"Si l'on croit que l'histoire des hommes comporte sa part d'accident et d'imprévisibilité." (p.
"La paix qui s'était instauré dans le royaume de France à la fin du printemps 1598 allait être durable. Plus de trente années s'écouleraient avant que la France ne se trouve de nouveau engagée dans une guerre ouverte avec les puissances des dynasties de Habsbourg. Les guerres civiles confessionnelles qui avaient déchiré le pays depuis 1562 avaient pris fin et elles ne se rallumeraient pas dans la prochaine décennie. Ces promesses de paix, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du royaume, n'étaient pas seulement discernables avec le recul du temps, les contemporains en étaient profondément persuadés. L'adieu aux armes, qui résultait des articles de l'édit de Nantes, instaurant une sorte de tolérance religieuse empirique, et des clauses du traité de Vervins, mettant fin aux hostilités franco-espagnoles sur les confins de Picardie, n'avait pas la précarité des décisions politiques ou des choix de principes. Il s'était imposé aux belligérants par la force des choses, parce que aucun parti ne croyait plus sa victoire possible, parce que les ressources des provinces étaient épuisées, parce que la lassitude et la résignation étaient trop évidentes et que chacun savait que des efforts militaires pareils à ceux des dernières années s'avéraient de longtemps impraticables.
Le jour de la Saint-Jean 1598, lors du feu traditionnel allumé à Paris sur la place de Grève, devant l'Hôtel de Ville, on avait brûlé symboliquement des faisceaux d'armes, des bois de lances et des tambours. Partout dans les bonnes villes, les autorités locales auraient fait chanter des Te Deum dans les églises principales, allumé des feux de joie sur les places. Les exercices des années de paix avaient aussitôt repris ; les marchands avaient retrouvé les grands chemins, les foires avaient planté leurs tentes et tréteaux ; les réjouissances des jeunes gens, les danses et les musiques avaient recommencé aux beaux jours. Autre témoignage certain de cette conviction commune, des pèlerinages d'actions de grâces avaient afflué dans tous les sanctuaires accoutumés. L'année 1600, jubilé dans le monde catholique, fit converger à Rome plusieurs dizaines de milliers de pèlerins français, plus nombreux que ceux de toutes les autres nations, fervents et reconnaissants selon les témoins, "comme les échappés d'un naufrage".
Les guerres religieuses avaient pratiquement pris fin au cours de l'année 1595, du fait des succès militaires continus des troupes royales contre les places ligueuses et surtout du fait de la proclamation de l'absolution accordée à Henri IV par le pape Clément VIII (17 novembre 1595)." (p.11-12)
"Il fallait aussi mettre un terme à la guerre avec l'Espagne. En effet, depuis janvier 1594, Henri IV avait cru bon d'entrer en conflit ouvert avec la puissance espagnole. Un tel engagement soudain, alors que la paix intérieure revenait, avait justement pour but de calmer les inquiétudes de l'opinion protestante et surtout de satisfaire l'Angleterre et les Provinces-Unies qui avaient jusque-là aidé Henri IV de leurs subsides. Cette guerre tardive et paradoxale avait vite tourné à l'avantage des Espagnols qui avaient pris Cambai, Doulens, Calais et même Amiens. Même si, grâce à un effort exceptionnel, les ducs de Mayenne et de Biron, l'ancien chef de la Ligue et le meilleur meneur d'hommes des royaux significativement réunis, parvenaient à reprendre la capitale de la Picardie (septembre 1597), la paix sur les frontières du Nord-Est réclamait un règlement diplomatique.
Ces deux étapes réglementaires essentielles furent conclues à peu près en même temps, la publication de l'édit de religion rédigé à Nantes le 13 avril 1598 précédant de peu de jours la signature du traité de paix avec l'Espagne survenue à Vervins le 13 mai. Les localisations de ces actes reflétaient la répartition géographique des problèmes: l'édit était publié à Nantes parce que le roi s'était avancé dans l'Ouest avec des troupes pour intimider à la fois la Bretagne ligueuse et les provinces du Centre-Ouest (Touraine, Poitou) où les réformés étaient puissants ; le traité avec l'Espagne était signé à Vervins, petit ville du Vermandois, au cœur même du théâtre du conflit, c'est-à-dire les confins du plateau picard français et des riches campagnes de l'Artois relevant des Pays-Bas et des couronnes d'Espagne." (p.13)
"La coïncidence de la mort du vieux roi Philippe II (13 septembre 1598) pouvait donner quelque apparence à cet argument, mais en fait les négociateurs espagnols avaient choisi de concentrer leurs forces pour la reconquête des Pays-Bas et effectivement les armées espagnoles, alors et pour plusieurs décennies encore au faîte de leur puissance, parvenaient dans les années suivantes à faire des provinces méridionales des Pays-Bas, l'actuelle Belgique, un pré carré solide, prospère et attaché à la fortune de l'Espagne." (p.14)
