http://jocelyne.vilmin.free.fr/wp-content/le%20langage%20poétique.pdf
Qu'elle s'exprime en vers ou en prose, la poésie reste toutefois: une anti-prose. C'est visuellement immédiat quand il s'agit de vers Pour parler comme le" bourgeois gentilhomme" de Molière, " tout ce qui n'est point prose est vers ". Mais il peut sembler moins immédiatement évident que la poésie soit une anti-prose, même quand elle use de la prose. Elle l'est pourtant: parce qu'elle utilise le langage à d'autres fins que le langage courant; parce qu'elle traite le mot autrement que le langage quotidien. Dès lors, qu'il s'agisse de vers ou de prose, la forme importe peu.
Parce qu'elle utilise le langage autrement La vie quotidienne se sert du langage comme d'un simple outil pour véhiculer une information ou transmettre un message. Les mots ont donc un sens fixé par l'usage, afin que s'établisse une communication. Le poète cherche, quant à lui, à inventer des rapports nouveaux entre les mots. Car, en les inventant, il crée des signification~ nouvelles. Par là même, il donne à voir le monde autrement. C'es1 pourquoi on a souvent défini la poésie par la notion d'écart -d'écart par rapport à la norme courante. Cette réactivation du langage peut s'opérer d'innombrables manières.
. Par des alliances et des rapprochements inattendus : La terre est bleue comme une orange : ce vers célèbre de Paul Eluard tire sa force de son caractère insolite, apparemment absurde. On attendrait en effet: " La terre est ronde... ». Mais ce serait plat et banal. Le choc provient de ce regard neuf posé sur la terre - d'autant plus que, vue du ciel, notre planète est bleue !
. Par des images (comparaisons ou métaphores) établissant une relation entre deux réalités différentes. Dans "La Chanson du mal-aimé (20)», Apollinaire écrit : Nous semblions entre les maisons Onde ouverte de la mer Rouge Lui les Hébreux moi Pharaon.
La marche dans la ville est associée à la traversée par les Hébreux de la mer Rouge, dans l'Ancien Testament . Le surréalisme accentuera le procédé. Plus l'image rapprochera deux réalités éloignées, plus l'image lui semblera forte et belle. Pour célébrer l'irradiation du désir érotique, André Breton écrit : Ma femme à la chevelure de feu de bois Aux pensées d'éclairs de chaleur .
. Par référence au contexte dans lequel le mot surgit. Parlant des huîtres, Francis Ponge note : Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner24.
Le poète joue sur les mots: formule signifie « petite forme », mais renvoie aussi au processus chimique qui forme la perle. Celle-ci n'est pas elle-même désignée par le substantif, mais par le verbe. Dans une telle conception de la poésie, le débat sur l'utilisation du vers ou de la poésie devient secondaire.
Parce qu'elle traite le mot différemment Le poète considère en outre le mot non comme un ensemble de lettres tracées sur du papier, mais comme un objet possédant une réalité concrète. Le mot possède en effet une longueur, d'une ou plusieurs syllabes, une sonorité particulière, que lui donnent ses voyelles, une désinence, masculine ou féminine, bref un aspect visuel et sonore. Le poète peut en jouer. L'harmonie imitative est un exemple de cet usage du mot comme objet. Elle consiste à suggérer la réalité que désigne le mot (ce qu'il signifie) par la seule force des sonorités qu'il comporte. Elle est une alliance du sens et du son. Dans ce vers de Victor Hugo : Elle écoute. . . Un bruit sourd frappe les sourds échos (Les Orientales, 1829, « Clair de lune»), les voyelles graves et sombres traduisent musicalement l'assourdissement de l'écho. S'ils ont une forme, les mots ont aussi une histoire: celle de leur origine - qui est le domaine de l'étymologie ; de leur transformation orthographique au cours des siècles - qui relève de la morphologie26; et de l'évolution de leurs significations - qui renvoie à la sémantique. De cette histoire, le poète peut tirer des effets significatifs. Certains poèmes de Francis Ponge sont ainsi un voyage à travers l'épaisseur sémantique des mots, un retour à leurs sources, oubliées ou perdues. Les ombelles ne font pas d'ombre, mais de l'ombe (Le Parti pris des choses, 1942, «Les Ombelles»), écrit-il. Les ombelles sont des fleurs. L'ombrelle est un petit parasol, destiné à faire de l"'ombre». Mais ombelle, ombrelle, ombre pro-viennent du même mot latin umbrella, lui-même diminutif de umbra La disparition de la consonne r au XVllle siècle a, depuis, permis de distinguer le nom de la fleur de celui de l'objet. Même quand elle use de la prose, la poésie se différencie de la prose, non pas parce qu'elle dit mieux les choses ou avec plus d'élégance, mais parce qu'elle dit plus et autrement.
