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    Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains (1940-1953)

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains (1940-1953) Empty Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains (1940-1953)

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 8 Avr - 14:12

    « Sur le plan littéraire, La Gerbe se démarque des périodiques collaborationnistes […] en faisant une part assez large à la production régionaliste, sous la plume de son feuilletoniste Gonzague Truc, critique catholique maurrassien, ou celle du chef de file de la « littérature prolétarienne », Henry Poulaille. Si le premier représente, avec un Camille Mauclair et un François Navarre, la critique bien-pensane qui prédomine à La Gerbe, la présence du second détonne, à première vue. […] Ramon Fernandez, le critique de La NRF acquis à la Collaboration, y est chroniqueur des livres politiques. Péguy, Céline et Montherlant sont érigés en modèles d’une conception esthétique se réclamant du Moyen Age, alors que s’alignent, dans des pages littéraires redorés par un Paul Morand, un Marcel Aymé ou un Jean Giono, les signatures d’auteurs populistes ou régionalistes comme Jean Rogissart et Pierre Béarn. La rubrique théâtrale, tenue par André Castelot et H.-R. Lenormand, bénéficie à ses débuts des noms de Jean Anouilh, Charles Dullin et Jean Cocteau.
    […] Bernard Grasset accueille, alors, les essais les plus engagés d’écrivains collaborationnistes qui ne font pas (ou plus) partie de son « écurie » comme Pensées dans l’action d’Abel Bonnard, Ne plus attendre de Pierre Drieu La Rochelle, Le Solstice de juin d’Henry de Montherlant, captant notamment les auteurs de son principal concurrent, Gallimard (ou que ce dernier lui avait « pris », à l’instar de Montherlant). » (pp.38-39)

    « Je suis partout se veut le pôle « révolutionnaire » et « avant-gardiste » du collaborationnisme intellectuel. Lancé en 1930 par les éditions Arthème Fayard, qui publiaient déjà Candide, pour traiter de la politique internationale, Je suis partout avait réuni autour de Pierre Gaxotte, rédacteur en chef, une équipe de jeunes maurrassiens […] dont l’évolution vers le fascisme a entraîné, lors de la victoire du Front populaire, l’abandon du journal par son éditeur et sa cession à une société anonyme dont les principaux actionnaires sont Charles Lesca et André Nicolas. Sans être encore acquise au racisme doctrinaire, la nouvelle rédaction, à laquelle s’est joint Alain Laubreaux, fait de Je suis partout l’une des tribunes de l’antisémitisme triomphant de l’avant-guerre. Tiraillés entre le nationalisme germanophobe hérité de leur maître et la séduction qu’exerce sur eux l’Allemagne nazie, ils réclament un fascisme à la française dont ils ne trouveront pas dans le régime de Vichy la réalisation. D’autant moins que les membres de l’équipe réfugiés en zone sud, Rebatet, Laubreaux et Henri Poulain, devenus rédacteurs du journal « parlé » de la Radio nationale, sont vite tenus en suspicion à l’hôtel du Parc, tant en raison de leur ferveur pronazie que de leur voyant arrivisme. A la fin de 1940, ils décident de regagner Paris où ils font reparaître à partir de février 1941, Je suis partout, qui avait été suspendu en mai 1940 pour antibellicisme.
    L’équipe se reconstitue, privée de quelques-uns de ses membres, dont Pierre Gaxotte, Thierry Maulnier et Claude Roy, représentant de la ligne nationaliste qui se sont désolidarisés de l’entreprise […] Brasillach rejoint ses confrères après sa libération au printemps 1941, comme le fera Pierre-Antoine Cousteau. Ils s’adjoignent des plumes nouvelles, dont l’inévitable Abel Bonnard, qui rédige les éditoriaux au printemps 1941, Lucien Combelle, Noël B[ayon] de la Mort, qui tient la rubrique « Nos prisonniers », Morvan-Lebesque. Le secrétaire perpétuel de l’Académie française, André Bellessort, y poursuit, en alternance avec Georges Blond, sa chronique littéraire jusqu’à sa mort en janvier 1942, Alain Laubreaux y tient la chronique théâtrale. Ce dernier, qui entendait profiter de la conjoncture pour régner sur la vie théâtrale en maître, briguait le poste d’administrateur de la Comédie-Française qu’il faillit obtenir après la démission de Jean-Louis Vaudoyer en mars 1944.
    Devenu « grand hebdomadaire politique et littéraire », Je suis partout dispute à La Gerbe les quelques écrivains en vogue qui ne rechignent pas à donner des textes à la presse collaborationniste, Marcel Aymé, Jean de La Varende, Anouilh, tout en promouvant dans ses colonnes ses propres rédacteurs, en mal de reconnaissance littéraire (il publie par exemple des romans de Laubreaux et de Brasillach). Comme La Gerbe, le journal se réclame de Péguy, Céline et Montherlant, mais à la différence de son concurrent, où coexistent une critique bien-pensante et une critique qui se veut subversive, ici l’on prétend se ranger exclusivement dans la seconde catégorie pour édifier une littérature « européenne », « virile » et « saine », en un mot, une littérature « fasciste ». Plus que de La Gerbe, où se retrouvent certains de ses rédacteurs, l’équipe de Je suis partout cherche surtout à se démarquer du moralisme bien-pensant des traditionnalistes qui forment l’entourage du maréchal Pétain, comme Henry Bordeaux, et du néoclassicisme passéiste de leur maître d’hier, Charles Maurras. La maison Denoël, qui publie Céline, ouvre ses portes aux plus virulents d’entre eux, Rebatet et Laubreaux. » (pp.39-42)

