http://philoclouscard.free.fr/pages/extraits1.html
« Le communisme, c'est prendre en charge le malheur du monde, et sans pathos. On n'est pas là pour la convivialité. Pour ça il y a Jack Lang. »
« L'Etat a été l'instance super structurale de la répression capitaliste. C’est pourquoi Marx le dénonce. Mais aujourd'hui, avec la mondialisation, le renversement est total. Alors que l'Etat-Nation a pu être le moyen d'oppression d'une classe par une autre, il devient le moyen de résister à la mondialisation. C'est un jeu dialectique. »
« Il y aura toujours un appareil d'Etat, un code de la route. L'Etat-Nation est autre chose que l'Etat politique. C'est le moyen de créer un système de la parenté et un mode de production. L'Etat est une conquête en terme hégélien, l'appareil de réalisation de l'esprit.
Créon ou Antigone? Moi, je les renvoie dos à dos. Ni le stalinien Créon, ni la gaucho- fasciste Antigone. Ni l'Etat formel, brutal, à la Platon, ni les Pénates d'Antigone avec les mères qui chouchoutent et fabriquent des enfants livrés au consumérisme. Je m'en réfère au mythe de Tristan et Yseult. […]
Il n'y a pas d'antagonisme irréductible de l'amour fou et de la raison d'état -de telle manière qu'à la limite, l'amour serait le combat entre l'institutionnel, l'ordre, la raison- mais tout au contraire engendrement réciproque du politique et du sentiment. Tristan et Yseult, piliers de l'Etat-Nation! En termes dialectiques : unité des contraires. »
-Michel Clouscard, Entretien avec Aymeric Monville, « Le génie marxiste d'aujourd'hui », in L’évadé n° 8.
Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale: http://www.pdfarchive.info/pdf/C/Cl/Clouscard_Michel_-_Refondation_progressiste.pdf
"Le plus proche parent est le frère, c'est la plus forte identité de l'exogamie monogamique qui, en Occident, contraint à prendre un seul époux hors de la famille. La moindre différence doit porter la plus grande distance, l'antinomie radicale, le conflit le plus grave : ces frères sont ennemis."
"Produire et consommer sont les deux actes fondamentaux de la vie. Leur mise en relation est le problème même de la philosophie de la praxis et de l'existence. Cette dualité est radicalement ignorée du consensus idéologique actuel. Nous proposons d'en faire une composante essentielle de l'arbitrage moral et politique qu'est l'équité."
"Le couple Narcisse-Vulcain exprime l'origine de l'inconscient de classe. C'est la dualité du plaire et du faire, de la séduction et du travail, du frivole et du sérieux."
"Pour le sérieux, le frivole est le futile, ce qui est sans grande importance ; et pour le frivole, le sérieux est l'esprit de sérieux, lourd et ennuyeux. Mais le frivole peut être une notion plus profonde que le sérieux et le sérieux peut être encore plus ludique que le frivole. Ainsi, le roman peut être, doit être d'apprentissage, comme l'apprentissage peut être un jeu. La dialectique du frivole et du sérieux consiste à révéler ce qui est caché sous l'apparence et qui constitue l'événement, le non-dit de l'un se faisant le discours de l'autre."
"C'est le marché qui transmue le besoin en désir. Sans le marché, le désir n'est qu'intentionnalité « sans qualité », une simple présence et participation aux filiations ontologiques, à la relation de l'être, du genre, de l'individu. Ce dernier n'a d'existence que par la relation de ces trois composantes « antéprédicatives », préœdipiennes. L'individu est le brave petit soldat de l'espèce qui veille à la reproduction. Avec l'économie politique, se crée le passage de la valeur d'usage —le besoin -, à la valeur d'échange - le désir. [...]
Quel peut être le développement du désir dans une économie de survie ? Pour que le désir advienne, il faut avoir quitté l'ordre du besoin, de la nécessité, échapper aux trois déterminations ontologiques de l'être, du genre et de l'individu. Il faut passer aux filiations œdipiennes proprement humaines. Il faut créer - par l'exogamie monogamique - l'enfantement de l'Œdipe : le mode de production féodal, le mythe de Tristan et Yseult, l'interdit comme amour de l'interdit, objective et suprême preuve d'amour."
"Le marché du désir est l'envers de l'économie politique. Il révèle ce qui doit être exclu pour constituer l'économie politique licite et normative. C'est le marché qui décide de l'interdit. C'est qu'il doit exclure la marchandise prostitutionnelle. Alors, il peut se déployer dans l'espace du sérieux, de la production, du besoin : l'économie politique des économistes anglais et... de Marx.
Mais la marchandise prostitutionnelle n'est pas pour autant rejetée et anéantie, abolie ou dépassée. Tout au contraire : elle se fait clandestine, une autre économie, souterraine, celle qui se constitue par l'engendrement réciproque de l'incivisme et du consumérisme. Elle constitue l'inconscient : ce qu'il ne faut pas savoir, qui doit même être nié, pour que la production matérielle puisse se développer. Alors se constituent deux univers parallèles qui doivent s'ignorer [...]
L'hypocrisie se fait mauvaise foi — sartrienne - et économie de marché. Ainsi se constituent la conscience et le marché. La religion et la morale seront les traductions idéologiques de cette constitution originelle de la marchandise. Mais l'économie politique, en donnant un prix à chaque chose crée aussi la chose sans prix, donc hors marché. Il y aura la femme qui a son prix et « l'honnête femme » qui prend la valeur de ce qui n'a pas de prix."
"Marx a établi la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange, fondement de l'exploitation capitaliste : la force de travail du producteur est la seule marchandise dont la valeur d'usage (l'activité de travail) est supérieure à la valeur d'échange (le salaire), l'appropriation privée de la plus-value constituant la seule source de richesse."
"L'initiation mondaine à la civilisation capitaliste fait apparaître le « principe éducatif » du libéralisme libertaire : le dressage par l'animation machinale. « Etre cool », par exemple, sera la répartie mondaine à la raideur boy-scout, au « toujours prêt », au « tiens-toi bien » de l'éducation."
"On connaît bien la formule du clientélisme, « du pain et des jeux » que les riches donnent aux pauvres pour avoir la paix. Le libéralisme libertaire la reprend et la modernise : "du pain et du sexe". Le jeune est la clientèle d'un nouvel échange qui permet la jouissance au prix du renoncement au politique."
