles, naturelles ou artificielles, qui agissent sur nous. » (p.16)
« Anaxagore n’avait-il point déterminé cette vérité que la lune était de beaucoup plus grosse que le Péloponnèse, si petite qu’elle parût dans le ciel ? » (p.18)
« Je me rendis compte que toutes ces conceptions partageaient un même idéal platonicien : en premier lieu, comme dans les sciences exactes, toutes les vraies questions devaient avoir une bonne réponse et une seule, tout le reste était nécessairement erroné ; en deuxième lieu, il devait exister une voie sûre menant à la découverte de ces vérités ; en troisième lieu, les bonnes réponses, une fois trouvées, devaient nécessairement être compatibles entre elles et former une totalité unique, car une vérité ne pouvait en contredire une autre –cela, nous le savions a priori. Cette espèce d’omniscience était la solution du puzzle cosmique. Quant à la morale, nous pourrions alors déterminer ce que devait être une vie parfaite en nous fondant sur une exacte intelligence des règles qui régissent l’univers. » (p.19)
« A un certain stade de mes lectures, je rencontrai naturellement les œuvres majeures de Machiavel. Elles produisirent sur moi une impression profonde et durable, et m’ébranlèrent dans mes convictions. Je t’irai d’elles non leurs enseignements les plus visibles […] mais autre chose. » (p.21)
« [Machiavel] ne condamne pas les vertus chrétiennes : il signale simplement que les deux morales sont incompatibles, et il ne reconnaît pas de critère supérieur qui nous permette de trancher entre elles. La combinaison de la virtu et des valeurs chrétiennes constitue pour lui une impossibilité. Il vous laisse simplement devant le choix –lui sait où vont ses préférences.
Ce fut pour moi la découverte –qui m’ébranla quelque peu- que toutes les valeurs suprêmes poursuivies par l’humanité aujourd’hui et par le passé n’étaient pas nécessairement compatibles les unes avec les autres. Cela sapa ma conviction antérieure, fondée sur la philosophia perennis, qu’il ne pouvait exister de conflit entre des fins authentiques, des bonnes réponses aux questions clés de la vie.
Puis je découvris La Scienza nuova de Giambattista Vico. Celui-ci était alors à peu près totalement inconnu à Oxford, mais il y avait un philosophe, Robin Collingwood, qui avait traduit le livre de Croche sur Vico, et il me pressa de le lire. Cela m’ouvrit de nouveaux horizons. […]
Les Grecs de l’époque homérique, ceux de la classe dirigeante, étaient cruels, barbares, mesquins, tyranniques, nous dit Vico, mais ils ont créé l’Iliade et l’Odyssée, ce dont notre époque plus éclairée est incapable. Leurs chef-d’œuvre leur appartiennent ; dès lors que la vision du monde avait changé, la possibilité d’une création de ce type disparaissait. Nous, de notre côté, avons nos savants, nos penseurs, nos poètes, mais ce n’est pas une ascension qui conduit des anciens aux modernes. » (p.22-23)
« Après cela, je me tournai naturellement vers le penseur allemand du XVIIIe siècle Johann Gottfried Herder. » (p.23)
« « Je préfère le café, tu aimes mieux le champagne. Nos goûts sont différents, il n’y a rien de plus à en dire ». Voilà du relativisme. Mais la conception de Herder, et celle de Vico, n’est pas celle-là : elle est ce que j’appellerai un pluralisme, c’est-à-dire l’idée que nombreuses sont les finalités que les hommes peuvent se fixer tout en restant pleinement rationnels, pleinement humains, capables de se comprendre les uns les autres, de sympathiser et d’apprendre des choses les uns des autres, comme nous en apprenons à la lecture de Platon ou des romans médiévaux japonais –univers très éloignés du nôtre. Bien sûr, si nous n’avions aucune valeur commune ces êtres lointains, chaque civilisation serait enfermée dans une bulle impénétrable, et il nous serait impossible d’y rien comprendre ; c’est à cela que se résume la typologie de Spengler. La communication entre cultures au travers du temps et de l’espace n’est pas possible que parce que ce qui rend l’homme humain leur est commun et joue le rôle d’un pont entre elles. » (p.24)
« Une liberté sans frein pour les loups signifie la mort des agneaux, une liberté sans frein pour les puissants, les plus talentueux, n’est pas compatible avec le droit à une existence décente des faibles et des moins doués. » (p.25)