    « Véritable « groupe de pression », l’équipe de Je suis partout a également investi les principales tribunes de la presse collaborationniste, notamment Le Petit Parisien qui, avec un tirage de 500 000 exemplaires en 1943, est de loin le journal parisien le mieux diffusé. Les profits ne sont pas simplement symboliques. Bien qu’ils restent le plus souvent secondaires dans les motivations initiales, les profits économiques que pouvaient retirer éditeurs, journaux et auteurs d’une collaboration active expliquent, pour partie, les preuves de bonne volonté ou de zèle qu’ont données certains. Les différentes formes de soutien qu’apportent les services de propagande allemands aux auteurs et aux instances de diffusion semblent avoir porté leur fruit. Dans une conjoncture de blocage des salaires et de montée des prix qui entraînent une baisse du salaire réel de 37% entre 1938 et 1943, on peut se faire une idée de l’accroissement relatif des profits liés directement ou indirectement à la collaboration à partir de quelques exemples.
    Tiré à 65 000 exemplaires, Les Décombres de Lucien Rebatet, paru en 1942 chez Denoël, est un des best-sellers des « années noires ». Il rapporte à son auteur 500 000 francs, soit environ deux fois ses revenus annuels de journaliste, somme considérable à une époque où un Paul Léautaud voit ses appointements comme secrétaire d’édition au Mercure de France se réduire de 25%, ce qui porte ses revenus à 1000 francs par mois. Je suis partout double son tirage d’avant-guerre, qui était de 50 000 exemplaires, et atteindra jusqu’à 200 000 exemplaires. Devenu une affaire florissante, il peut récompenser ses collaborateurs à titre de « supplément de piges », ce qui revient, de l’aveu même de Robert Brasillach, à une participation aux bénéfices de l’affaire : à son salaire de 8000 francs par mois comme rédacteur en chef s’ajoute un supplément de 20 000 francs en 1941, 90 000 francs en 1942, et 20 000 en 1943. » (pp.41-42)

    « L’élaboration et la diffusion des idées de la « Révolution nationale » mobilise toute une fraction d’intellectuels promus par le régime. […] Qu’ils occupent une fonction officielle, au Conseil national comme Abel Bonnard, bientôt ministre de l’Éducation, Henri Massis, Joseph de Pesquidoux, au Centre français de synthèse comme René Gillouin et Gustave Thibon, qu’ils soient « conseillers du prince » comme Charles Maurras, René Benjamin, ou qu’ils mettent simplement leur plume au service de sa gloire, comme Henry Bordeaux, Henri Pourrat, José Germain, bon nombre d’écrivains sont organiquement liés […] au régime autoritaire. » (pp.54)

