http://herve.dequengo.free.fr/Mises/Mises.htm
"La communauté des intérêts de classe n'est pas quelque chose qui existe indépendamment de la conscience de classe, et la conscience de classe ne vient pas s'ajouter à une communauté particulière d'intérêts déjà donnée ; c'est elle qui crée le cette communauté. Le prolétariat ne constitue pas dans le cadre de la société moderne un groupe particulier dont l'attitude serait déterminée sans équivoque par sa position de classe. Les individus ne se réunissent en vue d'une action politique commune que lorsqu'apparaît l'idéologie socialiste ; l'unité du prolétariat ne résulte pas de sa position de classe mais de l'idéologie de la lutte des classes. Le prolétariat n'existait pas en tant que classe avant l'apparition du socialisme, et le socialisme n'est pas non plus la conception politique qui correspond à la classe du prolétariat ; c'est la pensée socialiste qui a créé la classe prolétarienne en réunissant certains individus en vue d'atteindre un but politique déterminé."
"C'est l'idée qui a créé la classe, et non la classe qui a créé l'idée."
-Ludwig von Mises, Le Socialisme, Troisième partie : la doctrine de l'inéluctabilité du socialisme, Section I — L'évolution sociale, Chapitre IV — Opposition de classes et lutte de classes, Librairie de Médicis, édition française de 1938 (1922 pour la première édition allemande), 626 pages.
"Quelle que soit l'opinion que l'on ait de l'opportunité et des possibilités de réalisation du socialisme l'on doit reconnaître et sa grandeur et sa simplicité. Même celui qui le rejette catégoriquement ne pourra pas nier qu'il est digne d'être examiné avec grand soin. On peut même affirmer qu'il est une des créations les plus puissantes de l'esprit humain. Briser avec toutes les formes traditionnelles de l'organisation sociale, organiser l'économie sur une nouvelle base, esquisser un nouveau plan du monde, avoir dans l'esprit l'intuition de l'aspect que les choses humaines devront revêtir dans l'avenir, tant de grandeur et tant d'audace ont pu provoquer à bon droit les plus hautes admirations. On peut surmonter l'idée socialiste, on le doit si l'on ne veut pas que le monde retourne à la barbarie et à la misère, mais on ne peut l'écarter sans y prêter attention."
"Le socialisme est le passage des moyens de production de la propriété privée à la propriété de la société organisée, de l'État. L'État socialiste est propriétaire de tous les moyens de production matériels et partant, le dirigeant de la production générale."
"La restriction des droits du propriétaire est aussi un moyen de socialisation."
"On méconnaît ordinairement la différence fondamentale qu'il y a entre l'idée libérale et l'idée anarchiste. L'anarchisme rejette toute organisation de contrainte sociale, il rejette la contrainte en tant que moyen de technique sociale. Il veut vraiment supprimer l'État et l'ordre juridique, parce qu'il est d'avis que la société pourrait s'en passer sans dommage. De l'anarchie il ne redoute pas le désordre, car il croit que les hommes, même sans contrainte, s'uniraient pour une action sociale commune, en tenant compte de toutes les exigences de la vie en société. En soi l'anarchisme n'est ni libéral ni socialiste ; il se meut sur un autre plan. Celui qui tient l'idée essentielle de l'anarchisme pour une erreur, considère comme une utopie la possibilité que jamais les hommes puissent s'unir pour une action commune et paisible sans la contrainte d'un ordre juridique et de ses obligations ; celui-là, qu'il soit socialiste ou libéral, repoussera les idées anarchistes. Toutes les théories libérales ou socialistes, qui ne font pas fi de l'enchaînement logique des idées ont édifié leur système en écartant consciemment, énergiquement, l'anarchisme. Le contenu et l'ampleur de l'ordre juridique diffèrent dans le libéralisme et dans le socialisme, mais tous deux en reconnaissent la nécessité. Si le libéralisme restreint le domaine de l'activité de l'État, il ne songe pas à contester la nécessité d'un ordre juridique. Il n'est pas anti-étatiste, il ne considère pas l'État comme un mal même nécessaire."
"Socialisme et libéralisme ne se distinguent point par le but qu'ils poursuivent, mais par les moyens qu'ils emploient pour y atteindre."
"Avec son salaire l'ouvrier reçoit le produit intégral de son travail. Ainsi à la lumière de la doctrine subjective des valeurs la revendication socialiste d'un droit au produit intégral du travail apparaît comme un non-sens, ce qu'elle n'est pas. C'est seulement les mots dans lesquels elle s'enveloppe qui sont incompréhensibles pour notre pensée scientifique moderne ; ils témoignent d'une conception qui voit seulement dans le travail la source de la valeur d'un produit. Celui qui, pour la théorie des valeurs, adopte ce point de vue, doit forcément considérer la revendication pour l'abolition de la propriété privée des moyens de production comme revendication connexe à celle du produit intégral du travail pour l'ouvrier. En premier lieu c'est une revendication négative : exclusion de tout revenu, qui ne provient pas du travail. Mais dès qu'on commence à vouloir construire un système tenant exactement compte de ce principe, on voit surgir des difficultés insurmontables. Car l'enchaînement d'idées qui a amené à poser le droit au produit intégral du travail a pour base des théories insoutenables sur la formation des valeurs. C'est là-dessus que tous ces systèmes ont échoué. Finalement leurs auteurs ont dû reconnaître qu'ils ne veulent rien d'autre que la suppression du revenu des individus qui ne provient pas du travail et qu'une fois encore ce résultat ne pouvait être obtenu que par la socialisation des moyens de production. Du droit au produit intégral du travail qui avait occupé les esprits pendant des années il ne resta plus qu'un mot, que le mot frappant, excellent pour la propagande : suppression du revenu non mérité par le travail."
"Dans sa théorie de la connaissance de la nature, Kant n'admet l'existence d'aucun Dieu, d'aucun dirigeant de la nature, cependant il regarde l'histoire « comme l'exécution d'un plan caché de la nature pour réaliser une constitution d'état intérieurement parfaite (et pour ce but extérieurement aussi), seule forme dans laquelle il sera possible de développer toutes les aptitudes de l'humanité »."
"Ce n'est point un hasard si l'esprit allemand, longtemps dominé par les théories sociales de la philosophie classique de Kant à Hegel, n'a pendant longtemps rien produit de remarquable dans l'économie politique, et si ceux qui ont rompu avec ces errements, d'abord Thünen et Gossen, puis les Autrichiens Carl Menger, Böhm-Bawerk et Wieser n'avaient subi absolument aucune influence de la philosophie étatique collectiviste."
"La force et la puissance de tous les gouvernements ne reposent pas dans les armes, mais dans l'esprit d'acquiescement qui met ces armes à leur disposition. Les gouvernants, qui forcément ne représentent jamais qu'une petite minorité en face d'une énorme majorité, ne peuvent acquérir et conserver la maîtrise sur cette majorité que s'ils ont su se concilier et rendre docile cet esprit de la majorité."
"La démocratie « directe » n'est possible que sur une toute petite échelle. Même de petits parlements ne peuvent venir à bout de leur tâche dans les séances publiques. Il faut élire des commissions. Le véritable travail est toujours fait par quelques-uns, par ceux qui ont déposé une motion, par les orateurs, par les rapporteurs, et avant tout par les rédacteurs des projets. Encore une confirmation du fait que les masses obéissent à la direction de quelques hommes. Les hommes n'ont pas tous la même valeur, la nature a fait des uns des chefs, et des autres des hommes qui ont besoin d'être conduits par ces chefs ; à cela les institutions démocratiques ne changeront rien. Tous ne peuvent pas être les hardis pionniers qui fraient la route. La plupart du reste ne désirent pas l'être, ils ne s'en sentent pas la force. L'idée que dans une pure démocratie le peuple tout entier passerait ses journées à délibérer et à décider, comme les membres du parlement pendant une session, c'est là une idée conçue d'après le modèle de la situation qui a pu régner dans les États urbains de l'ancienne Grèce à l'époque de la décadence. On oublie que ces communautés urbaines n'avaient en réalité rien de démocratique puisqu'on y trouvait des esclaves et que tous ceux ne possédant pas les pleins droits du citoyen étaient exclus de toute participation à la vie publique."
"En dépit de certaines observations sur les réalisations historiques du libéralisme le marxisme est incapable de comprendre l'importance que l'on doit attribuer aux idées du libéralisme. Il ne sait que faire des revendications libérales concernant la liberté de conscience et d'expression de la pensée, la reconnaissance, par principe, de toute opposition, et l'égalité de droits de tous les partis. Partout où il ne domine pas encore, le marxisme utilise très largement tous les droits fondamentaux du libéralisme dont il a un besoin urgent pour sa propagande. Mais il ne pourra jamais comprendre jusque dans son essence ces droits du libéralisme, et jamais il ne consentira à les accorder à ses adversaires, quand il aura lui-même le pouvoir. Sur ce point il ressemble tout à fait aux Églises et aux autres puissances qui s'appuient sur le principe de la force. Ces puissances elles aussi pour conquérir la souveraineté ne se font pas faute de recourir aux libertés démocratiques qu'elles refusent à leurs adversaires, dès qu'elles sont au pouvoir. C'est ainsi que tout ce qui semble démocratique dans le socialisme n'est qu'une apparence fallacieuse. « Le parti communiste, dit Boukharine, ne demande aucune liberté (presse, parole, association, réunions) pour des bourgeois ennemis du peuple. Au contraire. » Et avec un remarquable cynisme il vante le jeu des communistes, qui du temps où ils ne tenaient pas les rênes du gouvernement, entraient en lice pour la liberté d'opinion, uniquement parce qu'il aurait été « ridicule » de demander aux capitalistes la liberté du mouvement ouvrier autrement qu'en revendiquant la liberté tout court."
"Par delà la dictature du prolétariat se trouve le paradis de « la phase supérieure de la société communiste où les forces productives s'accroissent avec le multiple développement des individus, et où les sources vives de la richesse sociale coulent plus abondamment ». Dans cette Terre Promise « comme il n'y a plus rien à réprimer, il n'y a plus besoin d'un État. A la place d'un gouvernement pour les personnes il y a une administration des biens et une direction des processus de production ». Le temps est venu où « une génération, qui a grandi dans les nouvelles et libres conditions sociales est en état de rejeter loin d'elle toute la friperie de l'État ». La classe ouvrière a traversé une période de « longues luttes, toute une série de processus historiques, qui ont entièrement transformé les hommes et leurs conditions d'existence. » Ainsi la société peut subsister, sans un ordre fondé sur la contrainte, comme autrefois, à l'époque où la tribu formait la base de l'organisation sociale. De cette constitution Engels fait un grand éloge. Malheureusement tout cela a été déjà dit, et beaucoup mieux par Virgile, Ovide et Tacite."
"Lorsque dans l'histoire nous trouvons des essais de gouvernements tendant à se rapprocher de l'idéal de la société selon le socialisme, il s'agit toujours d'autocraties avec un caractère très marqué d'autoritarisme. Dans l'empire des Pharaons ou des Incas, dans l'État jésuite du Paraguay on ne trouve aucune trace de démocratie et de libre disposition pour la majorité populaire. Les utopies des anciens socialistes, de toutes nuances, ne sont pas moins éloignées de la démocratie. Ni Platon, ni Saint-Simon n'étaient démocrates. Si l'on considère l'histoire et les livres des théories socialistes on ne trouve rien qui puisse témoigner d'une connexion interne entre l'ordonnance socialiste de la société et la démocratie politique.
Si l'on y regarde de plus près, l'on voit que même l'idéal qui doit seulement dans un avenir éloigné réaliser la phase supérieure de la société communiste, selon les visées marxistes, est tout à fait antidémocratique. Dans cette phase idéale la paix immuable, éternelle — but de toutes les organisations démocratiques — doit exister aussi, mais on doit accéder à cet état de paix par d'autres voies que celles suivies par les démocrates. Cette paix ne sera pas fondée sur les changements de gouvernements et les changements de leurs politiques, mais sur un gouvernement éternel, sans changements de personnes ou de politiques. C'est une paix, mais non la paix du progrès vivant vers quoi tend le libéralisme, c'est une paix de cimetière. Ce n'est pas la paix des pacifistes, mais la paix des pacificateurs, des hommes de violence, qui veulent tout assujettir. C'est la paix que tout absolutisme établit, en édifiant son pouvoir absolu, une paix qui dure aussi longtemps que dure ce pouvoir absolu. Le libéralisme a reconnu la vanité d'une paix ainsi fondée."
"Il y a bien des voies qui amènent l'homme à se soumettre à son éphémère destin. Au croyant la religion apporte sa consolation et son réconfort, en reliant son existence individuelle au cours infini de la vie éternelle ; elle lui assigne une place assurée dans le plan impérissable de celui qui créa et maintient les mondes ; ainsi elle les hausse, au delà du temps et de l'espace, de la vieillesse et de la mort, dans les régions divines. D'autres vont chercher consolation dans la philosophie. Ils renoncent à l'appui de toutes les hypothèses qui contredisent l'expérience et méprisent les consolations faciles ; ils ne cherchent pas à édifier des images et des représentations arbitraires, destinées à nous faire croire à un autre ordre du monde que celui que nous sommes bien forcés de reconnaître autour de nous. La grande foule des hommes enfin suit une troisième route. Mornes et apathiques, ils s'enfoncent dans le trantran quotidien, ils ne pensent pas au lendemain, ils deviennent les esclaves de leurs habitudes et de leurs passions.
Mais entre ces groupes il en est un quatrième qui ne sait ni où ni comment trouver la paix. Ceux-là ne peuvent plus croire, parce qu'ils ont goûté des fruits de l'arbre de la connaissance ; ils ne peuvent s'enfoncer dans une morne hébétude, parce que leur nature s'insurge. Pour s'accommoder philosophiquement à leur situation ils sont trop inquiets, pas assez mesurés. Ils veulent lutter pour conquérir à tout prix le bonheur et le conserver. En y mettant toute leur force ils secouent les barreaux des grilles qui arrêtent leurs penchants. Ils n'entendent pas se contenter de peu ; ils veulent l'impossible : ils cherchent le bonheur non dans l'effort pour y atteindre, mais dans sa plénitude, non dans les combats, mais dans la victoire."
