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    Paul Claval, Épistémologie de la Géographie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Paul Claval, Épistémologie de la Géographie Empty Paul Claval, Épistémologie de la Géographie

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 27 Jan - 12:39

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Claval

    "Le réel ne s'impose pas à l'observateur selon des catégories qui feraient partie de l'ordre naturel: les divisions qu'il utilise ont été construites par les hommes ; elles mettent de l'ordre dans la confusion des impressions premières." (p.5)

    "Pour ceux qui conçoivent l'épistémologie comme un corps de principes qui s'appliquent universellement, la séquence des opérations à mener à bien lorsqu'on entreprend un travail est simple: le chercheur pose des questions (il définit une problématique), fixe les limites dans lesquelles il essaiera d'y répondre (il travaille sur un corpus précis) et indique les démarches retenus pour arriver au résultat (il détermine une méthodologie). Cette formulation, si claire, ne devrait-elle pas entraîner l'adhésion ? Non, parce qu'elle n'est pas fidèle à la réalité du travail. Les enjeux ne s'imposent définitivement qu'une fois la recherche déjà avancée. La question, ou les questions, posée(s) ou à poser, ne trouve(nt) souvent leurs formulation qu'à la fin du processus. Pour progresser, il a fallu partir d'inquiétudes, d'incertitudes, d'interrogations, mais le sens donné aux questions ainsi formulées change au fur et à mesure que l'on connaît mieux ce qui a déjà été écrit sur le thème, que l'on pénètre plus loin dans le réel en faisant du travail de terrain, des enquêtes ou des mesures de laboratoire, et que surgissent des rapprochements inattendus." (p.6)

    "Ce qu'offre la géographie:
    1 - Dans la vie de tous les jours, elle regroupe des savoir-faire de bon sens pour se diriger, se retrouver et tirer parti des lieux. Cela veut dire que les connaissances géographiques ne sont pas toutes scientifiques: personne ne peut vivre sur Terre sans apprendre à se repérer, à se reconnaître ; un groupe ne peut subsister sans disposer de techniques de mise en valeur du milieu et d'aménagement de l'habitat.
    2 - la réflexion scientifique fait découvrir, derrière le paysage et la distribution des hommes et des activités, la génèse des milieux naturels, leur équilibre souvent fragile et la prise en main des lieux par des groupes qui les modèlent, les exploitent et les font vivre, les aménagent ou les ruinent, s'y sentent en exil ou s'y épanouissent. Le géographe fait appel, pour déchiffrer ce que le paysage lui révèle, à des connaissances qu'il emprunte aux géologues […] aux botanistes […] aux écologistes […] et aux pédologues. L'humanisation des paysages implique un regard sur l'histoire […] Elle repose sur la mise en œuvre de savoirs agronomiques, qui précisent quelles cultures ou quels élevages sont possibles, et quelles façons ils réclament. Dans le domaine artisanal et industriel, c'est vers d'autres savoirs technologiques qu'il convient de se tourner. […]
    Le travail du géographe […] naît de la confrontation permanente de deux exigences. La première met l'accent sur l'espace, les relations qui prennent place au sein de chaque milieu et le rôle de la distance dans la vie collective. La seconde met systématiquement en œuvre, dans un contexte spatial, les instruments et les catégories imaginées par les autres disciplines pour explorer leur champ propre.
    Comment souligner le rôle de la proximité, de l'éloignement et l'incidence de la distance sur le déroulement des processus naturels ou sociaux ? En reportant toutes les observations sur un document spécifique: la carte. Il permet de lire les distributions et d'y mettre en évidence des relations qui n'apparaissent pas directement à l'observateur qui se trouve face au paysage. La représentation cartographique invite aux changements d'échelle et apprend à expliquer ce qui se passe localement par des forces qui opèrent ailleurs, ou affectent des ensembles si vastes qu'on ne penserait pas à les invoquer.
    La carte est un instrument si puissant que les spécialistes des sciences naturelles et des sciences sociales l'utilisent volontiers.
    " (p.Cool

    "Les géographes ont défini un certain nombre de schémas d'explication ou d'interprétation:
    1 - l'idée de milieu est ancienne, mais elle a été longue à préciser ; on peut, en ce domaine, distinguer une longue préhistoire, qui va de l'Antiquité au milieu du XIXe siècle, et une phase contemporaine d'approfondissement rapide ;
    2 - les géographes se sont intéressés au rôle de la position et ont été ainsi produits à proposer une physique naturelle du monde: les distributions qu'ils notent s'expliquent en fonction de la latitude, de l'altitude, de la continentalité ou de la maritimité, etc. La géographie de la fin du XIXe siècle et du début du XXe marie analyse de position et prise en compte du milieu lorsqu'elle met l'accent sur l'étude du site et de la situation. Elle reste ainsi une discipline voisine des sciences naturelles, même lorsqu'elle aborde l'étude des phénomènes sociaux […]
    4 - la perspective change progressivement dans le courant du XXe siècle, au fur et à mesure que les géographes se rapprochent des sciences sociales ; cela les conduit, à partir des années 1950, à élaborer une interprétation des distributions en termes de relations entre les individus ou les groupes, une physique sociale si l'on veut.
    5 - le triomphe, à partir de la fin du XVIIIe siècle, des conceptions positivistes de la science avait détourné les géographes de prendre en compte le vécu des populations qu'ils étudiaient, leur expérience propre des lieux, les fondements symboliques de leur organisation. Le souci de pratiquer une science exacte leur avait interdit d'explorer les points de vue normatifs sur l'espace qu'impliquent les actions d'aménagement. C'est ce champ qu'ils essaient d'explorer depuis une trentaine d'années.
    " (p.9)