"Ce n'est pas parce que ces choses ne sont pas mesurables qu'elles n'existent pas."
"Le réactionnaire pourtant le plus républicain, au nationalisme patriotique, qui est la Résistance incarnée, l'homme de la décolonisation et du combat contre l'OAS, n'est plus qu'un empêchement à la nouvelle société, un blocage, l'immobilisme d'une Vieille France figée dans les modèles vertueux de la consommation.
Quel est le plus réactionnaire ? De Gaulle ou Marcuse ?"
"La libéralisation sera l'accomplissement de la contrerévolution libérale. C'est l'ordre du désir qui est en jeu, l'Œdipe, l'interdit. Aussi faut-il opposer au freudo-marxisme - creuset du libéralisme libertaire -, « l'Œdipe de la praxis », concept à produire, à justifier. Dans l'immédiat, on peut proposer son principe : l'Œdipe freudien est surdéterminé par les rapports de production et de consommation, selon des modalités constitutives des classes dominantes, de la féodalité à nos jours (système de la parenté de l'exogamie monogamique).
La famille nucléaire se « structure » comme élémentaire économie politique. Elle repose sur une dualité constitutive. Le père et le fils aîné sont les propriétaires de l'exploitation. Le cadet et la femme ne disposent que de l'usufruit. L'amour courtois sera l'alliance des subalternes de la famille et des
subalternes de la praxis, ceux qui assurent le service féodal (le chevalier)."
"Le bébé est le consommateur absolu qui reçoit tout sans contrepartie."
"Le capitalisme est le maître d'œuvre de la phénoménologie des mœurs de la mise en relation du procès de production et du procès de consommation."
"Face à la société permissive, que faire ? En attendant « le changement » ou « le chambardement », suivons l'exemple de Descartes, vivons selon les us et coutumes de l'ici et du maintenant, la visée de l'universel se réduisant à une pratique personnelle selon certains préceptes. Vivons au jour le jour en essayant de sauver les meubles. Cette morale provisoire sera une survie citoyenne : une stratégie."
"L'art est abstrait quand il ne peut prendre un contenu. Ce n'est pas un style, c'est un manque."
"Pourquoi ne pas envisager une prise en charge nationale de ces fléaux, drogue et dope, et les décréter dangers publics ?"
"Le censeur terroriste et snobinard — Debord."
"On ne peut plus énoncer la morale comme un impératif catégorique de valeur universelle. Le « fais ce que voudras » du permissif l'interdit.
Il faut se placer au niveau du « fais ce que voudras » et apporter l'éducatif, non pas comme une contrainte dont la raison échappe, mais comme jeu.
Comment l'éducateur doit-il « jouer » l'écolier ou le pré-adolescent ?
Selon quelle stratégie ?
Il doit jouer sur leur terrain, déplacer le jeu, jouer au jeu de l'autre. C'est qu'il faut lutter à armes égales et aussi se mettre à l'abri du contre. C'est la stratégie élémentaire de l'éducateur. En régime permissif, toute évocation de la morale, de la civilité suscite l'anti. Aussi faut-il ne pas faire le jeu de l'adversaire (permissif) et ne pas s'exposer au ridicule. Alors, derechef : « fais ce que voudras et voici un ballon ». Le jeu sera la règle et celle-ci sera le jeu. Ces deux phrases suffisent pour concevoir un Œdipe républicain qui conjugue
la liberté et la loi et se pose comme Œdipe de la praxis."
"Le sport de compétition va poser la règle civique et lui apporter la nécessité citoyenne. Les Jeux Olympiques arrêtaient la guerre, dans l'Antiquité grecque.
Cette trêve est un événement historique originel qui marque une rupture décisive avec le Vieux Monde. C'est l'origine de la civilisation. Mais c'est aussi la structuration de la conscience, l'engendrement réciproque de la règle et du jeu, l'origine de l'Œdipe de la praxis et son élémentaire définition. Et l'Œdipe de la praxis surdétermine l'Œdipe freudien.
Alors que l'intellectuel de gauche dénonce la compétition sportive, celle-ci s'avère l'invention de la praxis pour passer de la guerre à la paix. A la guerre, on tue et on met en esclavage. Aux J.O., on instaure la paix : le vaincu échappe à l'extermination et à l'esclavage. Il accédera même, bien plus tard, au statut polidorien : gloire au second, gloire au vaincu. Le miracle grec est avant tout un pacifisme. Le sport est le jeu de la paix. S'il vient de la guerre, il n'a de cesse d'en sortir. L'athlète est un homme désarmé : « un paradis... à l'ombre des épées ». Paix qui n'est que provisoire : une trêve."
"La bonne citoyenneté n'implique pas la reconnaissance obligée de la lutte des classes. Il faut jouer le jeu, celui de la règle du jeu, de la distinction des deux ordres et de l'autonomie relative de la morale citoyenne. En tant que bon démocrate, pour jouer sérieusement le jeu démocratique, je n'ai pas le droit d'imposer à la morale citoyenne l'éthique de la praxis.
C'est une conception anti-stalinienne qui propose une différence de niveau et de nature du politique."
"Narcisse et Vulcain, les frères ennemis, constituent la dualité de la conscience, de l'anthropologie, de la phénoménologie, de l'Occident. C'est sur cette dualité que se développe le dysfonctionnement du procès de consommation et du procès de production. Et c'est ce dysfonctionnement que l'éthique de la praxis doit énoncer et résoudre."
"Le libéralisme n'est pas d'essence fasciste. [...] Le fascisme ne doit pas être une référence automatique et machinale."
"Tout se tient, production de série et consommation de masse s'engendrent réciproquement."
"Le vote serait obligatoire. Par civilité républicaine, solidarité des travailleurs, rappel de la dignité civique gagnée par le travail : corps de métier et cœur de métier."
-Michel Clouscard, Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale, Éditions L'Harmattan, 2003.