"Rendre les droits juridiques de la femme égaux à ceux de l'homme, assurer à la femme les possibilités légales et économiques de développer ses facultés et de les manifester par des actes correspondant à ses goûts, à ses désirs, et à sa situation financière, tant que le mouvement féministe se borne à ces revendications, il n'est qu'une branche du grand mouvement libéral en qui s'incarne l'idée d'une évolution libre et paisible. Si, allant au delà de ces revendications, le mouvement féministe entend combattre des organisations de la vie sociale avec l'espoir de se débarrasser ainsi de certaines bornes que la nature a imposées au destin humain, alors le mouvement féministe n'est plus qu'un fils spirituel du socialisme. Car c'est le propre du socialisme de chercher dans les institutions sociales les racines de conditions données par la nature, et donc soustraites à l'action de l'homme, et de prétendre en les réformant réformer la nature elle-même."
"C'est méconnaître les bornes de la recherche scientifique de la connaissance que de lui attribuer la capacité de prononcer des jugements sur les valeurs, et d'exercer une influence sur les actions, non pas en démontrant clairement l'efficacité des moyens, mais en ordonnant les buts selon une certaine gradation."
"Ce n'est point par décret que l'on peut changer les différences de caractères."
"Il faudra considérer les faits autrement que font ceux qui rêvent d'un paradis perdu, voient l'avenir en rose et condamnent tout de la vie qui les entoure."
"L'activité rationnelle, et par suite la seule susceptible d'une étude rationnelle, ne connaît qu'un seul but : le plaisir le plus parfait de l'individu agissant, qui veut atteindre le plaisir et éviter la peine. [...] D'une manière générale l'homme n'agit que parce qu'il n'est pas pleinement satisfait. S'il jouissait constamment d'un bonheur parfait il n'aurait ni désir, ni volonté, il n'agirait pas. [...] Toute action rationnelle est d'abord individuelle. C'est l'individu seul qui pense, c'est l'individu seul qui est raisonnable. Et c'est l'individu seul qui agit."
"L'économie est l'exécution d'opérations d'échanges."
"Tout homme qui, participant à la vie économique, fait un choix entre la satisfaction de deux besoins, dont un seul peut-être satisfait, émet par là même des jugements de valeur."
"On ne peut compter qu'au moyen d'unités, mais il ne peut pas exister d'unité pour mesurer la valeur d'usage subjective des biens. [...] Le jugement de valeur ne mesure pas, il différencie, il établit une gradation."
"L'insuffisance du calcul en monnaie n'a pas pour raison principale le fait que l'on compte au moyen d'un étalon universel, au moyen de l'argent, mais le fait que c'est la valeur d'échange qui sert de base au calcul et non la valeur d'usage subjective. Il est dès lors impossible d'intégrer dans le calcul tous les facteurs déterminants de la valeur qui sont en dehors des échanges. Quand on calcule la rentabilité de l'installation d'une usine électrique, on ne tient pas compte de la beauté de la chute d'eau qui pourrait avoir à en souffrir, si ce n'est éventuellement sous la forme de la régression qui pourrait en résulter dans le tourisme qui a lui aussi dans le commerce une valeur d'échange. Et cependant c'est là une considération qui doit entrer en ligne de compte dans la décision à prendre au sujet de la construction. On a coutume de qualifier de tels facteurs « d'extra-économiques ». Nous accepterons cette désignation, ne voulant pas discuter ici de terminologie. Mais on ne saurait qualifier d'irrationnelles les considérations qui conduisent à tenir compte de ces facteurs. La beauté d'une région ou d'un monument, la santé des hommes, l'honneur des individus ou de peuples entiers constituent, lorsque les hommes en reconnaissent l'importance, des éléments de l'action rationnelle au même titre que les facteurs économiques, même lorsqu'ils ne semblent pas susceptibles d'avoir dans le commerce une valeur de substitution. Par sa nature même le calcul monétaire ne peut s'appliquer à eux mais son importance pour notre activité économique n'en est pas diminuée. Car, tous ces biens immatériels sont des biens de premier ordre, ils peuvent faire l'objet d'un jugement de valeur immédiate, de sorte qu'on n'éprouve aucune difficulté à les prendre en considération même s'ils doivent nécessairement demeurer en dehors du calcul monétaire. Le fait que le calcul monétaire les ignore n'empêche pas d'en tenir compte dans la vie. Quand nous connaissons exactement ce que nous coûtent la beauté, la santé, l'honneur, la fierté, rien ne nous empêche d'en tenir compte dans une mesure correspondante. Il peut être pénible à un esprit délicat de mettre en parallèle des biens immatériels et des biens matériels. Mais la responsabilité n'en incombe pas au calcul monétaire : elle provient de la nature même des choses. Même lorsqu'il s'agit de formuler directement des jugements de valeur sans recourir au calcul monétaire on ne peut pas éviter le choix entre les satisfactions d'ordre matériel et les satisfactions d'ordre immatériel. Même l'exploitant isolé, même la société socialiste sont obligés de choisir entre les biens « matériels » et les biens « immatériels ». Les natures nobles n'éprouveront jamais aucune souffrance d'avoir à choisir entre l'honneur et, par exemple, la nourriture. Elles sauront ce qu'elles doivent faire dans de tels cas. Encore qu'on ne puisse se nourrir d'honneur on peut renoncer à la nourriture pour l'amour de l'honneur. Ceux-là seulement qui voudraient s'éviter les tourments que comporte un tel choix parce qu'ils ne sont pas capables de se décider à renoncer à des satisfactions matérielles pour s'assurer des avantages d'ordre immatériel, voient dans le seul fait qu'un tel choix puisse se poser une profanation."
"Le calcul monétaire se révèle impuissant quand on veut l'employer comme étalon des valeurs dans des recherches historiques sur l'évolution des rapports économiques ; il est impuissant quand on veut s'en servir pour évaluer la fortune et le revenu des nations ou pour calculer la valeur des biens qui ne sont point objet de commerce comme par exemple les pertes en hommes qui résultent de la guerre ou de l'émigration."
"La distinction usuelle dans l'économie politique entre l'action dans le domaine « économique » ou « purement économique » et l'action dans le domaine « extra-économique » est tout aussi insuffisante que la distinction entre les biens matériels et immatériels. En effet la volonté et l'action forment un tout inséparable. Le système des fins est nécessairement indivisible, et n'embrasse pas seulement les désirs, les appétits et les efforts qui peuvent être satisfaits par une action exercée sur le monde extérieur matériel, mais aussi tout ce qu'on a coutume de désigner par l'expression satisfaction des besoins immatériels. Il faut que les besoins immatériels eux aussi s'insèrent dans l'échelle unique des valeurs, étant donné que l'individu est contraint dans la vie de choisir entre eux et les biens matériels. Quiconque doit choisir entre l'honneur et la richesse, entre l'amour et l'argent, range dans une échelle unique ces différents biens.
Dès lors, l'économique ne constitue pas un secteur nettement délimité de l'action humaine. Le domaine de l'économie, c'est celui de l'action rationnelle : l'économie intervient partout où, devant l'impossibilité de satisfaire tous ses besoins, l'homme opère un choix rationnel. L'économie est d'abord un jugement porté sur les fins et ensuite sur les moyens qui conduisent à ces fins. Toute activité économique dépend ainsi des fins posées. Les fins dominent l'économie à qui elles donnent son sens.
Étant donné que l'économique embrasse toute l'activité humaine, on doit observer la plus grande circonspection lorsqu'on veut distinguer l'action « purement économique » des autres actions. Cette distinction souvent indispensable en économie politique isole une fin déterminée pour l'opposer à d'autres fins. La fin ainsi isolée — sans considérer pour l'instant s'il s'agit d'une fin dernière ou simplement d'un moyen en vue d'autres fins — réside dans la conquête d'un produit aussi élevé que possible en argent, le mot argent désignant dans le sens strict qu'il a en économie le ou les moyens d'échange en usage à l'époque considérée. Il est donc impossible de tracer une limite rigoureuse entre le domaine de l' « économique pur » et les autres domaines de l'action. Ce domaine a une étendue qui varie avec chaque individu en fonction de son attitude par rapport à la vie et à l'action. Il n'est pas le même pour celui qui ne considère pas l'honneur, la fidélité et la conviction comme des biens pouvant être achetés, qui se refuse à les monnayer, et pour le traître qui abandonne ses amis pour de l'argent, pour les filles qui font commerce d'amour, pour le juge qui se laisse corrompre. La délimitation de l'élément « purement économique » à l'intérieur du domaine plus étendu de l'action rationnelle ne peut résulter ni de la nature des fins considérées, ni du caractère particulier des moyens. La seule chose qui le différencie de toutes les autres formes d'action rationnelle, c'est la nature particulière des procédés employés dans ce compartiment de l'action rationnelle. Toute la différence réside dans le fait qu'il constitue le seul domaine où le calcul chiffré soit possible."
"Là où il n'y a pas de marché, il ne peut se former de prix ; et sans formation de prix il n'y a pas de calcul économique."
"On pourrait peut-être songer à permettre l'échange entre les différentes groupes d'exploitation, pour arriver ainsi à la formation de relations d'échange (prix), qui fourniraient ainsi une base au calcul économique même dans la communauté socialiste. On organiserait, dans le cadre de l'économie unifiée sans propriété privée des moyens de production, les différents groupes de travail en groupes séparés jouissant du droit de disposition. Ils devraient naturellement se conformer aux instructions de la direction supérieure de l'économie, mais ils pourraient échanger entre eux des biens matériels et des services dont ils devraient acquitter le montant uniquement en se servant d'un moyen d'échange universel qui serait encore une monnaie. C'est ainsi qu'on se représente à peu près l'organisation de l'exploitation socialiste de la production, lorsqu'on parle aujourd'hui de « socialisation intégrale » et choses semblables. Mais ici encore on n'arrive pas à tourner la difficulté dont la solution aurait une importance décisive. Des relations d'échange ne peuvent, pour les biens de production, se former qu'avec, comme base, la propriété privée des moyens de production. Si la « communauté charbonnière » livre du charbon à la « communauté métallurgique », il ne peut se former aucun prix, à moins que les deux communautés ne soient propriétaires des moyens de production de leurs exploitations. Mais ce ne serait plus du socialisme. Ce serait du syndicalisme.
Pour le théoricien socialiste, avec sa théorie de la valeur-travail, la question est, il est vrai, fort simple. « Dès que la société est en possession des moyens de production et les emploie, elle-même et sans intermédiaire, à la production, le travail de chaque individu, quelles qu'en soient les différences d'utilité spécifique, devient dès l'origine et directement travail-de-la-société, travail social. La quantité de travail social incluse dans un produit n'a plus dès lors besoin d'être déterminé d'une manière indirecte : l'expérience quotidienne montre directement, quelle en est en moyenne la quantité nécessaire. La société peut calculer facilement combien d'heures de travail sont incluses dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de blé de la dernière récolte, dans cent mètres carrés de drap de telle ou telle qualité... Sans doute la société devra aussi savoir combien de travail est nécessaire à la fabrication de chaque objet d'usage. Elle devra établir le plan de production en fonction des moyens de production, dont les ouvriers sont un élément essentiel. Ce sont finalement les effets d'utilité des objets d'usage, comparés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur fabrication, qui décideront du plan. Tout cela sera réglé très simplement sans qu'on ait besoin de faire intervenir la notion « valeur » (Engels) ».
Nous n'avons pas à reprendre ici les objections critiques contre la théorie de la valeur-travail. Elles sont cependant leur intérêt pour notre démonstration ; car elles aident à juger de l'emploi qu'on peut faire du travail comme unité de calcul dans une communauté socialiste.
Le calcul en travail tient compte également, semble-t-il à première vue, des conditions naturelles de la production, conditions extérieures à l'homme. Le concept du temps de travail social nécessaire tient compte de la loi du rendement décroissant dans la mesure où cette loi joue en raison de la différence des conditions naturelles de production. Si la demande pour une marchandise augmente et qu'on soit forcé par là d'avoir recours pour l'exploitation à des conditions naturelles de production inférieures, le temps de travail social généralement nécessaire pour la production d'une unité augmente aussi. Si l'on arrive à trouver des conditions naturelles de production plus favorables, la quantité de travail nécessaire baisse alors. L'on tient compte des conditions naturelles de la production, mais seulement et exactement dans la mesure où cette considération s'exprime par des changements dans la quantité de travail social nécessaire. C'est tout. Au delà, le calcul en travail ne fonctionne plus. Il ne tient aucun compte de la consommation en facteurs de production matériels. Admettons que deux marchandises P et Q exigent au total pour leur fabrication la même quantité de travail, soit dix heures. Admettons aussi que ces dix heures de travail se décomposent dans les deux cas de la façon suivante : en ce qui concerne Q, neuf heures pour sa fabrication proprement dite et une heure pour la production de la matière première a nécessaire à sa fabrication ; en ce qui concerne P, huit heures pour sa fabrication et deux heures pour la production de la quantité double, soit 2a matière première. Dans le calcul en travail, P et Q apparaissent équivalents. Dans le calcul en valeur, P devrait être estimé à une valeur supérieure à Q qui contient moins de matière première. Le calcul en travail est faux ; seul le calcul en valeur répond à la nature et au but du calcul. Il est vrai que ce « plus » accordé à P par le calcul en valeur par rapport à Q, il est vrai que cette base matérielle « existe de par la nature et sans que l'homme y soit pour rien ». Cependant si ce « plus » n'existe qu'en une quantité tellement limitée qu'il devienne un objet ayant une importance pour l'économie, il faudra, d'une manière ou d'une autre, le faire entrer en ligne de compte dans le calcul de la valeur.