    "Les formes et les contenus des géographies préscientifiques, que l'on qualifie volontiers d'ethnogéographies, varient d'une culture à l'autre. On peut schématiquement opposer les géographies vernaculaires transmises par la parole et les tableaux descriptifs rédigés par des spécialistes pour satisfaire les curiosités de publics cultivés ou répondre aux besoins des administrations. Les premières sont caractéristiques des sociétés primitives ou des fractions populaires des grandes sociétés historiques. Les seconds apparaissent dans les Etats déjà structurés du monde traditionnel." (p.11)

    "[Chez les chasseurs Inuitnait] Les itinéraires sont mémorisés grâce à l'observation continue des traits de la topographie proche et lointaine, à la mémorisation de la couleur de la végétation en été et des nuances de la couverture neigeuse et de la glace en hiver, au repérage de l'incidence du vent sur les congères, etc. Aucun toponyme n'est évidemment nécessaire pour engranger ces notations. Ce qui compte, c'est de retenir les séquences du milieu et le temps pris par la traversée de chacune d'entre elles.
    De tels savoir-faire se transmettent davantage par l'imitation que par la parole. Les jeunes Inuit les acquéraient en participant très jeunes aux déplacements de leurs pères. […] Les réflexes et les connaissances nécessaires à l'orientation et à la localisation étaient enregistrés dans le corps et dans la mémoire visuelle de ceux qui avaient ainsi fait, à la dure, l'apprentissage du voyage.
    " (pp.12-13)

    "L'habitude quasi universelle est cependant de se repérer sur les astres: dans l'hémisphère nord, le ciel paraît tourner autour de l'étoile polaire, qui marque une direction fixe, celle du nord ; la direction du passage du soleil au zénith (le haut point de sa trajectoire quotidienne), à midi, est exactement à l'opposé: c'est celle du sud. Une perpendiculaire à cet axe passant par l'observateur donne l'est et l'ouest. Le soleil et les autres astres se lèvent dans la moitié orientale de l'horizon et se couchent dans sa partie occidentale." (p.15)

    "Beaucoup de ces noms désignent des points ou des aires si petites qu'on peut les assimiler à des points: fermes isolées, hameaux, villages. D'autres sont des parcelles de terrains. [...]
    D'autres noms sont attachés à des lignes: cours d'eau, chemins ou routes. Certains désignent des objets étendus de dimension souvent importante: lacs, zones montagneuses, grands massifs forestiers. Ce sont des ensembles que l'on perçoit comme un tout: il est normal de leur attacher un nom. On parle alors de régionymes (les Alpes, la Savoie, le Dauphiné, la région lyonnaise) ou de chrononymes (le Hurepoix).
    " (p.16-17)

    "Le recours à des administrateurs venus d'ailleurs assure une plus grande neutralité vis-à-vis de chaque province et diminue le risque de voir les échelons locaux développer des politiques contraires aux intérêts de l'Etat.
    Claude Nicolet raconte admirablement les problèmes qui se posent à Auguste lorsqu'il est parvenu à ses fins en éliminant ses rivaux politiques [...] il lui reste à consolider l'immense empire que Rome a conquis au cours des trois siècles précédents. La solution jusque-là retenue était de déléguer le pouvoir à des proconsuls qui gouvernaient les provinces au nom de Rome. La solution était défectueuse: les gouverneurs profitaient de leur situation pour s'enrichir en exploitant sans merci des populations qu'on leur avait confiées [...] et pour constituer une base économique et militaire susceptible de leur permettre un jour de s'imposer à Rome. Auguste s'attaque donc à un système politique qui faisait la part belle aux formes vernaculaires de connaissance. [...]
    L'empereur a d'abord besoin de connaître les populations sur lesquelles s'étend son autorité. C'est d'elles que dépendent ses ressources, grâce aux taxes qu'il prélève. Il ordonne donc, sur une période d'une quinzaine d'années, une série de recensements qui lui permettent de connaître directement le poids de ses différentes possessions.
    Auguste désire ensuite disposer d'une image de l'empire. Elle jouera plusieurs rôles: elle l'aidera à mieux comprendre celui-ci et à concevoir plus efficacement des stratégies pour l'administrer, le défendre et accroître les moyens dont dispose le pouvoir politique ; elle donnera au peuple de Rome une idée directe de la puissance de l'empire qu'il domine. Auguste demande donc à Agrippa de réaliser une grande carte de l'ensemble de l'empire. [...]
    Son ambition [à Strabon, géographe grec] est de décrire le monde [...] pour aider ceux qui en assument la direction, l'Empereur Auguste tout le premier. [...]
    On voit donc comment, depuis plus de deux mille ans, se construisent les tableaux géographiques dont se dotent, à des fins politiques, les Etats centralisés.
    1. - Ils reposent sur un inventaire aussi complet que possible des lieux qui composent l'espace que contrôle le pouvoir: dans le cas de Rome, deux niveaux sont retenus, la province et, en son sein, la cité. Il faudrait disposer de circonscriptions plus fines pour une appréhension plus complète: cela ne devient possible en Occident qu'à partir du VIIIe siècle, lorsque l'Église crée un réseau de paroisses qui couvrent la totalité de l'espace et sont moulées sur les communautés locales. [...]
    2. - La grille des localisations est enrichie d'informations indispensables à la bonne gestion du territoire: effectifs de la population locale -c'est déjà une préoccupation d'Auguste-, base imposable (terres, productions, échanges), valeur stratégique
    ." (p.28-29)