"La paupérisation menaçante, c'est une race : l'Arabe. La richesse interdite, c'est une race : le Juif. « On » est désigné comme race. Les états de pauvre ou de riche sont ramenés à un principe originel, matriciel, général. Le racisme est à double face : il prétend à une supériorité, mais surtout il est la désignation de l'altérité comme une erreur ontologique qui associe la contingence et la malfaisance. L'Autre est de trop. Il n'est qu'une excroissance cancéreuse de la Création. Il n'a rien et il n'est rien : c'est normal, puisqu'il est pure contingence. Il n'est que la forme vide : une race.
Le pauvre, c'est l'immigrant, l'immigrant c'est l'Arabe. Ainsi se constitue une race, un homme vide de toute culture, de tout contenu qui n'est plus qu'une forme : un faciès. Le lepéniste reconnaît la race par le faciès. L'Arabe, dira-t-il, a le faciès de sa race. C'est le signe extérieur qui ne peut être camouflé, le stigmate, la tache indélébile. Le faciès, c'est l'aveu de la race. Et ce pauvre, ce faciès, est un envahisseur, incroyable paradoxe.
Il est nul et il menace l'identité nationale ! Quel scandale ! La stratégie de l'immigrant aurait consisté à contourner... Poitiers, le lieu officiel de l'arrêt de l'invasion Arabe. Ce qui n'a pu être réalisé au sommet peut l'être en pénétrant la base. C'est un entrisme de masse qui glisse l'Arabe au coeur même
du peuple. Ce dernier, dira Le Pen, doit se mettre en état de légitime défense. Autrement nous deviendrons tous des Arabes, c'est-à-dire des pauvres. Le discours raciste cache la peur de la régression sociale, de la crise, de la paupérisation. L'Arabe est bien plus qu'un bouc émissaire. Il est la relation
de l'identitaire et de l'altérité dans l'économie de marché.
Si l'envahisseur menace, s'il peut être encore repéré et désigné par la vigilance nationaliste, l'autre ennemi de l'identitaire a déjà pénétré dans la place : le Juif. Il est l'autre face de l'altérité. L'identitaire est menacé à la fois par la paupérisation et par la richesse, par les propres limites du chrématistique. Le Juif a été désigné par l'Eglise comme l'usurier, le prêteur, celui qui profite. Mais cette stigmatisation ne suffit pas à expliquer l'antisémitisme. Il est
l'ennemi intérieur qui n'a pu s'enrichir qu'en profitant de l'institution nationale sans participer aux frais. Corollaire : l'enrichissez-vous est impossible. C'est le Juif qui détient et qui conserve les moyens du chrématistique, qui dispose des postes de création et de gestion. Les deux racismes sont complémentaires : l'un à l'égard du pauvre, l'autre à l'égard du riche. La peur de devenir pauvre s'exaspère de la colère de ne pouvoir devenir riche."
-Michel Clouscard, Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale, Éditions L'Harmattan, 2003, p.52.
http://www.pdfarchive.info/pdf/C/Cl/Clouscard_Michel_-_Le_capitalisme_de_la_seduction.pdf
"C'est le frivole qui permet d'accéder à la totale compréhension du sérieux. La dialectique du frivole et du sérieux rendra compte des rapports du procès de production et du procès de consommation. Il faut proposer le lien dialectique, le pont entre deux univers qui s'ignorent." (p.15)
"Nous entendons par honnête homme l'intellectuel de bonne foi. L'homme de bonne volonté, celui qui est capable d'une attitude réflexive, critique. Celui qui sait écouter. Nous lui soumettons notre projet. C'est lui que nous voulons convaincre. C'est notre interlocuteur privilégié. Notre "interlocuteur valable"." (p.19)
"Nous allons proposer tout d'abord la systémique des rituels d'initiation. De l'initiation au système. A la civilisation capitaliste. Ces procédures initiatiques seront révélatrices de ce que cette civilisation a de profond, de secret, d'intime. Nous prétendons accéder ainsi à l'essence même du système. A ce qui sera révélateur de sa culture, de ses valeurs, de ses mœurs. Ce sera une saisie de "l'intentionnalité" même." (p.22-23)
"Le potlatch est une dépense somptuaire qui permet d'établir la hiérarchie sociale selon la consommation. L'étude de ce potlatch (de la plus-value) permettra donc de compléter la définition des classes sociales. Et de contribuer à apporter au marxisme le complément nécessaire aux classifications déjà connues, celles du procès de production."
"Du 3 avril 1948 au 31 décembre 1951, douze milliards de dollars furent fournis [via le Plan Marshall] à seize pays européens (23% pour la France). Les 5/6ème comme don ! 1/6ème seulement comme prêt."
"Alors que dans la société traditionnelle, les deux termes [le culturel et l'économique] se disposent selon la plus grande distance possible et conservent une autonomie relative certaine, la modernité sera l'immanence de leurs rapports d'expression. Le culturel sera l'expression des besoins idéologiques du marché."
"Le néo-capitalisme [...] permettra de jouir sans avoir."
"L'apprentissage de la vie n'est plus l'apprentissage du métier, mais l'apprentissage du gaspillage."
"Processus banal des prises de pouvoir: on s'unit face à l'adversaire puis on se déchire pour monopoliser ce pouvoir."
"Le mondain révèle que la frivolité est le sérieux de l'idéologie."
"L'inconscient -ce fourre-tout de la bourgeoisie- n'appartient pas au psychanalyste, mais à l'idéologie."
"Jeans, cheveux longs, guitare: la panoplie au complet. Trois signes fulgurants: l'uniforme de la liberté. La liberté de l'uniforme."
"Tout bourgeois a besoin des autres bourgeois. Pour supplanter d'autres bourgeois. Tout est bande."
"Une culture bourgeoise originale n'est plus possible. La bourgeoisie n'a plus de message à apporter. (Ce qu'elle a pu faire par exemple au moment de la lutte contre la monarchie de droit divin.) Elle ne cherche que des alibis culturels à sa consommation. Pour ce faire, elle puisse dans les traditions populaires pour justifier ses usages mondains."
"Ce qui se dit contestation n'est qu'initiation mondaine, niveau supérieur de l'intégration au système, à la société permissive. Tel est le mensonge du monde."
"C'est la frivolité mondaine de l'entourage qui fera le sérieux du discours gauchiste."
"Ah! La tête du petit-bourgeois à sa première fumette! C'est qu'il se passe enfin quelque chose. On a "crée l'évènement". Quelque chose d'interdit. De dangereux."