« J’en conclus donc que l’idée même d’une solution finale n’est pas seulement impossible à mettre en pratique, mais, si j’ai raison et que certaines valeurs ne peuvent éviter d’entrer en conflit, elle est en outre incohérente. La possibilité d’une solution finale –même si nous oublions le sens effroyable que cette expression a acquis pour nous- s’avère une illusion, et une illusion très dangereuse. Car si l’on croit réellement à la possibilité d’une telle solution, alors il ne fait nul doute qu’aucun coût ne serait trop élevé pour y parvenir : rendre l’humanité juste, heureuse, créatrice et harmonieuse à tout jamais- quel prix ne serait-on pas prêt à payer pour cela ? Pour faire une telle omelette, il n’existe certainement pas de limite au nombre d’œuf que l’on peut casser –c’était là l’idéal de Lénine, de Trotski, de Mao, de Pol Pot, pour ce que j’en sais. Puisque je connais l’unique chemin qui mènera à la solution définitive des problèmes de la société, je sais par où conduire la caravane de l’humanité ; et puisque vous ne savez pas ce que moi je sais, il n’est pas question de vous laisser la moindre liberté de choix, si l’on veut que le but soit atteint. Vous déclarez que telle politique vous rendra plus heureux, ou plus libre, ou vous donnera plus de place pour respirer ; mais je sais que vous vous trompez, je sais ce qui vous est nécessaire, ce qui est nécessaire aux hommes ; et si je rencontre une résistance, due à l’ignorance ou à la malveillance, alors elle devra être brisée, et des centaines de milliers d’hommes périront s’il faut pour des millions d’autres soient heureux à tout jamais. Que voudriez-vous que nous fassions, nous qui avons la connaissance, sinon être prêts à les sacrifier tous ? » (p.28-29)
« Comment allons-nous choisir entre les possibles ? Quoi et combien devons-nous sacrifier à quoi ? Il ne semble pas qu’il existe de réponse évidente. » (p.30)
« Le mieux qui puisse être fait, en règle générale, est de maintenir un équilibre précaire qui empêche que surgissent des situations désespérées. » (p.31)
« Il nous faut pas dramatiser l’incompatibilité des valeurs ; il existe de larges zones de consensus parmi les gens de diverses sociétés durant de longues périodes de temps quant au bien et au mal, au vrai et au faux. » (p.31)
-Isaiah Berlin, « La recherche de l’idéal », 1988, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« La caractéristique principale de la plupart des utopies, si ce n’est de toutes, est qu’elles sont statiques. » (p.33)
« La plupart des utopies sont renvoyées dans un lointain passé : il était une fois un âge d’or. Ainsi Homère parle-t-il des heureux Phéaciens, ou des parfaits Éthiopiens parmi lesquels Zeus aime à séjourner, ou chante-t-il les îles Fortunées. Hésiode parle de l’âge d’or, auquel succédèrent des âges qui allèrent en empirant, jusqu’aux temps effroyables dans lesquels il vit lui-même. Dans Le Banquet, Platon raconte que les hommes étaient autrefois –en un lointain passé de félicité- de forme sphérique, puis qu’ils se sont brisés en deux et que depuis ce temps chaque hémisphère est à la recherche de sa moitié afin de retrouver la perfection sphérique. Il parle aussi de l’heureuse vie en Atlantide disparue, disparue pour toujours à la suite de quelques catastrophe naturelle. Virgile parle de Saturnia regna, le royaume de Saturne, où toutes choses étaient bonnes. La Bible des Hébreux parle d’un paradis terrestre, dans lequel Adam et Eve, créées par Dieu, menaient des vies irréprochables dans le bonheur et la sérénité –situation qui aurait pu se perpétuer indéfiniment si l’homme n’avait désobéi à son créateur. Lorsque, au siècle dernier, le poète Alfred Tennyson parlait d’un royaume « où ne tombe nulle grêle, ni pluie, ni neige, ni jamais le vent ne hurle », il s’inscrivait dans une longue tradition, ininterrompue depuis le rêve homérique, d’une lumière éternelle brillant sur un monde sans vent. » (p.34)