    "Le travail [géographique] repose sur la confection de grilles de localisation, socialisées sous formes de grilles toponymiques. Leur enrichissement par des données relatives à chaque lieu est rendu possible par la mise en oeuvre de grilles d'observation. La combinaison des deux démarches donne naissance à des systèmes d'information géographique." (p.31)

    "La géographie scientifique diffère des géographies vernaculaires et de celles que l'on voit en œuvre dans les grandes sociétés du passé par la mise en œuvre d'un système de coordonnées universellement valable.
    L'originalité de la pensée grecque, dont toute la géographie scientifique est issue, c'est d'avoir imaginé une procédure d'orientation et de localisation fondée sur les repères astronomiques. Que l'idée ne soit pas évidente, rien ne le montre mieux que la longue histoire de son élaboration: sa génèse prend trois siècles ; sa mise en œuvre complète en demande vingt. L'idée de base, c'est que l'on peut tirer de l'observation du ciel beaucoup plus qu'un système de directions fixes: une grille de repérage avec laquelle reporter toutes les localisations que l'on désire préciser à la surface de la Terre
    ." (p.33)

    "Pour passer de la surface en gros sphérique du géoïde terrestre au plan de la carte, il convient d'utiliser un système de projection: à chaque système correspond une image dont les propriétés sont différentes: il est possible d'assurer la conservation des longueurs et des angles, celle des surfaces et des angles, celle des longueurs et des surfaces, mais pas des trois à la fois." (p.37)

    "La géographie est une science d'observation." (p.40)

    "Le récit lie des événements par un enchaînement linéaire: il peut exprimer à travers le temps qu'il restitue un cheminement dans l'espace. [...]
    Le géographe cherche à communiquer une information qui concerne la totalité de l'espace dont il traite, qu'il s'agisse d'un petit pays, d'une région ou d'une nation. Il désire une image globale. Il a besoin d'imaginer un genre littéraire et des procédés de narration qui diffèrent du récit de voyage.
    " (pp.56-57)

    "Si le géographe devait énoncer tout ce qu'il sait de chaque localité, de chaque axe de communication, de chaque zone, sa tâche serait démesurée et le tableau qu'il proposerait serait illisible. [...] La carte donne à voir tous les lieux en même temps et fait saisir d'un coup d'œil des structures que la narration n'arrive pas à rendre sensibles. [...] Lorsque les unités territoriales caractéristiques de l'espace dont on traite ont été mises en évidence, il suffit de décrire un lieu ou un paysage de chacune pour se faire une idée de l'ensemble. Dresser le tableau géographique d'une région, c'est dessiner les divisions que l'on peut y reconnaître et souligner leurs traits spécifiques. Pour dire l'essentiel, il suffit alors de caractériser les ensembles homogènes ou polarisés que l'on repère." (p.63)

    "[Bentham] participe au grand courant de réforme du système pénitentiaire qui affecte toute l'Europe au cours de ces décennies. [...] La détention apparaît aux observateurs comme une école du crime. Pourquoi ? Parce que l'environnement que constitue la prison n'apprend pas aux gens à bien agir. [...] Les seuls modèles que trouvent des hommes déjà sortis du droit chemin sont les criminels endurcis qui purgent de longues peines." (p.82)

    "Que la vie dans un tel décor soit austère, cela ne déplaît nullement à Le Corbusier: son urbanisme est pénétré d'un esprit protestant dans lequel le souci de soustraire les gens à la tentation est sensible." (p.83)

    "L'écologie que l'étude des genres de vie met en œuvre parle des contraintes, mais souligne aussi que la nature ne dicte pas aux groupes les solutions que ceux-ci mettent en œuvre: elle parle d'adaptation plus que de déterminisme. [...] L'écologie ne détermine pas de manière rigide et unilatérale la distribution des groupes humains: chaque milieu est un réservoir de possibilités que les hommes apprennent petit à petit à mobiliser." (p.95)

    "Au XIXe siècle, la géographie est dans une large mesure une science allemande. Cela tient à l'influence de Humboldt et de Ritter, et au sérieux de la réflexion méthodologique. Ratzel s'inscrit dans cette tradition." (p.108)

    "André Cholley est géomorphologue. Il est nommé à la Sorbonne à la fin des années 1920. La chaire de géographie physique y est tenue par Emmanuel de Martonne. Cholley s'intéresse aussi à la géographie humaine ; dans ce domaine, la place est occupée par Albert Demangeon. André Cholley a besoin d'un domaine qui lui soit propre. Il devient le spécialiste de la géographie régionale.
    André Cholley publie peu, mais il est excellent pédagogue. Au cours de sa carrière, il a beaucoup réfléchi sur la géographie physique, la géographie humaine et la géographie régionale. Il tire parti de son expérience pour aider les jeunes étudiants dans leurs premiers pas à l'Université. Le Guide de l'étudiant en géographie, qu'il publie en 1942 et dont il fournit une seconde édition profondément remaniée en 1951, présente sous un aspect modeste la réflexion la plus avertie que l'on puisse trouver sur la géographie française au milieu du XXe siècle [...]
    La définition qu'il propose de la discipline a une dimension kantienne:

    "La géographie édifie ses constructions sur des faits choisis dans le monde qui nous entoure ; mais, à la différence de la plupart des sciences objectives qui cherchent à isoler les faits qu'elles observent afin de n'avoir plus à étudier [...] que des éléments simples, la géographie considère la réalité dans sa complexité même. [...] Le fait géographique, même le plus simple, exprime toujours une combinaison, une convergence d'éléments ou de facteurs divers. C'est son essence même." [Cholley, 1951, p.10] (pp.125-126)