"Il restait aux conseillers d'Henri IV à trouver une princesse étrangère dont on ferait une reine de France. On avait dressé des catalogues des divers partis possibles à travers l'Europe. Le choix se porta sur une nièce du grand-duc de Toscane, Maria dei Medici. Les liens des familles souveraines de Toscane et de France remontaient aux Valois, au mariage du futur Henri II avec Catherine de Médicis. Ils avaient été confirmés par le mariage en 1589 du grand-duc Ferdinand avec Christine de Lorraine, fille de Claude de France, l'une des filles de Catherine de Médicis. Il se trouvait en outre qu'au long des guerres civiles les finances royales avaient plusieurs fois recouru au crédit de banquiers florentins et que la dette française en Toscane dépassait le million d'écus. Pour les négociateurs français, l'apport de la dot d'une princesse florentine venant en déduction de la dette serait bienvenu. Pour les Toscans, le lien avec la famille royale française donnait de l'éclat à la dynastie trop récente des Médicis. De plus, l'alliance française permettait à la Toscane d'acquérir un peu de liberté en face de la suprématie espagnole. La côte toscane était presque fermée par les places des présides espagnols (Orbetello, Piombino, Elbe) et les routes terrestres vers le nord au-delà de l'Apennin devaient traverser les plaines de Lombardie, autre possession de Madrid. Une alliance toscane signifiait pour la France une nouvelle occasion d'influence dans la péninsule où la diplomatie française était fâcheusement absente depuis le traité du Cateau-Cambrésis qui, en 1559, avait mis fin aux espoirs des guerres d'Italie. Elle marquait enfin l'attachement d'Henri IV à la cause catholique et elle confirmait la bonne entente avec la papauté, sans marquer aucune complaisance envers l'Espagne. Pour toutes ces raisons, le choix s'avérait judicieux. Maria, fille cadette du grand-duc précédent François et d'une princesse autrichienne, avait déjà vingt-sept ans ; elle était réputée belle ; l'épanouissement de sa féminité laissait augurer de sa santé et de sa fécondité. Les discussions conduites pendant l'année 1600 à Florence, puis à Lyon, portèrent sur le montant très considérable de la dot. Elle fut fixée à 600 000 écus, dont 350 000 effectivement versés, le reste servant à réduire la dette française." (p.17-18)
"C'est à Fontainebleau que, le 27 septembre 1601, la reine Marie de Médicis donna le jour à un fils premier-né, dauphin de France, héritier du trône. […] Marie de Médicis eut six enfants. La survivance de la dynastie était assurée. Le royaume ne connaîtrait plus avant longtemps de crise de légitimité. La force du système monarchique français et l'efficacité de ses règles coutumières de dévolution du trône s'affirmeraient avec éclat. […] Le roi choisit pour son fils aîné le prénom de Louis. Ce choix rappelait le prestige merveilleux du saint roi Louis IX, auquel remontait la généalogie d'Henri IV. Il n'avait pas été porté par un roi de France depuis Louis XII, mort en 1515. C'était un signe soigneusement médité de la continuité de l'Etat." (p.21)
"Des abus de langage font souvent qualifier de féodaux ces mouvements, comme s'ils ne faisaient que continuer des pratiques médiévales très anciennes, alors qu'il s'agissait de situations nouvelles propres à cette période charnière des XVIe et XVIIe siècles, qui voyaient l'avènement de noblesses plus diverses, plus nombreuses, plus détachées des fortunes terriennes, plus engagées dans la recherche des profits liés à l'exercice du pouvoir et aux chances des guerres. Cette confusion avec une féodalité immémoriale résulte de l'emploi vulgarisé et sans critique du vocabulaire marxiste ou encore de la volonté historiographique de sous-estimer les tendances qui auraient pu s'opposer à un moment ou à un autre à la construction des Etats modernes.
Le destin d'Henri IV lui-même pouvait être assimilé à ce mouvement. De la médiocre fortune de la maison de Navarre, pauvre royaume marginal, il était parvenu d'abord à la dignité de chef d'un puissant parti religieux, puis devenu un beau jour roi de France. Certes, sa filiation capétienne, et elle seul, lui conférait la légitimité nécessaire, unique, qui faisait de lui, et de nul autre, l'héritier du trône. Mais, si l'on oubliait cette circonstance généalogique -et la familiarité de ses compagnons d'armes ainsi que les approximations de l'opinion pouvaient bien être tentées de l'oublier -, sa carrière aurait alors pu se confondre avec celles de tant de hobereaux provinciaux arrivés aux honneurs et à la richesse grâce aux intrigues de la cour ou grâce aux aventures des camps. Le cycle guerrier achevé en 1598 laissait nombre d'ambitions insatisfaites, de services sans récompenses, de frustrations, de rancoeurs, de nostalgies impatientes, avides de nouvelles occasions de fortune. Bientôt une nouvelle génération de jeunes nobles se dirait lasse des loisirs de la paix, et attendrait à son tour les belles espérances des prises d'armes." (p.23)
"Prince du sang, héritier potentiel du trône si Henri IV n'avait pas eu d'enfants, Henri de Condé avait tout juste vingt ans. Élevé dans la religion catholique, il avait été éloigné de Paris après la naissance du dauphin. Un mariage voulu par le roi selon les convenances politiques l'avait uni en mai 1609 à une fille du duc de Montmorency, connétable de France. Le sort voulut que la jeune duchesse fût très belle, que le roi s'en éprît et voulût la séduire. Condé, sous prétexte de chasse, fit partir sa femme de la cour, puis une nuit de novembre, avec un équipage minime, le duc et sa femme partirent clandestinement pour les Pays-Bas. Il s'agissait pour lui d'échapper à un dilemme ridicule et dramatique, mais un prince du sang ne s'appartenait pas, un passage à l'étranger était un acte politique, l'accomplir sans l'aveu du roi pouvait passer pour un crime d'Etat. Le roi fit poursuivre les jeunes gens par les prévôts et ceux-ci ne manquèrent les fuyards que de quelques heures. Le prince de Condé, passé à Bruxelles, puis de là à Milan, recevait les plus grands honneurs des gouverneurs espagnols de ces territoires. […]
Le règne entier d'Henri IV aura ainsi été secoué de conspirations de grands dignitaires et d'incertitudes politiques liées aux problèmes dynastiques. L'autorité de la Couronne, l'unité du territoire ne relevaient pas de l'évidence. Ce n'est que rétrospectivement, avec les années noires du cours du siècle, que la décennie pacifique du règne effectif d'Henri IV prendra figure d'âge d'or. Dans l'instant, les intrigues et les mécontentements n'avaient jamais cessé." (pp.28-29)