« Le stoïcien Zénon conçoit une société anarchique dans laquelle tous les êtres rationnels vivent en parfaite égalité, dans le bonheur et la paix, sans le secours d’aucune institution. Si les hommes sont rationnels, aucune autorité ne leur est nécessaire ; les êtres rationnels n’ont nul besoin d’Etat, ni d’argent, ni de tribunaux, ni d’aucune forme de vie organisée, institutionnelle. Dans la société parfaite, hommes et femmes porteront des vêtements identiques et « prendront leur nourriture à la table commune ». Pourvu qu’ils soient rationnels, leurs désirs aussi seront nécessairement rationnels et donc susceptibles d’une réalisation totale et harmonieuse. Zénon fut le premier utopiste anarchiste, le fondateur d’une longue tradition qui a connu une soudaine, et parfois violente, floraison à notre époque. » (p.35)
« L’utopisme –l’idée d’une unité brisée à restaurer- est une composante centrale de l’ensemble de la pensée occidentale. » (p.36)
« Peut-être seuls les anges peuvent-ils savoir, ou peut-être Dieu seulement ; ou, si Dieu n’existe pas, il faut alors exprimer cette croyance [le réalisme moral d’origine socratique] en disant qu’une telle connaissance peut être conçue en principe, même si personne ne l’a encore atteinte ni ne risque jamais d’y accéder. Car, en principe, les réponses doivent être accessibles ; s’il n’en était pas ainsi, les questions ne seraient pas authentiques : dire d’une question qu’elle est en principe insoluble, c’est ne pas comprendre de quelle sorte de question il s’agit –car comprendre la nature d’une question, c’est savoir quelle sorte de réponse serait une réponse correcte, que nous sachions ou non si elle l’est effectivement ; ainsi la gamme des réponses possibles doit être concevable ; et l’une d’entre elles doit être la bonne. Sinon, pour de tels penseurs rationalistes, la pensée rationnelle s’enliserait dans d’insolubles énigmes. » (p.38)
« Distinguer la réalité des apparences, distinguer ce qui accomplit véritablement un homme de ce qui promet seulement de le faire, c’est cela la connaissance, et cela seul sauve. C’est ce vaste postulat platonicien, parfois entendu sous sa forme christianisée, qui anime les grandes utopies de la Renaissance. » (p.41)
« L’idée commune à toutes ces conceptions et à tous ces mouvements est qu’il existe des vérités universelles, vraies pour tous les hommes en tout temps et en tout lieu, et que ces vérités sont exprimées par des règles universelles : la loi naturelle des stoïciens, de l’Église médiévale et des juristes de la Renaissance. » (p.42)
« Ces postulats sont, je le répète, ceux d’une loi naturelle : la nature humaine est d’une essence statique, immuable, ses fins sont éternelles, invariables et universelles, identiques pour tous les hommes, en tout lieu et en tout temps, et peuvent être connues, et peut-être réalisées, par ceux qui possèdent le savoir approprié. » (p.44)
« La connaissance scientifique seule peut nous sauver. Voilà la doctrine fondamentale des Lumières, vaste mouvement de libération qui, en son temps, élimina beaucoup de cruauté, de superstition, d’injustice et d’obscurantisme.
A la longue, cette grande vague de rationalisme ne manqua pas de susciter une réaction. Cela semble une vérité historique que chaque fois que le rationalisme fait une avancée importante, il tend à se manifester une sorte de réaction affective, un « retour de manivelle », qui naît de ce qui est irrationnel chez l’homme. Cela se produisit en Grèce aux IVe et IIIe siècles avant J. C., après que les grandes écoles socratiques eurent bâti leurs splendides systèmes rationalistes : rarement, nous disent les historiens de la religion grecque, l’ésotérisme, l’occultisme, l’irrationalisme et les mysticismes de toute sorte connurent une telle floraison. Semblablement, l’édifice puissant et rigoureux du droit romain, l’une des plus grandes réalisations de la civilisation humaine et, parallèlement, la magnifique structure juridico-religieuse du judaïsme antique furent suivis par une réaction affective passionnéée, qui culmina dans l’émergence et le triomphe du christianisme. A la fin du Moyen Age se produisit une semblable réaction aux grandes constructions intellectuelles des érudits, et ce qui advint durant la Réforme n’était guère différent ; enfin, suite aux triomphes de l’esprit scientifique en Occident, une puissante réaction apparut il y a deux siècles.