"Les rejetons de la bourgeoisie ont longtemps pu croire et surtout faire croire qu'ils étaient des maudits, des suicidaires, des héros des ténèbres. Puisque le hasch était la drogue. Et celle-ci la déchéance. Alors qu'ils n'étaient que les pères tranquilles de la consommation marginale.
Voilà le modèle parfait de la malédiction-bidon. Elle a longtemps servi à l'avant-garde, image d'Épinal de l'initiation -à peu de frais- aux ténèbres. Premier profit idéologique.
Cette image, le type "qui-se-détruit-parce-que-le-système-le-dégoûte", est un remake de l'imagerie romantique. Mais quelle extraordinaire dégradation du contenu et du message. Le romantique authentique n'éprouverait plus -avec la drogue- ce que les autres veulent obtenir -par la drogue. Le romantisme est une ascèse. Un acte, une volonté. L'extase de l'idéalisme subjectif est l'amère récompense d'avoir tenté de vivre.
De même, l'autre extase de l'idéalisme subjectif -l'extase mystique- se gagne par de terribles exercices spirituels. Quarante jours dans le désert. Ou tout bonnement le jeûne. Mais toujours la soumission du corps, son dressage quotidien, celui de "l'abrutissement". Alors parfois -mais ce n'est pas le but de la spiritualité- des illuminations, des transes. Le sentiment d'être le maître du monde par l'expérience charnelle de son néant.
Le drogué, au contraire, consomme. Et consommation idéologique du corps. Il cherche à obtenir ce à quoi le romantique et le mystique cherche à s'arracher. Le drogué est l'essence même de la société de consommation. Alors que son image idéologique prétend le contraire. La drogue est le fétiche par excellence.
C'est le rituel de l'achat qui valorise le produit. Sa clandestinité, sa cherté font le sélectif de la marchandise. Le rituel de la prise consacre sa valeur d'usage. Etre "accroché" prouve la valeur ineffable de la marchandise. Et le danger encouru témoigne que son usage est au-dessus des moyens du commun des mortels."
"Le rythme originel du corps [...] se décompose en un temps fort et un temps faible, un haut et un bas, une impulsion et une retombée. Il est l'unité organique des deux pulsions contradictoires du corps. En une cellule temporelle, la contradiction, mais aussi la synthèse, de deux données sensibles: l'élan et la pesanteur, l'en soi et le pour soi, la dépense et l'économie."
"L'idéologie de la consommation fait de la sexualité une consommation parmi d'autres."
"La scène du monde ne s'allume que d'éternels poncifs."
"Le statut de ces couches sociales [moyennes] est particulièrement ambigu. Elles sont à la fois victimes et profiteuses de l'extorsion de la plus-value. Elles ne possèdent pas les moyens de production mais extorquent une certaine plus-value."
"Les âges de la vie peuvent s'identifier aux âges d'une culture."
"Le principe de plaisir n'a pas une existence qui pourrait être extérieure (et contestataire) au principe de réalité. Dès le principe, l'investissement libidinal n'est possible que par l'infrastructure, la technologie, le fonctionnel."
"Nous avons proposé un anti freudo-marxisme radical. Ce n'est pas la société capitaliste qui a récupéré la libido. Mais c'est la société capitaliste qui a "inventé" la libido."
"L'antéprédicatif et le néo-nominalisme sont les deux fondements de l'actuelle idéologie. Celle que véhiculent les sciences humaines de la modernité, pour proposer un néo-positivisme. C'est la philosophie-idéologie des adversaires, avoués ou pas, du matérialisme historique. L'essentiel n'est pas dans et par le processus de production. Mais avant ou au-dessus. Avant l'histoire et dans le signe. Aussi mettons-nous dans le même sac Husserl, Heidegger, Lévi-Strauss, Lacan, les freudo-marxistes, Foucault, Barthes, etc. Et même Althusser, surtout Althusser."
"Il faut écarter toute nostalgie théologique et toutes ses dérives épistémologiques. Notre destin n'a pas été perdu. Il n'a jamais eu lieu. Il n'y a pas eu de destin. Le sens n'a pas été, quelque part, donné, fixé. Puis oublié. En tout cas perverti par l'histoire. Il faut récuser toute quête et restauration d'une substance perdue. Dans le domaine de la connaissance comme dans celui de la politique. La nostalgie de la substance fonde toute idéologie réactionnaire. [...] Notre destin est à faire."
"Que peut valoir une analyse qui ignore le fonctionnement fondamental de la société libérale ? Ses mécanismes, ses fins, ses moyens ? Sa stratégie ?"
"Comment définir la systématique des usages mondains ? Quel est le processus de l'implantation dans les masses ? Quel critère proposer pour une classification ? Le droit à la différence -ce fameux droit à la différence revendiqué avec tant de passion par les doctrinaires du libéralisme- va permettre de situer les nouvelles hiérarchies sociales. Celles du potlatch de la consommation mondaine. Différences qui ont fonction idéologiques de "dépasser" les hiérarchies du procès de production: les classes sociales. Droit à la différence qui prétend rendre subsidiaire le critère de classification selon ces classes sociales. Des stratifications d'une autre époque, révolue, nous dira-t-on.
Nous avons déjà constaté que les différences définies par le procès de consommation n'étaient que des corporatismes de consommateurs. Le droit à la différence se révèle n'être qu'une stratégie de diversion, de séduction, d'intégration.
Et comment ne pas ironiser sur ce droit à la différence, puisqu'il se ramène, en définitive, au droit d'imiter ? Il n'a de réalité que dans la mesure où l'individu s'intègre à un groupement. Ce sont des différences corporatives. Des ressemblances, alors.
[...] Nous avons atteint le paradoxe même de la mondanité. Sa différence est l'imitation. On est un individu dans la mesure où l'on représente un genre. On est singulier lorsqu'on est le signe d'un genre. Le mondain est ce processus de valorisation de l'individu par le genre. Il autorise cette usurpation narcissique: dire n'être que soi-même alors que l'on est qu'une résultante de la dynamique de groupe, une copie conforme.
Ce qui est l'essence du mondain est aussi la différence en social-démocratie libertaire. Le standard est vécu comme originalité. L'individu se singularise dans la mesure où il s'intègre à un genre. La proclamation subjective n'est que la ratification d'un groupe sociologique. Et plus on est le sous-genre d'un genre, plus on se croit soi-même."