"L'entreprise de restauration du Trésor fut la mission d'un des plus anciens et fidèles compagnons du roi, Maximilien de Béthune, baron de Rosny. Depuis 1576, alors qu'il n'avait que dix-sept ans, il avait servi dans les armées du prince de Navarre. Il fut fait duc de Sully en 1606 et c'est sous ce nom qu'il est passé dans l'histoire. Organisateur, épris d'exactitude, familier des chiffres, travailleur infatigable, Sully était déjà l'un des principaux conseillers du roi lorsqu'il fut admis en 1596 aux séances du Conseil plus spécialement consacrées aux finances. Dès l'année suivante, il cumulait les dignités de surintendant des finances, grand voyer et grand maître de l'artillerie, puis en 1600 celles de surintendant des bâtiments et des fortifications. C'était un homme de guerre, un gentilhomme fier de l'ancienneté de sa famille, un protestant convaincu et fidèle jusqu'à sa mort ; il se flattait de ne pas ressembler aux magistrats et autres gens de robe, tatillons et irresponsables, il se regardait comme un véritable aristocrate, distingué à la fois par la naissance, l'expérience et le goût de l'action. Jamais auparavant, dans l'histoire administrative de la France, tant de pouvoirs divers n'avaient été réunis entre les mains d'un seul ministre. La carrière de Sully, par elle-même, était une illustration de l'élan centralisateur de cette époque." (p.30)
"L'assemblée des notables de 1596 avait suggéré de recourir à une taxe indirecte générale qui reposerait sur toutes les entrées de marchandises dans les villes, à raison d'un sou pour livre de la valeur, soit 5%. Une déclaration de mai 1597 établit la nouvelle taxe dite "sol pour livre" ou encore "pancarte", d'après les panonceaux portant les tarifs apposés sur les guérites de perception aux portes des villes. Les obstacles opposés par le cour des aides ne permirent la mise en recouvrement effective qu'au début de 1601. Aussitôt des conseils de ville tentèrent de s'en exempter et obtinrent en effet d'éviter la très impopulaire levée aux portes en payant un forfait annuel ou "subvention": ainsi à Angers, Caen ou Reims. Ailleurs, des échauffourées accueillirent l'arrivée des commis venus établir la pancarte, notamment à Poitiers où il fallut dépêcher un commissaire et une escorte armée en mai 1601. Pierre Damours, conseiller d'Etat, avait été président au Parlement de Paris. Il avait été chargé en 1598 de rétablir l'autorité royale dans les villes ligueuses de Champagne. Dès l'été 1601, il réussit à imposer la pancarte à Poitiers et dans tout l'Ouest. Au début de 1602, les émeutes urbaines reprirent, expulsant les commis de la pancarte: ainsi à La Rochelle et Limoges. Une démonstration de force fut opérée à Limoges où la commission répressive fut confiée au conseiller d'Etat Le Camus de Jambeville. Les consuls de Limoges furent démis et l'impôt établi. Pourtant, les résistances locales étaient trop nombreuses et, en novembre 1602, Sully se résigna à supprimer l'impôt de la pancarte. La montée des violences anti-fiscales esquissée en 1602 rappelait le souvenir de la grande révolte de 1548 lorsque les provinces du Sud-Ouest s'étaient soulevées contre l'extension du régime de la gabelle du sel. Sully envisagea alors d'autres moyens d'atteindre les fortunes citadines." (pp.32-33)
"L'ascension sociale d'une famille se concrétisait depuis plusieurs règnes déjà par l'achat d'offices royaux. Les fonctions publiques de justice ou de finance constituaient des dignités qu'on achetait, dont on était propriétaire et dont on ne pouvait être dépossédé à moins de forfaiture. On considérait alors qu'à la fortune correspondait nécessairement assez de compétence et de responsabilité pour servir l'intérêt public et, d'autre part, que l'enracinement local assurait l'intelligence des gens et des choses. Au fil des temps, des édits avaient accordé des facilités de transmission de l'office aux héritiers, à condition que le titulaire ait résigné son office au moins quarante jours avant sa mort. Sully proposa d'accorder l'hérédité moyennant le paiement d'un droit annuel fixé au soixantième de la valeur de la charge. Une déclaration royale de décembre 1604 institua le droit annuel. Le premier financier qui afferma la perception de la taxe s'appelait Charles Paulet, de sorte que le droit annuel fut désormais appelé la "paulette". Son revenu s'établit autour de 1 million de livres entrant chaque année à la caisse des Parties casuelles, c'est-à-dire aux recettes incertaines, dépendant du hasard (en latin casus) de l'année.
La création de la paulette pouvait être considérée comme un succès: elle répondait à une demande sociale, elle fournissait un revenu modique mais régulier et épargnait les paysans. En regard, on pouvait lui reprocher d'enlever au roi le choix de ses serviteurs et le chancelier Bellièvre, pour cette raison, avait tenté en vain d'entraver la mesure. A long terme, les conséquences se révéleraient fort lourdes. La monarchie française s'enfermait dans un système de recrutement des dignitaires ou fonctionnaires qui privilégiait la fortune, au détriment aussi bien de la naissance que du mérite, de la capacité ou de la fidélité. Ainsi se constitueraient une bourgeoisie et une noblesse d'offices inamovibles, indépendantes, sans garantie ni de compétence ni d'obéissance. L'ampleur de ces perspectives était sans doute inimaginable en 1604." (pp.33-34)
"Sully engagea encore la monarchie française dans une autre direction qui pareillement se révélerait durable et périlleuse: la centralisation des pouvoirs dans le royaume. A vrai dire, elle appartenait à un processus dessiné depuis fort longtemps, depuis Charles VII pourrait-on dire, en tout cas très clairement depuis Henri II.