    « La revue [Idées] conçoit la « Révolution nationale » comme la réalisation de la synthèse, pour le moins électrique, qu’avait tenté d’esquisser au début du siècle le Cercle Proudhon. » (p.57)

    « En 1932, Gallimard lance, sous la direction d’Emmanuel Berl, Marianne qu’il veut de gauche pour concurrencer les deux grands hebdomadaires de droite, mais qui sera un échec (après avoir plafonné à 120 000 exemplaires, le tirage décroît, et Gallimard s’en défait en 1937). » (p.73)

    « Si l’expérience de la guerre sous-tend la révolte surréaliste, elle fonde l’esthétique de la « virilité » chez un Montherlant (La Relève du matin, 1920, Le Songe, 1922). » (p.78)

    « Dans l’entretien qu’ils donnent en octobre 1923 aux Nouvelles littéraires, Jacques Maritain et Henri Massis dénoncent ces tendances qui, à la faveur de la défaite allemande, ouvrent la porte au « mysticisme asiatique » : « L’avenir de l’Occident est une fois encore en péril. Nous assistons depuis la fin de la guerre à une poussée d’orientalisme qui part d’Allemagne et risque de nous ramener jusqu’au Thibet [sic] à la suite de Nietzsche et de Tolstoï […] à la faveur du désespoir germano-slave, les pires ferments asiatiques commencent à dissocier notre culture, à nous désoccidentaliser », explique Massis […] On lit dans ces arguments les représentations qui sous-tendent la notion de « littérature défaitiste » dont feront usage les détracteurs des « mauvais maîtres » en 1940 : la « mentalité de vaincu » (allemande), qui donnait prise au « fatalisme oriental », trouvait en France un terrain prospère dans la tradition de l’individualisme subjectiviste. » (p.147)

    « Le rapport à l’école explique en partie la prégnance de l’anti-intellectualisme chez nombre d’écrivains collaborationnistes, en particulier chez les héritiers « déshérités », c’est-à-dire déviés de la carrière à laquelle les destinait leur famille en raison d’un échec scolaire, qui tendent à opposer, à « l’intellectualisme des « forts en thème », les valeurs aristocratiques de l’action, le culte du sport, thèmes de prédilection dans l’œuvre d’un Montherlant ou d’un Drieu La Rochelle. Sans doute plus que l’échec scolaire en soi, qui est relativement fréquent dans les parcours conduisant au métier d’écrivain, est-ce la relation entre l’échec scolaire et une trajectoire familiale en déclin, comme dans les deux cas cités, qui est à l’origine de cette propension à l’anti-intellectualisme. » (pp.84-85)

    « Né en 1913 à Rouen dans une famille ouvrière […]
    Ancien camelot du roi mais rébuté par le néoclassicisme maurrassien, il se tourne vers Gide et Remy de Gourmont, adoptant la posture de « l’art pour l’art » dans la revue Arts et idées qu’il fonde en 1936, alors qu’il fréquente la Sorbonne et gagne sa vie comme enseignant dans un collège privé, avant de devenir le secrétaire de Gide de 1937 à 1938. […] Anticommuniste et antisémite, animé de ressentiment à l’égard de la classe dont il est issu, il est peu perméable à l’influence de Gide, et trouve en Céline son prophète, celui qui le réconcilie avec sa position en porte-à-faux dans les milieux qui l’ont adopté (auxquels il imputera la responsabilité de son évolution politique vers le fascisme). La désertion de la scène parisienne sous l’Occupation lui donne l’occasion inespérée de s’affirmer : il se rapproche de Drieu La Rochelle, collabore à La Gerbe et à Je suis partout, et obtient la rédaction en chef, puis, à partir de juin 142, la direction de Révolution nationale, organe du Mouvement social révolutionnaire (MRS) d’Eugène Deloncle, devenu un hebdomadaire « politique et littéraire ». » (pp.85-86)