    "Les géographes qui constituent le noyau de l'école française, au début des années 1950, profitent du lancement par les Presses Universitaires de France d'une collection ambitieuse, la collection Orbis, pour montrer comment ils comprennent la discipline, maintenant que la longue aventure de la Géographie Universelle de Vidal de la Blache est achevée. Le volume consacré à la Méditerranée, et qui est signé par Pierre Birot et Jean Dresch, est le plus démonstratif de ce point de vue [...] La Méditerranée et le monde méditerranéen y sont d'abord définis en termes de structures géologiques, de formes du relief et de climat, de milieux donc. [...] La géographie structurale de l'école française en vient à oublier les hommes et les sociétés. Elle ne parle plus d'acteurs, d'initiatives, d'histoire: elle dresse un tableau de structures qui évoluent, certes, mais font preuve d'une suffisante permanence pour justifier l'entreprise géographique." (p.127)

    "L'analyse braudélienne est [...] doublement structurale: elle parle des structures spatiales que constituent les milieux ; elle les insère dans les structures temporelles que constituent les cycles, que les études d'histoire économique font alors de mieux en mieux connaître." (p.128)

    [Chapitre 7: Une physique du social. L'espace dans la vie des groupes humains]

    "Les conceptions scientifiques de la géographie qui se développent à la fin du XIXe siècle mettent l'accent sur les relations que les hommes entretiennent avec l'environnement. L'analyse de situation et l'étude des combinaisons élargissent progressivement la place donnée aux aspects sociaux de la réalité géographique, mais ceux-ci sont abordés de façon souvent superficielle.
    L'optique change au milieu du XXe siècle. Les moyens mis à disposition des peuples des pays industrialisés explosent. Les réseaux d'eau et d'électricité desservent les moindres écarts. L'automobile, le camion, le tracteur et le téléphone libèrent les hommes des contraintes du milieu local auxquelles ils restaient étroitement soumis. Lorsque le gaz de la mer du Nord ou de Sibérie remplace le bois de la forêt voisine, que la vache à l'étable se nourrit de soja brésilien, que deviennent les discours sur les conditionnements naturels ?

    L'espace géographique devient un ensemble de distances et de surfaces. [...] [Cette géographie] insiste sur les faits d'attraction -on parle, par analogie, de pôles d'attraction. Grâce aux résultats obtenus, il devient possible de proposer des aménagements. C'est l'époque où les géographes cherchent à rendre leur discipline applicable: on comprend l'enthousiasme que rencontre la "nouvelle géographie" d'inspiration économique." (pp.131-132)

    "Edgar M. Hoover publie en 1948 un petit ouvrage très clair qui présente les résultats essentiels des recherches sur la localisation des activités économiques [...] Quelques travaux universitaires, ceux de Claude Ponsard en France et de Walter Isard aux Etats-Unis, accélèrent la diffusion de ces résultats [...]

    [Edward Ullman] rompt avec l'idée que la géographie est fondamentalement une étude des rapports des groupes à leur environnement. Il en fait une discipline de l'interaction sociale." (p.135)

    "Tout le monde n'est cependant pas prêt à accepter la forme de raisonnement utilisée par Christaller. Celui-ci soutient en effet que son entreprise est rendue possible par l'existence de la théorie économique et des lois qu'elle établit:

    "Nous pensons que la géographie des établissements humains est une discipline des sciences sociales. Il est tout à fait évident que pour que la création, le développement et le déclin des villes se produisent, il faut qu'une demande existe pour les choses que la ville peut offrir. Les facteurs économiques sont donc décisifs pour l'existence des villes [...] La géographie des établissements humains fait donc partie de la géographie économique. Comme la géographie économique, elle doit s'appuyer sur la théorie économique si elle veut expliquer le caractère des villes. S'il n'y avait pas de lois proposées par la théorie économique, il n'y aurait pas non plus de lois de la géographie des établissements humains, lois d'un caractère spécial, que nous appellerons les lois économico-géographiques spéciales." [Christaller, 1933]

    C'est l'idée même que l'on puisse bâtir des lois géographiques qui surprend les géographes dans la théorie des lieux centraux. [...]

    C'est le cas de Georges Chabot. Il rencontre Walter Christaller au Congrès d'Amsterdam en 1938 et comprend l'importance de ses travaux. Il éprouve cependant une certaine difficulté à les intégrer à sa présentation de la géographie urbaine, tant ils s'éloignent des démarches inductives qui prévalent alors dans la discipline. Il souligne la régularité approximative du semis des villes dans le petit manuel sur Les Villes qu'il publie en 1948 [...]

    Georges Chabot revient sur le thème en 1954 [...] C'est là qu'il introduit l'expression d'armature urbaine, que les géographes français seront par la suite les seuls à utiliser. Pour lui, la théorie des lieux centraux demeure, par son objet, étrangère à la géographie: il ne traite donc pas de ses fondements et des hypothèses sur lesquelles elle repose. Il l'accepte comme résultat important proposé par une discipline voisine: les villes ne se disposent pas au hasard. Les aménageurs doivent le savoir: dans un système urbain évolué, les centres sont hiérarchisés et régulièrement répartis. Ils constituent "l'armature urbaine" de l'espace.
    [...]
    1- là où les lieux centraux sont disposés trop irrégulièrement, la conclusion est simple: il n'y a pas, dans la région étudiée, de véritable réseau urbain ; c'est ce que l'on observe dans une bonne partie du tiers-monde et dans les régions en retard du monde développé. L'urgence, en pareil cas, c'est de favoriser le développement des villes et leur hiérarchisation.