Sully et Henri IV étaient résolus à mettre progressivement en cause les particularismes et privilèges provinciaux et spécialement ceux des pays d'Etats, c'est-à-dire des provinces qui possédaient séculairement leurs propres assemblées des trois ordres. Les réunions annuelles de ces Etats discutaient le montant des impôts, opéraient leur répartition et leur levée, décidaient les dépenses collectives telles que le logement des gens de guerre ou les travaux des ponts et chaussées. Toutes les provinces du Midi avaient leurs Etats particuliers et, dans le Nord, la Bourgogne et la Bretagne jouissaient des mêmes privilèges. Ils leur garantissaient des niveaux d'imposition dérisoires en regard de ceux des pays dits d'élections, où les tâches de l'administration des impôts revenaient à des officiers royaux des Bureaux des finances, au niveau de la généralité (coïncidant généralement avec une province ou région comme on dit aujourd'hui), et des cours d'élections, au niveau des circonscriptions fiscales appelées "élections" (soit à peu près la dimension d'un arrondissement).
Dès 1603, Sully choisit d'étendre le système des élections à la généralité de Bordeaux où seraient formés huit sièges nouveaux. Cette riche province jouissait de franchises des gabelles et des aides impossibles à mettre en cause du fait de la proximité des marais salants de Marennes et de la puissance du commerce des vins ; la réforme des tailles serait une première brèche dans ses redoutables privilèges. Les Etats d'Agenais et ceux de Périgord, qui avaient encore des séances fréquentes, se dépensèrent en démarches et députations pour empêcher l'exécution de l'édit de 1603. Ils réussirent à le retarder jusqu'en 1609, puis à obtenir sa révocation en 1611. Le modèle était toutefois esquissé et ce type de transformation institutionnelle allait se répéter dans l'avenir.
Henri IV et Sully recouraient souvent, on l'a vu, à l'envoi de commissaires extraordinaires dans les provinces. Là aussi, ils suivaient une pratique administrative bien ancrée ; la nouveauté résidait dans l'envoi, non plus de commissaires aux prérogatives précises et limitées, mais de représentants du roi dépêchés pour une durée indéterminée et avec pleins pouvoirs en tous domaines. Ainsi le conseiller Damours avait-il été commis en Champagne en 1596 dès le ralliement du duc de Guise ; on ne l'appelait pas encore intendant mais il préfigurait exactement les commissaires que l'on verrait à l'œuvre sous le règne suivant. Viçose en Guyenne, Le Camus de Jambeville en Normandie reçurent des commissions de ce type. Lyon, deuxième ville du royaume, bien que riche et peuplé, ne commandait pas une grande province et dépendait du très lointain Parlement de Paris ; l'autorité royale y était représentée par le seul gouverneur. Pour le seconder ou pour le contrôler, un commissaire ou intendant y fut implanté, comme en Champagne lors de la soumission de la Ligue (1597), mais, à la différence des autres provinces, les commissaires furent en Lyonnais sans cesse remplacés et continués par la suite. On avait là le premier exemple d'un intendant permanent dans une province.
La fiscalité fut le champ d'une dernière innovation caractéristique. Alors que le contrôle des recettes et des fermes d'impôts relevait traditionnellement du ressort des chambres des comptes, Sully choisit dès 1597 d'attribuer l'examen des comptes des financiers et partisans à une commission extraordinaire décorée du nom de Chambre de justice. Cette institution répondait à un vœu exprès de l'assemblée des notables et à une attente de l'opinion populaire, à savoir de faire rendre gorge aux traitants et financiers enrichis grâce aux opportunités de guerre. En fait, la chambre ne siégea que quelques semaines ; sa constitution se voulait seulement une menace politique qui incitait les justiciables à trouver des accommodements avec le Trésor de sorte que les affaires évoqués s'arrêtassent bientôt avec le versement de sommes de composition. Le procédé fut renouvelé encore trois fois, de 1601 à 1604, puis en 1605 et 1607 ; au total, ces chambres siégèrent durant six années. Il s'agissait clairement d'un expédient politique et non d'une recherche exacte de la justice, au point que la chambre de 1607 fut assez brutalement dissoute lorsque son procureur du roi, Claude Mangot, trop zélé, voulut étendre les enquêtes jusqu'à de grands officiers du Trésor. Ce système serait continué pendant les règnes suivants et la décadence des chambres de comptes de plus en plus accentuée.
Sully, après une dizaine d'années d'administration des finances, pouvait se flatter d'avoir constitué dans le château de la Bastille, à Paris, où dormait le Trésor de l'Épargne, une réserve monétaire de plus de 12 millions de livres, soit une avance de revenus royaux de presque une demi-année. Cette réserve, à vrai dire, était médiocre et fragile, mais elle témoignait d'un phénomène d'opinion plus puissant et durable: la restauration du crédit de la monarchie française après l'interminable épreuve des guerres civiles. La rapidité du redressement résultait certes de l'habileté du ministre, mais aussi de l'extraordinaire dynamisme du système monarchique de la France en ce temps et des virtualités considérables de l'espace français." (pp.34-36)
-Yves-Marie Bercé, La naissance dramatique de l'absolutisme (1598-1661), Nouvelle histoire de la France moderne n°3, Seuil, coll. Point, 1992, 223 pages.