Le calcul en travail présente un second défaut : c'est de ne pas tenir compte des différentes qualités du travail. Pour Marx tout travail humain est, du point de vue économique, de même qualité, parce qu'il est toujours « une dépense productive de cerveau, de muscles, de main, de nerfs humains. Un travail complexe ne vaut que comme travail simple élevé à une puissance, ou plutôt que comme travail simple multiplié, de sorte qu'une petite quantité de travail complexe équivaut à une plus grande quantité de travail simple. L'expérience montre que cette réduction s'opère constamment. Une marchandise peut être le produit du travail le plus complexe ; sa valeur la rend équivalente au produit d'un travail simple et ne représente donc en elle-même qu'une certaine quantité de travail simple » .Böhm-Bawerk n'a vraiment pas tort quand il qualifie cette argumentation de « chef-d'œuvre théorique d'une naïveté déconcertante » . Aussi, pour juger des affirmations de Marx, inutile de se demander s'il est possible de trouver une mesure physiologique de tout travail humain, une mesure s'appliquant également et au travail physique et au travail soi-disant intellectuel. Car, c'est un fait, il y a entre les hommes des différences de capacités et d'habileté, qui forcément influent sur la qualité des produits et le rendement du travail. Le calcul en travail peut-il être employé pour le calcul économique ? Ce qui décidera de cette question, c'est de savoir s'il est possible de réduire à un dénominateur commun des travaux de caractères différents, sans avoir recours à l'opération intermédiaire de l'estimation de la valeur de ces produits par les personnes exploitantes. Marx s'efforçait de faire la preuve, il a échoué. L'expérience montre bien que les marchandises sont mises dans le courant des échanges sans qu'on s'occupe de savoir si elles ont été produites par un travail simple ou complexe. Mais pour prouver par là que certaines quantités de travail simple sont placées, sans opérations intermédiaires, en équivalence avec certaines quantités de travail complexe, il faudrait d'abord qu'il fût bien entendu que la valeur d'échange découle du travail. Or cela non seulement n'est pas une chose entendue une fois pour toutes, mais c'est précisément ce que les raisonnements de Marx cherchent d'abord à prouver.
Dans le mouvement des échanges il s'est établi, par le taux des salaires, un rapport de substitution entre le travail simple et le travail complexe — auquel du reste Marx ici ne fait pas allusion. Mais cela ne prouve nullement l'égalité de ces deux sortes de travail. Cette égalisation est la conséquence, et non le point de départ, des échanges du marché. Il faudrait, pour substituer le travail simple au travail complexe, que le calcul en travail établît un rapport arbitraire, qui exclurait toute utilisation de ce calcul pour la direction économique.
On a pensé pendant longtemps que la théorie de la valeur-travail était nécessaire au socialisme pour donner un fondement éthique à sa revendication touchant la socialisation des moyens de production. Nous savons aujourd'hui que cette conception était erronée. Sans doute la plupart des socialistes l'ont adoptée et employée dans ce sens. Marx lui-même, qui, par principe, se plaçait à un autre point de vue, ne s'est pas toujours gardé de cette erreur. Deux choses sont cependant bien certaines : 1° en tant que programme politique le socialisme n'a pas besoin d'être justifié par la théorie de la valeur-travail et ne saurait d'ailleurs l'être ; 2° ceux qui ont sur la nature et l'origine de la valeur économique une autre conception peuvent très bien être socialistes."
"Prouver que dans la communauté socialiste le calcul économique n'est pas possible, c'est prouver d'un même coup que le socialisme est irréalisable. Tout ce qui depuis cent ans, dans des milliers d'écrits et de discours, a été avancé en faveur du socialisme, tous les succès électoraux et les victoires des partis socialistes, tout le sang versé par les partisans du socialisme, n'arriveront pas à rendre le socialisme viable. Les masses peuvent désirer son avènement avec la plus grande ferveur, on peut en son honneur déclencher autant de révolutions et de guerres qu'on voudra, jamais il ne sera réalisé. Tout essai de réalisation ou bien mènera au syndicalisme, ou bien à un chaos qui dissoudra bientôt en infimes groupements autarciques la société fondée sur la division du travail."
"Dans les sociétés par actions de la société capitaliste les directeurs sont nommés directement ou indirectement par les actionnaires. En chargeant certains hommes du soin de produire à leur place avec les moyens de production qui leur sont confiés, les actionnaires risquent leur fortune ou au moins quelque partie de leur fortune. Le risque — car c'en est un forcément — peut bien tourner et c'est un gain. Il peut mal tourner, et alors c'est la perte de tout ou partie du capital investi. Confier ainsi son propre capital pour des affaires dont l'issue est incertaine à des hommes dont on ne peut connaître les succès ou insuccès futurs, quand bien même on connaît très bien leur passé, c'est là un fait essentiel dans les entreprises des sociétés par actions."
"Dans la société capitaliste le capitaliste décide à qui il veut confier son capital. L'opinion des directeurs de sociétés par actions sur les chances futures des entreprises qu'ils dirigent, et celle de ceux qui établissent toute sorte de projets sur les possibilités de gain des affaires qu'ils proposent, ne jouent à peu près aucun rôle. Au-dessus d'eux il y a le marché de l'argent et du capital qui les juge, et qui décide. La tâche du marché de l'argent et du capital est précisément d'embrasser l'ensemble des données économiques et de ne pas suivre à l'aveuglette les propositions des directeurs des différentes exploitations, qui eux voient les choses de leur étroit point de vue de spécialistes. Le capitaliste ne place pas tout de go son capital dans une entreprise promettant de gros gains ou de gros intérêts. Il établit d'abord la balance entre son désir de gain et les risques de perte. Il doit être prudent, et s'il ne l'est pas, il subit des pertes qui ont pour effet de faire passer de ses mains le pouvoir de disposer des moyens de production dans les mains d'autres hommes qui savent mieux prévoir pour leurs affaires les chances de la spéculation."
"Aucun socialiste ne contestera les points suivants : capitalistes et spéculateurs remplissent dans la société capitaliste une fonction qui est d'employer les biens-capitaux de manière à contenter au mieux les vœux des consommateurs. Cette fonction ils ne la remplissent que poussée par le désir de maintenir leur propre fortune et de réaliser des gains qui ou bien accroissent leur fortune, ou leur permettent de vivre sans entamer leur capital."
"Il est absolument impossible de faire de la « dignité » de l'individu un principe général de répartition. Qui déciderait de la dignité ? Les hommes au pouvoir ont eu souvent de biens singulières opinions sur la valeur ou la non-valeur de leurs contemporains. Et la voix du peuple n'est pas non plus la voix de Dieu. Qui des contemporains sera choisi aujourd'hui par le peuple comme le meilleur ? Qui sait, peut-être une star de cinéma, ou chez d'autres peuples un champion de boxe. A notre époque le peuple anglais désignerait Shakespeare comme le plus grand des Anglais. Ses contemporains l'eussent-ils fait ? Et quelle valeur les Anglais reconnaîtraient-ils à un second Shakespeare qui vivrait aujourd'hui parmi eux ? Et ceux à qui la nature n'a départi ni génie ni talent en doivent-ils être punis ? Tenir compte de la dignité de l'individu pour la répartition des biens de jouissance, ce serait ouvrir toute grande la voie de l'arbitraire et abandonner sans défense l'individu aux brimades de la majorité. On créerait ainsi une situation qui rendrait la vie insupportable."
"Toutes les théories et utopies socialistes ont toujours en vue un état de choses immuable."
"Les écrivains socialistes dépeignent la communauté socialiste comme un pays de Cocagne. C'est Fourier avec son imagination déréglée qui s'aventure le plus dans ces conceptions paradoxales. Dans l'État idéal de l'avenir les bêtes nuisibles auront disparu et auront été remplacées par des animaux qui aideront l'homme dans son travail, ou feront même tout le travail à sa place. Un anti-castor se chargera de la pêche, une anti-baleine remorquera les navires sur la mer les jours de calme plat, et un anti-hippopotame les bateaux sur les fleuves. A la place du lion il y aura un anti-lion, coursier d'une rapidité merveilleuse sur lequel les cavaliers trouveront une assiette aussi moelleuse que sur les coussins d'une voiture bien suspendue. « Ce sera un plaisir d'habiter ce monde quand on aura de tels serviteurs. » Godwin ne tient pas pour impossible qu'après l'abolition de la propriété, les hommes deviennent immortels. Kautsky nous apprend qu'avec la société socialiste « naîtra un nouveau type d'homme... un surhomme, un homme sublime. » Trotski entre encore plus dans le détail : « L'homme sera beaucoup plus fort, beaucoup plus perspicace, beaucoup plus fin. Son corps sera plus harmonieux, ses mouvements plus rythmiques, sa voix plus musicale. La moyenne humaine s'élèvera au niveau d'Aristote, de Goethe, de Marx. Et au-dessus de cette crête de montagnes s'élèveront de nouveaux sommets. » Et les œuvres des écrivains qui écrivirent de telles calembredaines ont eu de nombreuses éditions, ont été traduites dans plusieurs langues et ont fait l'objet de travaux détaillés de la part de ceux qui étudient l'histoire des idées !"
"Il n'est pas difficile de couronner de laurier l'homme de génie qui a parfait son œuvre, d'ensevelir ses restes dans un tombeau glorieux, de lui élever des statues. Mais il est impossible d'aplanir la route qu'il doit suivre pour accomplir sa vocation. L'organisation de la société ne peut rien pour l'avancement du progrès. Elle a fait tout ce qu'on peut attendre d'elle quand elle n'a pas mis à l'individu des chaînes imbrisables, quand elle n'a pas élevé autour du cachot où elle l'enferme des murailles infranchissables.
Le génie trouvera bien alors en lui-même le moyen de lutter et de parvenir au grand air."
"Il n'est censure, empereur, ni pape, qui aient jamais possédé pour opprimer la liberté intellectuelle le pouvoir qu'aurait une communauté socialiste."
"Le principe de population de Malthus et la loi du rendement décroissant ont mis fin à ces illusion. Caeteris paribus, au delà d'une certaine mesure, l'accroissement de la population ne marche pas de pair avec un accroissement proportionnel des moyens de subsistance. Au delà de cette limite (surpopulation absolue) le contingent de ressources en biens pour chaque individu diminue. Que cette limite, étant donné les circonstances, soit déjà atteinte ou non, est une question de fait qui ne doit pas être confondue avec l'étude et la connaissance de la question de principe."
"La grande masse est incapable de reconnaître que, dans l'économique, il n'y a qu'un phénomène constant : le changement. Elle considère l'état actuel des choses comme éternel ; il en a toujours été ainsi, il en sera toujours de même. Mais même si la grande masse était capable de se rendre compte que panta rei, elle n'en serait pas moins désemparée en face des problèmes que pose à l'action cet incessant écoulement de toute chose. Prévoir, pourvoir, frayer des voies nouvelles ne fut jamais l'apanage que de quelques-uns, des chefs. Le socialisme est la politique économique des masses, à qui le caractère de l'économie est entièrement étranger ; les théories socialistes ne sont que le précipité de leurs opinions sur la vie économique."
"Dans l'économie qui se transforme les hommes émigrent des endroits moins favorisés du point de vue des conditions de la production vers les endroits plus favorisés. Dans l'organisation économique capitaliste capital et travail, sous la pression de la concurrence, émigrent vers les places les plus favorisés. [...] Ces migrations ont pour l'organisation des relations internationales des conséquences très importantes. Elles amènent les tenants d'une nation offrant sur soi des possibilités de production moins avantageuses, sur le sol d'autres nations plus favorisées par la nature. "
"La fermeture des frontières empêchant l'importation des marchandises étrangères il en résulterait de grands désavantages pour l'approvisionnement des camarades socialistes : c'est ce que nous montre la théorie du libre-échange. Capital et travail devant être employés dans les conditions de production relativement moins favorables, leur rendement serait moindre. Pour illustrer ce fait prenons un exemple voyant. Une Allemagne socialiste pourrait à grand renfort de capital et de travail cultiver du café dans des serres. Mais il serait beaucoup plus avantageux, au lieu de cultiver du café dans le pays avec de si grands frais, de le faire venir du Brésil et d'exporter en revanche des produits que la situation de l'Allemagne lui permet de fournir dans des conditions plus favorables que le café."
"Il y a une différence foncière très importante entre l'étatisation et la municipalisation de certaines entreprises, au milieu d'une société par ailleurs attachée à la propriété privée des moyens de production, et la réalisation intégrale du socialisme, qui ne tolère aucune propriété privée des moyens de production à côté de la propriété de la communauté."
"Seul le guerrier, qui en dehors de la guerre ne connaît pas d'autre champ d'action que la préparation de la guerre, est toujours prêt à la guerre."
"La faible productivité de l'économie communiste tourne au désavantage de l'État guerrier communiste, lorsqu'un conflit se produit avec des peuples riches, donc mieux armés et mieux nourris, chez qui existe la propriété privée."
"Nous apprendrons beaucoup de mots nouveaux désignant une vieille chose. Mais ce ne sont pas les noms qui importent, c'est le fond."
"La syndicalisation n'a pas pour tous les ouvriers une importance égale. La valeur des moyens de production employés dans les différentes branches de la production n'est pas proportionnée au nombre des ouvriers qui y travaillent. Il n'est pas besoin de l'expliquer longuement ; il y a des productions où l'on emploie plus du facteur de production : travail, et moins du facteur de production : nature. Un partage des facteurs de production aurait déjà, dès les débuts historiques de la production humaine, amené des inégalités ; à plus forte raison, à une époque où la syndicalisation se produit alors que la formation du capital a déjà fait de grands progrès, et que non seulement les facteurs de production naturels, mais les moyens de production, produits eux-mêmes, sont partagés. La valeur des parts revenant à chaque ouvrier dans un tel partage différera donc beaucoup. Les uns recevront plus, les autres moins et par conséquent les uns tireront un plus grand revenu de la propriété que les autres. La syndicalisation n'est pas du tout le moyen propre à réaliser en aucune manière l'égalité du revenu. Elle abolit l'inégalité existante de la répartition du revenu et de la propriété pour lui en substituer une autre. Il se peut que l'on considère cette inégalité syndicaliste comme étant plus juste que celle de l'ordre social capitaliste. Là-dessus la science ne peut émettre un jugement.