Cette réaction vint principalement d’Allemagne. » (p.47)
« Si vous demandez ce que furent les plus notables contributions faites à la civilisation européenne par les pays de langue allemande au XVIIe siècle, il n’y a pas grand-chose à présenter. » (p.48)
« Les valeurs, les qualités ne sont pas commensurables : parler d’une échelle des mérites, qui présupposent l’existence d’un étalon universel, est pour Herder la preuve d’un aveuglement à ce qui rend humains les hommes. On ne rendra pas heureux un Allemand en essayant d’en faire un Français de second ordre. […] Les hommes ne peuvent pleinement développer leurs capacités qu’en continuant de vivre là où leurs ancêtres et eux sont nés, de parler leur langue, de vivre leur vie dans le cadre des coutumes de leur société et de leur culture. Les hommes ne se font pas eux-mêmes : ils appartiennent au flot d’une tradition. » (p.51)
« Si nous devons avoir autant de sortes de perfections qu’il existe de sortes de cultures, chacune possédant sa constellation idéale de vertus, alors l’idée même de la possibilité d’une unique société parfaite est une contradiction logique. » (p.52)
« Les valeurs ne sont pas découvertes, elles sont crées ; non pas trouvées, mais inventées par un acte de volonté créatrice, imaginative, comme les œuvres d’art, comme les politiques, les plans, les styles de vie sont crées. » (p.53)
« Aristote était un grand penseur [dit Herder], mais nous ne pouvons pas retourner à lui : son monde n’est pas le nôtre. De même, trois quart de siècle plus tard, on posera que si mes vraies valeurs sont l’expression de ma classe –la bourgeoisie- et non de la leur –le prolétariat-, alors l’idée de la compatibilité mutuelle de toutes les valeurs, de toutes les réponses correctes aux questions, doit être fausse, car mes valeurs entreront inévitablement en conflit avec les vôtres, parce que les valeurs de ma classe ne sont pas celles de la vôtre. […] Le concept d’un bien commun, valide pour l’humanité tout entière, repose sur une erreur cardinale. » (p.54-55)
« Ce mouvement, qui a pu aller jusqu’à une forme d’égotisme exagéré, et parfois même hystérique, ne s’est pas éteint avec le déclin de la première vague du romantisme, et il est devenu la cause d’un malaise –d’une anxiété, même- permanent dans la conscience européenne, qui persiste encore aujourd’hui. Il est clair que l’idée d’une solution harmonieuse aux problèmes de l’humanité, ne serait-ce qu’en principe, et donc la notion même d’utopie, est incompatible avec l’interprétation de l’univers humain comme champ de bataille entre des volontés, individuelles ou collectives, en mutation perpétuelle et en conflit incessant. Il y eut des tentatives pour endiguer ce flot dangereux. Hegel et Marx après lui tentèrent de retrouber une rationalité historique. » (p.55)
« Goethe […] après avoir lu le Système de la nature du baron d’Holbach (un des ouvrages les plus célèbres du matérialisme français du XVIIIe siècle, qui tendait vers une sorte d’utopie rationaliste), il déclara qu’il ne pouvait comprendre comment quiconque pouvait accepter une vision aussi grise, cimmérienne, cadavérique, dénuée de couleur, de vie, d’art, d’humanité. » (p.57-58)
-Isaiah Berlin, « Le déclin des utopies en Occident », 1978, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« Il y a l’argument éthique : l’histoire nous offre des exemples authentiques de vertu et de vice, et illustre de manière frappante ce qu’il convient de faire ou d’éviter –c’est une galerie de portraits : les héros et les traîtres, les sages et les insensés, ceux qui réussissent et ceux qui échouent. L’histoire est alors prise avant tout pour une école de morale, comme le voulait par exemple Leibniz, ou de politiques expérimentale, comme le pensait Joseph de Maistre (et peut-être Machiavel). » (p.60)
« Espoir des positivistes du XIXe siècle comme Comte et Buckle, qui croyait en la possibilité, et la nécessité, d’une science exacte de l’histoire, fabriquée par des méthodes essentiellement analogues à celles, sinon de la physique, du moins des sciences naturelles. » (p.61)