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Parce qu'elle crée sa forme Reste pourtant une évidence, capitale. Que ce soit en prose ou en vers, le poème s'écrit. Il dispose les mots sur la page imprimée, comme un peintre dispose les formes et les couleurs sur la toile. Cette répartition des mots sur la page revêt elle-même un sens. Le calligramme* est l'exemple même de cette forme qui devient sens. Il s'agit d'un poème où les mots, les vers ou les phrases sont assemblés de manière à figurer l'objet qu'il évoque. Apollinaire en a composé tout un recueil . Le calligramme est certes un jeu, mais il rompt avec la disposition traditionnelle des lignes sur la page imprimée. Ce faisant, il modifie les habitudes de la lecture, il impose au regard une forme, qui oblige à voir les mots différemment de ce qu'ils sont dans l'usage quotidien. Même si le calligramme peut être considéré comme un cas limite, la disposition typographique n'en demeure pas moins importante dans la versification, comme par exemple dans cette strophe d'Apollinaire : Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu'il m'en souvienne La joie venait toujours après la peine Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure (Alcools, 1913, "Le Pont Mirabeau».) La musicalité de cette strophe du "Pont Mirabeau" tient à la disposition des mots sur la page. Si on les modifie, le poème perd sa force émotive. A vrai dire, il cesse d'être poème. Définir la poésie par la versification, c'est la réduire à un simple procédé d'écriture. Un versificateur n'est pas automatiquement un poète! L'ambition et l'essence de la poésie sont plus hautes et plus vastes. Comme l'écrit Octavio Paz : " La création poétique est d'abord violence faite au langage. Son premier acte est de déraciner les mots ». La versification n'est dès lors qu'un outil parmi d'autres, au service du renouvellement du langage.
Qu'elle s'exprime en vers ou en prose, la poésie reste toutefois: une anti-prose. C'est visuellement immédiat quand il s'agit de vers Pour parler comme le" bourgeois gentilhomme" de Molière, " tout ce qui n'est point prose est vers ". Mais il peut sembler moins immédiatement évident que la poésie soit une anti-prose, même quand elle use de la prose. Elle l'est pourtant: parce qu'elle utilise le langage à d'autres fins que le langage courant; parce qu'elle traite le mot autrement que le langage quotidien. Dès lors, qu'il s'agisse de vers ou de prose, la forme importe peu.
Parce qu'elle utilise le langage autrement La vie quotidienne se sert du langage comme d'un simple outil pour véhiculer une information ou transmettre un message. Les mots ont donc un sens fixé par l'usage, afin que s'établisse une communication. Le poète cherche, quant à lui, à inventer des rapports nouveaux entre les mots. Car, en les inventant, il crée des signification~ nouvelles. Par là même, il donne à voir le monde autrement. C'es1 pourquoi on a souvent défini la poésie par la notion d'écart -d'écart par rapport à la norme courante. Cette réactivation du langage peut s'opérer d'innombrables manières.
. Par des alliances et des rapprochements inattendus : La terre est bleue comme une orange : ce vers célèbre de Paul Eluard tire sa force de son caractère insolite, apparemment absurde. On attendrait en effet: " La terre est ronde... ». Mais ce serait plat et banal. Le choc provient de ce regard neuf posé sur la terre - d'autant plus que, vue du ciel, notre planète est bleue !
. Par des images (comparaisons ou métaphores) établissant une relation entre deux réalités différentes. Dans "La Chanson du mal-aimé (20)», Apollinaire écrit : Nous semblions entre les maisons Onde ouverte de la mer Rouge Lui les Hébreux moi Pharaon.
La marche dans la ville est associée à la traversée par les Hébreux de la mer Rouge, dans l'Ancien Testament . Le surréalisme accentuera le procédé. Plus l'image rapprochera deux réalités éloignées, plus l'image lui semblera forte et belle. Pour célébrer l'irradiation du désir érotique, André Breton écrit : Ma femme à la chevelure de feu de bois Aux pensées d'éclairs de chaleur .
