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    Val Plumwood, La nature, le moi et le genre : féminisme, philosophie environnementale et critique du rationalisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 8 Oct - 21:11

    https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=CDGE_059_0021

    "La deep ecology situe le problème clé des relations entre êtres humains et nature dans le fait de la séparation entre les deux, et propose comme solution une « identification » du moi avec la nature. Le concept d’« identification » est, la plupart du temps et de façon délibérée, laissé dans un état d’indétermination ; quant aux conceptions corrélatives du moi, elles sont variées, équivoques et pas toujours compatibles entre elles.

    Il semble que la deep ecology avance trois conceptions différentes du moi — celle de l’indistinction du moi et de la nature, celle de l’expansion du moi, et celle de la transcendance du moi —, ses partisans étant libres de passer de l’une à l’autre. […]

    La théorie de l’indistinction.

    La théorie de l’indistinction nie l’existence de frontières entre le moi et la nature. Les êtres humains sont considérés comme formant une partie du réseau biotique, et non comme la source et le fondement de toutes les valeurs, il semble alors bien que la thèse de la discontinuité soit résolument repoussée. Warwick Fox présente ainsi l’idée centrale de la deep ecology :

    "Nous ne pouvons effectuer aucun partage ontologique rigoureux dans le champ de l’existence […]  ; il n’y a aucune bifurcation en réalité entre le règne de l’humain et le règne du non-humain […]  ; pour autant que nous croyions percevoir des frontières entre l’un et l’autre, le type de conscience de la réalité que promeut la deep ecology continue de nous faire défaut." (Fox 1984, p. 7)

    Il en va ici bien plus que du simple rejet de la thèse de la discontinuité, car l’objectif de la deep ecology n’est autre que de remplacer l’image de l’être humain, qui le représente comme vivant au sein de l’environnement, par une représentation holistique, qui évoque les formes-types de la Gestalttheorie, qui « dissout non seulement le concept de l’homme-au-sein-de-l’environnement, mais tout concept de chose-compacte-au-sein-d’un-milieu » — sauf lorsqu’on parle à un niveau superficiel de la communication (Fox 1984, p. 1). La deep ecology implique une cosmologie du monde comme « une totalité sans rupture, qui conteste l’idée classique selon laquelle le monde est susceptible d’être analysé en parties qui existent séparément et indépendamment les unes des autres ». Elle a une forte affinité avec certaines traditions mystiques et avec la philosophia perennis, où le moi fusionne avec l’autre — « L’autre n’est pas autre chose que toi-même ». Ainsi que le dit John Seed : l’énoncé selon lequel « Je protège les pluies de forêt » se transforme en « Je suis une partie de la pluie de forêt qui me protège. Je suis cette partie de la pluie de forêt qui a récemment émergé sous la forme d’une pensée ». (Seed et al. 1988, p. 36)

    Ces énoncés posent de graves problèmes, provenant moins de la façon de concevoir le moi (qui me semble importante et recevable), ou du caractère mystique des idées elles-mêmes, que de la métaphysique de l’indistinction qui est à leur fondement. […]

    La deep ecology, dans sa trop grande généralité, se révèle incapable de fournir un fondement authentique à une éthique environnementale conforme à son programme, car la thèse qui fait des êtres humains les parties métaphysiquement unifiées de la totalité cosmique demeure vraie quelles que soient les relations de ces êtres humains avec la nature — l’exploitation de la nature pouvant illustrer l’unité des êtres humains avec la nature, tout comme la conservation de la nature ; à ce compte, plus rien ne distingue le moi humain d’un bulldozer et d’une bouteille de Coca-Cola, ou des rochers et d’une pluie de forêt. John Seed semble croire qu’il suffit de réaliser que l’on ne peut se distinguer d’une pluie de forêt, pour que les besoins de la forêt deviennent les nôtres. Mais rien ne le garantit — il se peut tout aussi bien que l’on considère que nos besoins sont aussi ceux de la forêt.

    Nous mettons là le doigt sur une difficulté supplémentaire de la thèse de l’indistinction : l’idée qu’il convient de reconnaître non seulement l’existence d’une continuité humaine avec le monde naturel, mais encore le caractère distinct et indépendant de la nature, et le caractère distinct des besoins des êtres naturels. La thèse de l’indistinction rend inintelligible cette proposition, pourtant importante dans la stratégie de respect et de conservation de la nature.