    2- dans d'autres cas, une certaine régularité existe, mais elle est imparfaite. Certains niveaux de centres urbains manquent. En France par exemple, il n'existe pas d'échelon intermédiaire entre la capitale nationale et les villes moyennes qui organisent des régions de petite dimension. Il manque les grandes métropoles régionales et les espaces qu'elles structurent normalement. C'est ce qui justifie, dans les années 1960, et à la suite des travaux de Hautreux et Rochefort, la politique en faveur des "métropoles d'équilibre" que lance la DATAR [...]
    L'usage ainsi fait de la théorie des lieux centraux nous paraît naïf." (pp.136-137)

    "[William Bunge] publie en 1962 un ouvrage qu'il dédie à Walter Christaller et qui est consacré à Theoretical Geography [...] La géographie, qui cherchait jusqu'alors à établir une classification empirique de la distribution des phénomènes, s'appuie désormais sur des démarches théoriques pour interpréter les cartes où sont reportées les données. [...]

    L'idée qu'il existe des lois géographiques et que celles-ci sont fondamentalement de type morphologique est acceptée par Bunge [...] Les morphologies remarquables qu'elles repèrent sont l'expression spatiale de processus, c'est-à-dire de mouvements [...]
    Dans les années 1960, beaucoup de géographes acceptent les interprétations de Bunge. Ils pensent, comme lui, que le renouvellement de la géographie se marque par l'élaboration d'interprétations théoriques et la formulation de lois. [...]
    La géographie paraît ainsi accéder au statut scientifique [...] En se référant à Fred K. Schaefer, c'est aux canons du néopositivisme alors à la mode que la discipline se rallie en fait."(p.138)

    "[James E. Vance Jr] montre [...] que la théorie des lieux centraux, dans sa formulation habituelle, n'est pas universellement valable et ne s'applique que dans certains contextes économiques." (p.139)

    "L'espace qu'explore [Torsten] Hägerstrand est celui des flux d'informations, et pas celui des flux de biens. Les échanges qui y prennent place ne sont pas tous de même nature: les messages de forme écrite circulent facilement, mais dans les premières décennies du XXe siècle, en Suède, beaucoup d'acteurs ne sont pas prêts à faire confiance aux informations techniques qu'ils lisent. Les relations face à face permettent de regarder ce qui se fait et de poser des questions à ceux qui ont déjà sauté le pas. Elles sont beaucoup plus propices à l'accumulation de données significatives pour des choix importants. Hägerstrand introduit ainsi une notion qui tiendra bientôt un rôle essentiel en géographie, celle de contact: c'est à travers cette forme de relation que la confiance a le plus de chance de s'établir, et que les décisions difficiles arrivent à maturité." (p.144)

    "Le projet de rénovation qui est au coeur des recherches menées depuis la fin des années 1950 s'élargit à des domaines qui ne sont plus économiques. Toutes les relations sociales, qu'il s'agisse de l'échange économique, des jeux de prestige et des statuts, ou de l'exercice du pouvoir, impliquent des flux d'information. Ceux-ci ont des portées et des capacités limites: le nombre de partenaires mis en rapport et leur éloignement ne peuvent dépasser certains seuils. Les échanges commerciaux, l'économie du don, du prestige et de la quête de statut, aussi bien que l'exercice du pouvoir dotent de la sorte les groupes sociaux d'une certaine architecture spatiale." (p.147)

    "C'est mal comprendre la nature de la nouvelle géographie que de réduire ses ambitions à l'acquisition de lois spatiales. Ce par quoi elle se différencie des approches jusque-là dominantes, c'est l'attention qu'elle accorde aux processus. Ce sont eux qui sont l'objet de la recherche. Le fait qu'ils mettent en évidence des régularités n'est pas essentiel : les travaux sur la diffusion de Torsten Hägerstrand ne visent pas à établir de lois. Leur but est d'éclairer des configurations évolutives très irrégulières." (p149)

    "Les chercheurs renoncent ensuite à l'idée que les coûts d'information peuvent être négligés, ou qu'ils ne méritent pas d'être séparés des coûts de transports. Cela ouvre, on l'a vu, des vues nouvelles sur les différences entre économie centralisée et décentralisée, sur le rôle des marchés dans la vie économique et sur l'impact du progrès des moyens de communication sur le fonctionnement et l'organisation des marchés. Dans l'étude des villes, cela permet de substituer au cadre rigide de la théorie des lieux centraux une analyse en termes de systèmes de communication qui est beaucoup plus générale." (p.149)

    "Dans la mesure où les modèles de la nouvelle géographie mettent l'accent sur les décisions, ils invitent à s'interroger sur les modalités de la perception, sur le rôle tenu par les normes et sur les modèles de choix. Ils ne s'opposent pas aux approches culturelles, bien au contraire: ils rendent nécessaire leur développement. La perspective qu'ils ouvrent sur la vie sociale est mécanique: ils étudient des décisions, se préoccupent de leur rationalité, mais n'explorent pas toutes les motivations." (p.150)

    "La prise en compte de l'environnement dans une discipline sociale implique le recours à des catégories différentes de celles mises au point par l'écologie: c'est en termes de risques, de hasards, de catastrophes, de ressources et de relations éthiques entre l'homme et l'environnement qu'il faut les poser. La mise au point de ces concepts a pris du temps. Le tournant se situe à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Une nouvelle génération de géographes du monde physique et naturel apparaît alors. Ceux qui participent à cet aggiornamento cessent de se considérer comme des naturalistes des formes du relief, des phénomènes climatiques, des associations végétales ou des sols. Ils s'attachent à la manière dont les groupes humains conceptualisent les milieux où ils vivent et l'environnement planétaire global." (pp.150-151)