[...] Tout changement dans l'économie nationale soulève aussitôt des problèmes que le syndicalisme ne saurait aborder sans échouer. Si des changements dans l'orientation ou l'importance de la demande, ou dans la technique de la production nécessitent des changements dans l'organisation de l'exploitation et qu'il faille transférer des ouvriers d'une exploitation à une autre, d'une branche de production à une autre, alors la question se pose immédiatement : comment régler la question des parts des moyens de production pour les ouvriers. Est-ce que ces ouvriers et leurs héritiers conserveront leur part dans les entreprises auxquelles ils appartenaient lors de la syndicalisation ; devront-ils entrer dans de nouvelles entreprises en tant que simples ouvriers, qui travaillent pour un salaire, sans pouvoir obtenir une part des bénéfices de l'entreprise ? Ou bien, en quittant une entreprise, doivent-ils abandonner leur part et, dès leur entrée dans une nouvelle entreprise, recevoir une part individuelle comme les ouvriers qui y travaillaient déjà auparavant ? Dans le premier cas le principe de la syndicalisation serait bientôt réduit à rien. Si du reste l'on permettait d'aliéner les parts, l'on verrait bientôt réapparaître la situation existant avant la réforme. Mais si l'ouvrier en quittant une entreprise perd sa part et en reçoit une en entrant dans une autre entreprise, alors les ouvriers, qui subiraient de ce fait un préjudice, s'opposeraient énergiquement à tout changement dans la production. L'organisation d'un plus grand rendement du processus du travail serait combattue par eux, si elle avait pour conséquence le libre placement des ouvriers. D'autre part les ouvriers d'une entreprise ou d'une branche de production se refuseraient à ce qu'on donnât une plus grande extension à l'exploitation par l'embauchage de nouveaux ouvriers, s'ils craignaient que cela ne réduisît leur revenu sur la propriété. Bref, le syndicalisme rendrait à peu près impossible une transformation de la production. Là où le syndicalisme serait maître, il ne saurait plus être question de progrès économique. ."
"En tant que théorie du progrès transcendant à la fois l'expérience réelle et toute expérience possible, le matérialisme historique ne relève pas de la science, mais de la métaphysique. L'essence de toute métaphysique de l'évolution et de l'histoire réside dans une théorie du commencement et de la fin, de l'origine et du but des choses."
"Dans la mesure où le socialisme « scientifique » est une métaphysique, un chiliasme et une promesse de salut, il serait vain et superflu de lui opposer des arguments d'ordre scientifique. Recourir à la raison pour lutter contre des dogmes mystiques est une entreprise vaine. On n'instruit pas des fanatiques. Il faut qu'ils se cassent la tête contre les murs."
"La causalité demeure le principe fondamental de la connaissance."
"[Pour la science sociale] il n'est nullement établi que toute évolution est orientée vers le haut et que toute étape nouvelle est une étape plus élevée. Et naturellement il ne lui est pas davantage possible de voir dans l'évolution historique, comme le font les philosophies pessimistes de l'histoire, une décadence continue, un mouvement progressif vers une fin mauvaise. Chercher quelles sont les forces qui gouvernent l'évolution historique, c'est chercher quelle est la nature de la société ainsi que l'origine et les causes des changements qui se produisent dans les conditions sociales. Ce qu'est la société, comment elle naît et comment elle se transforme, tels sont les seuls problèmes que peut se poser la science sociologique."
"La naissance de la civilisation est due au fait que le travail divisé est plus productif que le travail isolé. L'application toujours plus étendue du principe de la division du travail s'explique par la reconnaissance du fait que, plus cette division est poussée, plus le travail est productif. Cette extension constitue réellement un progrès économique en ce sens qu'elle rapproche l'économie de son but : satisfaire le plus grand nombre possible de besoins."
"L'histoire est une lutte entre deux principes : le principe de paix favorables au développement du commerce, et le principe militariste et impérialiste qui fait dépendre la vie sociale, non pas d'une collaboration fondée sur la division du travail, mais d'une domination exercée par les forts sur les faibles. Le principe impérialiste reprend sans cesse le dessus. Le principe libéral ne peut s'affirmer en face de lui tant les masses en qui la tendance au travail pacifique est profondément ancrée n'ont pas pris pleinement conscience du rôle que cette tendance doit jouer comme principe de l'évolution sociale. Tant que le principe impérialiste l'emporte, le règne de la paix est nécessairement limité dans le temps et dans l'espace ; il ne dure qu'autant que subsistent les conditions qui l'ont créé. L'état d'esprit que l'impérialisme entretient est peu propre à favoriser les progrès sociaux à l'intérieur des frontières ; il leur interdit à peu près complètement de se propager au delà des barrières politiques et militaires qui séparent les États. La division du travail implique la liberté et la paix. C'est seulement lorsque le XVIIIe siècle eut trouvé dans la conception libérale du monde une philosophie de la paix et de la coopération sociale que les fondements furent jetés des progrès économiques étonnants de notre époque que les plus récentes doctrines impérialistes et socialistes qualifient avec mépris de siècle du matérialisme sordide, de l'égoïsme et du capitalisme."
"La mort pour un peuple, c'est la régression sociale, le retour, de la division du travail, à l'autarcie. L'organisme social se résout en ses cellules constitutives. Les hommes restent, la société meurt.
Rien ne démontre que l'évolution sociale doive se poursuivre suivant une ligne droite ascendante. Il y a eu des périodes d'arrêt et des périodes de décadence dans l'évolution sociale : ce sont là des phénomènes historiques que nous n'avons pas le droit d'ignorer. L'histoire universelle est un cimetière de civilisations mortes."
"Pour la première fois, avec la philosophie sociale du libéralisme, l'humanité a pris conscience des lois de l'évolution sociale et distingué clairement les bases du progrès de la civilisation. A cette époque l'humanité a pu considérer l'avenir avec une immense espérance. Des perspectives inouïes s'ouvraient devant elle. Mais ces espoirs furent déçus. Le libéralisme se heurta au nationalisme militariste et surtout à la doctrine socialo-communiste qui tendent à la dissolution sociale. La doctrine nationaliste se prétend organique ; la doctrine socialiste se prétend sociale. L'une et l'autre en réalité désorganisent et ruinent la société."
"La conception romantique d'après laquelle les peuples moins avancés dans la voie du capitalisme posséderaient une supériorité militaire — conception dont l'expérience de la guerre mondiale a montré toute la fausseté — s'explique par la croyance que dans la guerre la force physique de l'homme de l'époque homérique. Mais cela n'est même pas entièrement vrai des combats de l'époque homérique. L'issue de la lutte ne dépend pas de la force physique mais des forces spirituelles qui commandent la tactique et l'armement. L'ABC de l'art militaire consiste à s'assurer la supériorité des forces à l'endroit décisif, même si dans l'ensemble l'adversaire dispose de troupes plus nombreuses ; l'ABC de la préparation de la guerre consiste à lever des armées aussi fortes que possible et à les doter du matériel le plus puissant. Si nous insistons sur ces faits, c'est que récemment on a cherché à les obscurcir en distinguant des causes militaires et économico-politiques à la victoire ou à la défaite. C'est un fait, et il en sera toujours ainsi : dans la majorité des cas, l'issue de le lutte est déjà déterminée par la situation des États en présence avant même que les troupes se rencontrent sur les champs de bataille."
"Diviser d'après des caractères extérieurs ce qui est homogène dans son essence est une méthode qui ne résiste pas à une critique rigoureuse de la connaissance."
"Depuis Darwin, nous avons l'habitude de nous représenter la dépendance de l'homme par rapport à son milieu naturel sous la forme métaphorique d'une lutte contre des puissances hostiles. Cette image n'a soulevé aucune objection tant qu'on ne s'est pas avisé de la transporter dans un domaine où elle n'est pas à sa place et où elle a conduit à de graves erreurs. Les formules du darwinisme avaient été empruntées par la biologie à des idées développées par la sociologie ; quand on voulut, par un processus inverse, les ramener dans le domaine de la science sociale, on oublia leur signification première. Ainsi naquit ce monstre, le darwinisme sociologique qui, aboutissant à une glorification romantique de la guerre et du meurtre, a contribué pour une large part à étouffer les idées libérales dans l'esprit des contemporains et à créer ainsi l'atmosphère spirituelle dans laquelle ont pu naître la guerre universelle et les luttes sociales des temps présents."
"Pour le libéralisme la guerre n'est admissible que comme moyen de défense."
"La pensée elle-même est un phénomène social ; elle n'est pas le produit de l'intelligence isolée : elle résulte de l'action et de la fécondation réciproque d'hommes poursuivant les mêmes fins en unissant leurs forces. Le travail du penseur isolé qui réfléchit dans sa retraite sur des problèmes dont peu d'hommes se soucient relève aussi du langage : c'est une conversation avec le trésor d'idées, accumulées par la pensée de générations innombrables dans la langue, dans les concepts de tous les jours et dans la tradition écrite. La pensée est liée au langage ; c'est sur lui que s'édifient les constructions intellectuelles du penseur."
"Les idées du socialisme moderne ne sont pas sorties de cerveaux prolétariens. Elles sont nées chez des intellectuels, des fils de la bourgeoisie et non chez des travailleurs salariés."
"Sans doute le marxisme a-t-il déjà pris pour la pensée prolétarienne une valeur de vérité éternelle indépendante de la conscience de classe. De même que le prolétariat, tout en constituant encore une classe, doit nécessairement sauvegarder dans son action les intérêts de l'humanité tout entière et non plus déjà simplement les seuls intérêts de classe, puisque sa mission consiste à supprimer la division de la société en classes, de même on peut déjà découvrir dans la pensée prolétarienne, à la place de la relativité de la pensée déterminée par la conscience de classe, la vérité absolue qu'il est à proprement parler réservé à la science pure de la société socialiste future de développer. En d'autres termes : seul le marxisme est une science. Tout ce qui a précédé Marx n'est que la préhistoire de la science. Dans cette conception, les philosophes antérieurs à Hegel occupent à peu près la place que le christianisme assigne aux prophètes, et Hegel celle que le christianisme assigne à saint Jean-Baptiste par rapport au Sauveur. Mais depuis que Marx est apparu, il n'y a plus de vérité que chez les marxistes ; tout le reste n'est que tromperie et illusion, qu'apologétique capitaliste.
C'est une philosophie simpliste et claire, et qui devient sous la plume des successeurs de Marx encore plus simpliste et plus claire. Le socialisme marxiste s'identifie avec la science. La science n'est que l'exégèse des écrits de Marx et de Engels. On considère comme preuves des citations, des interprétations de la parole des maîtres ; on s'accuse réciproquement d'ignorer « l'Écriture. » En même temps, on pratique un véritable culte du prolétariat. « Ce n'est que dans la classe ouvrière, dit déjà Engels, que survit la pure pensée théorique allemande. On ne saurait l'en extirper ; là ne jouent aucune considération de carrière, de profit, aucun souci d'obtenir la protection des grands. Au contraire, plus la science se montre brutale et objective, et plus elle s'accorde avec es intérêts et les aspirations des travailleurs. » « Seul le prolétariat, c'est-à-dire ses porte-parole et ses chefs, » dit Tönnies, professe « une philosophie scientifique du monde dans toutes ses conséquences logiques. »."
"La concentration des établissements apparaît en même temps que la division du travail. [...] On exagère considérablement la fréquence et l'importance de la concentration verticale des entreprises. Dans l'économie capitaliste tout au contraire surgissent sans cesse de nouvelles catégories d'entreprises. Des parties d'entreprises ne cessent de se détacher pour devenir des entreprises autonomes. La spécialisation croissante de l'industrie moderne offre le spectacle d'une évolution qui ne tend nullement à la concentration verticale. A part les cas où cette dernière apparaît comme la conséquence naturelle des conditions techniques de la production, la concentration verticale demeure un phénomène d'exception dont l'origine doit être cherchée dans les conditions juridiques et politiques de la production. Et nous voyons constamment se dénouer les liens qu'elle avait établis et les entreprises qu'elle avait groupées reprendre leur autonomie."
"Les lois qui président à la formation des prix de monopole ne sont pas différentes de celles qui gouvernent la formation des autres prix. Pas plus que les autres, le détenteur de monopoles n'a le pouvoir de fixer les prix à sa guise. Les prix qu'il offre sur le marché se heurtent aux réactions des demandeurs ; les détenteurs de monopoles se trouvent, eux aussi, en présence d'une demande plus ou moins importante et ils sont obligés d'en tenir compte exactement comme les autres vendeurs. Le seul caractère particulier des monopoles, c'est que, dans certaines conditions, — quand la courbe de la demande se présente sous un certain aspect — le maximum de profit net est obtenu à un niveau de prix plus élevé que celui qui aurait permis de la réaliser si le prix s'était établi sous le régime de la concurrence. C'est cela et cela seulement qui constitue le caractère propre des monopoles."
"Dans l'économie libre du système capitaliste, où l'intervention de l'État ne se manifeste pas, le domaine où les monopoles peuvent se constituer est beaucoup plus restreint que cette littérature ne l'admet généralement et les conséquences sociales de la monopolisation doivent être appréciés tout autrement que ne le font les slogans des « prix imposés » et de la « dictature des magnats des trusts. »."
"Étant donné que l'action n'a pas en soi sa propre fin, qu'elle est bien plutôt un moyen au service de fins déterminées, on ne peut porter sur elle un jugement de valeur, la considérer comme bonne ou mauvaise que par rapport à ses conséquences. L'action est jugée en fonction de la place qu'elle occupe dans le système des causes et des effets."
"La philosophie a longtemps discuté au sujet de la nature du bien suprême. La philosophie moderne a tranché ce débat. L'eudémonisme est aujourd'hui hors de contestation. Tous les arguments que les philosophes ont pu produire contre lui, de Kant à Hegel, n'ont pas réussi à séparer à la longue les concepts de moralité et de bonheur."
-Ludwig von Mises, Le Socialisme, Librairie de Médicis, édition française de 1938 (1922 pour la première édition allemande), 626 pages.