"La paix qui s'était instauré dans le royaume de France à la fin du printemps 1598 allait être durable. Plus de trente années s'écouleraient avant que la France ne se trouve de nouveau engagée dans une guerre ouverte avec les puissances des dynasties de Habsbourg. Les guerres civiles confessionnelles qui avaient déchiré le pays depuis 1562 avaient pris fin et elles ne se rallumeraient pas dans la prochaine décennie. Ces promesses de paix, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du royaume, n'étaient pas seulement discernables avec le recul du temps, les contemporains en étaient profondément persuadés. L'adieu aux armes, qui résultait des articles de l'édit de Nantes, instaurant une sorte de tolérance religieuse empirique, et des clauses du traité de Vervins, mettant fin aux hostilités franco-espagnoles sur les confins de Picardie, n'avait pas la précarité des décisions politiques ou des choix de principes. Il s'était imposé aux belligérants par la force des choses, parce que aucun parti ne croyait plus sa victoire possible, parce que les ressources des provinces étaient épuisées, parce que la lassitude et la résignation étaient trop évidentes et que chacun savait que des efforts militaires pareils à ceux des dernières années s'avéraient de longtemps impraticables.
Le jour de la Saint-Jean 1598, lors du feu traditionnel allumé à Paris sur la place de Grève, devant l'Hôtel de Ville, on avait brûlé symboliquement des faisceaux d'armes, des bois de lances et des tambours. Partout dans les bonnes villes, les autorités locales auraient fait chanter des Te Deum dans les églises principales, allumé des feux de joie sur les places. Les exercices des années de paix avaient aussitôt repris ; les marchands avaient retrouvé les grands chemins, les foires avaient planté leurs tentes et tréteaux ; les réjouissances des jeunes gens, les danses et les musiques avaient recommencé aux beaux jours. Autre témoignage certain de cette conviction commune, des pèlerinages d'actions de grâces avaient afflué dans tous les sanctuaires accoutumés. L'année 1600, jubilé dans le monde catholique, fit converger à Rome plusieurs dizaines de milliers de pèlerins français, plus nombreux que ceux de toutes les autres nations, fervents et reconnaissants selon les témoins, "comme les échappés d'un naufrage".
Les guerres religieuses avaient pratiquement pris fin au cours de l'année 1595, du fait des succès militaires continus des troupes royales contre les places ligueuses et surtout du fait de la proclamation de l'absolution accordée à Henri IV par le pape Clément VIII (17 novembre 1595)." (p.11-12)
"Il fallait aussi mettre un terme à la guerre avec l'Espagne. En effet, depuis janvier 1594, Henri IV avait cru bon d'entrer en conflit ouvert avec la puissance espagnole. Un tel engagement soudain, alors que la paix intérieure revenait, avait justement pour but de calmer les inquiétudes de l'opinion protestante et surtout de satisfaire l'Angleterre et les Provinces-Unies qui avaient jusque-là aidé Henri IV de leurs subsides. Cette guerre tardive et paradoxale avait vite tourné à l'avantage des Espagnols qui avaient pris Cambai, Doulens, Calais et même Amiens. Même si, grâce à un effort exceptionnel, les ducs de Mayenne et de Biron, l'ancien chef de la Ligue et le meilleur meneur d'hommes des royaux significativement réunis, parvenaient à reprendre la capitale de la Picardie (septembre 1597), la paix sur les frontières du Nord-Est réclamait un règlement diplomatique.
Ces deux étapes réglementaires essentielles furent conclues à peu près en même temps, la publication de l'édit de religion rédigé à Nantes le 13 avril 1598 précédant de peu de jours la signature du traité de paix avec l'Espagne survenue à Vervins le 13 mai. Les localisations de ces actes reflétaient la répartition géographique des problèmes: l'édit était publié à Nantes parce que le roi s'était avancé dans l'Ouest avec des troupes pour intimider à la fois la Bretagne ligueuse et les provinces du Centre-Ouest (Touraine, Poitou) où les réformés étaient puissants ; le traité avec l'Espagne était signé à Vervins, petit ville du Vermandois, au cœur même du théâtre du conflit, c'est-à-dire les confins du plateau picard français et des riches campagnes de l'Artois relevant des Pays-Bas et des couronnes d'Espagne." (p.13)
"La coïncidence de la mort du vieux roi Philippe II (13 septembre 1598) pouvait donner quelque apparence à cet argument, mais en fait les négociateurs espagnols avaient choisi de concentrer leurs forces pour la reconquête des Pays-Bas et effectivement les armées espagnoles, alors et pour plusieurs décennies encore au faîte de leur puissance, parvenaient dans les années suivantes à faire des provinces méridionales des Pays-Bas, l'actuelle Belgique, un pré carré solide, prospère et attaché à la fortune de l'Espagne." (p.14)
"Il restait aux conseillers d'Henri IV à trouver une princesse étrangère dont on ferait une reine de France. On avait dressé des catalogues des divers partis possibles à travers l'Europe. Le choix se porta sur une nièce du grand-duc de Toscane, Maria dei Medici. Les liens des familles souveraines de Toscane et de France remontaient aux Valois, au mariage du futur Henri II avec Catherine de Médicis. Ils avaient été confirmés par le mariage en 1589 du grand-duc Ferdinand avec Christine de Lorraine, fille de Claude de France, l'une des filles de Catherine de Médicis. Il se trouvait en outre qu'au long des guerres civiles les finances royales avaient plusieurs fois recouru au crédit de banquiers florentins et que la dette française en Toscane dépassait le million d'écus. Pour les négociateurs français, l'apport de la dot d'une princesse florentine venant en