    "[Pour la géographie radicale] l'épistémologie néopositiviste incorpore à son insu une dose de conservatisme lorsqu'elle considère la réalité sociale comme le seul ordre possible."(p.151)

    "Les géographes découvrent ces structuralismes -qui leur étaient demeurés étrangers- aux alentours de 1968. Ils sont curieux de mouvements qui abordent le réel un peu comme ils ont pris l'habitude de le faire, mais insistent sur des éléments jusque-là négligés: le rôle des unités insécables à partir desquelles les structures sont composées. Les géographes se mettent donc à rechercher dans la réalité géographiques, des unités élémentaires qui seraient l'équivalent, pour les géographes, des phonèmes, des morphèmes ou des sèmes que les linguistes manient avec délectation. C'est la voie que choisit Roger Brunet. Pour lui, les structures régionales peuvent ainsi se décomposer en éléments simples." (p.152)

    "Les travaux sur les effets auto-organisateurs du hasard apprennent que des distributions régulières peuvent naître de la combinaison de séquences purement aléatoires." (p.153)

    "La causalité systémique, conçue dans l'optique cybernétique, ne diffère des conceptions habituelles que sur un point: les effets provoqués par une cause peuvent être canalisés pour modifier la cause elle-même. C'est cette particularité qui fascine depuis un siècle tous ceux qui s'attachent à construire des machines ou à réguler des sous-ensembles.
    Pour les marxistes, les effets de rétroaction évoquent les rapports dialectiques, ce qui explique l'accueil favorable qu'ils réservent à l'analyse systémique." (p.154)

    [Chapitre 8: L'expérience humaine de la Terre. L'approche culturelle en géographie]

    "Jusqu'aux années 1970 [...] le géographe faisait face à une réalité qui lui était extérieure et qu'il étudiait comme le physicien qui mesure les propriétés des corps ou le naturaliste qui classe les formes animées et essaie de comprendre la vie. Dans tous les cas, l'observateur et le réel étudié se situaient dans des compartiments différents du monde: le chercheur avait la possibilité d'explorer et d'expliquer sans états d'âme ce qui l'entourait ; il était dans le monde, mais le percevait comme un objet qui lui était extérieur ; il ignorait la dimension subjective de la relation qui pouvait prendre place entre lui et l'environnement. Dans le cadre des épistémologies positivistes, naturalistes ou néo-positivistes qui ont longtemps dominé en géographie, cette question n'avait pas de sens." (p.155)

    "Irruption de la phénoménologie dans les sciences sociales." (p.156)

    "Berque voit dans la différence entre topos et chôra l'expression de deux modes d'appréhension de l'espace et du réel. C'est d'Aristote que Descartes reçoit sa définition de l'espace comme topos, comme contenant: la dualité entre espace et matière, que l'on attribue au philosophe français, vient en définitive des catégories aristotéliciennes. Ce avec quoi la géographie est en train de renouer, c'est avec l'ontologie platonicienne de la chôra, qui ancre tous les êtres en un lieu, leur donne une origine, une chair, une histoire, un devenir.
    Ce que l'Ecoumène d'Augustin Berque démontre, c'est que l'opposition entre les conceptions néo-positivistes ou naturalistes de la géographie, et sa définition comme étude de l'expérience humaine de la Terre, renvoie à l'individualisation progressive, au sein de la pensée occidentale, et à partir d'Aristote, d'une vision "moderniste" qui fait de l'espace un pur contenant, alors que pour Platon et la plupart des philosophies non occidentales, il est aussi, dans son acception géographique, une des composantes nécessaires et intimes de toutes les forces et de toutes les formes de la vie." (p.158)

    "L'impact des courants progressistes ne conduit cependant pas, dans les années 1970, à une remise en cause aussi profonde que celle qui résulte de la curiosité pour l'expérience vécue. C'est que les radicaux n'ont à proposer, comme substitut de l'approche classique, que les démarches marxistes, avec leur absence de référence explicite à l'espace, ou les approches systémistes, qui sont intéressantes, mais ne prêtent aucune attention à la diversité des expériences individuelles." (p.159)

    "S'il y a un sentiment qui n'affleurait jamais dans la géographie classique, c'était bien celui de la sacralité. L'univers dans lequel elle s'inscrivait était résolument prosaïque." (p.163)

    "La géographie humaniste apporte une bouffée de fraîcheur à une discipline que la statistique avait quelque peu desséchée." (p.169)

    "[Eric Saarinen] demande à des élèves de classes espagnoles, à Algésiras, au bord du détroit de Gibraltar, et à des élèves de classes marocaines, à Tanger, à quelques kilomètres de là, sur la rive marocaine de ce même détroit, de reporter sur une carte muette de la Méditerranée occidentale et de ses bordures, et sur une carte du monde, les villes et les pays qu'ils connaissent. Les Espagnols figurent une foule de lieux en Europe, jusqu'à la Baltique ou à la Russie, mais laissent désespérément vides les espaces au-delà du détroit. Les jeunes Marocains indiquent la plupart des pays du monde arabe, le Caire, Beyrouth et La Mecque, mais ignorent assez largement l'Europe." (pp.172-173)

    "Dans les années 1980, la prise en considération des représentations rend plus attentif aux discours, et à la manière dont les hommes parlent du monde, et parlent le monde." (p.175)

    " [Chapitre 9: Les grands débats épistémologiques de 1890 à 1970]

    "La géographie humaine naît à l'époque où l'évolutionnisme triomphe ; elle essaie de répondre à quelques-unes des questions fondamentales que pose celui-ci: quelle influence le milieu exerce-t-il sur l'homme ?" (p.181)

    "Le raisonnement compte moins que l'intuition. André Meynier rappelait que pour beaucoup de jeunes chercheurs de l'entre-deux-guerres, la philosophie de Bergson justifiait ces positions anti-intellectualistes et l'idée d'une appréhension directe du réel." (p.84)

    "Un jeune géographe rallié au marxisme, Pierre George, propose une critique parallèle à celle de Max Sorre: les genres de vie permettaient de définir les activités dominantes des groupes homogènes qui caractérisaient les sociétés traditionnelles." (p.185)

    "A l'instigation de Jean Dresch, le colonialisme français est systématiquement mis en cause [...]