"La communauté des intérêts de classe n'est pas quelque chose qui existe indépendamment de la conscience de classe, et la conscience de classe ne vient pas s'ajouter à une communauté particulière d'intérêts déjà donnée ; c'est elle qui crée le cette communauté. Le prolétariat ne constitue pas dans le cadre de la société moderne un groupe particulier dont l'attitude serait déterminée sans équivoque par sa position de classe. Les individus ne se réunissent en vue d'une action politique commune que lorsqu'apparaît l'idéologie socialiste ; l'unité du prolétariat ne résulte pas de sa position de classe mais de l'idéologie de la lutte des classes. Le prolétariat n'existait pas en tant que classe avant l'apparition du socialisme, et le socialisme n'est pas non plus la conception politique qui correspond à la classe du prolétariat ; c'est la pensée socialiste qui a créé la classe prolétarienne en réunissant certains individus en vue d'atteindre un but politique déterminé."
"C'est l'idée qui a créé la classe, et non la classe qui a créé l'idée."
-Ludwig von Mises, Le Socialisme, Troisième partie : la doctrine de l'inéluctabilité du socialisme, Section I — L'évolution sociale, Chapitre IV — Opposition de classes et lutte de classes, Librairie de Médicis, édition française de 1938 (1922 pour la première édition allemande), 626 pages.
"Quelle que soit l'opinion que l'on ait de l'opportunité et des possibilités de réalisation du socialisme l'on doit reconnaître et sa grandeur et sa simplicité. Même celui qui le rejette catégoriquement ne pourra pas nier qu'il est digne d'être examiné avec grand soin. On peut même affirmer qu'il est une des créations les plus puissantes de l'esprit humain. Briser avec toutes les formes traditionnelles de l'organisation sociale, organiser l'économie sur une nouvelle base, esquisser un nouveau plan du monde, avoir dans l'esprit l'intuition de l'aspect que les choses humaines devront revêtir dans l'avenir, tant de grandeur et tant d'audace ont pu provoquer à bon droit les plus hautes admirations. On peut surmonter l'idée socialiste, on le doit si l'on ne veut pas que le monde retourne à la barbarie et à la misère, mais on ne peut l'écarter sans y prêter attention."
"Le socialisme est le passage des moyens de production de la propriété privée à la propriété de la société organisée, de l'État. L'État socialiste est propriétaire de tous les moyens de production matériels et partant, le dirigeant de la production générale."
"La restriction des droits du propriétaire est aussi un moyen de socialisation."
"On méconnaît ordinairement la différence fondamentale qu'il y a entre l'idée libérale et l'idée anarchiste. L'anarchisme rejette toute organisation de contrainte sociale, il rejette la contrainte en tant que moyen de technique sociale. Il veut vraiment supprimer l'État et l'ordre juridique, parce qu'il est d'avis que la société pourrait s'en passer sans dommage. De l'anarchie il ne redoute pas le désordre, car il croit que les hommes, même sans contrainte, s'uniraient pour une action sociale commune, en tenant compte de toutes les exigences de la vie en société. En soi l'anarchisme n'est ni libéral ni socialiste ; il se meut sur un autre plan. Celui qui tient l'idée essentielle de l'anarchisme pour une erreur, considère comme une utopie la possibilité que jamais les hommes puissent s'unir pour une action commune et paisible sans la contrainte d'un ordre juridique et de ses obligations ; celui-là, qu'il soit socialiste ou libéral, repoussera les idées anarchistes. Toutes les théories libérales ou socialistes, qui ne font pas fi de l'enchaînement logique des idées ont édifié leur système en écartant consciemment, énergiquement, l'anarchisme. Le contenu et l'ampleur de l'ordre juridique diffèrent dans le libéralisme et dans le socialisme, mais tous deux en reconnaissent la nécessité. Si le libéralisme restreint le domaine de l'activité de l'État, il ne songe pas à contester la nécessité d'un ordre juridique. Il n'est pas anti-étatiste, il ne considère pas l'État comme un mal même nécessaire."
"Socialisme et libéralisme ne se distinguent point par le but qu'ils poursuivent, mais par les moyens qu'ils emploient pour y atteindre."
"Avec son salaire l'ouvrier reçoit le produit intégral de son travail. Ainsi à la lumière de la doctrine subjective des valeurs la revendication socialiste d'un droit au produit intégral du travail apparaît comme un non-sens, ce qu'elle n'est pas. C'est seulement les mots dans lesquels elle s'enveloppe qui sont incompréhensibles pour notre pensée scientifique moderne ; ils témoignent d'une conception qui voit seulement dans le travail la source de la valeur d'un produit. Celui qui, pour la théorie des valeurs, adopte ce point de vue, doit forcément considérer la revendication pour l'abolition de la propriété privée des moyens de production comme revendication connexe à celle du produit intégral du travail pour l'ouvrier. En premier lieu c'est une revendication négative : exclusion de tout revenu, qui ne provient pas du travail. Mais dès qu'on commence à vouloir construire un système tenant exactement compte de ce principe, on voit surgir des difficultés insurmontables. Car l'enchaînement d'idées qui a amené à poser le droit au produit intégral du travail a pour base des théories insoutenables sur la formation des valeurs. C'est là-dessus que tous ces systèmes ont échoué. Finalement leurs auteurs ont dû reconnaître qu'ils ne veulent rien d'autre que la suppression du revenu des individus qui ne provient pas du travail et qu'une fois encore ce résultat ne pouvait être obtenu que par la socialisation des moyens de production. Du droit au produit intégral du travail qui avait occupé les esprits pendant des années il ne resta plus qu'un mot, que le mot frappant, excellent pour la propagande : suppression du revenu non mérité par le travail."
"Dans sa théorie de la connaissance de la nature, Kant n'admet l'existence d'aucun Dieu, d'aucun dirigeant de la nature, cependant il regarde l'histoire « comme l'exécution d'un plan caché de la nature pour réaliser une constitution d'état intérieurement parfaite (et pour ce but extérieurement aussi), seule forme dans laquelle il sera possible de développer toutes les aptitudes de l'humanité »."
"Ce n'est point un hasard si l'esprit allemand, longtemps dominé par les théories sociales de la philosophie classique de Kant à Hegel, n'a pendant longtemps rien produit de remarquable dans l'économie politique, et si ceux qui ont rompu avec ces errements, d'abord Thünen et Gossen, puis les Autrichiens Carl Menger, Böhm-Bawerk et Wieser n'avaient subi absolument aucune influence de la philosophie étatique collectiviste."
"La force et la puissance de tous les gouvernements ne reposent pas dans les armes, mais dans l'esprit d'acquiescement qui met ces armes à leur disposition. Les gouvernants, qui forcément ne représentent jamais qu'une petite minorité en face d'une énorme majorité, ne peuvent acquérir et conserver la maîtrise sur cette majorité que s'ils ont su se concilier et rendre docile cet esprit de la majorité."
"La démocratie « directe » n'est possible que sur une toute petite échelle. Même de petits parlements ne peuvent venir à bout de leur tâche dans les séances publiques. Il faut élire des commissions. Le véritable travail est toujours fait par quelques-uns, par ceux qui ont déposé une motion, par les orateurs, par les rapporteurs, et avant tout par les rédacteurs des projets. Encore une confirmation du fait que les masses obéissent à la direction de quelques hommes. Les hommes n'ont pas tous la même valeur, la nature a fait des uns des chefs, et des autres des hommes qui ont besoin d'être conduits par ces chefs ; à cela les institutions démocratiques ne changeront rien. Tous ne peuvent pas être les hardis pionniers qui fraient la route. La plupart du reste ne désirent pas l'être, ils ne s'en sentent pas la force. L'idée que dans une pure démocratie le peuple tout entier passerait ses journées à délibérer et à décider, comme les membres du parlement pendant une session, c'est là une idée conçue d'après le modèle de la situation qui a pu régner dans les États urbains de l'ancienne Grèce à l'époque de la décadence. On oublie que ces communautés urbaines n'avaient en réalité rien de démocratique puisqu'on y trouvait des esclaves et que tous ceux ne possédant pas les pleins droits du citoyen étaient exclus de toute participation à la vie publique."
"En dépit de certaines observations sur les réalisations historiques du libéralisme le marxisme est incapable de comprendre l'importance que l'on doit attribuer aux idées du libéralisme. Il ne sait que faire des revendications libérales concernant la liberté de conscience et d'expression de la pensée, la reconnaissance, par principe, de toute opposition, et l'égalité de droits de tous les partis. Partout où il ne domine pas encore, le marxisme utilise très largement tous les droits fondamentaux du libéralisme dont il a un besoin urgent pour sa propagande. Mais il ne pourra jamais comprendre jusque dans son essence ces droits du libéralisme, et jamais il ne consentira à les accorder à ses adversaires, quand il aura lui-même le pouvoir. Sur ce point il ressemble tout à fait aux Églises et aux autres puissances qui s'appuient sur le principe de la force. Ces puissances elles aussi pour conquérir la souveraineté ne se font pas faute de recourir aux libertés démocratiques qu'elles refusent à leurs adversaires, dès qu'elles sont au pouvoir. C'est ainsi que tout ce qui semble démocratique dans le socialisme n'est qu'une apparence fallacieuse. « Le parti communiste, dit Boukharine, ne demande aucune liberté (presse, parole, association, réunions) pour des bourgeois ennemis du peuple. Au contraire. » Et avec un remarquable cynisme il vante le jeu des communistes, qui du temps où ils ne tenaient pas les rênes du gouvernement, entraient en lice pour la liberté d'opinion, uniquement parce qu'il aurait été « ridicule » de demander aux capitalistes la liberté du mouvement ouvrier autrement qu'en revendiquant la liberté tout court."
"Par delà la dictature du prolétariat se trouve le paradis de « la phase supérieure de la société communiste où les forces productives s'accroissent avec le multiple développement des individus, et où les sources vives de la richesse sociale coulent plus abondamment ». Dans cette Terre Promise « comme il n'y a plus rien à réprimer, il n'y a plus besoin d'un État. A la place d'un gouvernement pour les personnes il y a une administration des biens et une direction des processus de production ». Le temps est venu où « une génération, qui a grandi dans les nouvelles et libres conditions sociales est en état de rejeter loin d'elle toute la friperie de l'État ». La classe ouvrière a traversé une période de « longues luttes, toute une série de processus historiques, qui ont entièrement transformé les hommes et leurs conditions d'existence. » Ainsi la société peut subsister, sans un ordre fondé sur la contrainte, comme autrefois, à l'époque où la tribu formait la base de l'organisation sociale. De cette constitution Engels fait un grand éloge. Malheureusement tout cela a été déjà dit, et beaucoup mieux par Virgile, Ovide et Tacite."
"Lorsque dans l'histoire nous trouvons des essais de gouvernements tendant à se rapprocher de l'idéal de la société selon le socialisme, il s'agit toujours d'autocraties avec un caractère très marqué d'autoritarisme. Dans l'empire des Pharaons ou des Incas, dans l'État jésuite du Paraguay on ne trouve aucune trace de démocratie et de libre disposition pour la majorité populaire. Les utopies des anciens socialistes, de toutes nuances, ne sont pas moins éloignées de la démocratie. Ni Platon, ni Saint-Simon n'étaient démocrates. Si l'on considère l'histoire et les livres des théories socialistes on ne trouve rien qui puisse témoigner d'une connexion interne entre l'ordonnance socialiste de la société et la démocratie politique.
Si l'on y regarde de plus près, l'on voit que même l'idéal qui doit seulement dans un avenir éloigné réaliser la phase supérieure de la société communiste, selon les visées marxistes, est tout à fait antidémocratique. Dans cette phase idéale la paix immuable, éternelle — but de toutes les organisations démocratiques — doit exister aussi, mais on doit accéder à cet état de paix par d'autres voies que celles suivies par les démocrates. Cette paix ne sera pas fondée sur les changements de gouvernements et les changements de leurs politiques, mais sur un gouvernement éternel, sans changements de personnes ou de politiques. C'est une paix, mais non la paix du progrès vivant vers quoi tend le libéralisme, c'est une paix de cimetière. Ce n'est pas la paix des pacifistes, mais la paix des pacificateurs, des hommes de violence, qui veulent tout assujettir. C'est la paix que tout absolutisme établit, en édifiant son pouvoir absolu, une paix qui dure aussi longtemps que dure ce pouvoir absolu. Le libéralisme a reconnu la vanité d'une paix ainsi fondée."
"Il y a bien des voies qui amènent l'homme à se soumettre à son éphémère destin. Au croyant la religion apporte sa consolation et son réconfort, en reliant son existence individuelle au cours infini de la vie éternelle ; elle lui assigne une place assurée dans le plan impérissable de celui qui créa et maintient les mondes ; ainsi elle les hausse, au delà du temps et de l'espace, de la vieillesse et de la mort, dans les régions divines. D'autres vont chercher consolation dans la philosophie. Ils renoncent à l'appui de toutes les hypothèses qui contredisent l'expérience et méprisent les consolations faciles ; ils ne cherchent pas à édifier des images et des représentations arbitraires, destinées à nous faire croire à un autre ordre du monde que celui que nous sommes bien forcés de reconnaître autour de nous. La grande foule des hommes enfin suit une troisième route. Mornes et apathiques, ils s'enfoncent dans le trantran quotidien, ils ne pensent pas au lendemain, ils deviennent les esclaves de leurs habitudes et de leurs passions.
Mais entre ces groupes il en est un quatrième qui ne sait ni où ni comment trouver la paix. Ceux-là ne peuvent plus croire, parce qu'ils ont goûté des fruits de l'arbre de la connaissance ; ils ne peuvent s'enfoncer dans une morne hébétude, parce que leur nature s'insurge. Pour s'accommoder philosophiquement à leur situation ils sont trop inquiets, pas assez mesurés. Ils veulent lutter pour conquérir à tout prix le bonheur et le conserver. En y mettant toute leur force ils secouent les barreaux des grilles qui arrêtent leurs penchants. Ils n'entendent pas se contenter de peu ; ils veulent l'impossible : ils cherchent le bonheur non dans l'effort pour y atteindre, mais dans sa plénitude, non dans les combats, mais dans la victoire."
