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    Sophie Coussemacker, La chevauchée des femmes. Pratiques et symboliques de la monte féminine au Moyen Âge

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Sophie Coussemacker, La chevauchée des femmes. Pratiques et symboliques de la monte féminine au Moyen Âge Empty Sophie Coussemacker, La chevauchée des femmes. Pratiques et symboliques de la monte féminine au Moyen Âge

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 14 Oct - 12:26

    https://journals.openedition.org/genrehistoire/2814


    Les cavalières sont nombreuses dans la littérature française des XIIe et XIIIe siècles, dans les chroniques, les sources archivistiques, les comptes des hôtels, et plus encore dans les images au sens large. La bibliographie sur les femmes à cheval est cependant assez mince, en dehors de quelques articles de Philippe Contamine. Ces travaux se concentrent souvent sur les seules sources textuelles, mais il est évident que celles-ci ne suffisent pas à faire le tour d’un sujet anthropologique complexe, faisant appel à l’histoire des représentations : comprendre à la fois une « réalité » et un « imaginaire » de la monte. La monte équestre féminine ne se comprend pas sans une analyse des aspects les plus symboliques de la « chevauchée ». Qu’est-ce que représente, dans l’imaginaire ou l’idéel médiéval, une femme montée sur un cheval ou pratiquant l’acte de chevaucher… quelque chose qui n’est pas forcément un cheval, mais peut être une bête monstrueuse, un bâton ou un mâle humain !
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    La première partie (Cavalières romanesques) construit des motifs narratifs autour de la cavalière dans ces romans (français et anglais pour l’essentiel) des XIIe et XIIIe siècles. Cinq types peuvent être distingués : les messagères servant de « cravache » à l’action, en précipitant le héros en quête (le chevalier errant) ; les compagnes, i.e. les accompagnatrices du héros masculin pendant une grande partie ou la totalité du récit, qu’elles soient unies à lui par un lien sentimental ou pas ; les demoiselles en détresse, personnage indispensable à la mise en valeur du chevalier errant, qui finissent par être un stéréotype presque parodique au début du XIIIe siècle, par exemple dans l’Âtre périlleux ; les manipulatrices, hostiles et opposantes ; et enfin les adjuvantes, qui peuvent même devenir brièvement l’héroïne par substitution, notamment la sœur de Méléagant délivrant Lancelot de sa prison. Ces personnages féminins, choisis en fonction de leur mobilité, sont définis par leur rapport au cheval, parfois quasiment métonymique : l’état, le statut, la beauté et la santé du cheval sont le reflet de celle qui le monte et réciproquement. Autre conclusion, les cavalières du XIIe siècle. jouissent d’une grande autonomie sur les chemins fictionnels du royaume de Logres, ou de ses avatars ultérieurs, souvent égales des hommes, voire supérieures à eux sauf dans le domaine du combat guerrier qui est le seul où elles n’interviennent jamais. Mais cette liberté d’action s’amenuise à mesure que l’on avance dans le XIIIe siècle, et disparaît peu à peu dans les remaniements en prose. On y voit toujours des messagères, par exemple, mais elles ne se déplacent qu’avec une solide escorte de cavaliers. Il semble y avoir là un reflet de la situation juridique et sociale de la femme à cette date, perdant son autonomie en étant cantonnée dans un monde de l’intériorité.
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    La deuxième partie examine les modalités techniques de la monte équestre au féminin. Les types de chevaux montés par les femmes, leurs origines, couleurs et allures, sont variés, car la femme médiévale ne monte pas seulement la fameuse haquenée, ou de placides mules, et de loin. Les chars, chariots et litières de dames, évoqués dans les comptes des hôtels, témoignent que les écuries des princesses (françaises, anglaises ou ibériques) comportent tout autant de chars que de chevaux : alors que le modèle de la dame chevauchant conserve une certaine prégnance dans l’imaginaire romanesque, mais aussi dans l’iconographie, la dame préfère pour son confort le chariot, sauf pour les entrées de ville où la parade à cheval semble plus prisée, peut-être précisément parce qu’elle est valorisée dans cet imaginaire romanesque.