"La psychanalyse est bien le couronnement idéologique du système. Elle parachève l'entreprise d'occultation de la réalité. [...] La psychologie des profondeurs devrait avoir la profondeur de remonter à la surface."
"Prescription éthique: le cœur doit mépriser le monde. L'amour est cette liberté qui peut dire non au prince. Et choisir le berger. [...]
Les civilisations de l'Occident s'étaient transmises ce message. A partir des conflits mythiques de l'Olympe que la civilisation grecque avait proposés pour instaurer et maintenir la hiérarchie de ses valeurs. Mythes repris par le Moyen Age chrétien: les allégories de la civilisation chevaleresque. L'éthique devenue esthétique. Le mythe féodal s'était prolongé dans le romanesque de la bourgeoisie: l'amour ascèse, le long et douloureux travail de la reconnaissance des âmes dans le monde. Enfin ces catégories -éternelles- s'étaient axiomatisées en un scientisme petit-bourgeois: le Je, le ça, le Sur-moi. Ultime stade d'une entropie. Tel sont les quatre moment du parcours gréco-judéo-chrétien: quatre moments de la culture de l'âme et du cœur face aux séductions du monde.
La culture néo-capitaliste a balayé cette éthique-esthétique. A la place, l'Olympe des vedettes: les gloires des sunlights, des media, du show-business, de la publicité. Par la médiation de la Vedette, les élans du cœur et les pouvoirs du monde opèrent une monstrueuse synthèse. La corruption mondaine altère l'inaltérable. Amour et Argent aiment la Vedette. Et celle-ci aime Amour et Argent. Il n'y a plus de contradictoire. Par le truchement de la Vedette, tout le monde -de cet Olympe- copine. Les termes allégoriques sont devenus partenaires. Ils se partagent le pouvoir mondain du capitalisme. Le grand tabou est mort. L'Olympe est devenu un club. Ce que le capitalisme peut offrir de plus privé.
Ces noces monstrueuses des narcissismes du capitalisme sont donc la fin des valeurs occidentales. Celles qui avaient inventé la Psyché, la Jeune Fille, les Fiançailles, tout ce dont se gausse le libéralisme libertaire. Valeurs -faut-il encore le répéter- incluses dans la logique de la production, dans l'histoire des modes de production [...] Valeurs, certes, des classes dominantes. En ce sens que le statut de la Femme et celui de l'Amour ont pu être extraordinairement privilégiés...de par l'exploitation du serf et de l'ouvrier. Énorme paradoxe, celui de l'Occident, culture du négatif. La noblesse et la bourgeoisie avaient fait de l'amour une praxis de classe: le système de parenté qui garantit la reproduction des rapports de production. Mais alors l'Amour et la Femme, promus par la culture de classe, sont aussi soumis, aliénés par cette culture: il n'y aura pas d'amour heureux. Le mythe de Tristan et Iseult s'accomplit avec La Nouvelle Héloïse de Rousseau, structure de classe de la Psyché.
Le capitalisme -en son hégémonie- liquide, à sa manière, ce système de reconnaissance, la psyché occidentale. Les grands clubs -Régine et Castel- ont promu une esthétique prostitutionnelle. Car la Vedette est bien la grande pute du système. Le pur produit de la promotion de vente de l'industrie, du loisir et du plaisir. Elle s'est vendue au succès, au show-business. Aux valeurs culturelles des media. C'est elle qui conditionne les masses."
"Le paganisme, objectera l'honnête homme, n'est-ce-pas déjà une civilisation sensuelle ? Et ce que nous avons dénoncé comme consommation transgressive ou forme mondaine, n'Est-ce-pas une préfiguration d'un retour aux sources ? Les premiers moments d'une libération radicale des contraintes artificielles de la civilisation judéo-chrétienne ?
Certes, le paganisme, dans la mesure où il était un mode de production esclavagiste, a pu être une civilisation sensuelle. Le corps -force productive- libérait le corps -moyen de jouissance. Le travail des uns autorisait la libido des autres. Et notre mode de production, dans la mesure où il autorise l'exploitation de l'homme par l'homme, propose aussi une culture du plaisir. On pourrait presque dire que le travailleur étranger est à l'industrie du loisir et du plaisir ce que l'esclavage était à l'épicurisme. (Il semble que plus le procès de production est répressif et plus la consommation libidinale, ludique, marginale est permissive.)
Différence essentielle des deux modes de production: le paganisme était aussi, ce qui semble un paradoxe, une civilisation du sacré. Alors que la civilisation capitaliste se définit, au contraire, comme une désacralisation radicale. La fin des tabous et des interdits.
Le sacré du paganisme interdisait le libéralisme permissif, la dimension libertaire de l'actuelle social-démocratie occidentale. Au même titre, en définitive, que le christianisme. Polythéisme et monothéisme ont en commun le respect, la vénération de Dieu ou des Dieux, qu'importe. Si les âmes appartiennent à Dieu, les corps appartenaient aux Dieux. Dans les deux cas, la vie civique doit se soumettre, impérativement, aux tables et lois des révélations divines. Aussi, dans le paganisme, la fête des sens est la fête des Dieux. La sensualité ne fait qu'honorer les Dieux. On leur rend ce qu'ils ont donné.
Mais selon un rituel sacré qui doit gérer l'économie du corps selon les lois de la cité. C'est défendre l'ordre social, le ritualiser, le structurer. C'est interdire toute consommation-transgressive. Ce qui serait un double crime: à l'égard des Dieux, à l'égard des autres. Crime civique et sacrilège religieux.
C'est seulement au moment de la décadence que la sensualité déborde les Dieux, au nom des Dieux. La désacralisation -les Dieux devenus symboles ornementaux de la culture sceptique- autorise alors la première consommation libidinale, ludique, marginale. A la Cour, chez l'empereur, le prince. A la ville, chez le riche ou le métèque parvenu.
C'est ce moment qui deviendra, pour la culture libérale de la bourgeoisie, le paganisme. Réduction qui permet de proposer un modèle permissif exemplaire au nom d'un athéisme conséquent. Ou au nom d'une "authentique" émancipation.