« Aristote concédait que certaines différences de conception et de caractère étaient inévitables, mais il n’en faisait pas une vertu et le reconnaissait simplement comme faisant partie de la nature humaine. » (p.67)
« Ce subjectivisme volontariste, dont le prophète le plus ardent est le vrai père du romantisme, Johann Gottlieb Fichte, conduisit naturellement en fin de compte à l’irrationnalité et à l’anarchie, à l’ivresse byronienne du moi, au culte du réprouvé lugubre, sinistre et fascinant, ennemi de la société établie, du héros satanique, Caïn, Manfred, le Giaour, Melmoth, dont la fière indépendance s’achète au prix de n’importe quelle somme de bonheur humain ou de n’importe quel nombre de vies humaines. Dans le cas des nations, ce rejet de l’idée même de valeurs universellement valides tendit parfois à inspirer un nationalisme et un chauvinisme agressifs, la glorification d’une auto-affirmation individuelle ou collective intransigeante. Sous sa forme extrême, il prit un tour criminel et violemment pathologique qui culmina dans l’abandon de la raison et de tout réalisme, avec des conséquences morales et politiques fréquemment désastreuses. » (p.68)
« Au contraire de relativistes tels que Spengler ou Westermack, Vico ne supposait pas les hommes enfermés à l’intérieur de leur propre époque ou culture, isolés dans une boîte sans fenêtre, et par conséquent incapables de comprendre d’autres sociétés ou périodes dont les valeurs pourraient être largement différentes des leurs et qu’ils pourraient trouver étranges ou répugneantes. Il croyait très profondément que ce que des hommes avaient fait, d’autres hommes pouvaient le comprendre. » (p.70)
« Sa description des situations économiques qui, selon lui, conduisirent à tel ou tel type de législation dans ce qu’il considère comme une lutte des classes perpétuelles entre plébéiens et patriciens est un grand progrès sur les théories antérieures. Les détails historiques peuvent être faux, absurdes mêmes, la connaissance peut être déficiente, les méthodes critiques insuffisantes –mais l’approche est hardie, originale et fructueuse. » (p.72)
« Il n’est pas étonnant que Karl Marx, dans une célèbre lettre à Lassalle, ait dit que Vico avait des instants de génie lorsqu’il écrivait sur l’évolution sociale. […]
Jules Michelet, qui se considérait comme son disciple, avait raison : Vico est bien le précurseur oublié de l’école historique allemande, le premier et, à certains égards, le plus formidable opposant aux doctrines anhistoriques de la loi naturelle. » (p.73)
« Sans fantasia le passé reste mort ; pour lui rendre vie, nous devons, idéalement au moins, entendre les voix des hommes, conjecturer (sur la base d’autant de documents que nous pouvons en rassembler) ce que furent leurs expériences, leurs formes d’expression, leurs valeurs, leurs conceptions, leurs visées, les modes de vie ; sans cela il nous est impossible de saisir d’où nous venons et comment nous en sommes venus à être ce que nous sommes à présent, non seulement physiquement ou biologiquement et, en un étroit, politiquement et institutionnellement, mais aussi socialement, psychologiquement, moralement ; sans cela il ne peut y avoir d’authentique compréhension de soi-même. Nous trouvons grands ces historiens qui non seulement maîtrisent pleinement les données factuelles obtenues par l’usage des meilleures méthodes critiques disponibles en leur temps, mais possèdent aussi la profondeur d’intuition imaginative qui caractérise les romanciers féconds. Comme le fit remarquer il y a déjà longtemps l’historien anglais G. M. Trevelyan : après tout, Clio est une muse. » (p.75)
« Pour Vico, il n’existe pas de progrès véritable dans les arts : le génie d’une époque ne peut se comparer à celui d’une autre. Il eût trouvé vain de se demander si Sophocle était meilleur poète que Virgile ou Virgile que Racine. » (p.77)
« L’hypothèse […] selon laquelle la nature humaine est fondamentalement identique en tout temps comme en tout lieu et obéit à des lois éternelles échappant à la maîtrise des hommes, est un postulat que seule une poignée de hardis penseurs ont osé mettre en doute. » (p.78)
