Adrian Pabst est philosophe et politologue spécialisé dans la pensée contemporaine. Auteur de La Politique de la Vertu aux côtés de John Milbank (Desclée de Brouwer, 2018), il est chroniqueur régulier au New Statesman. Il est actuellement doyen de la faculté de sciences politiques et relations internationales à l’Université du Kent, en Angleterre.
La victoire écrasante des conservateurs britanniques aux élections législatives du 12 décembre dernier est en passe de devenir le symbole d’une recomposition politique. Un parti de droite qui, pendant deux décennies, a défendu la mondialisation et l’intégration européenne - toutes deux fondées sur un libéralisme économique de droite et un libéralisme sociétal de gauche - a gagné en se convertissant au populisme national et à la double défense de l’État-nation et de la souveraineté du peuple.
Cette recomposition est portée par les classes populaires dont les valeurs et intérêts ne se situent plus sur le vieux clivage droite-gauche mais bien sûr un nouvel axe de polarité défini par l’insécurité économique et culturelle. Les Tories ont été victorieux parce qu’ils ont su répondre aux demandes de protection en effectuant un tournant à gauche sur les questions économiques tout en se plaçant à droite sur les questions de société, quand bien même cette stratégie peut paraître paradoxale.
La politique annoncée par Boris Johnson est favorable aux investissements publics en matière de santé et d’infrastructures, avec pour mesure principale l’augmentation des effectifs hospitaliers et policiers, et elle promet une réforme de l’immigration et du système judiciaire.
Mis à part la question du Brexit qui domine la politique outre-manche depuis plus de trois ans, il y a bien d’autres raisons de douter de la capacité du nouveau conservatisme britannique à sortir de l’impasse dans laquelle se situent les conservateurs: il est truffé de contradictions économiques, culturelles et politiques.
La principale contradiction sur le plan économique concerne la promesse protectionniste faite au nouvel électorat populaire, alors que le Premier ministre Boris Johnson ne cesse de vanter le libre-échange mondial. L’une des raisons de la forte désindustrialisation du Royaume-Uni a été justement la libéralisation économique du pays pendant les années Thatcher et l’ouverture du pays au processus de mondialisation au cours de la décennie Blair. Les accords de libre-échange annoncés avec les États-Unis et la Chine ne pourront qu’accélérer la transition vers une économie de services mondialisée (non pas d’industrie nationale) et d’emplois précaires à l’origine du vote du Brexit.
Contrairement à ses promesses de campagne, Boris Johnson a d’ores et déjà éliminé les engagements relatifs aux droits des travailleurs et à la protection de l’environnement dans le cadre de la législation sur le Brexit. Au lieu de réindustrialiser le pays, le gouvernement vient d’autoriser la vente de l’entreprise britannique d’aéronautique Cobham spécialisée dans le domaine de la défense.
La deuxième contradiction du nouveau conservatisme britannique est d’ordre culturel. Une grande partie de la nouvelle base électorale est plutôt conservatrice sur le plan sociétal, c’est-à-dire attachée à des modes de vie plus traditionnels et à l’importance de la communauté nationale. Or Boris Johnson et la plupart des députés conservateurs sont socialement libéraux, en phase avec une majorité de Britanniques tolérants sur les questions de divorce, de mariage homosexuel et d’avortement…
Le positionnement plus dur du gouvernement sur l’immigration et la criminalité ne sera pas suffisant pour résoudre les tensions entre ces deux courants qui cohabitent chez les conservateurs, notamment pour ce qui est de la politique familiale, l’intégration des étrangers et les questions bioéthiques comme l’euthanasie ou la manipulation génétique. La tendance démagogique de Boris Johnson rend son discours bien trop superficiel pour faire bouger les lignes et apaiser les «guerres culturelles».
Sur le plan politique, le nouveau conservatisme se caractérise par une contradiction entre l’idéal d’unité sociale de la nation, le «One Nation Conservatism» de Benjamin Disraeli cher à Boris Johnson, et la réalité d’un nationalisme recrudescent dans les quatre nations qui constituent le Royaume-Uni: l’Angleterre, l’Écosse, le pays de Galle et l’Irlande du Nord.
La large victoire des nationalistes écossais repose la question d’un second référendum sur l’indépendance dans un contexte où la majorité des électeurs écossais a voté en faveur d’un maintien dans l’Union européenne. Si le parti nationaliste gagne les élections régionales en 2021 alors qu’il détient déjà 48 des 59 sièges à la Chambre des Communes, la pression pourrait devenir telle qu’un nouveau référendum s’imposerait et avec une probable victoire pour l’indépendance. Une Écosse indépendante renforcerait alors la confrontation de plus en plus marquée entre nationalisme anglais et nationalisme écossais.