    « Fallût-il que ses prises de position d’avant-guerre soient suffisamment ambiguës pour que les écrivains antifascistes groupés autour de Vendredi, et notamment Aragon, son ancien condisciple de Sainte-Croix de Neuilly, aient nourri, un moment, l’espoir de rallier l’auteur de Service inutile (1935) à leur cause. A un moment de forte bipolarisation du champ littéraire, Montherlant collabore à la fois à la Revue des Deux Mondes et à Commune, revue de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires), à Candide et à Vendredi, et va jusqu’à donner un article au quotidien communiste qui dirigeant Jean-Richard Bloch et Aragon, Ce soir, ce qui n’empêche pas le Comité France-Allemagne de l’inviter, en 1938, à présider une conférence d’Otto Abetz (mais il a décliné l’invitation au congrès nazi de Nuremberg). Cette ambivalence traduit l’oscillation du moraliste entre traditionnalisme et non-conformisme. Elle exprime aussi la position qu’il occupe entre deux pôles du champ littéraire : si ses dispositions héritées le portent vers le pôle académique et mondain qui lui a rendu hommage en lui décernant le Grand Prix de littérature en 1934, son non-conformisme et une certaine exigence dans le travail intellectuel le détourne de la falicité le retiennent au pôle de production restreinte où il jouit de la haute reconnaissance de ses pairs, notamment celle d’André Gide et de l’équipe de La NRF à laquelle il collabore. Dualité savamment entretenue, qui lui permet de cumuler profits symboliques et temporels.
    L’Équinoxe de septembre (1938) passe pour un livre antimunichois. Dans la version publiée en 1976 du « mémoire » qu’il a rédigé à la Libération pour justifier ses positions sous l’Occupation, il le présente comme un « livre on ne peut plus « antimunichois ». » Nous disposons de deux versions de ce mémoire, l’une datée du 13 septembre 1944 (au moment où Montherlant apprend qu’il figure sur la « liste noire » des écrivains « indésirables » établie par le Comité national des écrivains, dont une première version paraît dans Le Figaro littéraire du 9 septembre), l’autre envoyée en octobre 1946 au Comité national d’épuration des gens de lettres. Alors que, dans la seconde version, L’Équinoxe de septembre est présenté comme un livre « antimunichois », la version du septembre 1944 est beaucoup moins catégorique :
    « L’horreur qu’a de la guerre tout homme raisonnable était balancée en moi par la croyance qu’il fallait en finir, cesser de continuellement « caner », et aussi que dans la guerre (idée fort répandue) la France retouverait ses vertus et sa fraternité ; au moment des accords de Munich, les deux tendances s’équilibraient en moi : c’est le symbole contenu dans le titre que je publiai alors (équinoxe : date où la nuit est égale au jour). Par la suite, entre 38 et 39, je penchai pour la guerre. »
    Certes, dans le contexte du large consensus qui a accueilli les accords de Munich, le livre fournissait des arguments aux antimunichois. Son auteur avait du reste signé l’appel à l’union nationale publié le 20 mars 1938 par Ce soir, parmi treize écrivains dont Aragon, Bernanos, Malraux, Maritain, Mauriac, ce qui le situait dans le camp antipacifique.
    Correspondant de Marianne pendant la « drôle de guerre », Montherlant s’installe après la défaite en zone sud, où il demeure jusqu’en mai 1941. Il est partisan de l’armistice. Acquis au régime de Vichy par mépris de la démocratie et par sympathie pour son autoritarisme, il s’en détache à mesure qu’il constate le tour conforme et moralisateur que prend la « Révolution nationale ». […] Sa morale aristocratique exige l’amélioration de la « qualité humaine ». La décadence française tient selon lui à la « perversion pathologique du goût », à « l’envahissement de la grossièreté », et il réclame une censure de la presse et du cinéma qui interdise les produits moyens et vulgaires.