. Par référence au contexte dans lequel le mot surgit. Parlant des huîtres, Francis Ponge note : Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner24.
Le poète joue sur les mots: formule signifie « petite forme », mais renvoie aussi au processus chimique qui forme la perle. Celle-ci n'est pas elle-même désignée par le substantif, mais par le verbe. Dans une telle conception de la poésie, le débat sur l'utilisation du vers ou de la poésie devient secondaire.
Parce qu'elle traite le mot différemment Le poète considère en outre le mot non comme un ensemble de lettres tracées sur du papier, mais comme un objet possédant une réalité concrète. Le mot possède en effet une longueur, d'une ou plusieurs syllabes, une sonorité particulière, que lui donnent ses voyelles, une désinence, masculine ou féminine, bref un aspect visuel et sonore. Le poète peut en jouer. L'harmonie imitative est un exemple de cet usage du mot comme objet. Elle consiste à suggérer la réalité que désigne le mot (ce qu'il signifie) par la seule force des sonorités qu'il comporte. Elle est une alliance du sens et du son. Dans ce vers de Victor Hugo : Elle écoute. . . Un bruit sourd frappe les sourds échos (Les Orientales, 1829, « Clair de lune»), les voyelles graves et sombres traduisent musicalement l'assourdissement de l'écho. S'ils ont une forme, les mots ont aussi une histoire: celle de leur origine - qui est le domaine de l'étymologie ; de leur transformation orthographique au cours des siècles - qui relève de la morphologie26; et de l'évolution de leurs significations - qui renvoie à la sémantique. De cette histoire, le poète peut tirer des effets significatifs. Certains poèmes de Francis Ponge sont ainsi un voyage à travers l'épaisseur sémantique des mots, un retour à leurs sources, oubliées ou perdues. Les ombelles ne font pas d'ombre, mais de l'ombe (Le Parti pris des choses, 1942, «Les Ombelles»), écrit-il. Les ombelles sont des fleurs. L'ombrelle est un petit parasol, destiné à faire de l"'ombre». Mais ombelle, ombrelle, ombre pro-viennent du même mot latin umbrella, lui-même diminutif de umbra La disparition de la consonne r au XVllle siècle a, depuis, permis de distinguer le nom de la fleur de celui de l'objet. Même quand elle use de la prose, la poésie se différencie de la prose, non pas parce qu'elle dit mieux les choses ou avec plus d'élégance, mais parce qu'elle dit plus et autrement.
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Parce qu'elle crée sa forme Reste pourtant une évidence, capitale. Que ce soit en prose ou en vers, le poème s'écrit. Il dispose les mots sur la page imprimée, comme un peintre dispose les formes et les couleurs sur la toile. Cette répartition des mots sur la page revêt elle-même un sens. Le calligramme* est l'exemple même de cette forme qui devient sens. Il s'agit d'un poème où les mots, les vers ou les phrases sont assemblés de manière à figurer l'objet qu'il évoque. Apollinaire en a composé tout un recueil . Le calligramme est certes un jeu, mais il rompt avec la disposition traditionnelle des lignes sur la page imprimée. Ce faisant, il modifie les habitudes de la lecture, il impose au regard une forme, qui oblige à voir les mots différemment de ce qu'ils sont dans l'usage quotidien. Même si le calligramme peut être considéré comme un cas limite, la disposition typographique n'en demeure pas moins importante dans la versification, comme par exemple dans cette strophe d'Apollinaire : Sous le pont Mirabeau coule la Seine Et nos amours Faut-il qu'il m'en souvienne La joie venait toujours après la peine Vienne la nuit sonne l'heure Les jours s'en vont je demeure (Alcools, 1913, "Le Pont Mirabeau».) La musicalité de cette strophe du "Pont Mirabeau" tient à la disposition des mots sur la page. Si on les modifie, le poème perd sa force émotive. A vrai dire, il cesse d'être poème. Définir la poésie par la versification, c'est la réduire à un simple procédé d'écriture. Un versificateur n'est pas automatiquement un poète! L'ambition et l'essence de la poésie sont plus hautes et plus vastes. Comme l'écrit Octavio Paz : " La création poétique est d'abord violence faite au langage. Son premier acte est de déraciner les mots ». La versification n'est dès lors qu'un outil parmi d'autres, au service du renouvellement du langage.