    Les jeunes géographes inscrits au Parti communiste sont très conscients du risque qu'ils prennent à s'orienter vers la géographie humaine: le danger de s'y voir reprocher des déviations idéologiques y est très supérieure à celui que l'on encourt en parlant des formes du relief ou des formations végétales. François Durand-Dastès le dit clairement: c'est cette menace qui le conduit à étudier le climat de l'Inde plutôt que les réalités sociales [...]

    L'influence du Parti communiste se révèle souvent paralysante. Dominante de la fin de la guerre au milieu des années 1950, elle commence à décliner après les événements de Budapest, en 1956." (p.186)

    "Jusqu'en 1968, l'immense majorité des géographes français ignore [les démarches de la Nouvelle Géographie]." (p.189)

    "Ce qui différencie la nouvelle géographie de la géographie classique, c'est sa dimension théorique: elle cherche à expliquer ce qui, dans la localisation des activités humaines, ne résulte pas des contraintes imposées par l'environnement. Pour simplifier, elle suppose que les phénomènes qu'elle étudie prennent place dans une plaine de transport -une étendue uniforme et plate où l'on chemine avec une égale facilité (ou difficulté) dans toutes les directions. Elle montre alors comment les activités se situent par rapport à leurs sources d'approvisionnement (pour les industries de transformation) et à leurs marchés (pour l'industrie comme pour l'agriculture ou pour les services). [...]
    La discipline sort des démarches inductives jusqu'alors développées. Elle entre dans le domaine hypothético-déductif." (p.192)

    "On ne comprend pas l'enthousiasme que suscitent chez les jeunes chercheurs les mutations des années 1950 et 1960 si on fait abstraction de l'atmosphère romantique que l'idée de révolution scientifique [de Thomas Kuhn] crée alors.
    [...] Les philosophes néo-kantiens allemands de la fin du XIXe siècle opposaient deux types de savoirs: ceux qui établissaient des lois générales, et ceux qui cherchaient à saisir l'originalité de phénomènes uniques: disciplines nomothétiques et disciplines idiographiques. La géographie rentrait dans la seconde catégorie, dont les scientifiques purs et durs contestaient la valeur. Le néopositivisme logique, qui voit le jour en Autriche dans les années 1920, dénonce la vision néokantienne. Pour lui, toutes les sciences sont bâties sur le même modèle, et leur fonction est d'établir des lois." (pp.195-196)

    "Les débats épistémologiques qui entourent la géographie classique, et son complément, la Nouvelle Géographie [...] ne sont pas centrés sur les difficultés que les praticiens découvrent. Ils transposent dans notre discipline des discussions dont le cadre est surtout philosophique." (p.198)
    -Paul Claval, Épistémologie de la Géographie, Paris, Armand Colin, Collection U. Géographie, 2ème édition, 2007, 303 pages.

    Pas de chapitre dédié à la géo sociale alors qu'il y en a un sur la géo culturelle...



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    Paul Claval, Épistémologie de la Géographie Empty Re: Paul Claval, Épistémologie de la Géographie

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 2 Juin - 16:50

    [Chapitre 10: Les grands débats épistémologiques. Les années 1970 et le début des années 1980]

    "Pour beaucoup de collègues, les événements de mai 1968 avaient marqué une rupture profonde dans la structure du monde universitaire et dans les finalités de la recherche. Le temps des mandarins était passé. La phrase couperet que tous les jeunes chercheurs redoutaient -"oui, ce que vous faites est intéressant, mais ce n'est pas de la géographie !"- n'avait plus cours. Les barrières entre les disciplines avaient sauté. Plus question d'ignorer ce qui se passait en sociologie, en anthropologie, en histoire ou en économie. Plus question de rester à l'écart des questions qui passionnaient l'opinion." (p.200)

    "Le nombre des géographes qui travaillent dans des institutions de recherche augmente. Les programmes auxquels ils participent sont élaborés par leurs directions et ne sont pas débattus avec leurs chercheurs. Il arrive qu'un désaccord profond s'installe ainsi au sein de la hiérarchie: au Centre de Géographie Tropicale de Bordeaux, les collèges se révoltent contre la conception zonale de la discipline à laquelle demeure fidèle le laboratoire [...] ils réprouvent l'orientation ruraliste des programmes qui lui est liée. Ils voudraient que l'on mette au premier plan l'urbanisation, la modernisation de l'économie, l'impact du tourisme (dans certains pays) et les mouvements sociaux. Le conflit devient chronique et prend une forme si aiguë que le CEGET finit par sombrer -il sera supprimé au début des années 1990 [Huetz de Lemps, 1997] [...]