    De retour à Paris, il poursuit sa collaboration à La NRF de Drieu La Rochelle et donne des articles dans la presse collaborationniste (Le Matin, Aujourd’hui, La Gerbe, Comoedia, Deustchland-Frankreich…). […] Le Solstice de juin, qui paraît à l’automne 1940, est d’abord interdit, non par par les Allemands, comme il l’affirme, mais par le gouvernement de Vichy, en raison des attaques qui le visent. Les directeurs de l’Institut allemand Karl Epting et Karl-Heinz Bremer, qui sont ses amis d’avant-guerre -le second est son traducteur en allemand-, interviennent en sa faveur. Le livre, qui conclut à une acceptation de la défaite et du joug du vainqueur, figure sur la liste de la « littérature à promouvoir » de la Propaganda et dans le catalogue « Miroir des livres ». Montherlant justifiera cette position par sa conception de la guerre qui tient à la fois de la compétition sportive (le « fair play ») et de la morale chevalresque : quand on est battu, on s’incline devant l’adversaire. C’est pourquoi Le Solstice de juin s’inscrit selon lui dans la continuité de L’Équinoxe de septembre. Cette acceptation relève aussi de sa conception de « l’alternance » que symbolise la « roue solaire ». La victoire allemande de 1940 répond à la victoire française de 1918. L’armistice a été signé le 24 juin, date du solstice d’été : « La croix gammée, qui est la Roue solaire, triomphe en une des fêtes du Soleil ». Il admire dans l’armée allemande les forces païennes et viriles dont la « mission est « de ruiner la morale bourgeoise et la morale escclésiastique, depuis les rives de l’Atlantique jusqu’aux marches de la Russie » et face à laquelle l’armée chrétienne fait bien piètre figure (le christianisme est pour Montherlant à l’origine de la décadence française et de cette « morale de midinette » qu’il dénonçait déjà avant la guerre). Si la plupart de ses écrits d’alors, y compris dans la presse, restent suffissament ambigus pour se prêter à des interprétations contraires, il n’en a pas moins pris position expressément en faveur de l’ « Europe nouvelle » :
    « Cette Europe est à faire vivre historiquement et politiquement ; elle est à construire. Une lutte est ouverte : lutte de l’élite héroïque des grands aventuriers de la nouvelle civilisation européenne contre les Européens moyens […] lutte de l’harmonie contre le chaos. » [Montherlant, « Au-delà du Solstice de juin », Le Matin, 4 décembre 1941]
    Si les inexactitudes, les omissions, et les remaniements apportés au « mémoire » témoignent d’une certaine mauvaise foi, on peut croire Montherlant quand il énumère les refus qu’il a opposés à nombre de sollicitations, qui disent que sa participation était recherchée en raison du prestige associé à son nom, mais aussi qu’il était identifié comme favorable à la Collobaration : il a ainsi décliné l’invitation au Congrès des écrivains « européens » à Weimar et plusieurs offres de publication, il a refusé de signer des exemplaires de ses livres à la librairie « Rive gauche » qui était proallemande, il n’a appartenu à aucun groupement politique.
    On peut aussi le croire quand il affirme n’avoir « nulle âpreté du côté de l’argent ». Encore qu’il ne dédaigne pas les gratifications temporelles. […]
    Montherlant perçoit, sous l’Occupation, une moyenne de 2000 francs pour un article dans la presse (il en écrit 47 de décembre 1940 à novembre 1942 et 12 ensuite dans la presse de la zone occupée, 9 dans la presse de la zone non occupé, ce qui lui rapporte 132 850 francs sur toute la période), 5000 francs pour deux conférences, 6604 francs pour six causeries à la Radio nationale au début de l’année 1942 ; les droits d’auteurs que lui verse Gallimard en janvier 1943 et en juin 1944 s’élèvent à 743 107 francs, soit une somme plus élevée que celle que perçoit Lucien Rebatet pour le best-seller de l’époque, Les Décombres (et sans compter les publications chez d’autres éditeurs). Il obtient, enfin, 47 000 francs d’à-valoir d’un éditeur allemand pour des droits de reproduction et de représentation en Allemagne de La Reine morte (représentations qui n’ont pas eu lieu), dont il fait don à la Croix-Rouge suisse. La Reine morte, pièce créée en novembre 1942 à la Comédie-Française, et Fils de personne, drame créé en décembre 1943 au théâtre Saint-Georges, furent représentées quatre cent fois entre 1943 et 1944. […] Travail que l’abstention eût importunément perturbé, et qui l’a sans doute empêché, au même titre que sa fascination pour le culte de la force que symbolisait l’Allemagne nazie, de voir que l’héroïsme et le patriotisme qu’il avait prônés de tout temps était peut-être du côté de ces soldats de l’ombre qu’il préféra ignorer. » (pp.97-98)

