http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau/index.php?option=com_glossary&id=707
L’éloge paradoxal est un procédé rhétorique très ancien, consistant à louer une chose (comportement, trait de caractère, habitude, opinion, pratique sociale) qui est d’ordinaire jugée mauvaise et condamnée, de manière à créer un double effet de surprise : du fait de l’illogisme apparent qu’il implique, d’une part, et de la transgression des normes d’une société donnée, d’autre part. Il a été illustré notamment par Érasme (Éloge de la folie), Molière (éloge du tabac, de l’inconstance et de l’hypocrisie religieuse, dans Dom Juan), Montesquieu (« De l’esclavage des nègres »), Thomas de Quincey (De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts) et Paul Lafargue (Éloge de la paresse).
Mirbeau y recourt volontiers, dans le cadre de sa démystification des valeurs consacrées et des institutions respectées. En prenant le contre-pied de la morale en usage et des habitudes de pensée, en faisant semblant de trouver bon ce qui est de toute évidence absurde ou monstrueux, il choque notre confort intellectuel et nous oblige à « regarder Méduse en face » et à exercer notre esprit critique, dans l’espoir de créer chez le lecteur de bonne foi le choc qui l'amènera à s'interroger sur les normes morales et les règles sociales. L'humour, qui en est le principe – surtout l’humour noir –, est donc potentiellement subversif.
Citons, par exemple :
- L’éloge paradoxal du petit bourgeois dans L’Épidémie (1898) : « Le bourgeois dont nous déplorons la perte tragique et prématurée, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes [...] par des libéralités matérielles, des actes directs de bienfaisance... ou par l'éclat d'une intelligence supérieure, et l'utilité d'une coopération municipale... Nul ne représenta plus exactement l'idéal que l'Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l'être humain, c'est-à-dire quelque chose d'impersonnel, d'improductif et d'inerte [...]. Jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir [...]. Jamais non plus il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d'avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l'eussent distrait de son œuvre [...]. Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l'amour... son esprit des pestilences de l'art [...] ! Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien... »
- L’éloge paradoxal du vol, pierre angulaire de la société capitaliste, dans Scrupules (1902) : « Le vol est l’unique préoccupation de l’homme... On ne choisit une profession – n’importe laquelle, remarquez bien – que parce qu’elle nous permet, nous autorise, nous oblige même, de voler – plus ou moins – mais enfin de voler quelque chose à quelqu’un... [...] Je vis clairement que le vol – de quelque nom qu’on l’affuble – était l’unique ressort de toutes les activités humaines... mais combien dissimulé... combien déformé, par conséquent combien plus dangereux !... Je me fis donc le raisonnement suivant : “Puisque l'homme ne peut échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honnête qu'il le pratiquât loyalement.” [...] Et tous les jours je volai... Je volai honnêtement. [...] Ma conscience délivrée ne me reproche plus rien... »
- L’éloge paradoxal de la loi oppressive et inégalitaire dans Le Portefeuille (1902) : « Personne ne vous demande d’être honnête, Jean Guenille... Il s’agit, seulement de respecter la loi... ou de la tourner... ce qui est la même chose... [...] Il n’existe pas, dans le Code ni ailleurs... un article de loi qui vous oblige à retrouver, dans la rue, la nuit, des portefeuilles garnis de billets de banque!... [...] Il y en a un, au contraire, qui, sous les peines les plus sévères... vous force à avoir un domicile... »
- Les divers exemples d’éloge paradoxal fournis par Le Jardin des supplices (1899) :
* Éloge du meurtre comme justification des gouvernements et comme fondement de l’ordre social, dans le « Frontispice » : « S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier, sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… Nous vivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir… Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensable de le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connais pas de meilleur moyen de culture que les lois. »