déduction de la dette serait bienvenu. Pour les Toscans, le lien avec la famille royale française donnait de l'éclat à la dynastie trop récente des Médicis. De plus, l'alliance française permettait à la Toscane d'acquérir un peu de liberté en face de la suprématie espagnole. La côte toscane était presque fermée par les places des présides espagnols (Orbetello, Piombino, Elbe) et les routes terrestres vers le nord au-delà de l'Apennin devaient traverser les plaines de Lombardie, autre possession de Madrid. Une alliance toscane signifiait pour la France une nouvelle occasion d'influence dans la péninsule où la diplomatie française était fâcheusement absente depuis le traité du Cateau-Cambrésis qui, en 1559, avait mis fin aux espoirs des guerres d'Italie. Elle marquait enfin l'attachement d'Henri IV à la cause catholique et elle confirmait la bonne entente avec la papauté, sans marquer aucune complaisance envers l'Espagne. Pour toutes ces raisons, le choix s'avérait judicieux. Maria, fille cadette du grand-duc précédent François et d'une princesse autrichienne, avait déjà vingt-sept ans ; elle était réputée belle ; l'épanouissement de sa féminité laissait augurer de sa santé et de sa fécondité. Les discussions conduites pendant l'année 1600 à Florence, puis à Lyon, portèrent sur le montant très considérable de la dot. Elle fut fixée à 600 000 écus, dont 350 000 effectivement versés, le reste servant à réduire la dette française." (p.17-18)
"C'est à Fontainebleau que, le 27 septembre 1601, la reine Marie de Médicis donna le jour à un fils premier-né, dauphin de France, héritier du trône. […] Marie de Médicis eut six enfants. La survivance de la dynastie était assurée. Le royaume ne connaîtrait plus avant longtemps de crise de légitimité. La force du système monarchique français et l'efficacité de ses règles coutumières de dévolution du trône s'affirmeraient avec éclat. […] Le roi choisit pour son fils aîné le prénom de Louis. Ce choix rappelait le prestige merveilleux du saint roi Louis IX, auquel remontait la généalogie d'Henri IV. Il n'avait pas été porté par un roi de France depuis Louis XII, mort en 1515. C'était un signe soigneusement médité de la continuité de l'Etat." (p.21)
"Des abus de langage font souvent qualifier de féodaux ces mouvements, comme s'ils ne faisaient que continuer des pratiques médiévales très anciennes, alors qu'il s'agissait de situations nouvelles propres à cette période charnière des XVIe et XVIIe siècles, qui voyaient l'avènement de noblesses plus diverses, plus nombreuses, plus détachées des fortunes terriennes, plus engagées dans la recherche des profits liés à l'exercice du pouvoir et aux chances des guerres. Cette confusion avec une féodalité immémoriale résulte de l'emploi vulgarisé et sans critique du vocabulaire marxiste ou encore de la volonté historiographique de sous-estimer les tendances qui auraient pu s'opposer à un moment ou à un autre à la construction des Etats modernes.
Le destin d'Henri IV lui-même pouvait être assimilé à ce mouvement. De la médiocre fortune de la maison de Navarre, pauvre royaume marginal, il était parvenu d'abord à la dignité de chef d'un puissant parti religieux, puis devenu un beau jour roi de France. Certes, sa filiation capétienne, et elle seul, lui conférait la légitimité nécessaire, unique, qui faisait de lui, et de nul autre, l'héritier du trône. Mais, si l'on oubliait cette circonstance généalogique -et la familiarité de ses compagnons d'armes ainsi que les approximations de l'opinion pouvaient bien être tentées de l'oublier -, sa carrière aurait alors pu se confondre avec celles de tant de hobereaux provinciaux arrivés aux honneurs et à la richesse grâce aux intrigues de la cour ou grâce aux aventures des camps. Le cycle guerrier achevé en 1598 laissait nombre d'ambitions insatisfaites, de services sans récompenses, de frustrations, de rancoeurs, de nostalgies impatientes, avides de nouvelles occasions de fortune. Bientôt une nouvelle génération de jeunes nobles se dirait lasse des loisirs de la paix, et attendrait à son tour les belles espérances des prises d'armes." (p.23)
"Prince du sang, héritier potentiel du trône si Henri IV n'avait pas eu d'enfants, Henri de Condé avait tout juste vingt ans. Élevé dans la religion catholique, il avait été éloigné de Paris après la naissance du dauphin. Un mariage voulu par le roi selon les convenances politiques l'avait uni en mai 1609 à une fille du duc de Montmorency, connétable de France. Le sort voulut que la jeune duchesse fût très belle, que le roi s'en éprît et voulût la séduire. Condé, sous prétexte de chasse, fit partir sa femme de la cour, puis une nuit de novembre, avec un équipage minime, le duc et sa femme partirent clandestinement pour les Pays-Bas. Il s'agissait pour lui d'échapper à un dilemme ridicule et dramatique, mais un prince du sang ne s'appartenait pas, un passage à l'étranger était un acte politique, l'accomplir sans l'aveu du roi pouvait passer pour un crime d'Etat. Le roi fit poursuivre les jeunes gens par les prévôts et ceux-ci ne manquèrent les fuyards que de quelques heures. Le prince de Condé, passé à Bruxelles, puis de là à Milan, recevait les plus grands honneurs des gouverneurs espagnols de ces territoires. […]
Le règne entier d'Henri IV aura ainsi été secoué de conspirations de grands dignitaires et d'incertitudes politiques liées aux problèmes dynastiques. L'autorité de la Couronne, l'unité du territoire ne relevaient pas de l'évidence. Ce n'est que rétrospectivement, avec les années noires du cours du siècle, que la décennie pacifique du règne effectif d'Henri IV prendra figure d'âge d'or. Dans l'instant, les intrigues et les mécontentements n'avaient jamais cessé." (pp.28-29)