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    Mais la monte en elle-même a changé entre le XIIe et le XIIIe siècle, avec l’apparition de ce que l’on appelle – tardivement – la monte en amazone, facilitée par un nouveau type de selle, avec une planchette pour reposer les pieds. Le terme de sambue, qui désigne au départ une simple couverture de selle, semble désigner ce nouvel appareillage. Celui-ci apparaît au moins au XIIe siècle. dans l’iconographie de la Fuite en Egypte. Le modèle très valorisé de la Vierge a-t-il contribué à imposer ce type de monte dangereuse aux femmes bien réelles, aux côtés des admonestations des médecins et des théologiens, estimant que la monte en écuyère était néfaste et peccamineuse ? Là encore, elle va de pair avec cette limitation de l’autonomie de la femme. Tant que celle-ci montait à califourchon comme les hommes, elle était parfaitement indépendante – notamment montait et descendait de cheval sans aide, en général – et dirigeait seule sa monture. En revanche, la monte en amazone nécessite de l’aide à la fois pour se hisser de côté sur le cheval, mais aussi pour le faire avancer : un cavalier ou un page à pied « adextre » la monture. Elle est cependant plus dangereuse, en témoigne l’accidentologie liée à cette nouvelle monte. Mais jusqu’à la fin du XVe siècle, des femmes montent toujours en écuyère, l’amazone ne s’est jamais totalement substituée à la monte « unisexe ». La sambue a aussi été perfectionnée par l’adjonction d’une corne (au niveau du pommeau) permettant à la femme de se tenir quasiment de face sur sa monture, tout en gardant les deux jambes du même côté, et ce dès le XIIIe siècle, sans doute, et non pas à l’époque de Marie de Médicis comme on le dit trop souvent, à tort. Ce chapitre technique s’accompagne d’une réflexion sur le vêtement féminin de monte, et notamment le sous-vêtement, car l’un des stéréotypes les plus fréquents en ce domaine est que la femme ne porte pas de braies, c’est même le motif des « combats pour la culotte » : une femme portant le pantalon serait une anomalie, revendiquant une domination sociale et matrimoniale qu’on lui dénie. L’absence de braies n’est pas gênante dans la monte en amazone, mais l’est nettement plus lorsque l’on monte en écuyère ! Quelques rares images laissent penser que les femmes montées en écuyère pouvaient glisser leurs jambes dans des survêtements de monte, appelés muandes de jambe par Marco Polo. Par ailleurs, éperons et cravaches (badine ou corgiée) semblent nettement genrés, la corgiée étant surdéterminée du côté féminin, mais les choses ne sont pas aussi simples, car des femmes, y compris en robe, portent aussi parfois des éperons.
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    La troisième partie construit une typologie – partielle – des occasions de monte, et du type de monte (ou de convoi dans un chariot) selon les motivations de la femme qui se déplace.
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    Les légendaires ou réelles voyageuses antiques marchent sur les pas de la reine de Saba. Depuis les Pères de l’Église, l’image de la pèlerine – à pied ou à cheval – est assez dévalorisée, en dépit de la sainteté de ses motivations, et le roman prend le relai de cette stigmatisation cléricale pour mettre en garde les femmes qui se risquent sur les routes, quittant la sécurité de ce monde de l’intériorité qui semble leur être réservé et fortement conseillé : investir l’espace extérieur, celui de l’homme, ne peut leur valoir que des ennuis. On se moque aussi de la femme qui se lance dans des pèlerinages pour des motifs rien moins que chrétiens, pour rencontrer un galant. La pèlerine ou la voyageuse est aussi mère dans les miracles mariaux, notamment dans les Cantigas. Enfin, au bout du voyage, il y a l’entrée, notamment pour les princesses, un motif qui témoigne que la dame apprécie toujours d’être vue à cheval, dans une position de domination valorisante, y compris au XVe siècle, et ce en dépit de toutes les admonestations cléricales contre la monte.
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    La chasseresse cavalière apparaît dans un large corpus iconographique surtout, constitué par des sceaux équestres cynégétiques de dames, qui montrent combien l’association cheval, chien et oiseau constitue l’identifiant de la dame noble, et par de nombreux bas-de-pages anglais, mais aussi par les enluminures du célèbre Modus et Ratio. Si la valence symbolique de nombre de ces images ne fait pas de doute, la participation des femmes aux activités cynégétiques est loin de se réduire à la chasse de volerie à laquelle on les cantonne un peu trop vite. Des femmes sont aussi bien présentes dans des scènes de chasse au gros gibier. La littérature romanesque montre même, dans Erec et Enide ou dans le Guillaume d’Angleterre, que la femme est l’organisatrice de cette chasse et qu’elle en dirige les enjeux. Mais le motif de la chasse dérive rapidement sur une chasse galante ou de parade. Dans ce jeu autour du chasseur et du chassé, on ne sait plus toujours qui est la proie et qui est le gibier.