Cette tendance commence aussi à se faire sentir au pays de Galles et plus fortement en Irlande du Nord où le Sinn Fein proche de la République de l’Irlande et les nationalistes modérés du SDLP, tous les deux pro-européens, ont progressé aux dépens des unionistes pro-Brexit. Le spectre d’une réunification de l’Irlande ne fait qu’alimenter les forces nationalistes de part et d’autre. Bref, les conservateurs britanniques sont pris en étau entre le nationalisme anglais de leur nouvelle base électorale et l’unité entre les quatre nations du pays. D’autant que le discours démagogique de Boris Johnson risque de renforcer les divisions culturelles entre les communautés et les nations du Royaume-Uni.
Au-delà de ces contradictions, le nouveau conservatisme devra aussi développer une vision cohérente qui conjugue justice économique et stabilité sociale. Loin d’en finir avec le libéralisme économique de Margareth Thatcher, Boris Johnson a évoqué une réduction d’impôts sur le revenu de ceux qui gagnent plus de 90 000 € par an et une vague de dérégulation après la période de transition qui s’achève le 31 décembre 2020.
Son gouvernement a déjà remis en question l’engagement d’augmenter le salaire minimum et soutient le renforcement de la flexibilité du marché du travail qui mène aux emplois précaires et perpétue la dépendance du pays à l’égard d’une main-d’œuvre peu qualifiée issue de l’étranger, des pays membres de l’UE ou des ex-colonies britanniques. Une politique keynésienne à elle seule ne permettra pas à la Grande Bretagne de se réindustrialiser, de mettre en place un système d’enseignement professionnel ou encore de créer des emplois mieux rémunérés pour un pouvoir d’achat plus élevé.
Certes, Boris Johnson est l’auteur d’une belle victoire électorale mais cela ne fait pas forcément de lui l’architecte d’un conservatisme réellement social et patriotique."
-Adrian Pabst, « Boris Johnson face aux contradictions du nouveau conservatisme britannique », 26 décembre 2019: https://www.lefigaro.fr/vox/monde/adrian-pabst-boris-johnson-face-aux-contradictions-du-nouveau-conservatisme-britannique-20191226
"Le salaire minimum pour les employés de plus de 25 ans va augmenter de 6,2% au 1er avril pour passer à 8,72 livres de l'heure, a indiqué le Trésor. Cela constitue «la plus forte augmentation en valeur» depuis la création en 2016 du salaire minimum sous sa forme actuelle, touché par 2,8 millions de Britanniques, a insisté Boris Johnson, cité dans un communiqué.
La hausse annoncée représente quatre fois le taux annuel d'inflation de novembre (1,5%). Elle intervient alors que le pouvoir d'achat a été mis sous pression par l'accélération de la hausse des prix après le référendum du Brexit en 2016, qui a pesé sur la monnaie britannique. La tendance s'est modérée ces derniers mois."
-31 décembre 2019: https://www.lefigaro.fr/social/gb-apres-sa-victoire-electorale-johnson-augmente-le-salaire-minimum-de-6-2-20191231
La victoire écrasante des conservateurs britanniques aux élections législatives du 12 décembre dernier est en passe de devenir le symbole d’une recomposition politique. Un parti de droite qui, pendant deux décennies, a défendu la mondialisation et l’intégration européenne - toutes deux fondées sur un libéralisme économique de droite et un libéralisme sociétal de gauche - a gagné en se convertissant au populisme national et à la double défense de l’État-nation et de la souveraineté du peuple.
Cette recomposition est portée par les classes populaires dont les valeurs et intérêts ne se situent plus sur le vieux clivage droite-gauche mais bien sûr un nouvel axe de polarité défini par l’insécurité économique et culturelle. Les Tories ont été victorieux parce qu’ils ont su répondre aux demandes de protection en effectuant un tournant à gauche sur les questions économiques tout en se plaçant à droite sur les questions de société, quand bien même cette stratégie peut paraître paradoxale.
La politique annoncée par Boris Johnson est favorable aux investissements publics en matière de santé et d’infrastructures, avec pour mesure principale l’augmentation des effectifs hospitaliers et policiers, et elle promet une réforme de l’immigration et du système judiciaire.
Mis à part la question du Brexit qui domine la politique outre-manche depuis plus de trois ans, il y a bien d’autres raisons de douter de la capacité du nouveau conservatisme britannique à sortir de l’impasse dans laquelle se situent les conservateurs: il est truffé de contradictions économiques, culturelles et politiques.
La principale contradiction sur le plan économique concerne la promesse protectionniste faite au nouvel électorat populaire, alors que le Premier ministre Boris Johnson ne cesse de vanter le libre-échange mondial. L’une des raisons de la forte désindustrialisation du Royaume-Uni a été justement la libéralisation économique du pays pendant les années Thatcher et l’ouverture du pays au processus de mondialisation au cours de la décennie Blair. Les accords de libre-échange annoncés avec les États-Unis et la Chine ne pourront qu’accélérer la transition vers une économie de services mondialisée (non pas d’industrie nationale) et d’emplois précaires à l’origine du vote du Brexit.
Contrairement à ses promesses de campagne, Boris Johnson a d’ores et déjà éliminé les engagements relatifs aux droits des travailleurs et à la protection de l’environnement dans le cadre de la législation sur le Brexit. Au lieu de réindustrialiser le pays, le gouvernement vient d’autoriser la vente de l’entreprise britannique d’aéronautique Cobham spécialisée dans le domaine de la défense.