"L'entreprise de restauration du Trésor fut la mission d'un des plus anciens et fidèles compagnons du roi, Maximilien de Béthune, baron de Rosny. Depuis 1576, alors qu'il n'avait que dix-sept ans, il avait servi dans les armées du prince de Navarre. Il fut fait duc de Sully en 1606 et c'est sous ce nom qu'il est passé dans l'histoire. Organisateur, épris d'exactitude, familier des chiffres, travailleur infatigable, Sully était déjà l'un des principaux conseillers du roi lorsqu'il fut admis en 1596 aux séances du Conseil plus spécialement consacrées aux finances. Dès l'année suivante, il cumulait les dignités de surintendant des finances, grand voyer et grand maître de l'artillerie, puis en 1600 celles de surintendant des bâtiments et des fortifications. C'était un homme de guerre, un gentilhomme fier de l'ancienneté de sa famille, un protestant convaincu et fidèle jusqu'à sa mort ; il se flattait de ne pas ressembler aux magistrats et autres gens de robe, tatillons et irresponsables, il se regardait comme un véritable aristocrate, distingué à la fois par la naissance, l'expérience et le goût de l'action. Jamais auparavant, dans l'histoire administrative de la France, tant de pouvoirs divers n'avaient été réunis entre les mains d'un seul ministre. La carrière de Sully, par elle-même, était une illustration de l'élan centralisateur de cette époque." (p.30)
"L'assemblée des notables de 1596 avait suggéré de recourir à une taxe indirecte générale qui reposerait sur toutes les entrées de marchandises dans les villes, à raison d'un sou pour livre de la valeur, soit 5%. Une déclaration de mai 1597 établit la nouvelle taxe dite "sol pour livre" ou encore "pancarte", d'après les panonceaux portant les tarifs apposés sur les guérites de perception aux portes des villes. Les obstacles opposés par le cour des aides ne permirent la mise en recouvrement effective qu'au début de 1601. Aussitôt des conseils de ville tentèrent de s'en exempter et obtinrent en effet d'éviter la très impopulaire levée aux portes en payant un forfait annuel ou "subvention": ainsi à Angers, Caen ou Reims. Ailleurs, des échauffourées accueillirent l'arrivée des commis venus établir la pancarte, notamment à Poitiers où il fallut dépêcher un commissaire et une escorte armée en mai 1601. Pierre Damours, conseiller d'Etat, avait été président au Parlement de Paris. Il avait été chargé en 1598 de rétablir l'autorité royale dans les villes ligueuses de Champagne. Dès l'été 1601, il réussit à imposer la pancarte à Poitiers et dans tout l'Ouest. Au début de 1602, les émeutes urbaines reprirent, expulsant les commis de la pancarte: ainsi à La Rochelle et Limoges. Une démonstration de force fut opérée à Limoges où la commission répressive fut confiée au conseiller d'Etat Le Camus de Jambeville. Les consuls de Limoges furent démis et l'impôt établi. Pourtant, les résistances locales étaient trop nombreuses et, en novembre 1602, Sully se résigna à supprimer l'impôt de la pancarte. La montée des violences anti-fiscales esquissée en 1602 rappelait le souvenir de la grande révolte de 1548 lorsque les provinces du Sud-Ouest s'étaient soulevées contre l'extension du régime de la gabelle du sel. Sully envisagea alors d'autres moyens d'atteindre les fortunes citadines." (pp.32-33)
"L'ascension sociale d'une famille se concrétisait depuis plusieurs règnes déjà par l'achat d'offices royaux. Les fonctions publiques de justice ou de finance constituaient des dignités qu'on achetait, dont on était propriétaire et dont on ne pouvait être dépossédé à moins de forfaiture. On considérait alors qu'à la fortune correspondait nécessairement assez de compétence et de responsabilité pour servir l'intérêt public et, d'autre part, que l'enracinement local assurait l'intelligence des gens et des choses. Au fil des temps, des édits avaient accordé des facilités de transmission de l'office aux héritiers, à condition que le titulaire ait résigné son office au moins quarante jours avant sa mort. Sully proposa d'accorder l'hérédité moyennant le paiement d'un droit annuel fixé au soixantième de la valeur de la charge. Une déclaration royale de décembre 1604 institua le droit annuel. Le premier financier qui afferma la perception de la taxe s'appelait Charles Paulet, de sorte que le droit annuel fut désormais appelé la "paulette". Son revenu s'établit autour de 1 million de livres entrant chaque année à la caisse des Parties casuelles, c'est-à-dire aux recettes incertaines, dépendant du hasard (en latin casus) de l'année.
La création de la paulette pouvait être considérée comme un succès: elle répondait à une demande sociale, elle fournissait un revenu modique mais régulier et épargnait les paysans. En regard, on pouvait lui reprocher d'enlever au roi le choix de ses serviteurs et le chancelier Bellièvre, pour cette raison, avait tenté en vain d'entraver la mesure. A long terme, les conséquences se révéleraient fort lourdes. La monarchie française s'enfermait dans un système de recrutement des dignitaires ou fonctionnaires qui privilégiait la fortune, au détriment aussi bien de la naissance que du mérite, de la capacité ou de la fidélité. Ainsi se constitueraient une bourgeoisie et une noblesse d'offices inamovibles, indépendantes, sans garantie ni de compétence ni d'obéissance. L'ampleur de ces perspectives était sans doute inimaginable en 1604." (pp.33-34)
"Sully engagea encore la monarchie française dans une autre direction qui pareillement se révélerait durable et périlleuse: la centralisation des pouvoirs dans le royaume. A vrai dire, elle appartenait à un processus dessiné depuis fort longtemps, depuis Charles VII pourrait-on dire, en tout cas très clairement depuis Henri II.