-Isaiah Berlin, « Giambattista Vico et l’histoire culturelle », 1983, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« Le monde du romantisme allemand […] un état de détachement ironique en même temps que de mécontentement violent, mélancolique et exalté, morcelé, désespéré et pourtant source de toute vraie pénétration et inspiration, en même temps destructeur et créateur. » (p.101)
« Joseph de Maistre n’appartenait pas à ce monde, nous affirment à peu près tous ses biographes et commentateurs. Il détestait l’esprit romantique. Comme Charles Maurras et T. S. Eliot, il en tenait pour la trinité du classicisme, de la monarchie et de l’Église. Il est l’incarnation de l’esprit latin limpide, l’antithèse même de l’âme germanique torturée. Dans un monde en clair-obscur, il apparaît plein de certitudes ; dans une société où la religion et l’art, l’histoire et la mythologie, la doctrine sociale, la métaphysique et la logique semblent inextricablement mêlés, il classe, distingue, et se tient à ses distinctions avec rigueur et constance. C’est un catholique réactionnaire, un érudit et un aristocrate –français, catholique, gentilhomme- indigné par les théories autant que par les actes de la Révolution française, opposé avec une égale fermeté au rationalisme et à l’empirisme, au libéralisme, à la technocratie et à la démocratie égalitaire, hostile au sécularisme et à toutes les formes de religion non confessionnelles, non institutionnelles, une figure puissantes, rétrograde, qui tire sa foi et sa méthode des Pères de l’Église et de l’enseignement des jésuites. « Absolutistes féroce, théocrate enragé, légitimiste intransigeant, apôtre d’une trinité montrueuse du pape, du roi et du bourreau, toujours et partout le champion du dogmatisme le plus sévère, en toutes choses partisan des dogmes les plus durs, les plus étroits et les plus inflexibles, sombre figure du Moyen Age, où il y avait du docteur, de l’inquisiteur et de l’exécuteur » [Faguet, Politiques et moralistes du dix-neuvième siècle, vol. I, Paris, 1899, p.1]. Voilà le résumé typique de Faguet. » (p.102)
« Maistre est dépeint comme un monarchiste fanatique et un papiste encore plus enragé, fier, sectaire et inflexible, doté d’une volonté affirmée et d’une capacité peu commune à tirer des conclusions extrêmes et désagréables de prémisses dogmatiques ; un amer et brillant fabricateur de paradoxes tacitéens, un maître sans égal de la prose française, un docteur médiéval né hors de son siècle, un réactionnaire exaspéré, un opposant féroce qui visait au cœur, cherchant vainement à arrêter le cours de l’histoire par le seul pouvoir de sa prose superbe, un cas singulier, formidable, solitaire, pointilleux, sensible et, en fin de compte, pathétique ; au mieux une figure de patricien tragique, défiant et dénonçant un monde sournois et vulgaire dans lequel l’incongruité a voulu qu’il naquit ; au pire, un réactionnaire à tout crin inflexible et fanatique, accablant de ses malédictions le nouvel âge merveilleux qu’il est trop aveugle pour voir et trop entêté pour sentir. […]
Il suscite les réactions les plus tranchées : pratiquement aucun de ses critiques ne parvient à cacher ses sentiments. Il est représenté par les conservateurs comme le paladin, brave mais condamné, d’une cause perdue, par les démocrates comme une survivance insensée ou odieuse d’une ancienne génération dépourvue de cœur. Les deux camps s’accordent à dire que son heure est passée, que son monde n’a rien à voir avec aucune réalité actuelle ou future. » (p.103)
« Comparé à ses contemporains progressistes, Benjamin Constant et Madame de Staël, Jeremy Bentham et Stuart Mill, pour ne pas parler des extrémistes radicaux et des utopistes, il est à certains égards ultra-moderne, né non pas après mais avant son heure. » (p.104)
« Maistre admirait grandement Bonald, qu’il ne rencontra jamais, correspondit avec lui, et revendiqua d’être son jumeau spirituel –revendication qui a été beaucoup trop prise au sérieux par tous ses biographes. » (p.108)
« Ses idées […] étaient plus audacieuses, plus intéressantes, plus originales, plus violentes, et, en vérité, plus inquiétantes que tout ce dont pouvait rêver Bonald dans le carcan de son légitimisme étroit. […] Pour ses contemporains, peut-être pour lui-même, il semblait observer calmement le passé classique et féodal, mais ce qu’il perçut encore plus distinctement s’avéra une vision de l’avenir à vous glacer les sangs. Là résident son intérêt et son importance. » (p.109)