    Les dangers que comporte la théorie du moi sur le mode de la fusion avec le monde naturel peuvent apparaître dans un contexte de réflexion féministe, où l’idée de fusion est parfois sollicitée comme alternative à la conception typiquement masculine de l’autonomie comme une situation de rupture avec les autres. Selon Jean Grimshaw :

    Il est important [de maintenir une distinction entre soi-même et autrui] non seulement parce que certaines formes de symbiose ou de « connexion » avec les autres peuvent nuire de multiples manières au développement personnel, mais parce que le souci des autres, la compréhension des autres, ne sont possibles que si l’on parvient à se distinguer soi-même des autres de façon adéquate. Si je ne vois entre vous et moi aucune distinction, ou ne vous reconnais aucun être propre en dehors de la relation fusionnelle que nous soutenons l’un avec l’autre, alors je ne peux pas me faire véritablement une idée d’un bien-être qui soit le vôtre et non pas le mien. Le souci et la compréhension de l’autre exigent une sorte de distance, dont nous avons besoin afin de ne pas voir en l’autre une projection de soi, ou afin de ne pas voir en soi une continuation de l’autre.
    (Grimshaw 1986, p. 182-183)

    Ces remarques me semblent s’appliquer au souci des autres espèces et du monde naturel, tout autant qu’au souci des membres de notre propre espèce. […]

    L’expansion du moi.

    […] Si on entend par « identification » non pas « identité » mais plutôt « empathie », alors l’identification avec les autres êtres peut conduire à une expansion du moi. Selon Arne Næss, « le moi est coextensif à la totalité de nos identifications […]. Notre Moi est ce avec quoi nous nous identifions » (Arne Næss, cité par Fox (1986, p. 54).

    Selon Fox, ce moi élargi (ou le Moi, selon la terminologie usitée), est une condition d’existence que nous devrions nous efforcer de réaliser « pour autant qu’il est en notre pouvoir de le faire » (Fox 1986, p. 13-19), en rendant le moi aussi large que possible. Mais ce moi en expansion ne résulte pas d’une critique de l’égoïsme ; mais d’un élargissement et d’une extension de l’égoïsme (Cheney 1989). Il n’interroge pas les structures de l’égoïsme possessif et de l’intérêt du moi pour lui-même ; il tente plutôt de rendre légitime un ensemble plus large d’intérêts au moyen d’une expansion du moi. Ce qui motive l’expansion du moi n’est autre que la tentative d’élargir de façon légitime l’ensemble des choses pour lesquelles le moi a un intérêt, sans rien changer par ailleurs au principe selon lequel la considération du moi alimente l’intérêt qu’il se porte à lui-même. Fox écrit d’ailleurs que « la résistance écologique est tout simplement un autre nom de l’autodéfense » s’associant à John Livingstone :

    Lorsque je dis que le sort de la tortue de mer ou du tigre ou du gibbon est aussi bien le mien, je pense vraiment ce que je dis. Tout ce qui est présent dans mon univers n’est pas seulement à moi, c’est moi. Et il m’appartient de me défendre moi-même. Il m’appartient de me défendre moi-même contre toute agression ouverte, mais aussi contre tout outrage arbitraire. (Fox 1986, p. 60)

    […] La stratégie d’expansion du moi pourrait d’abord sembler n’être qu’une autre manière, prétentieuse et obscure, de dire que les hommes soutiennent des relations d’empathie avec la nature. Mais transférer les structures de l’égoïsme est une stratégie éminemment problématique, car l’élargissement des intérêts est obtenu aux dépens de la claire reconnaissance de l’indépendance de l’autre comme être distinct de moi. Les autres ne sont reconnus moralement qu’à la condition d’être incorporés au moi, leur différence est niée (Warren 1990). L’incapacité à soumettre à un examen critique l’égoïsme et l’idée du moi désinséré, non relationnel, s’accompagne de l’incapacité à établir des liens avec les autres critiques contemporaines.

    Le moi transcendant ou transpersonnel.

    Dans la mesure où la théorie de l’expansion du moi exige que nous mettions à l’écart tout intérêt particulier du moi pour lui-même (en dépit des difficultés naturelles d’une telle décision), l’expansion du moi et son élargissement en Moi conduit à la troisième position, à savoir la transcendance ou le dépassement du moi. Fox nous presse ainsi de nous identifier de façon impartiale à tous les particuliers, au cosmos, en faisant l’effort de se départir des identifications avec nos intérêts personnels particuliers, nos émotions et nos attachements particuliers (Fox 1990, p. 12). Il reprend ainsi la version propre à la deep ecology du procédé d’universalisation, qui dénonce traditionnellement le personnel et le particulier comme sources de corruption et manières pour le moi de se soucier de ses propres intérêts — « la cause de l’esprit de possession, de la guerre et de la destruction écologique » (Fox 1990, p. 12).