* Éloge du cannibalisme, à bord du Saghalien, par un explorateur français, dans « En mission » : « Quand on avait trop faim, on abattait un homme de l’escorte… de préférence un Allemand… L’Allemand, divine miss, est plus gras que les autres races… et il fournit davantage… Et puis, pour nous autres Français, c’est un Allemand de moins !… »
* Éloge de « la fée Dum-Dum », par un officier britannique, également dans « En mission » : « Vos petits massacres ne sont rien auprès de ceux que l’on me devra… J’ai inventé une balle… Elle est extraordinaire. Et je l’appelle la balle Dum-Dum, du nom du petit village hindou où j’eus l’honneur de l’inventer. »
* Éloge de la torture et du dépeçage de patients vivants, considérés comme un des beaux-arts dont la tradition se perd, par le jovial bourreau chinois « patapouf », dans « Le Jardin des supplices » stricto sensu : « J’ai toujours été – et de beaucoup – le premier, dans les concours de tortures… J’ai inventé – croyez-moi – des choses véritablement sublimes, d’admirables supplices qui, dans un autre temps et sous une autre dynastie, m’eussent valu la fortune et l’immortalité…. [...] N’est-ce pas là, véritablement, une invention prodigieuse… un admirable chef-d’œuvre, en quelque sorte classique, et dont vous chercheriez, vainement, l’équivalent, dans le passé ?… Je ne voudrais pas manquer de modestie, mais convenez, milady, que les démons qui, jadis, hantèrent les forêts du Yunnan, n’imaginèrent jamais un pareil miracle… Eh bien, les juges n’en ont pas voulu !… Je leur apportais là, vous le sentez, quelque chose d’infiniment glorieux… quelque chose d’unique, en son genre, et capable d’enflammer l’inspiration de nos plus grands artistes… »
Ajoutons encore l'éloge paradoxal de l'apartheid social par le père Roch, dans le premier chapitre de Sébastien Roch (1890) ; celui des amours quintessenciées des préraphaélites, au chapitre X du Journal d'une femme de chambre (1900) ; et les innombrables éloges paradoxaux épars dans les interviews imaginaires de personnalités du théâtre (Coquelin), de la “Justice” (Mazeau), de l’armée (Archinard) ou du gouvernement (Dupuy, Leygues, Méline) : éloges du cabotinisme, de la corruption, de la forfaiture, de l’ignorance, du massacre, du faux, de la vacuité des discours des politiciens, ou encore du protectionnisme : ainsi, Méline, le ministre de l’agriculture, « a un idéal économique : la vie chère. Il faut, pour qu’il soit grand et fort, qu’un peuple crève de faim. Or, pour qu’un peuple crève de faim, M. Méline a observé qu’il suffit de le protéger » (« Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899).
L’abondance de ces éloges paradoxaux ne peut qu’inciter le lecteur à en conclure que, décidément, dans la France de la Troisième République, tout va à rebours du bon sens et de la justice. Sous-jacente à cette pratique du paradoxe est la suggestion que, tout l’édifice social marchant sur la tête, il convient de le chambouler complètement pour remettre les choses sur leurs pieds. L’éloge paradoxal aboutit alors au même résultat que la démonstration par l’absurde : ainsi Scrupules et Le Portefeuille démontrent-ils par l’absurde l’aberration d’une société reposant sur le vol et où l’on punit le plus « honnête » et le plus « héroïque » des hommes comme s’il était un « danger social ».
***
> Présentation du travail long : l’éloge paradoxal
Type de discours épidictique dont le sujet paraît étonnant à l’auditeur mais qui est en fait l’éloge d’une valeur commune réelle.
Genre épidictique > 3ème genre selon Aristote. Peut servir à convaincre.
En louant quelque chose d’anodine, banal, l’orateur cherche à convaincre la société et ajoute rire, mauvaise foi, etc., pour s’attirer l’approbation du public aux valeurs communes qui sont derrière le discours. Genre parodique donc demande de l’imagination. Mais pour contourner les règles du discours sérieux, il faut les connaître.
Fuir les sujets trop évidents (mort, pauvreté) et trop sérieux. > Tombe dans la philosophie. Difficile aussi de faire l’éloge paradoxal d’un comportement > travail de narration qui fait perdre en persuasion (alcoolisme). Plutôt quelque chose qui représente le comportement. Éviter les sujets sérieux, trop larges, trop difficiles à définir. Penser aux parties dans le choix du sujet : point négatifs à gérer, points positifs à gérer. Faire une colonne plus et moins.