« Sa famille venait de Nice, et toute sa vie il eut pour la France une admiration telle qu’on la trouve parfois chez ceux qui vivent dans les provinces périphériques, ou au-delà de la frontière, d’un pays duquel ils sont attachés par des liens de sang ou de sentiment et dont leur vie durant ils chérissent une vision romancée. » (p.110)
« Il reçut l’éducation qui convenait à un jeune Savoyard de bonne famille : il étudia chez les jésuites et devint membre d’un ordre laïque, dont l’un des devoirs était de secourir les criminels, en particulier d’assister aux exécutions capitales pour apporter un dernier réconfort aux victimes. Sans doute est-ce là qu’il faut chercher la raison de son obsession de l’échafaud. » (p.110)
« Du temps de sa jeunesse, l’Église, en Savoie tout au moins, ne s’opposait pas aux penchants maçonniques chez les fidèles –ne serait-ce que parce qu’en France, sous la direction de Willermoz, les maçons étaient ses alliés contre des ennemis tels que le matérialisme et le libéralisme anticlérical des Lumières. » (p.111)
« Lorsque la République française militante envahit et annexa la Savoie, le roi fut obligé de s’enfuir, d’abord à Turin, puis durant quelques années à Rome et, après que Napoléon eut fait pression sur le pape, dans sa capitale de Cagliari en Sardaigne. Maistre, qui avait commencé par approuver les actes des Etats généraux réunis à Paris, changea bientôt d’avis et partit pour Lausanne ; de là il gagne Venise puis la Sardaigne, où il mena la vie typique d’un émigré royaliste appauvri, au service de son maître, le roi de Sardaigne, qui devint le pensionné de l’Angleterre et de la Russie. » (p.111)
« Son monde avait été ébranlé par les forces sataniques de la raison athée : il ne pouvait le reconstruire qu’en coupant toutes les têtes aux masques multiples de l’hydre de la révolution. Deux mondes s’affrontaient en un combat à mort. Il avait choisi son camp et n’entendait pas faire de quartier. » (p.112)
« Maistre niait le moindre sens à des abstractions telles que la nature et le droit naturel. » (p.115)
« [Ses méthodes] ne devaient pas grand-chose en réalité à ces grands piliers de l’Église catholique : elles tenaient plus de l’approche antirationaliste de saint Augustin ou des professeurs de la jeunesse de Maistre –l’illuminisme de Willermoz et des partisans de Pasqually et de Saint-Martin. Maistre était à l’unisson des pères de l’irrationnalisme et du fidéisme allemand. » (p.116)
« Holbach et Rousseau étaient adversaires en tout, mais tous deux parlaient de la nature avec pitié, comme étant, en un sens bien trop métaphorique, harmonieuse, bienveillante et émancipatrice. Rousseau croyait qu’elle révélait son harmonie et sa beauté aux cœurs purs des gens simples. Holbach était convaincu qu’elle les révélait aux esprits et aux sens éduqués, dégagés des préjugés et de la superstition, de ceux qui employaient des méthodes d’investigation rationnelle pour découvrir ses secrets. » (p.116)
« [Sa vision de la vie] a une affinité avec le monde paranoïaque du fascisme moderne que l’on est surpris de trouver si tôt dans le XIXe siècle. » (p.118)
« Sans relâche il insiste sur le fait que la souffrance seule peut garder les hommes de la chute dans l’abîme sans fond de l’anarchie et de la destruction de toute valeur. D’un côté l’ignorance, l’entêtement, l’idiotie –voilà les concepts qui hantent le sombre monde de Maistre. Le peuple –la masse de l’humanité- est un enfant, un fou, un propriétaire toujours absent, qui plus que tout a besoin d’un gardien, d’un mentor fidèle, d’un directeur spirituel pour contrôler aussi bien sa vie privée que l’usage de ses biens. Rien qui vaille ne peut être accompli par des hommes qui sont incurablement corrompus et débiles, à moins qu’ils ne soient protégés de la tentation de dissiper leur force et leur richesse en des buts futiles, à moins qu’ils ne soient tenus d’exécuter la tâche qui leur a été attribué par la vigilance perpétuelle de leurs gardiens. [….]