    […] L’analogie d’un tel rapport au cosmos, faite dans les termes humainement significatifs d’un ‘amour impersonnel’ du cosmos, exprime une théorie morale fondée sur des principes universels, c’est-à-dire sur le principe de ‘l’amour de l’homme’ élevé à un certain degré d’impersonnalité et d’abstraction. Aussi Fox (1990, p. 12) pense-t-il pouvoir reprendre (comme si un tel geste n’avait rien de problématique) l’idée selon laquelle les attachements particuliers sont moralement suspects, par opposition à une ‘identification’ authentique, impartiale, tournant nécessairement le dos à tout ce qui est particulier.

    Mais cette identification ‘transpersonnelle’ étant dépourvue de toute distinction, et conçue en vue de refuser la moindre signification morale à ce qui est particulier, est incapable de rendre compte de l’attachement profond et éminemment singulier à tel ou tel lieu, pourtant à l’origine à la fois de la passion de nombreux partisans modernes de la conservation de la nature, et de l’amour de nombreux peuples indigènes pour leur terre (attitude que la deep ecology tente par ailleurs d’élever au rang de modèle, de manière tout à fait incohérente). Or pareil attachement n’est pas fondé sur une vague théorie cosmologique, abstraite et purement cérébrale, mais sur la formation d’une identité, sociale et personnelle, en relation avec certains endroits particuliers d’une région, qui crée des liens souvent aussi spécifiques et aussi puissants que ceux de la parenté et leur sont analogues en ceci qu’ils suscitent des responsabilités locales très spécifiques envers les lieux dont il convient de prendre soin. C’est ce qui se donne clairement à entendre dans les propos de nombreux indigènes, tels ceux, particulièrement émouvants, recueillis par Cecilia Blacktooth, expliquant pourquoi son peuple n’abandonnera pas sa terre :

    Vous nous demandez quel lieu a notre préférence après celui où nous avons toujours vécu. Voyez-vous le cimetière au loin ? Ici reposent nos pères et nos grands-pères. Voyez-vous cette montagne Nid-d’aigle et cette montagne Terrier-de-lapin ? Lorsque Dieu les a faites, Il nous a donné ce lieu. Nous avons toujours été ici. Tout autre lieu nous est indifférent […]. Nous avons toujours vécu ici. Nous préférons encore mourir ici plutôt que de partir. C’est ce qu’ont fait nos pères. Nous ne pouvons les abandonner. Nos enfants sont nés ici — comment pourrions-nous nous en aller ? Quand bien même vous nous donneriez le plus bel endroit du monde, il ne pourra jamais valoir celui-ci […]. Nous sommes ici chez nous […]. Nous ne pouvons pas vivre ailleurs. Nous sommes nés ici et nos pères ont été enterrés ici […]. Nous voulons ce lieu et nul autre (McLuhan 1971, p. 28)

    En traitant de tels attachements particuliers, à base d’émotions et de sentiments de parenté, comme des formes de vie morale inférieures, la deep ecology nous livre une autre variante de la théorie qui consacre la supériorité de la raison et l’infériorité de ses termes opposés, manquant une fois encore l’analyse critique de la raison et de l’influence qu’elle exerce. Une théorie plus adéquate que celle de l’éthique traditionnelle et de la deep ecology, qui ne privilégie pas l’abstraction et l’abandon croissants de tous nos liens d’attache, semble être la théorie morale que les féministes ont élaborée, qui ambitionne de rendre compte à la fois de la continuité et de la différence, qui prend acte également des liens fort riches de parenté et d’amitié que nous nouons avec la nature devenue objet de notre préoccupation (Cheney 1987, 1989 ; Warren 1990).
    […]

    Inutile d’adopter les stratagèmes de la deep ecology — l’indistinction du moi, le moi en expansion ou le moi transpersonnel — pour fournir une alternative à l’anthropocentrisme ou à l’intérêt exclusif que le moi se porte à lui-même. Cet objectif peut bien mieux être atteint par une théorie relationnelle du moi."
    -Val Plumwood, « La nature, le moi et le genre : féminisme, philosophie environnementale et critique du rationalisme », Cahiers du Genre, 2015/2 (n° 59), p. 21-47. DOI : 10.3917/cdge.059.0021. URL : https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2015-2-page-21.htm



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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