***
https://www.pimido.com/philosophie-et-litterature/litterature/commentaire-de-texte/sganarelle-dom-juan-eloge-tabac-414885.html
L’éloge paradoxal est un procédé rhétorique très ancien, consistant à louer une chose (comportement, trait de caractère, habitude, opinion, pratique sociale) qui est d’ordinaire jugée mauvaise et condamnée, de manière à créer un double effet de surprise : du fait de l’illogisme apparent qu’il implique, d’une part, et de la transgression des normes d’une société donnée, d’autre part. Il a été illustré notamment par Érasme (Éloge de la folie), Molière (éloge du tabac, de l’inconstance et de l’hypocrisie religieuse, dans Dom Juan), Montesquieu (« De l’esclavage des nègres »), Thomas de Quincey (De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts) et Paul Lafargue (Éloge de la paresse).
Mirbeau y recourt volontiers, dans le cadre de sa démystification des valeurs consacrées et des institutions respectées. En prenant le contre-pied de la morale en usage et des habitudes de pensée, en faisant semblant de trouver bon ce qui est de toute évidence absurde ou monstrueux, il choque notre confort intellectuel et nous oblige à « regarder Méduse en face » et à exercer notre esprit critique, dans l’espoir de créer chez le lecteur de bonne foi le choc qui l'amènera à s'interroger sur les normes morales et les règles sociales. L'humour, qui en est le principe – surtout l’humour noir –, est donc potentiellement subversif.
Citons, par exemple :
- L’éloge paradoxal du petit bourgeois dans L’Épidémie (1898) : « Le bourgeois dont nous déplorons la perte tragique et prématurée, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes [...] par des libéralités matérielles, des actes directs de bienfaisance... ou par l'éclat d'une intelligence supérieure, et l'utilité d'une coopération municipale... Nul ne représenta plus exactement l'idéal que l'Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l'être humain, c'est-à-dire quelque chose d'impersonnel, d'improductif et d'inerte [...]. Jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir [...]. Jamais non plus il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d'avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l'eussent distrait de son œuvre [...]. Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l'amour... son esprit des pestilences de l'art [...] ! Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien... »
- L’éloge paradoxal du vol, pierre angulaire de la société capitaliste, dans Scrupules (1902) : « Le vol est l’unique préoccupation de l’homme... On ne choisit une profession – n’importe laquelle, remarquez bien – que parce qu’elle nous permet, nous autorise, nous oblige même, de voler – plus ou moins – mais enfin de voler quelque chose à quelqu’un... [...] Je vis clairement que le vol – de quelque nom qu’on l’affuble – était l’unique ressort de toutes les activités humaines... mais combien dissimulé... combien déformé, par conséquent combien plus dangereux !... Je me fis donc le raisonnement suivant : “Puisque l'homme ne peut échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honnête qu'il le pratiquât loyalement.” [...] Et tous les jours je volai... Je volai honnêtement. [...] Ma conscience délivrée ne me reproche plus rien... »
- L’éloge paradoxal de la loi oppressive et inégalitaire dans Le Portefeuille (1902) : « Personne ne vous demande d’être honnête, Jean Guenille... Il s’agit, seulement de respecter la loi... ou de la tourner... ce qui est la même chose... [...] Il n’existe pas, dans le Code ni ailleurs... un article de loi qui vous oblige à retrouver, dans la rue, la nuit, des portefeuilles garnis de billets de banque!... [...] Il y en a un, au contraire, qui, sous les peines les plus sévères... vous force à avoir un domicile... »
- Les divers exemples d’éloge paradoxal fournis par Le Jardin des supplices (1899) :
* Éloge du meurtre comme justification des gouvernements et comme fondement de l’ordre social, dans le « Frontispice » : « S’il n’y avait plus de meurtre, il n’y aurait plus de gouvernements d’aucune sorte, par ce fait admirable que le crime en général, le meurtre en particulier, sont, non seulement leur excuse, mais leur unique raison d’être… Nous vivrions alors en pleine anarchie, ce qui ne peut se concevoir… Aussi, loin de chercher à détruire le meurtre, est-il indispensable de le cultiver avec intelligence et persévérance… Et je ne connais pas de meilleur moyen de culture que les lois. »