"Rendre les droits juridiques de la femme égaux à ceux de l'homme, assurer à la femme les possibilités légales et économiques de développer ses facultés et de les manifester par des actes correspondant à ses goûts, à ses désirs, et à sa situation financière, tant que le mouvement féministe se borne à ces revendications, il n'est qu'une branche du grand mouvement libéral en qui s'incarne l'idée d'une évolution libre et paisible. Si, allant au delà de ces revendications, le mouvement féministe entend combattre des organisations de la vie sociale avec l'espoir de se débarrasser ainsi de certaines bornes que la nature a imposées au destin humain, alors le mouvement féministe n'est plus qu'un fils spirituel du socialisme. Car c'est le propre du socialisme de chercher dans les institutions sociales les racines de conditions données par la nature, et donc soustraites à l'action de l'homme, et de prétendre en les réformant réformer la nature elle-même."
"C'est méconnaître les bornes de la recherche scientifique de la connaissance que de lui attribuer la capacité de prononcer des jugements sur les valeurs, et d'exercer une influence sur les actions, non pas en démontrant clairement l'efficacité des moyens, mais en ordonnant les buts selon une certaine gradation."
"Ce n'est point par décret que l'on peut changer les différences de caractères."
"Il faudra considérer les faits autrement que font ceux qui rêvent d'un paradis perdu, voient l'avenir en rose et condamnent tout de la vie qui les entoure."
"L'activité rationnelle, et par suite la seule susceptible d'une étude rationnelle, ne connaît qu'un seul but : le plaisir le plus parfait de l'individu agissant, qui veut atteindre le plaisir et éviter la peine. [...] D'une manière générale l'homme n'agit que parce qu'il n'est pas pleinement satisfait. S'il jouissait constamment d'un bonheur parfait il n'aurait ni désir, ni volonté, il n'agirait pas. [...] Toute action rationnelle est d'abord individuelle. C'est l'individu seul qui pense, c'est l'individu seul qui est raisonnable. Et c'est l'individu seul qui agit."
"L'économie est l'exécution d'opérations d'échanges."
"Tout homme qui, participant à la vie économique, fait un choix entre la satisfaction de deux besoins, dont un seul peut-être satisfait, émet par là même des jugements de valeur."
"On ne peut compter qu'au moyen d'unités, mais il ne peut pas exister d'unité pour mesurer la valeur d'usage subjective des biens. [...] Le jugement de valeur ne mesure pas, il différencie, il établit une gradation."
"L'insuffisance du calcul en monnaie n'a pas pour raison principale le fait que l'on compte au moyen d'un étalon universel, au moyen de l'argent, mais le fait que c'est la valeur d'échange qui sert de base au calcul et non la valeur d'usage subjective. Il est dès lors impossible d'intégrer dans le calcul tous les facteurs déterminants de la valeur qui sont en dehors des échanges. Quand on calcule la rentabilité de l'installation d'une usine électrique, on ne tient pas compte de la beauté de la chute d'eau qui pourrait avoir à en souffrir, si ce n'est éventuellement sous la forme de la régression qui pourrait en résulter dans le tourisme qui a lui aussi dans le commerce une valeur d'échange. Et cependant c'est là une considération qui doit entrer en ligne de compte dans la décision à prendre au sujet de la construction. On a coutume de qualifier de tels facteurs « d'extra-économiques ». Nous accepterons cette désignation, ne voulant pas discuter ici de terminologie. Mais on ne saurait qualifier d'irrationnelles les considérations qui conduisent à tenir compte de ces facteurs. La beauté d'une région ou d'un monument, la santé des hommes, l'honneur des individus ou de peuples entiers constituent, lorsque les hommes en reconnaissent l'importance, des éléments de l'action rationnelle au même titre que les facteurs économiques, même lorsqu'ils ne semblent pas susceptibles d'avoir dans le commerce une valeur de substitution. Par sa nature même le calcul monétaire ne peut s'appliquer à eux mais son importance pour notre activité économique n'en est pas diminuée. Car, tous ces biens immatériels sont des biens de premier ordre, ils peuvent faire l'objet d'un jugement de valeur immédiate, de sorte qu'on n'éprouve aucune difficulté à les prendre en considération même s'ils doivent nécessairement demeurer en dehors du calcul monétaire. Le fait que le calcul monétaire les ignore n'empêche pas d'en tenir compte dans la vie. Quand nous connaissons exactement ce que nous coûtent la beauté, la santé, l'honneur, la fierté, rien ne nous empêche d'en tenir compte dans une mesure correspondante. Il peut être pénible à un esprit délicat de mettre en parallèle des biens immatériels et des biens matériels. Mais la responsabilité n'en incombe pas au calcul monétaire : elle provient de la nature même des choses. Même lorsqu'il s'agit de formuler directement des jugements de valeur sans recourir au calcul monétaire on ne peut pas éviter le choix entre les satisfactions d'ordre matériel et les satisfactions d'ordre immatériel. Même l'exploitant isolé, même la société socialiste sont obligés de choisir entre les biens « matériels » et les biens « immatériels ». Les natures nobles n'éprouveront jamais aucune souffrance d'avoir à choisir entre l'honneur et, par exemple, la nourriture. Elles sauront ce qu'elles doivent faire dans de tels cas. Encore qu'on ne puisse se nourrir d'honneur on peut renoncer à la nourriture pour l'amour de l'honneur. Ceux-là seulement qui voudraient s'éviter les tourments que comporte un tel choix parce qu'ils ne sont pas capables de se décider à renoncer à des satisfactions matérielles pour s'assurer des avantages d'ordre immatériel, voient dans le seul fait qu'un tel choix puisse se poser une profanation."
"Le calcul monétaire se révèle impuissant quand on veut l'employer comme étalon des valeurs dans des recherches historiques sur l'évolution des rapports économiques ; il est impuissant quand on veut s'en servir pour évaluer la fortune et le revenu des nations ou pour calculer la valeur des biens qui ne sont point objet de commerce comme par exemple les pertes en hommes qui résultent de la guerre ou de l'émigration."
"La distinction usuelle dans l'économie politique entre l'action dans le domaine « économique » ou « purement économique » et l'action dans le domaine « extra-économique » est tout aussi insuffisante que la distinction entre les biens matériels et immatériels. En effet la volonté et l'action forment un tout inséparable. Le système des fins est nécessairement indivisible, et n'embrasse pas seulement les désirs, les appétits et les efforts qui peuvent être satisfaits par une action exercée sur le monde extérieur matériel, mais aussi tout ce qu'on a coutume de désigner par l'expression satisfaction des besoins immatériels. Il faut que les besoins immatériels eux aussi s'insèrent dans l'échelle unique des valeurs, étant donné que l'individu est contraint dans la vie de choisir entre eux et les biens matériels. Quiconque doit choisir entre l'honneur et la richesse, entre l'amour et l'argent, range dans une échelle unique ces différents biens.
Dès lors, l'économique ne constitue pas un secteur nettement délimité de l'action humaine. Le domaine de l'économie, c'est celui de l'action rationnelle : l'économie intervient partout où, devant l'impossibilité de satisfaire tous ses besoins, l'homme opère un choix rationnel. L'économie est d'abord un jugement porté sur les fins et ensuite sur les moyens qui conduisent à ces fins. Toute activité économique dépend ainsi des fins posées. Les fins dominent l'économie à qui elles donnent son sens.
Étant donné que l'économique embrasse toute l'activité humaine, on doit observer la plus grande circonspection lorsqu'on veut distinguer l'action « purement économique » des autres actions. Cette distinction souvent indispensable en économie politique isole une fin déterminée pour l'opposer à d'autres fins. La fin ainsi isolée — sans considérer pour l'instant s'il s'agit d'une fin dernière ou simplement d'un moyen en vue d'autres fins — réside dans la conquête d'un produit aussi élevé que possible en argent, le mot argent désignant dans le sens strict qu'il a en économie le ou les moyens d'échange en usage à l'époque considérée. Il est donc impossible de tracer une limite rigoureuse entre le domaine de l' « économique pur » et les autres domaines de l'action. Ce domaine a une étendue qui varie avec chaque individu en fonction de son attitude par rapport à la vie et à l'action. Il n'est pas le même pour celui qui ne considère pas l'honneur, la fidélité et la conviction comme des biens pouvant être achetés, qui se refuse à les monnayer, et pour le traître qui abandonne ses amis pour de l'argent, pour les filles qui font commerce d'amour, pour le juge qui se laisse corrompre. La délimitation de l'élément « purement économique » à l'intérieur du domaine plus étendu de l'action rationnelle ne peut résulter ni de la nature des fins considérées, ni du caractère particulier des moyens. La seule chose qui le différencie de toutes les autres formes d'action rationnelle, c'est la nature particulière des procédés employés dans ce compartiment de l'action rationnelle. Toute la différence réside dans le fait qu'il constitue le seul domaine où le calcul chiffré soit possible."
"Là où il n'y a pas de marché, il ne peut se former de prix ; et sans formation de prix il n'y a pas de calcul économique."
"On pourrait peut-être songer à permettre l'échange entre les différentes groupes d'exploitation, pour arriver ainsi à la formation de relations d'échange (prix), qui fourniraient ainsi une base au calcul économique même dans la communauté socialiste. On organiserait, dans le cadre de l'économie unifiée sans propriété privée des moyens de production, les différents groupes de travail en groupes séparés jouissant du droit de disposition. Ils devraient naturellement se conformer aux instructions de la direction supérieure de l'économie, mais ils pourraient échanger entre eux des biens matériels et des services dont ils devraient acquitter le montant uniquement en se servant d'un moyen d'échange universel qui serait encore une monnaie. C'est ainsi qu'on se représente à peu près l'organisation de l'exploitation socialiste de la production, lorsqu'on parle aujourd'hui de « socialisation intégrale » et choses semblables. Mais ici encore on n'arrive pas à tourner la difficulté dont la solution aurait une importance décisive. Des relations d'échange ne peuvent, pour les biens de production, se former qu'avec, comme base, la propriété privée des moyens de production. Si la « communauté charbonnière » livre du charbon à la « communauté métallurgique », il ne peut se former aucun prix, à moins que les deux communautés ne soient propriétaires des moyens de production de leurs exploitations. Mais ce ne serait plus du socialisme. Ce serait du syndicalisme.
Pour le théoricien socialiste, avec sa théorie de la valeur-travail, la question est, il est vrai, fort simple. « Dès que la société est en possession des moyens de production et les emploie, elle-même et sans intermédiaire, à la production, le travail de chaque individu, quelles qu'en soient les différences d'utilité spécifique, devient dès l'origine et directement travail-de-la-société, travail social. La quantité de travail social incluse dans un produit n'a plus dès lors besoin d'être déterminé d'une manière indirecte : l'expérience quotidienne montre directement, quelle en est en moyenne la quantité nécessaire. La société peut calculer facilement combien d'heures de travail sont incluses dans une machine à vapeur, dans un hectolitre de blé de la dernière récolte, dans cent mètres carrés de drap de telle ou telle qualité... Sans doute la société devra aussi savoir combien de travail est nécessaire à la fabrication de chaque objet d'usage. Elle devra établir le plan de production en fonction des moyens de production, dont les ouvriers sont un élément essentiel. Ce sont finalement les effets d'utilité des objets d'usage, comparés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à leur fabrication, qui décideront du plan. Tout cela sera réglé très simplement sans qu'on ait besoin de faire intervenir la notion « valeur » (Engels) ».
Nous n'avons pas à reprendre ici les objections critiques contre la théorie de la valeur-travail. Elles sont cependant leur intérêt pour notre démonstration ; car elles aident à juger de l'emploi qu'on peut faire du travail comme unité de calcul dans une communauté socialiste.
Le calcul en travail tient compte également, semble-t-il à première vue, des conditions naturelles de la production, conditions extérieures à l'homme. Le concept du temps de travail social nécessaire tient compte de la loi du rendement décroissant dans la mesure où cette loi joue en raison de la différence des conditions naturelles de production. Si la demande pour une marchandise augmente et qu'on soit forcé par là d'avoir recours pour l'exploitation à des conditions naturelles de production inférieures, le temps de travail social généralement nécessaire pour la production d'une unité augmente aussi. Si l'on arrive à trouver des conditions naturelles de production plus favorables, la quantité de travail nécessaire baisse alors. L'on tient compte des conditions naturelles de la production, mais seulement et exactement dans la mesure où cette considération s'exprime par des changements dans la quantité de travail social nécessaire. C'est tout. Au delà, le calcul en travail ne fonctionne plus. Il ne tient aucun compte de la consommation en facteurs de production matériels. Admettons que deux marchandises P et Q exigent au total pour leur fabrication la même quantité de travail, soit dix heures. Admettons aussi que ces dix heures de travail se décomposent dans les deux cas de la façon suivante : en ce qui concerne Q, neuf heures pour sa fabrication proprement dite et une heure pour la production de la matière première a nécessaire à sa fabrication ; en ce qui concerne P, huit heures pour sa fabrication et deux heures pour la production de la quantité double, soit 2a matière première. Dans le calcul en travail, P et Q apparaissent équivalents. Dans le calcul en valeur, P devrait être estimé à une valeur supérieure à Q qui contient moins de matière première. Le calcul en travail est faux ; seul le calcul en valeur répond à la nature et au but du calcul. Il est vrai que ce « plus » accordé à P par le calcul en valeur par rapport à Q, il est vrai que cette base matérielle « existe de par la nature et sans que l'homme y soit pour rien ». Cependant si ce « plus » n'existe qu'en une quantité tellement limitée qu'il devienne un objet ayant une importance pour l'économie, il faudra, d'une manière ou d'une autre, le faire entrer en ligne de compte dans le calcul de la valeur.