Sully et Henri IV étaient résolus à mettre progressivement en cause les particularismes et privilèges provinciaux et spécialement ceux des pays d'Etats, c'est-à-dire des provinces qui possédaient séculairement leurs propres assemblées des trois ordres. Les réunions annuelles de ces Etats discutaient le montant des impôts, opéraient leur répartition et leur levée, décidaient les dépenses collectives telles que le logement des gens de guerre ou les travaux des ponts et chaussées. Toutes les provinces du Midi avaient leurs Etats particuliers et, dans le Nord, la Bourgogne et la Bretagne jouissaient des mêmes privilèges. Ils leur garantissaient des niveaux d'imposition dérisoires en regard de ceux des pays dits d'élections, où les tâches de l'administration des impôts revenaient à des officiers royaux des Bureaux des finances, au niveau de la généralité (coïncidant généralement avec une province ou région comme on dit aujourd'hui), et des cours d'élections, au niveau des circonscriptions fiscales appelées "élections" (soit à peu près la dimension d'un arrondissement).
Dès 1603, Sully choisit d'étendre le système des élections à la généralité de Bordeaux où seraient formés huit sièges nouveaux. Cette riche province jouissait de franchises des gabelles et des aides impossibles à mettre en cause du fait de la proximité des marais salants de Marennes et de la puissance du commerce des vins ; la réforme des tailles serait une première brèche dans ses redoutables privilèges. Les Etats d'Agenais et ceux de Périgord, qui avaient encore des séances fréquentes, se dépensèrent en démarches et députations pour empêcher l'exécution de l'édit de 1603. Ils réussirent à le retarder jusqu'en 1609, puis à obtenir sa révocation en 1611. Le modèle était toutefois esquissé et ce type de transformation institutionnelle allait se répéter dans l'avenir.
Henri IV et Sully recouraient souvent, on l'a vu, à l'envoi de commissaires extraordinaires dans les provinces. Là aussi, ils suivaient une pratique administrative bien ancrée ; la nouveauté résidait dans l'envoi, non plus de commissaires aux prérogatives précises et limitées, mais de représentants du roi dépêchés pour une durée indéterminée et avec pleins pouvoirs en tous domaines. Ainsi le conseiller Damours avait-il été commis en Champagne en 1596 dès le ralliement du duc de Guise ; on ne l'appelait pas encore intendant mais il préfigurait exactement les commissaires que l'on verrait à l'œuvre sous le règne suivant. Viçose en Guyenne, Le Camus de Jambeville en Normandie reçurent des commissions de ce type. Lyon, deuxième ville du royaume, bien que riche et peuplé, ne commandait pas une grande province et dépendait du très lointain Parlement de Paris ; l'autorité royale y était représentée par le seul gouverneur. Pour le seconder ou pour le contrôler, un commissaire ou intendant y fut implanté, comme en Champagne lors de la soumission de la Ligue (1597), mais, à la différence des autres provinces, les commissaires furent en Lyonnais sans cesse remplacés et continués par la suite. On avait là le premier exemple d'un intendant permanent dans une province.
La fiscalité fut le champ d'une dernière innovation caractéristique. Alors que le contrôle des recettes et des fermes d'impôts relevait traditionnellement du ressort des chambres des comptes, Sully choisit dès 1597 d'attribuer l'examen des comptes des financiers et partisans à une commission extraordinaire décorée du nom de Chambre de justice. Cette institution répondait à un vœu exprès de l'assemblée des notables et à une attente de l'opinion populaire, à savoir de faire rendre gorge aux traitants et financiers enrichis grâce aux opportunités de guerre. En fait, la chambre ne siégea que quelques semaines ; sa constitution se voulait seulement une menace politique qui incitait les justiciables à trouver des accommodements avec le Trésor de sorte que les affaires évoqués s'arrêtassent bientôt avec le versement de sommes de composition. Le procédé fut renouvelé encore trois fois, de 1601 à 1604, puis en 1605 et 1607 ; au total, ces chambres siégèrent durant six années. Il s'agissait clairement d'un expédient politique et non d'une recherche exacte de la justice, au point que la chambre de 1607 fut assez brutalement dissoute lorsque son procureur du roi, Claude Mangot, trop zélé, voulut étendre les enquêtes jusqu'à de grands officiers du Trésor. Ce système serait continué pendant les règnes suivants et la décadence des chambres de comptes de plus en plus accentuée.
Sully, après une dizaine d'années d'administration des finances, pouvait se flatter d'avoir constitué dans le château de la Bastille, à Paris, où dormait le Trésor de l'Épargne, une réserve monétaire de plus de 12 millions de livres, soit une avance de revenus royaux de presque une demi-année. Cette réserve, à vrai dire, était médiocre et fragile, mais elle témoignait d'un phénomène d'opinion plus puissant et durable: la restauration du crédit de la monarchie française après l'interminable épreuve des guerres civiles. La rapidité du redressement résultait certes de l'habileté du ministre, mais aussi de l'extraordinaire dynamisme du système monarchique de la France en ce temps et des virtualités considérables de l'espace français." (pp.34-36)
-Yves-Marie Bercé, La naissance dramatique de l'absolutisme (1598-1661), Nouvelle histoire de la France moderne n°3, Seuil, coll. Point, 1992, 223 pages.