Ce sera aussi le premier "malaise de la civilisation". Le scepticisme ronge la cité ; les idéologues de l'époque cherche désespérément à retrouver l'ordre perdu. Stoïciens et Épicuriens s'efforcent de redéfinir la "ligne juste" de la consommation. Le fléau de la balance oscille entre le trop ou le pas assez. Toute logique des besoins est impossible lorsqu'elle "oublie" le producteur."
"En fin de parcours, le capitalisme est ce monstrueux paradoxe: le libéralisme économique est étatique et l'appareil d'Etat est social-démocrate. [...] Sa dialectique a inversé ses composantes originelles: libéralisme économique et conservatisme politique. Quelle ruse !" (p.340)
-Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction. Critique de la social-démocracie libertaire, Éditions Delga, 2013 (1981 pour la première édition), 350 pages.
« Le communisme, c'est prendre en charge le malheur du monde, et sans pathos. On n'est pas là pour la convivialité. Pour ça il y a Jack Lang. »
« L'Etat a été l'instance super structurale de la répression capitaliste. C’est pourquoi Marx le dénonce. Mais aujourd'hui, avec la mondialisation, le renversement est total. Alors que l'Etat-Nation a pu être le moyen d'oppression d'une classe par une autre, il devient le moyen de résister à la mondialisation. C'est un jeu dialectique. »
« Il y aura toujours un appareil d'Etat, un code de la route. L'Etat-Nation est autre chose que l'Etat politique. C'est le moyen de créer un système de la parenté et un mode de production. L'Etat est une conquête en terme hégélien, l'appareil de réalisation de l'esprit.
Créon ou Antigone? Moi, je les renvoie dos à dos. Ni le stalinien Créon, ni la gaucho- fasciste Antigone. Ni l'Etat formel, brutal, à la Platon, ni les Pénates d'Antigone avec les mères qui chouchoutent et fabriquent des enfants livrés au consumérisme. Je m'en réfère au mythe de Tristan et Yseult. […]
Il n'y a pas d'antagonisme irréductible de l'amour fou et de la raison d'état -de telle manière qu'à la limite, l'amour serait le combat entre l'institutionnel, l'ordre, la raison- mais tout au contraire engendrement réciproque du politique et du sentiment. Tristan et Yseult, piliers de l'Etat-Nation! En termes dialectiques : unité des contraires. »
-Michel Clouscard, Entretien avec Aymeric Monville, « Le génie marxiste d'aujourd'hui », in L’évadé n° 8.
Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale: http://www.pdfarchive.info/pdf/C/Cl/Clouscard_Michel_-_Refondation_progressiste.pdf
"Le plus proche parent est le frère, c'est la plus forte identité de l'exogamie monogamique qui, en Occident, contraint à prendre un seul époux hors de la famille. La moindre différence doit porter la plus grande distance, l'antinomie radicale, le conflit le plus grave : ces frères sont ennemis."
"Produire et consommer sont les deux actes fondamentaux de la vie. Leur mise en relation est le problème même de la philosophie de la praxis et de l'existence. Cette dualité est radicalement ignorée du consensus idéologique actuel. Nous proposons d'en faire une composante essentielle de l'arbitrage moral et politique qu'est l'équité."
"Le couple Narcisse-Vulcain exprime l'origine de l'inconscient de classe. C'est la dualité du plaire et du faire, de la séduction et du travail, du frivole et du sérieux."
"Pour le sérieux, le frivole est le futile, ce qui est sans grande importance ; et pour le frivole, le sérieux est l'esprit de sérieux, lourd et ennuyeux. Mais le frivole peut être une notion plus profonde que le sérieux et le sérieux peut être encore plus ludique que le frivole. Ainsi, le roman peut être, doit être d'apprentissage, comme l'apprentissage peut être un jeu. La dialectique du frivole et du sérieux consiste à révéler ce qui est caché sous l'apparence et qui constitue l'événement, le non-dit de l'un se faisant le discours de l'autre."
"C'est le marché qui transmue le besoin en désir. Sans le marché, le désir n'est qu'intentionnalité « sans qualité », une simple présence et participation aux filiations ontologiques, à la relation de l'être, du genre, de l'individu. Ce dernier n'a d'existence que par la relation de ces trois composantes « antéprédicatives », préœdipiennes. L'individu est le brave petit soldat de l'espèce qui veille à la reproduction. Avec l'économie politique, se crée le passage de la valeur d'usage —le besoin -, à la valeur d'échange - le désir. [...]
Quel peut être le développement du désir dans une économie de survie ? Pour que le désir advienne, il faut avoir quitté l'ordre du besoin, de la nécessité, échapper aux trois déterminations ontologiques de l'être, du genre et de l'individu. Il faut passer aux filiations œdipiennes proprement humaines. Il faut créer - par l'exogamie monogamique - l'enfantement de l'Œdipe : le mode de production féodal, le mythe de Tristan et Yseult, l'interdit comme amour de l'interdit, objective et suprême preuve d'amour."
"Le marché du désir est l'envers de l'économie politique. Il révèle ce qui doit être exclu pour constituer l'économie politique licite et normative. C'est le marché qui décide de l'interdit. C'est qu'il doit exclure la marchandise prostitutionnelle. Alors, il peut se déployer dans l'espace du sérieux, de la production, du besoin : l'économie politique des économistes anglais et... de Marx.
Mais la marchandise prostitutionnelle n'est pas pour autant rejetée et anéantie, abolie ou dépassée. Tout au contraire : elle se fait clandestine, une autre économie, souterraine, celle qui se constitue par l'engendrement réciproque de l'incivisme et du consumérisme. Elle constitue l'inconscient : ce qu'il ne faut pas savoir, qui doit même être nié, pour que la production matérielle puisse se développer. Alors se constituent deux univers parallèles qui doivent s'ignorer [...]
L'hypocrisie se fait mauvaise foi — sartrienne - et économie de marché. Ainsi se constituent la conscience et le marché. La religion et la morale seront les traductions idéologiques de cette constitution originelle de la marchandise. Mais l'économie politique, en donnant un prix à chaque chose crée aussi la chose sans prix, donc hors marché. Il y aura la femme qui a son prix et « l'honnête femme » qui prend la valeur de ce qui n'a pas de prix."