La deuxième contradiction du nouveau conservatisme britannique est d’ordre culturel. Une grande partie de la nouvelle base électorale est plutôt conservatrice sur le plan sociétal, c’est-à-dire attachée à des modes de vie plus traditionnels et à l’importance de la communauté nationale. Or Boris Johnson et la plupart des députés conservateurs sont socialement libéraux, en phase avec une majorité de Britanniques tolérants sur les questions de divorce, de mariage homosexuel et d’avortement…
Le positionnement plus dur du gouvernement sur l’immigration et la criminalité ne sera pas suffisant pour résoudre les tensions entre ces deux courants qui cohabitent chez les conservateurs, notamment pour ce qui est de la politique familiale, l’intégration des étrangers et les questions bioéthiques comme l’euthanasie ou la manipulation génétique. La tendance démagogique de Boris Johnson rend son discours bien trop superficiel pour faire bouger les lignes et apaiser les «guerres culturelles».
Sur le plan politique, le nouveau conservatisme se caractérise par une contradiction entre l’idéal d’unité sociale de la nation, le «One Nation Conservatism» de Benjamin Disraeli cher à Boris Johnson, et la réalité d’un nationalisme recrudescent dans les quatre nations qui constituent le Royaume-Uni: l’Angleterre, l’Écosse, le pays de Galle et l’Irlande du Nord.
La large victoire des nationalistes écossais repose la question d’un second référendum sur l’indépendance dans un contexte où la majorité des électeurs écossais a voté en faveur d’un maintien dans l’Union européenne. Si le parti nationaliste gagne les élections régionales en 2021 alors qu’il détient déjà 48 des 59 sièges à la Chambre des Communes, la pression pourrait devenir telle qu’un nouveau référendum s’imposerait et avec une probable victoire pour l’indépendance. Une Écosse indépendante renforcerait alors la confrontation de plus en plus marquée entre nationalisme anglais et nationalisme écossais.
Cette tendance commence aussi à se faire sentir au pays de Galles et plus fortement en Irlande du Nord où le Sinn Fein proche de la République de l’Irlande et les nationalistes modérés du SDLP, tous les deux pro-européens, ont progressé aux dépens des unionistes pro-Brexit. Le spectre d’une réunification de l’Irlande ne fait qu’alimenter les forces nationalistes de part et d’autre. Bref, les conservateurs britanniques sont pris en étau entre le nationalisme anglais de leur nouvelle base électorale et l’unité entre les quatre nations du pays. D’autant que le discours démagogique de Boris Johnson risque de renforcer les divisions culturelles entre les communautés et les nations du Royaume-Uni.
Au-delà de ces contradictions, le nouveau conservatisme devra aussi développer une vision cohérente qui conjugue justice économique et stabilité sociale. Loin d’en finir avec le libéralisme économique de Margareth Thatcher, Boris Johnson a évoqué une réduction d’impôts sur le revenu de ceux qui gagnent plus de 90 000 € par an et une vague de dérégulation après la période de transition qui s’achève le 31 décembre 2020.
Son gouvernement a déjà remis en question l’engagement d’augmenter le salaire minimum et soutient le renforcement de la flexibilité du marché du travail qui mène aux emplois précaires et perpétue la dépendance du pays à l’égard d’une main-d’œuvre peu qualifiée issue de l’étranger, des pays membres de l’UE ou des ex-colonies britanniques. Une politique keynésienne à elle seule ne permettra pas à la Grande Bretagne de se réindustrialiser, de mettre en place un système d’enseignement professionnel ou encore de créer des emplois mieux rémunérés pour un pouvoir d’achat plus élevé.
Certes, Boris Johnson est l’auteur d’une belle victoire électorale mais cela ne fait pas forcément de lui l’architecte d’un conservatisme réellement social et patriotique."
-Adrian Pabst, « Boris Johnson face aux contradictions du nouveau conservatisme britannique », 26 décembre 2019: https://www.lefigaro.fr/vox/monde/adrian-pabst-boris-johnson-face-aux-contradictions-du-nouveau-conservatisme-britannique-20191226
"Le salaire minimum pour les employés de plus de 25 ans va augmenter de 6,2% au 1er avril pour passer à 8,72 livres de l'heure, a indiqué le Trésor. Cela constitue «la plus forte augmentation en valeur» depuis la création en 2016 du salaire minimum sous sa forme actuelle, touché par 2,8 millions de Britanniques, a insisté Boris Johnson, cité dans un communiqué.
La hausse annoncée représente quatre fois le taux annuel d'inflation de novembre (1,5%). Elle intervient alors que le pouvoir d'achat a été mis sous pression par l'accélération de la hausse des prix après le référendum du Brexit en 2016, qui a pesé sur la monnaie britannique. La tendance s'est modérée ces derniers mois."
-31 décembre 2019: https://www.lefigaro.fr/social/gb-apres-sa-victoire-electorale-johnson-augmente-le-salaire-minimum-de-6-2-20191231