* Éloge du cannibalisme, à bord du Saghalien, par un explorateur français, dans « En mission » : « Quand on avait trop faim, on abattait un homme de l’escorte… de préférence un Allemand… L’Allemand, divine miss, est plus gras que les autres races… et il fournit davantage… Et puis, pour nous autres Français, c’est un Allemand de moins !… »
* Éloge de « la fée Dum-Dum », par un officier britannique, également dans « En mission » : « Vos petits massacres ne sont rien auprès de ceux que l’on me devra… J’ai inventé une balle… Elle est extraordinaire. Et je l’appelle la balle Dum-Dum, du nom du petit village hindou où j’eus l’honneur de l’inventer. »
* Éloge de la torture et du dépeçage de patients vivants, considérés comme un des beaux-arts dont la tradition se perd, par le jovial bourreau chinois « patapouf », dans « Le Jardin des supplices » stricto sensu : « J’ai toujours été – et de beaucoup – le premier, dans les concours de tortures… J’ai inventé – croyez-moi – des choses véritablement sublimes, d’admirables supplices qui, dans un autre temps et sous une autre dynastie, m’eussent valu la fortune et l’immortalité…. [...] N’est-ce pas là, véritablement, une invention prodigieuse… un admirable chef-d’œuvre, en quelque sorte classique, et dont vous chercheriez, vainement, l’équivalent, dans le passé ?… Je ne voudrais pas manquer de modestie, mais convenez, milady, que les démons qui, jadis, hantèrent les forêts du Yunnan, n’imaginèrent jamais un pareil miracle… Eh bien, les juges n’en ont pas voulu !… Je leur apportais là, vous le sentez, quelque chose d’infiniment glorieux… quelque chose d’unique, en son genre, et capable d’enflammer l’inspiration de nos plus grands artistes… »
Ajoutons encore l'éloge paradoxal de l'apartheid social par le père Roch, dans le premier chapitre de Sébastien Roch (1890) ; celui des amours quintessenciées des préraphaélites, au chapitre X du Journal d'une femme de chambre (1900) ; et les innombrables éloges paradoxaux épars dans les interviews imaginaires de personnalités du théâtre (Coquelin), de la “Justice” (Mazeau), de l’armée (Archinard) ou du gouvernement (Dupuy, Leygues, Méline) : éloges du cabotinisme, de la corruption, de la forfaiture, de l’ignorance, du massacre, du faux, de la vacuité des discours des politiciens, ou encore du protectionnisme : ainsi, Méline, le ministre de l’agriculture, « a un idéal économique : la vie chère. Il faut, pour qu’il soit grand et fort, qu’un peuple crève de faim. Or, pour qu’un peuple crève de faim, M. Méline a observé qu’il suffit de le protéger » (« Une face de Méline », Le Journal du peuple, 1er mars 1899).
L’abondance de ces éloges paradoxaux ne peut qu’inciter le lecteur à en conclure que, décidément, dans la France de la Troisième République, tout va à rebours du bon sens et de la justice. Sous-jacente à cette pratique du paradoxe est la suggestion que, tout l’édifice social marchant sur la tête, il convient de le chambouler complètement pour remettre les choses sur leurs pieds. L’éloge paradoxal aboutit alors au même résultat que la démonstration par l’absurde : ainsi Scrupules et Le Portefeuille démontrent-ils par l’absurde l’aberration d’une société reposant sur le vol et où l’on punit le plus « honnête » et le plus « héroïque » des hommes comme s’il était un « danger social ».
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> Présentation du travail long : l’éloge paradoxal
Type de discours épidictique dont le sujet paraît étonnant à l’auditeur mais qui est en fait l’éloge d’une valeur commune réelle.
Genre épidictique > 3ème genre selon Aristote. Peut servir à convaincre.
En louant quelque chose d’anodine, banal, l’orateur cherche à convaincre la société et ajoute rire, mauvaise foi, etc., pour s’attirer l’approbation du public aux valeurs communes qui sont derrière le discours. Genre parodique donc demande de l’imagination. Mais pour contourner les règles du discours sérieux, il faut les connaître.
Fuir les sujets trop évidents (mort, pauvreté) et trop sérieux. > Tombe dans la philosophie. Difficile aussi de faire l’éloge paradoxal d’un comportement > travail de narration qui fait perdre en persuasion (alcoolisme). Plutôt quelque chose qui représente le comportement. Éviter les sujets sérieux, trop larges, trop difficiles à définir. Penser aux parties dans le choix du sujet : point négatifs à gérer, points positifs à gérer. Faire une colonne plus et moins.
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