Ce n’est pas sans raison que Maistre pensait voir, au départ de chaque voie véritable vers la connaissance et le salut, la haute figure de Platon qui lui montrait le chemin. Il comptait sur la Compagnie de Jésus pour jouer le rôle d’élite des Gardiens platoniciens et sauver les Etats européens des fatales aberrations à la mode de son temps. » (p.121)
« [Pour Maistre] les hommes ne peuvent être sauvés qu’en étant cloués par la terreur du pouvoir. » (p.122)
« Aux protestants et aux jansénistes, il ajoute à présent les déistes et les athées, les francs-maçons et les juifs, les scientistes et les démocrates, les jacobins, les libéraux, les utilitaristes, les anticléricaux, les égalitaristes, les perfectionnistes, les matérialistes, les idéalistes, les juristes, les journalistes, les réformistes et les intellectuels de tout poil ; tous ceux qui font appel à ces principes abstraits, qui se fient à la raison individuelle ou à la conscience individuelle ; ceux qui croient en la liberté individuelle ou l’organisation rationnelle de la société, les réformateurs et les révolutionnaires : ceux-là sont l’ennemi de l’ordre établi et doivent être extirpés à tout prix. C’est « la secte », et elle ne dort jamais, sans répit elle creuse de l’intérieur. » (p.123)
« Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour retrouver une aussi forte insistance sur des buts irrationnels, une conduite romantique dégagée de l’intérêt ou du plaisir, des actes mus par la passion du sacrifice et de l’autodestruction. […]
L’action humaine n’est selon lui justifiée que lorsqu’elle découle de cette tendance chez les êtres humains qui n’est ni tournée vers le bonheur ni vers le confort, ni vers des schémas de vie clairs et logiquement cohérents, ni vers l’auto-affirmation et la mise en valeur de soi-même, mais vers la réalisation d’un insondable dessein divin que les hommes ne peuvent ni ne doivent tenter de sonder –et qu’ils nient à leur propre péril. Cela peut souvent conduire à des actes impliquant la souffrance et le massacre, ce qui dans les termes des règles de la morale petite-bourgeoise sensée et normale peut bien passer pour arrogant et injuste, mais découle néanmoins du centre obscur et rebelle à l’analyse de toute autorité. » (p.127)
« L’anarchie ne peut être arrêtée que par quelque chose contre quoi il n’y a pas d’appel. […] Aristote a parfaitement raison : certains hommes sont esclaves par nature. » (p.128)
« Ce que la religion exige n’est pas l’obéissance conditionnel –le contrat commercial de Locke et des protestants- mais la dissolution de l’individu dans l’Etat. […] La façade du système de Maistre est peut-être classique, mais derrière se trouve quelque chose d’effroyablement moderne. » (p.129)
« Il fait peu de doute que Maistre a été dans une certaine mesure influencé par les idées de Burke. » (p.130)
« La foi n’est véritablement la foi que lorsqu’elle est aveugle ; dès lors qu’elle cherche des justifications, elle est ruinée. Tout ce qui dans l’univers est fort, permanent et efficace, se situe au-delà et, en un certain sens, à l’encontre de la raison. La monarchie héréditaire, la guerre, le mariage durent précisément parce qu’ils ne peuvent être défendus et ne peuvent donc être réfutés. » (p.132)
« C’est un retour à l’irrationnalisme hardi, absolu, de l’Église primitive. » (p.133)
« Pour les libéraux Maistre représente la plus riche floraison de tout ce à quoi ils existent pour s’opposer. » (p.136)
« Maistre avait une compréhension exceptionnelle des valeurs contre lesquelles il se battait. » (p.138)
« Maistre fut pratiquement le premier auteur occidental à se faire ouvertement l’avocat d’une politique d’arriération délibérée dans les domaines des arts libéraux et des sciences, de la suppression virtuelle de certaines des valeurs centrales qui ont transformé la pensée et la conduite occidentales depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui. Mais c’était le XXe siècle qui devait voir la floraison la plus riche et l’application la plus implacable de cette sinistre doctrine. » (p.152)
« Un demi-siècle devait s’écouler avant que cette même tonalité impossible à confondre ne s’entendit chez Nietzsche, Drumont ou Belloc, ou chez les intégralistes de l’Action française. » (p.154)
« [Maistre] revaît de rencontrer Napoléon. Celui-ci était, de son côté, impressionné par l’intelligence des écrits de Maistre, et l’on rapporte qu’il lui était politiquement sympathique. […] Le roi Victor-Emmanuel […] interdit catégoriquement à son ministre toute espèce d’échange avec l’ogre corse. Maistre fut terriblement déçu. » (note 71 p.171)
-Isaiah Berlin, « Joseph de Maistre et les origines du totalitarisme », 1960 pour la première version, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.
« [H. G. Wells] est le dernier prêcheur de la morale des Lumières, de la foi en l’éradication par la nouvelle élite des planificateurs scientifiques du lourd fardeau des préjugés, de l’ignorance et des superstitions, et des règles, économiques, politiques, raciales et sexuelles, absurdes et répressives en lesquelles ils s’incarnent. » (p.238)
-Isaiah Berlin, « La branche ployé. Sur la montée du nationalisme », 1972 pour la première version, in Le bois tordu de l’humanité. Romantisme, nationalisme et totalitarisme, Albin Michel, coll. Idées, 1992 (1990 pour la première édition britannique), 258 pages.