"Marx a établi la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange, fondement de l'exploitation capitaliste : la force de travail du producteur est la seule marchandise dont la valeur d'usage (l'activité de travail) est supérieure à la valeur d'échange (le salaire), l'appropriation privée de la plus-value constituant la seule source de richesse."
"L'initiation mondaine à la civilisation capitaliste fait apparaître le « principe éducatif » du libéralisme libertaire : le dressage par l'animation machinale. « Etre cool », par exemple, sera la répartie mondaine à la raideur boy-scout, au « toujours prêt », au « tiens-toi bien » de l'éducation."
"On connaît bien la formule du clientélisme, « du pain et des jeux » que les riches donnent aux pauvres pour avoir la paix. Le libéralisme libertaire la reprend et la modernise : "du pain et du sexe". Le jeune est la clientèle d'un nouvel échange qui permet la jouissance au prix du renoncement au politique."
"Ce n'est pas parce que ces choses ne sont pas mesurables qu'elles n'existent pas."
"Le réactionnaire pourtant le plus républicain, au nationalisme patriotique, qui est la Résistance incarnée, l'homme de la décolonisation et du combat contre l'OAS, n'est plus qu'un empêchement à la nouvelle société, un blocage, l'immobilisme d'une Vieille France figée dans les modèles vertueux de la consommation.
Quel est le plus réactionnaire ? De Gaulle ou Marcuse ?"
"La libéralisation sera l'accomplissement de la contrerévolution libérale. C'est l'ordre du désir qui est en jeu, l'Œdipe, l'interdit. Aussi faut-il opposer au freudo-marxisme - creuset du libéralisme libertaire -, « l'Œdipe de la praxis », concept à produire, à justifier. Dans l'immédiat, on peut proposer son principe : l'Œdipe freudien est surdéterminé par les rapports de production et de consommation, selon des modalités constitutives des classes dominantes, de la féodalité à nos jours (système de la parenté de l'exogamie monogamique).
La famille nucléaire se « structure » comme élémentaire économie politique. Elle repose sur une dualité constitutive. Le père et le fils aîné sont les propriétaires de l'exploitation. Le cadet et la femme ne disposent que de l'usufruit. L'amour courtois sera l'alliance des subalternes de la famille et des
subalternes de la praxis, ceux qui assurent le service féodal (le chevalier)."
"Le bébé est le consommateur absolu qui reçoit tout sans contrepartie."
"Le capitalisme est le maître d'œuvre de la phénoménologie des mœurs de la mise en relation du procès de production et du procès de consommation."
"Face à la société permissive, que faire ? En attendant « le changement » ou « le chambardement », suivons l'exemple de Descartes, vivons selon les us et coutumes de l'ici et du maintenant, la visée de l'universel se réduisant à une pratique personnelle selon certains préceptes. Vivons au jour le jour en essayant de sauver les meubles. Cette morale provisoire sera une survie citoyenne : une stratégie."
"L'art est abstrait quand il ne peut prendre un contenu. Ce n'est pas un style, c'est un manque."
"Pourquoi ne pas envisager une prise en charge nationale de ces fléaux, drogue et dope, et les décréter dangers publics ?"
"Le censeur terroriste et snobinard — Debord."
"On ne peut plus énoncer la morale comme un impératif catégorique de valeur universelle. Le « fais ce que voudras » du permissif l'interdit.
Il faut se placer au niveau du « fais ce que voudras » et apporter l'éducatif, non pas comme une contrainte dont la raison échappe, mais comme jeu.
Comment l'éducateur doit-il « jouer » l'écolier ou le pré-adolescent ?
Selon quelle stratégie ?
Il doit jouer sur leur terrain, déplacer le jeu, jouer au jeu de l'autre. C'est qu'il faut lutter à armes égales et aussi se mettre à l'abri du contre. C'est la stratégie élémentaire de l'éducateur. En régime permissif, toute évocation de la morale, de la civilité suscite l'anti. Aussi faut-il ne pas faire le jeu de l'adversaire (permissif) et ne pas s'exposer au ridicule. Alors, derechef : « fais ce que voudras et voici un ballon ». Le jeu sera la règle et celle-ci sera le jeu. Ces deux phrases suffisent pour concevoir un Œdipe républicain qui conjugue
la liberté et la loi et se pose comme Œdipe de la praxis."
"Le sport de compétition va poser la règle civique et lui apporter la nécessité citoyenne. Les Jeux Olympiques arrêtaient la guerre, dans l'Antiquité grecque.
Cette trêve est un événement historique originel qui marque une rupture décisive avec le Vieux Monde. C'est l'origine de la civilisation. Mais c'est aussi la structuration de la conscience, l'engendrement réciproque de la règle et du jeu, l'origine de l'Œdipe de la praxis et son élémentaire définition. Et l'Œdipe de la praxis surdétermine l'Œdipe freudien.
Alors que l'intellectuel de gauche dénonce la compétition sportive, celle-ci s'avère l'invention de la praxis pour passer de la guerre à la paix. A la guerre, on tue et on met en esclavage. Aux J.O., on instaure la paix : le vaincu échappe à l'extermination et à l'esclavage. Il accédera même, bien plus tard, au statut polidorien : gloire au second, gloire au vaincu. Le miracle grec est avant tout un pacifisme. Le sport est le jeu de la paix. S'il vient de la guerre, il n'a de cesse d'en sortir. L'athlète est un homme désarmé : « un paradis... à l'ombre des épées ». Paix qui n'est que provisoire : une trêve."
"La bonne citoyenneté n'implique pas la reconnaissance obligée de la lutte des classes. Il faut jouer le jeu, celui de la règle du jeu, de la distinction des deux ordres et de l'autonomie relative de la morale citoyenne. En tant que bon démocrate, pour jouer sérieusement le jeu démocratique, je n'ai pas le droit d'imposer à la morale citoyenne l'éthique de la praxis.
C'est une conception anti-stalinienne qui propose une différence de niveau et de nature du politique."
"Narcisse et Vulcain, les frères ennemis, constituent la dualité de la conscience, de l'anthropologie, de la phénoménologie, de l'Occident. C'est sur cette dualité que se développe le dysfonctionnement du procès de consommation et du procès de production. Et c'est ce dysfonctionnement que l'éthique de la praxis doit énoncer et résoudre."