    « Ce style [vitaliste de Céline], auquel on reconnaissait à la fois des qualités rabelaisiennes et une « énorme virilité » qui autorisait la comparaison avec Nietzsche, comme l’expliquait Lucien Combelle après Ramon Fernandez, n’était pas du goût des « médiocres » et des « délicats » : « La démesure célinienne veut que le lecteur ait bon estomac et bon esprit. Son génie touche esprit et corps. C’est pourquoi il est sain en dépit de sa boue. » [Lucien Combelle, « Céline et notre temps », La Gerbe, n°36, 13 mars 1941] » (p.187)

    « Il se fait […] sous l’inspiration de Monsieur le Maréchal Pétain, un effort énergique pour réparer nos erreurs de direction qui, à mon avis, ont au moins deux siècles. […] Notre Académie se rendra le témoignage d’avoir été pour quelque chose dans cette étonnante nouveauté de langage et de geste : d’abord par ses avertissements de longue date ; et -depuis le changement de notre régime gouvernemental-, par l’action de ceux de ses membres qui ont été appelés à collaborer avec le chef de l’Etat. » [Ernest Seillière, Institut de France, Académie des sciences morales et politique, « L’académie des sciences morales et politiques et le redressement moral de la France après les événements de 1848 », par M le baron Seillière, séance solennelle du samedi 6 novembre 1941, in Institut de France, Publication diverses de l’année 1941, Paris, imprimerie Firmin-Didot, 1941, p.4] » (p.299)

    « [Sacha Guitry] a dirigé le volume De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain, ouvrage de luxe où des membres des deux académies rivales s’unissent à d’autres intellectuels de renom [dont René Benjamin, Jean Cocteau et Jean Giraudoux, et des frères Thraraud, Paul Valéry] pour célébrer le chef français. » (p.348)

    « C’est un véritable plaidoyer en faveur de « l’art pour l’art » que l’on trouve dans les pages de La NRF de Drieu, qui est lui-même pourtant si hostile à cette posture. Montherlant, dans le texte d’une conférence prononcé à Lyon et à Limoges en décembre 1940, prend le contre-pied du discours officiel sur l’art en zone sud : « L’artiste ne produit pour rien. Il produit son œuvre comme le pommier produit sa pomme, sans but et sans responsabilité, sans se soucier d’une recette pour qu’on s’en serve ni de l’usage qu’on en fera. » [Montherlant, « La paix dans la guerre », La NRF, n°331, 1er septembre 1941, p.260] » (p.405)

    « Dans La NRF de janvier 1941, a paru l’article de Montherlant sur « Les Chevaleries ». Pour Montherlant, la morale chevaleresque était l’expression d’une civilisation guerrière fondée sur un ordre viril dont les femmes étaient exclues, et fut pervertie précisément par les femmes, la galanterie lui ayant substitué une « morale de midinette, qui, depuis lors jusqu’à nos jours, en l’émasculant et en l’éloignant du réel, a fait tant de mal à notre France ». » (p.437)

    « Août 1944. Paris est libéré. Tandis que nombre d’écrivains collaborationnistes fuient vers Sigmaringen, une presse surgie de l’ombre commente avec ferveur l’insurrection nationale. Sartre donne dans Combat une série d’articles sur le thème « Un promeneur dans Paris insurgé ». Constituée de journaux issus de la Résistance (Combat, Libération, Franc-Tireur, Défense de la France, etc.) et de quelques anciens titres non « compromis », comme Le Figaro, Le Populaire et L’Humanité, la nouvelle presse s’approprie les locaux désertés des feuilles collaborationnistes, qui sont mises à l’index. » (p.563)
    -Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains (1940-1953), Fayard, 1999, 807 pages.




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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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