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    Enfin, les cavalières guerrières constituent le motif le plus rebattu dans l’historiographie récente. Car la femme de guerre a été beaucoup étudiée, mais moins la guerrière à cheval. Les Psychomachies médiévales inspirées de Prudence témoignent que les enlumineurs hésitent à représenter la femme combattante et virilisent l’allégorie de Superbia (la seule à combattre à cheval chez Prudence) au moment de la faire combattre. Les tournois de dames, un motif qui apparaît à la fin du XIIe siècle, dérivent vite vers une parodie, s’inscrivant dans le motif du renversement du monde : les femmes combattent parce que leurs époux sont devenus des couards. Chez Boccace, la combattante à cheval n’est acceptable que si elle soutient son époux, à l’instar d’Hypsicratée, l’épouse de Mithridate. En revanche les Amazones constituent un motif ambivalent, à la fois attrayant et repoussant. C’est pourtant ces mythiques guerrières qui réapparaissent souvent sous la plume des auteurs de chroniques lorsqu’ils évoquent des héroïnes « historiques », des femmes croisées jusqu’à Jeanne d’Arc.
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    La dernière partie est consacrée aux symboliques complexes, aux « représentations », aux images mentales qu’appelle la femme montée.
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    Le chapitre sur les chevauchées infamantes fait le point sur l’usage du cheval ou d’un autre équidé moins noble (âne et surtout chameau) comme auxiliaire de justice, qu’il s’agisse d’humilier une femme en la faisant parader, juchée sur un âne ou un chameau, parfois tournée à revers comme dans une assouade, ou bien de la faire piétiner, tirer, tracter et enfin écarteler entre un ou plusieurs chevaux. La reine Brunehaut est loin d’être le seule personnage féminin (réel ou littéraire) à subir cette humiliation, qui évolue dans le temps et les chroniques : la fausse Guenièvre, l’Eufème du roman de Silence, et bien d’autres encore s’inscrivent dans le même motif, y compris dans les Cantigas.
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    Le motif de la « monte » prend aussi un sens érotique. La monte à deux, la femme sur le garrot (le « col » du cheval) a une connotation sexuelle, associée à un rapt… et lorsque le ravisseur est un centaure, l’image s’érotise plus encore, brouillant les frontières entre l’homme et l’animal, au point que certains enlumineurs en viennent à faire de Nessus un simple cavalier. Mais chevaucher prend un sens plus inquiétant encore, lorsqu’il évoque l’image de la femme juchée sur l’homme, le « cheval érotique » des clercs, une position totalement prohibée pour des raisons théologiques comme médicales. Là encore, la femme investit un espace et une posture qui sont ceux réservés à l’homme. Le lai d’Aristote et le personnage de « Phyllis » en est le meilleur exemple, mais il n’est pas le seul. La corgiée de la dominatrice n’est jamais que l’avatar de cet ustensile de la cavalière inquiétante. L’érotisation du motif peut aller jusqu’à des jeux de transgression liés à la métamorphose réelle ou symbolique de l’homme ou de la femme en cheval, le sexe de l’homme devenant cheval, la femme elle-même pouvant devenir jument au sexe dévorateur et dangereux.
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    Enfin, certaines chevauchées relèvent du fantasme, et notamment du lien entre le Mal, le péché ou le vice, les animaux et les femmes. Avec la Grande Prostituée juchée sur la Bête venue de la mer dans les Beatus et les Apocalypses plus tardives, la Bête subsume en elle toutes les bêtes aux valences les plus négatives. La cavalière du Mal, c’est aussi la sorcière qui vole sur un animal, plus tard sur son balai, une construction qui se forge lentement depuis le IXe siècle. autour de la question très controversée du vol nocturne. Enfin, la femme chevauchante apparaît aussi dans les nombreuses Chevauchées des Vices, motif à la fois littéraire et surtout imagé, qui élabore un lien étroit entre la femme et certains animaux qui constituent sa monture, lions ours, chiens, singes ou ânes, en fonction du Vice stigmatisé. La représentation de la femme cavalière est donc bien souvent liée au péché dans l’imaginaire médiéval, ce qui explique peut-être cette dévalorisation de la femme qui monte. Mais l’idéel est complexe : que la femme cavalière soit vue comme une pécheresse par les clercs n’empêche pas les princesses de pénétrer à cheval dans une ville pour une entrée.
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    Au total, cet itinéraire témoigne de la complexité des codes et des représentations. Certaines conclusions me semblent novatrices et aller à l’encontre des idées reçues et des stéréotypes. Ainsi, à mon sens, la luxure est moins représentée par la chevelure dénouée que par la nudité du pied, de la jambe, de la cuisse, un motif qui va de pair avec le fait même de monter… surtout sans braies ! Il existe bien des tabous, des contraintes, des critiques, concernant la monte. Mais pour la femme ordinaire, les mises en garde et les interdits ne sont sans doute pas si contraignants qu’on le croit : la femme monte, c’est une évidence, une banalité, un mode de déplacement pratique et valorisant qu’elle n’est pas prête à abandonner en abdiquant cette part de liberté. Pas plus que les femmes d’Arabie Saoudite n’acceptent qu’on les empêche de conduire, les femmes du Moyen Âge n’étaient pas non plus prêtes à renoncer à leurs chevaux.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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