Le calcul en travail présente un second défaut : c'est de ne pas tenir compte des différentes qualités du travail. Pour Marx tout travail humain est, du point de vue économique, de même qualité, parce qu'il est toujours « une dépense productive de cerveau, de muscles, de main, de nerfs humains. Un travail complexe ne vaut que comme travail simple élevé à une puissance, ou plutôt que comme travail simple multiplié, de sorte qu'une petite quantité de travail complexe équivaut à une plus grande quantité de travail simple. L'expérience montre que cette réduction s'opère constamment. Une marchandise peut être le produit du travail le plus complexe ; sa valeur la rend équivalente au produit d'un travail simple et ne représente donc en elle-même qu'une certaine quantité de travail simple » .Böhm-Bawerk n'a vraiment pas tort quand il qualifie cette argumentation de « chef-d'œuvre théorique d'une naïveté déconcertante » . Aussi, pour juger des affirmations de Marx, inutile de se demander s'il est possible de trouver une mesure physiologique de tout travail humain, une mesure s'appliquant également et au travail physique et au travail soi-disant intellectuel. Car, c'est un fait, il y a entre les hommes des différences de capacités et d'habileté, qui forcément influent sur la qualité des produits et le rendement du travail. Le calcul en travail peut-il être employé pour le calcul économique ? Ce qui décidera de cette question, c'est de savoir s'il est possible de réduire à un dénominateur commun des travaux de caractères différents, sans avoir recours à l'opération intermédiaire de l'estimation de la valeur de ces produits par les personnes exploitantes. Marx s'efforçait de faire la preuve, il a échoué. L'expérience montre bien que les marchandises sont mises dans le courant des échanges sans qu'on s'occupe de savoir si elles ont été produites par un travail simple ou complexe. Mais pour prouver par là que certaines quantités de travail simple sont placées, sans opérations intermédiaires, en équivalence avec certaines quantités de travail complexe, il faudrait d'abord qu'il fût bien entendu que la valeur d'échange découle du travail. Or cela non seulement n'est pas une chose entendue une fois pour toutes, mais c'est précisément ce que les raisonnements de Marx cherchent d'abord à prouver.
Dans le mouvement des échanges il s'est établi, par le taux des salaires, un rapport de substitution entre le travail simple et le travail complexe — auquel du reste Marx ici ne fait pas allusion. Mais cela ne prouve nullement l'égalité de ces deux sortes de travail. Cette égalisation est la conséquence, et non le point de départ, des échanges du marché. Il faudrait, pour substituer le travail simple au travail complexe, que le calcul en travail établît un rapport arbitraire, qui exclurait toute utilisation de ce calcul pour la direction économique.
On a pensé pendant longtemps que la théorie de la valeur-travail était nécessaire au socialisme pour donner un fondement éthique à sa revendication touchant la socialisation des moyens de production. Nous savons aujourd'hui que cette conception était erronée. Sans doute la plupart des socialistes l'ont adoptée et employée dans ce sens. Marx lui-même, qui, par principe, se plaçait à un autre point de vue, ne s'est pas toujours gardé de cette erreur. Deux choses sont cependant bien certaines : 1° en tant que programme politique le socialisme n'a pas besoin d'être justifié par la théorie de la valeur-travail et ne saurait d'ailleurs l'être ; 2° ceux qui ont sur la nature et l'origine de la valeur économique une autre conception peuvent très bien être socialistes."
"Prouver que dans la communauté socialiste le calcul économique n'est pas possible, c'est prouver d'un même coup que le socialisme est irréalisable. Tout ce qui depuis cent ans, dans des milliers d'écrits et de discours, a été avancé en faveur du socialisme, tous les succès électoraux et les victoires des partis socialistes, tout le sang versé par les partisans du socialisme, n'arriveront pas à rendre le socialisme viable. Les masses peuvent désirer son avènement avec la plus grande ferveur, on peut en son honneur déclencher autant de révolutions et de guerres qu'on voudra, jamais il ne sera réalisé. Tout essai de réalisation ou bien mènera au syndicalisme, ou bien à un chaos qui dissoudra bientôt en infimes groupements autarciques la société fondée sur la division du travail."
"Dans les sociétés par actions de la société capitaliste les directeurs sont nommés directement ou indirectement par les actionnaires. En chargeant certains hommes du soin de produire à leur place avec les moyens de production qui leur sont confiés, les actionnaires risquent leur fortune ou au moins quelque partie de leur fortune. Le risque — car c'en est un forcément — peut bien tourner et c'est un gain. Il peut mal tourner, et alors c'est la perte de tout ou partie du capital investi. Confier ainsi son propre capital pour des affaires dont l'issue est incertaine à des hommes dont on ne peut connaître les succès ou insuccès futurs, quand bien même on connaît très bien leur passé, c'est là un fait essentiel dans les entreprises des sociétés par actions."
"Dans la société capitaliste le capitaliste décide à qui il veut confier son capital. L'opinion des directeurs de sociétés par actions sur les chances futures des entreprises qu'ils dirigent, et celle de ceux qui établissent toute sorte de projets sur les possibilités de gain des affaires qu'ils proposent, ne jouent à peu près aucun rôle. Au-dessus d'eux il y a le marché de l'argent et du capital qui les juge, et qui décide. La tâche du marché de l'argent et du capital est précisément d'embrasser l'ensemble des données économiques et de ne pas suivre à l'aveuglette les propositions des directeurs des différentes exploitations, qui eux voient les choses de leur étroit point de vue de spécialistes. Le capitaliste ne place pas tout de go son capital dans une entreprise promettant de gros gains ou de gros intérêts. Il établit d'abord la balance entre son désir de gain et les risques de perte. Il doit être prudent, et s'il ne l'est pas, il subit des pertes qui ont pour effet de faire passer de ses mains le pouvoir de disposer des moyens de production dans les mains d'autres hommes qui savent mieux prévoir pour leurs affaires les chances de la spéculation."
"Aucun socialiste ne contestera les points suivants : capitalistes et spéculateurs remplissent dans la société capitaliste une fonction qui est d'employer les biens-capitaux de manière à contenter au mieux les vœux des consommateurs. Cette fonction ils ne la remplissent que poussée par le désir de maintenir leur propre fortune et de réaliser des gains qui ou bien accroissent leur fortune, ou leur permettent de vivre sans entamer leur capital."
"Il est absolument impossible de faire de la « dignité » de l'individu un principe général de répartition. Qui déciderait de la dignité ? Les hommes au pouvoir ont eu souvent de biens singulières opinions sur la valeur ou la non-valeur de leurs contemporains. Et la voix du peuple n'est pas non plus la voix de Dieu. Qui des contemporains sera choisi aujourd'hui par le peuple comme le meilleur ? Qui sait, peut-être une star de cinéma, ou chez d'autres peuples un champion de boxe. A notre époque le peuple anglais désignerait Shakespeare comme le plus grand des Anglais. Ses contemporains l'eussent-ils fait ? Et quelle valeur les Anglais reconnaîtraient-ils à un second Shakespeare qui vivrait aujourd'hui parmi eux ? Et ceux à qui la nature n'a départi ni génie ni talent en doivent-ils être punis ? Tenir compte de la dignité de l'individu pour la répartition des biens de jouissance, ce serait ouvrir toute grande la voie de l'arbitraire et abandonner sans défense l'individu aux brimades de la majorité. On créerait ainsi une situation qui rendrait la vie insupportable."
"Toutes les théories et utopies socialistes ont toujours en vue un état de choses immuable."
"Les écrivains socialistes dépeignent la communauté socialiste comme un pays de Cocagne. C'est Fourier avec son imagination déréglée qui s'aventure le plus dans ces conceptions paradoxales. Dans l'État idéal de l'avenir les bêtes nuisibles auront disparu et auront été remplacées par des animaux qui aideront l'homme dans son travail, ou feront même tout le travail à sa place. Un anti-castor se chargera de la pêche, une anti-baleine remorquera les navires sur la mer les jours de calme plat, et un anti-hippopotame les bateaux sur les fleuves. A la place du lion il y aura un anti-lion, coursier d'une rapidité merveilleuse sur lequel les cavaliers trouveront une assiette aussi moelleuse que sur les coussins d'une voiture bien suspendue. « Ce sera un plaisir d'habiter ce monde quand on aura de tels serviteurs. » Godwin ne tient pas pour impossible qu'après l'abolition de la propriété, les hommes deviennent immortels. Kautsky nous apprend qu'avec la société socialiste « naîtra un nouveau type d'homme... un surhomme, un homme sublime. » Trotski entre encore plus dans le détail : « L'homme sera beaucoup plus fort, beaucoup plus perspicace, beaucoup plus fin. Son corps sera plus harmonieux, ses mouvements plus rythmiques, sa voix plus musicale. La moyenne humaine s'élèvera au niveau d'Aristote, de Goethe, de Marx. Et au-dessus de cette crête de montagnes s'élèveront de nouveaux sommets. » Et les œuvres des écrivains qui écrivirent de telles calembredaines ont eu de nombreuses éditions, ont été traduites dans plusieurs langues et ont fait l'objet de travaux détaillés de la part de ceux qui étudient l'histoire des idées !"
"Il n'est pas difficile de couronner de laurier l'homme de génie qui a parfait son œuvre, d'ensevelir ses restes dans un tombeau glorieux, de lui élever des statues. Mais il est impossible d'aplanir la route qu'il doit suivre pour accomplir sa vocation. L'organisation de la société ne peut rien pour l'avancement du progrès. Elle a fait tout ce qu'on peut attendre d'elle quand elle n'a pas mis à l'individu des chaînes imbrisables, quand elle n'a pas élevé autour du cachot où elle l'enferme des murailles infranchissables.
Le génie trouvera bien alors en lui-même le moyen de lutter et de parvenir au grand air."
"Il n'est censure, empereur, ni pape, qui aient jamais possédé pour opprimer la liberté intellectuelle le pouvoir qu'aurait une communauté socialiste."
"Le principe de population de Malthus et la loi du rendement décroissant ont mis fin à ces illusion. Caeteris paribus, au delà d'une certaine mesure, l'accroissement de la population ne marche pas de pair avec un accroissement proportionnel des moyens de subsistance. Au delà de cette limite (surpopulation absolue) le contingent de ressources en biens pour chaque individu diminue. Que cette limite, étant donné les circonstances, soit déjà atteinte ou non, est une question de fait qui ne doit pas être confondue avec l'étude et la connaissance de la question de principe."
"La grande masse est incapable de reconnaître que, dans l'économique, il n'y a qu'un phénomène constant : le changement. Elle considère l'état actuel des choses comme éternel ; il en a toujours été ainsi, il en sera toujours de même. Mais même si la grande masse était capable de se rendre compte que panta rei, elle n'en serait pas moins désemparée en face des problèmes que pose à l'action cet incessant écoulement de toute chose. Prévoir, pourvoir, frayer des voies nouvelles ne fut jamais l'apanage que de quelques-uns, des chefs. Le socialisme est la politique économique des masses, à qui le caractère de l'économie est entièrement étranger ; les théories socialistes ne sont que le précipité de leurs opinions sur la vie économique."
"Dans l'économie qui se transforme les hommes émigrent des endroits moins favorisés du point de vue des conditions de la production vers les endroits plus favorisés. Dans l'organisation économique capitaliste capital et travail, sous la pression de la concurrence, émigrent vers les places les plus favorisés. [...] Ces migrations ont pour l'organisation des relations internationales des conséquences très importantes. Elles amènent les tenants d'une nation offrant sur soi des possibilités de production moins avantageuses, sur le sol d'autres nations plus favorisées par la nature. "
"La fermeture des frontières empêchant l'importation des marchandises étrangères il en résulterait de grands désavantages pour l'approvisionnement des camarades socialistes : c'est ce que nous montre la théorie du libre-échange. Capital et travail devant être employés dans les conditions de production relativement moins favorables, leur rendement serait moindre. Pour illustrer ce fait prenons un exemple voyant. Une Allemagne socialiste pourrait à grand renfort de capital et de travail cultiver du café dans des serres. Mais il serait beaucoup plus avantageux, au lieu de cultiver du café dans le pays avec de si grands frais, de le faire venir du Brésil et d'exporter en revanche des produits que la situation de l'Allemagne lui permet de fournir dans des conditions plus favorables que le café."
"Il y a une différence foncière très importante entre l'étatisation et la municipalisation de certaines entreprises, au milieu d'une société par ailleurs attachée à la propriété privée des moyens de production, et la réalisation intégrale du socialisme, qui ne tolère aucune propriété privée des moyens de production à côté de la propriété de la communauté."
"Seul le guerrier, qui en dehors de la guerre ne connaît pas d'autre champ d'action que la préparation de la guerre, est toujours prêt à la guerre."
"La faible productivité de l'économie communiste tourne au désavantage de l'État guerrier communiste, lorsqu'un conflit se produit avec des peuples riches, donc mieux armés et mieux nourris, chez qui existe la propriété privée."
"Nous apprendrons beaucoup de mots nouveaux désignant une vieille chose. Mais ce ne sont pas les noms qui importent, c'est le fond."
"La syndicalisation n'a pas pour tous les ouvriers une importance égale. La valeur des moyens de production employés dans les différentes branches de la production n'est pas proportionnée au nombre des ouvriers qui y travaillent. Il n'est pas besoin de l'expliquer longuement ; il y a des productions où l'on emploie plus du facteur de production : travail, et moins du facteur de production : nature. Un partage des facteurs de production aurait déjà, dès les débuts historiques de la production humaine, amené des inégalités ; à plus forte raison, à une époque où la syndicalisation se produit alors que la formation du capital a déjà fait de grands progrès, et que non seulement les facteurs de production naturels, mais les moyens de production, produits eux-mêmes, sont partagés. La valeur des parts revenant à chaque ouvrier dans un tel partage différera donc beaucoup. Les uns recevront plus, les autres moins et par conséquent les uns tireront un plus grand revenu de la propriété que les autres. La syndicalisation n'est pas du tout le moyen propre à réaliser en aucune manière l'égalité du revenu. Elle abolit l'inégalité existante de la répartition du revenu et de la propriété pour lui en substituer une autre. Il se peut que l'on considère cette inégalité syndicaliste comme étant plus juste que celle de l'ordre social capitaliste. Là-dessus la science ne peut émettre un jugement.