    Les conditions d'élaboration des programmes sont analogues à l'ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique d'Outre-Mer), mais ici, les chercheurs sont dispersés entre l'Afrique, l'Océanie, l'Asie méridionale et du Sud-Est et l'Océanie. Ils n'ont pas la possibilité -et pas l'envie- de mener contre leur direction une guerre d'usure." (p.201)

    "Le marxisme joue un rôle important, mais différent de celui qu'il avait tenu après la seconde guerre mondiale: il a perdu une partie de son attrait pour avoir été trop longtemps associé au lourd dogmatisme du Parti communiste, mais les différentes formes que prend le gauchisme restent attractives. Il n'y a plus guère de géographes inscrits au Parti, mais beaucoup demeurent marqués par ce qu'ils y ont appris. L'idée qu'il existe plusieurs niveaux dans la réalité et que celui qui l'emporte est l'économique demeure très populaire -et bloque chez certains, au début des années 1980, le tournant culturel qui s'esquisse.

    La distance prise avec les formes traditionnelles du marxisme libère la géographie politique. Celle-ci renaît entre 1975 et 1980 sous l'effet d'une reformulation de l'idée de géopolitique que propose Yves Lacoste, un temps membre du Parti communiste." (p.202)

    "Lorsque je publie les Principes de géographie sociale, je suis frappé du faible nombre de travaux marxistes français sur la géographie sociale, sur celle des villes en particulier [Claval, 1973]. Il faut dire que la notion généralement mise en œuvre, celle de classe sociale, se prêtait assez mal à une lecture spatiale. [...]

    L'inspiration marxiste ne disparaît pas, mais elle est assez discrète dans les années qui suivent 1970. Elle s'affirme davantage après 1975, mais sans que les emprunts au marxisme soient très riches, et sans que les géographes français se montrent très sensibles à la faiblesse du marxisme dans le domaine spatial [Claval, 1977]. [...]

    Pour Aglietta [...] l'approche marxiste et l'économie libérale ne traitent pas des mêmes aspects de la réalité [...] Dans la théorie de la régulation qu'il élabore, deux niveaux sont distingués: des théories d'échelle moyenne rendent compte de la vie économique telle qu'elle se présente aux observateurs durant les périodes normales ; une théorie plus générale, le marxisme, permet d'interpréter les mutations qui prennent place de temps en temps -le passage, par exemple, du capitalisme fordiste, celui des grandes entreprises tournées vers les productions de masse, au capitalisme post-fordiste, dans lequel la scène économique devient globale et la place de la communication s'élargit au détriment de celle de la production." (p.204)

    "La place faite [dans les pays de langue anglaise] à des auteurs comme Georg Lukacs ou Antonio Gramsci est plus grande qu'en France.

    Le marxisme connaît en Grande-Bretagne un développement original des années 1950 aux années 1980. Il le doit essentiellement à un historien, E. P. Thompson [...] et à un spécialiste d'histoire littéraire, Raymond Williams [...] Les interprétations qu'ils proposent sont d'autant plus libres qu'ils sont persuadés qu'à partir du début de la Révolution industrielle, c'est au Royaume-Uni que s'est écrite l'histoire [...]
    Ce que remet en cause le marxisme de langue anglaise, c'est l'économisme qui caractérise les orthodoxies communistes: l'économie joue évidemment un rôle capital, mais elle ne suffit pas à expliquer le monde, car elle ne le commande pas toujours et pas seule en dernière instance. Les classes sociales sont à la fois des catégories objectives et des constructions subjectives. [...]
    L'accent mis par le marxisme britannique sur le rôle des représentations est lié aussi à l'influence des cultural studies. [...] Stuart Hall n'est pas un marxiste de pure obédience, mais il puise dans le marxisme une partie de son inspiration critique." (pp.209-210)

    "Une réaction [au structuralisme] s'esquisse à la fin des années 1970." (p.211)

    "Le structurationnisme à la manière de Bourdieu est une construction à deux échelles, mais où le poids des structures demeure dominant. Il s'agit plutôt d'un structuralisme rebouilli que d'une construction réellement innovante." (p.211)

    "A la fin des années 1980, les géographes anglophones de sensibilité marxiste se réclament aussi bien de Harvey que du régulationnisme français." (p.213)

    "Le thème de l'impérialisme [...] s'épuise dans les années 1970, lorsqu'un certain nombre de pays réussissent leur démarrage économique et connaissent des taux de croissance qu'aucune économie occidentale n'avait jamais atteints." (p.214)

    [Chapitre 11: L'élargissement des débats épistémologiques à l'ère du postmodernisme et du postcolonialisme]

    "[Avec la déconstruction] l'idée que les sciences se structurent sur des objets qui leur sont extérieurs est rejetée par beaucoup." (p.218)

    [Chapitre 12: En arrière-plan: l'épistémologie des philosophes et celle des savants]

    "[Il faut] attendre les années 1860-1870 pour que la géographie se voit attribuer, dans les systèmes d'éducation qui se mettent en place un peu partout, la responsabilité de faire connaître et aimer au futur citoyen les contours et le contenu du pays dont il fait partie." (p.236)

    "Pour les positivistes, les avancées résultent de la collecte de plus en plus systématique de faits objectivement constatés et vérifiés par l'expérience. [...]
    Le travail scientifique met en oeuvre une imagination créatrice [expériences pour tester des hypothèses] que le positivisme ne prend pas en compte. C'est ce que dit le kantisme." (p.238)

    "L'impact de Marx n'est pas négligeable sur la sociologie allemande [...] [Tönnies ou Weber] lui empruntent des thèmes importants." (p.240)

    "On ne peut comprendre les orientations de la géographie si on ignore les débats ouverts par les philosophes." (p.251)

    [Chapitre 13: Épistémologie et imagination géographique]

    -Paul Claval, Épistémologie de la Géographie, Paris, Armand Colin, Collection U. Géographie, 2ème édition, 2007, 303 pages.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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