[...] Tout changement dans l'économie nationale soulève aussitôt des problèmes que le syndicalisme ne saurait aborder sans échouer. Si des changements dans l'orientation ou l'importance de la demande, ou dans la technique de la production nécessitent des changements dans l'organisation de l'exploitation et qu'il faille transférer des ouvriers d'une exploitation à une autre, d'une branche de production à une autre, alors la question se pose immédiatement : comment régler la question des parts des moyens de production pour les ouvriers. Est-ce que ces ouvriers et leurs héritiers conserveront leur part dans les entreprises auxquelles ils appartenaient lors de la syndicalisation ; devront-ils entrer dans de nouvelles entreprises en tant que simples ouvriers, qui travaillent pour un salaire, sans pouvoir obtenir une part des bénéfices de l'entreprise ? Ou bien, en quittant une entreprise, doivent-ils abandonner leur part et, dès leur entrée dans une nouvelle entreprise, recevoir une part individuelle comme les ouvriers qui y travaillaient déjà auparavant ? Dans le premier cas le principe de la syndicalisation serait bientôt réduit à rien. Si du reste l'on permettait d'aliéner les parts, l'on verrait bientôt réapparaître la situation existant avant la réforme. Mais si l'ouvrier en quittant une entreprise perd sa part et en reçoit une en entrant dans une autre entreprise, alors les ouvriers, qui subiraient de ce fait un préjudice, s'opposeraient énergiquement à tout changement dans la production. L'organisation d'un plus grand rendement du processus du travail serait combattue par eux, si elle avait pour conséquence le libre placement des ouvriers. D'autre part les ouvriers d'une entreprise ou d'une branche de production se refuseraient à ce qu'on donnât une plus grande extension à l'exploitation par l'embauchage de nouveaux ouvriers, s'ils craignaient que cela ne réduisît leur revenu sur la propriété. Bref, le syndicalisme rendrait à peu près impossible une transformation de la production. Là où le syndicalisme serait maître, il ne saurait plus être question de progrès économique. ."
"En tant que théorie du progrès transcendant à la fois l'expérience réelle et toute expérience possible, le matérialisme historique ne relève pas de la science, mais de la métaphysique. L'essence de toute métaphysique de l'évolution et de l'histoire réside dans une théorie du commencement et de la fin, de l'origine et du but des choses."
"Dans la mesure où le socialisme « scientifique » est une métaphysique, un chiliasme et une promesse de salut, il serait vain et superflu de lui opposer des arguments d'ordre scientifique. Recourir à la raison pour lutter contre des dogmes mystiques est une entreprise vaine. On n'instruit pas des fanatiques. Il faut qu'ils se cassent la tête contre les murs."
"La causalité demeure le principe fondamental de la connaissance."
"[Pour la science sociale] il n'est nullement établi que toute évolution est orientée vers le haut et que toute étape nouvelle est une étape plus élevée. Et naturellement il ne lui est pas davantage possible de voir dans l'évolution historique, comme le font les philosophies pessimistes de l'histoire, une décadence continue, un mouvement progressif vers une fin mauvaise. Chercher quelles sont les forces qui gouvernent l'évolution historique, c'est chercher quelle est la nature de la société ainsi que l'origine et les causes des changements qui se produisent dans les conditions sociales. Ce qu'est la société, comment elle naît et comment elle se transforme, tels sont les seuls problèmes que peut se poser la science sociologique."
"La naissance de la civilisation est due au fait que le travail divisé est plus productif que le travail isolé. L'application toujours plus étendue du principe de la division du travail s'explique par la reconnaissance du fait que, plus cette division est poussée, plus le travail est productif. Cette extension constitue réellement un progrès économique en ce sens qu'elle rapproche l'économie de son but : satisfaire le plus grand nombre possible de besoins."
"L'histoire est une lutte entre deux principes : le principe de paix favorables au développement du commerce, et le principe militariste et impérialiste qui fait dépendre la vie sociale, non pas d'une collaboration fondée sur la division du travail, mais d'une domination exercée par les forts sur les faibles. Le principe impérialiste reprend sans cesse le dessus. Le principe libéral ne peut s'affirmer en face de lui tant les masses en qui la tendance au travail pacifique est profondément ancrée n'ont pas pris pleinement conscience du rôle que cette tendance doit jouer comme principe de l'évolution sociale. Tant que le principe impérialiste l'emporte, le règne de la paix est nécessairement limité dans le temps et dans l'espace ; il ne dure qu'autant que subsistent les conditions qui l'ont créé. L'état d'esprit que l'impérialisme entretient est peu propre à favoriser les progrès sociaux à l'intérieur des frontières ; il leur interdit à peu près complètement de se propager au delà des barrières politiques et militaires qui séparent les États. La division du travail implique la liberté et la paix. C'est seulement lorsque le XVIIIe siècle eut trouvé dans la conception libérale du monde une philosophie de la paix et de la coopération sociale que les fondements furent jetés des progrès économiques étonnants de notre époque que les plus récentes doctrines impérialistes et socialistes qualifient avec mépris de siècle du matérialisme sordide, de l'égoïsme et du capitalisme."
"La mort pour un peuple, c'est la régression sociale, le retour, de la division du travail, à l'autarcie. L'organisme social se résout en ses cellules constitutives. Les hommes restent, la société meurt.
Rien ne démontre que l'évolution sociale doive se poursuivre suivant une ligne droite ascendante. Il y a eu des périodes d'arrêt et des périodes de décadence dans l'évolution sociale : ce sont là des phénomènes historiques que nous n'avons pas le droit d'ignorer. L'histoire universelle est un cimetière de civilisations mortes."
"Pour la première fois, avec la philosophie sociale du libéralisme, l'humanité a pris conscience des lois de l'évolution sociale et distingué clairement les bases du progrès de la civilisation. A cette époque l'humanité a pu considérer l'avenir avec une immense espérance. Des perspectives inouïes s'ouvraient devant elle. Mais ces espoirs furent déçus. Le libéralisme se heurta au nationalisme militariste et surtout à la doctrine socialo-communiste qui tendent à la dissolution sociale. La doctrine nationaliste se prétend organique ; la doctrine socialiste se prétend sociale. L'une et l'autre en réalité désorganisent et ruinent la société."
"La conception romantique d'après laquelle les peuples moins avancés dans la voie du capitalisme posséderaient une supériorité militaire — conception dont l'expérience de la guerre mondiale a montré toute la fausseté — s'explique par la croyance que dans la guerre la force physique de l'homme de l'époque homérique. Mais cela n'est même pas entièrement vrai des combats de l'époque homérique. L'issue de la lutte ne dépend pas de la force physique mais des forces spirituelles qui commandent la tactique et l'armement. L'ABC de l'art militaire consiste à s'assurer la supériorité des forces à l'endroit décisif, même si dans l'ensemble l'adversaire dispose de troupes plus nombreuses ; l'ABC de la préparation de la guerre consiste à lever des armées aussi fortes que possible et à les doter du matériel le plus puissant. Si nous insistons sur ces faits, c'est que récemment on a cherché à les obscurcir en distinguant des causes militaires et économico-politiques à la victoire ou à la défaite. C'est un fait, et il en sera toujours ainsi : dans la majorité des cas, l'issue de le lutte est déjà déterminée par la situation des États en présence avant même que les troupes se rencontrent sur les champs de bataille."
"Diviser d'après des caractères extérieurs ce qui est homogène dans son essence est une méthode qui ne résiste pas à une critique rigoureuse de la connaissance."
"Depuis Darwin, nous avons l'habitude de nous représenter la dépendance de l'homme par rapport à son milieu naturel sous la forme métaphorique d'une lutte contre des puissances hostiles. Cette image n'a soulevé aucune objection tant qu'on ne s'est pas avisé de la transporter dans un domaine où elle n'est pas à sa place et où elle a conduit à de graves erreurs. Les formules du darwinisme avaient été empruntées par la biologie à des idées développées par la sociologie ; quand on voulut, par un processus inverse, les ramener dans le domaine de la science sociale, on oublia leur signification première. Ainsi naquit ce monstre, le darwinisme sociologique qui, aboutissant à une glorification romantique de la guerre et du meurtre, a contribué pour une large part à étouffer les idées libérales dans l'esprit des contemporains et à créer ainsi l'atmosphère spirituelle dans laquelle ont pu naître la guerre universelle et les luttes sociales des temps présents."
"Pour le libéralisme la guerre n'est admissible que comme moyen de défense."
"La pensée elle-même est un phénomène social ; elle n'est pas le produit de l'intelligence isolée : elle résulte de l'action et de la fécondation réciproque d'hommes poursuivant les mêmes fins en unissant leurs forces. Le travail du penseur isolé qui réfléchit dans sa retraite sur des problèmes dont peu d'hommes se soucient relève aussi du langage : c'est une conversation avec le trésor d'idées, accumulées par la pensée de générations innombrables dans la langue, dans les concepts de tous les jours et dans la tradition écrite. La pensée est liée au langage ; c'est sur lui que s'édifient les constructions intellectuelles du penseur."
"Les idées du socialisme moderne ne sont pas sorties de cerveaux prolétariens. Elles sont nées chez des intellectuels, des fils de la bourgeoisie et non chez des travailleurs salariés."
"Sans doute le marxisme a-t-il déjà pris pour la pensée prolétarienne une valeur de vérité éternelle indépendante de la conscience de classe. De même que le prolétariat, tout en constituant encore une classe, doit nécessairement sauvegarder dans son action les intérêts de l'humanité tout entière et non plus déjà simplement les seuls intérêts de classe, puisque sa mission consiste à supprimer la division de la société en classes, de même on peut déjà découvrir dans la pensée prolétarienne, à la place de la relativité de la pensée déterminée par la conscience de classe, la vérité absolue qu'il est à proprement parler réservé à la science pure de la société socialiste future de développer. En d'autres termes : seul le marxisme est une science. Tout ce qui a précédé Marx n'est que la préhistoire de la science. Dans cette conception, les philosophes antérieurs à Hegel occupent à peu près la place que le christianisme assigne aux prophètes, et Hegel celle que le christianisme assigne à saint Jean-Baptiste par rapport au Sauveur. Mais depuis que Marx est apparu, il n'y a plus de vérité que chez les marxistes ; tout le reste n'est que tromperie et illusion, qu'apologétique capitaliste.
C'est une philosophie simpliste et claire, et qui devient sous la plume des successeurs de Marx encore plus simpliste et plus claire. Le socialisme marxiste s'identifie avec la science. La science n'est que l'exégèse des écrits de Marx et de Engels. On considère comme preuves des citations, des interprétations de la parole des maîtres ; on s'accuse réciproquement d'ignorer « l'Écriture. » En même temps, on pratique un véritable culte du prolétariat. « Ce n'est que dans la classe ouvrière, dit déjà Engels, que survit la pure pensée théorique allemande. On ne saurait l'en extirper ; là ne jouent aucune considération de carrière, de profit, aucun souci d'obtenir la protection des grands. Au contraire, plus la science se montre brutale et objective, et plus elle s'accorde avec es intérêts et les aspirations des travailleurs. » « Seul le prolétariat, c'est-à-dire ses porte-parole et ses chefs, » dit Tönnies, professe « une philosophie scientifique du monde dans toutes ses conséquences logiques. »."
"La concentration des établissements apparaît en même temps que la division du travail. [...] On exagère considérablement la fréquence et l'importance de la concentration verticale des entreprises. Dans l'économie capitaliste tout au contraire surgissent sans cesse de nouvelles catégories d'entreprises. Des parties d'entreprises ne cessent de se détacher pour devenir des entreprises autonomes. La spécialisation croissante de l'industrie moderne offre le spectacle d'une évolution qui ne tend nullement à la concentration verticale. A part les cas où cette dernière apparaît comme la conséquence naturelle des conditions techniques de la production, la concentration verticale demeure un phénomène d'exception dont l'origine doit être cherchée dans les conditions juridiques et politiques de la production. Et nous voyons constamment se dénouer les liens qu'elle avait établis et les entreprises qu'elle avait groupées reprendre leur autonomie."
"Les lois qui président à la formation des prix de monopole ne sont pas différentes de celles qui gouvernent la formation des autres prix. Pas plus que les autres, le détenteur de monopoles n'a le pouvoir de fixer les prix à sa guise. Les prix qu'il offre sur le marché se heurtent aux réactions des demandeurs ; les détenteurs de monopoles se trouvent, eux aussi, en présence d'une demande plus ou moins importante et ils sont obligés d'en tenir compte exactement comme les autres vendeurs. Le seul caractère particulier des monopoles, c'est que, dans certaines conditions, — quand la courbe de la demande se présente sous un certain aspect — le maximum de profit net est obtenu à un niveau de prix plus élevé que celui qui aurait permis de la réaliser si le prix s'était établi sous le régime de la concurrence. C'est cela et cela seulement qui constitue le caractère propre des monopoles."
"Dans l'économie libre du système capitaliste, où l'intervention de l'État ne se manifeste pas, le domaine où les monopoles peuvent se constituer est beaucoup plus restreint que cette littérature ne l'admet généralement et les conséquences sociales de la monopolisation doivent être appréciés tout autrement que ne le font les slogans des « prix imposés » et de la « dictature des magnats des trusts. »."
"Étant donné que l'action n'a pas en soi sa propre fin, qu'elle est bien plutôt un moyen au service de fins déterminées, on ne peut porter sur elle un jugement de valeur, la considérer comme bonne ou mauvaise que par rapport à ses conséquences. L'action est jugée en fonction de la place qu'elle occupe dans le système des causes et des effets."
"La philosophie a longtemps discuté au sujet de la nature du bien suprême. La philosophie moderne a tranché ce débat. L'eudémonisme est aujourd'hui hors de contestation. Tous les arguments que les philosophes ont pu produire contre lui, de Kant à Hegel, n'ont pas réussi à séparer à la longue les concepts de moralité et de bonheur."
-Ludwig von Mises, Le Socialisme, Librairie de Médicis, édition française de 1938 (1922 pour la première édition allemande), 626 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Jeu 24 Mai - 12:26, édité 2 fois