"Le libéralisme n'est pas d'essence fasciste. [...] Le fascisme ne doit pas être une référence automatique et machinale."
"Tout se tient, production de série et consommation de masse s'engendrent réciproquement."
"Le vote serait obligatoire. Par civilité républicaine, solidarité des travailleurs, rappel de la dignité civique gagnée par le travail : corps de métier et cœur de métier."
-Michel Clouscard, Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale, Éditions L'Harmattan, 2003.
"La paupérisation menaçante, c'est une race : l'Arabe. La richesse interdite, c'est une race : le Juif. « On » est désigné comme race. Les états de pauvre ou de riche sont ramenés à un principe originel, matriciel, général. Le racisme est à double face : il prétend à une supériorité, mais surtout il est la désignation de l'altérité comme une erreur ontologique qui associe la contingence et la malfaisance. L'Autre est de trop. Il n'est qu'une excroissance cancéreuse de la Création. Il n'a rien et il n'est rien : c'est normal, puisqu'il est pure contingence. Il n'est que la forme vide : une race.
Le pauvre, c'est l'immigrant, l'immigrant c'est l'Arabe. Ainsi se constitue une race, un homme vide de toute culture, de tout contenu qui n'est plus qu'une forme : un faciès. Le lepéniste reconnaît la race par le faciès. L'Arabe, dira-t-il, a le faciès de sa race. C'est le signe extérieur qui ne peut être camouflé, le stigmate, la tache indélébile. Le faciès, c'est l'aveu de la race. Et ce pauvre, ce faciès, est un envahisseur, incroyable paradoxe.
Il est nul et il menace l'identité nationale ! Quel scandale ! La stratégie de l'immigrant aurait consisté à contourner... Poitiers, le lieu officiel de l'arrêt de l'invasion Arabe. Ce qui n'a pu être réalisé au sommet peut l'être en pénétrant la base. C'est un entrisme de masse qui glisse l'Arabe au coeur même
du peuple. Ce dernier, dira Le Pen, doit se mettre en état de légitime défense. Autrement nous deviendrons tous des Arabes, c'est-à-dire des pauvres. Le discours raciste cache la peur de la régression sociale, de la crise, de la paupérisation. L'Arabe est bien plus qu'un bouc émissaire. Il est la relation
de l'identitaire et de l'altérité dans l'économie de marché.
Si l'envahisseur menace, s'il peut être encore repéré et désigné par la vigilance nationaliste, l'autre ennemi de l'identitaire a déjà pénétré dans la place : le Juif. Il est l'autre face de l'altérité. L'identitaire est menacé à la fois par la paupérisation et par la richesse, par les propres limites du chrématistique. Le Juif a été désigné par l'Eglise comme l'usurier, le prêteur, celui qui profite. Mais cette stigmatisation ne suffit pas à expliquer l'antisémitisme. Il est
l'ennemi intérieur qui n'a pu s'enrichir qu'en profitant de l'institution nationale sans participer aux frais. Corollaire : l'enrichissez-vous est impossible. C'est le Juif qui détient et qui conserve les moyens du chrématistique, qui dispose des postes de création et de gestion. Les deux racismes sont complémentaires : l'un à l'égard du pauvre, l'autre à l'égard du riche. La peur de devenir pauvre s'exaspère de la colère de ne pouvoir devenir riche."
-Michel Clouscard, Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale, Éditions L'Harmattan, 2003, p.52.
http://www.pdfarchive.info/pdf/C/Cl/Clouscard_Michel_-_Le_capitalisme_de_la_seduction.pdf
"C'est le frivole qui permet d'accéder à la totale compréhension du sérieux. La dialectique du frivole et du sérieux rendra compte des rapports du procès de production et du procès de consommation. Il faut proposer le lien dialectique, le pont entre deux univers qui s'ignorent." (p.15)
"Nous entendons par honnête homme l'intellectuel de bonne foi. L'homme de bonne volonté, celui qui est capable d'une attitude réflexive, critique. Celui qui sait écouter. Nous lui soumettons notre projet. C'est lui que nous voulons convaincre. C'est notre interlocuteur privilégié. Notre "interlocuteur valable"." (p.19)
"Nous allons proposer tout d'abord la systémique des rituels d'initiation. De l'initiation au système. A la civilisation capitaliste. Ces procédures initiatiques seront révélatrices de ce que cette civilisation a de profond, de secret, d'intime. Nous prétendons accéder ainsi à l'essence même du système. A ce qui sera révélateur de sa culture, de ses valeurs, de ses mœurs. Ce sera une saisie de "l'intentionnalité" même." (p.22-23)
"Le potlatch est une dépense somptuaire qui permet d'établir la hiérarchie sociale selon la consommation. L'étude de ce potlatch (de la plus-value) permettra donc de compléter la définition des classes sociales. Et de contribuer à apporter au marxisme le complément nécessaire aux classifications déjà connues, celles du procès de production."
"Du 3 avril 1948 au 31 décembre 1951, douze milliards de dollars furent fournis [via le Plan Marshall] à seize pays européens (23% pour la France). Les 5/6ème comme don ! 1/6ème seulement comme prêt."
"Alors que dans la société traditionnelle, les deux termes [le culturel et l'économique] se disposent selon la plus grande distance possible et conservent une autonomie relative certaine, la modernité sera l'immanence de leurs rapports d'expression. Le culturel sera l'expression des besoins idéologiques du marché."
"Le néo-capitalisme [...] permettra de jouir sans avoir."
"L'apprentissage de la vie n'est plus l'apprentissage du métier, mais l'apprentissage du gaspillage."
"Processus banal des prises de pouvoir: on s'unit face à l'adversaire puis on se déchire pour monopoliser ce pouvoir."
"Le mondain révèle que la frivolité est le sérieux de l'idéologie."
"L'inconscient -ce fourre-tout de la bourgeoisie- n'appartient pas au psychanalyste, mais à l'idéologie."
"Jeans, cheveux longs, guitare: la panoplie au complet. Trois signes fulgurants: l'uniforme de la liberté. La liberté de l'uniforme."
"Tout bourgeois a besoin des autres bourgeois. Pour supplanter d'autres bourgeois. Tout est bande."
"Une culture bourgeoise originale n'est plus possible. La bourgeoisie n'a plus de message à apporter. (Ce qu'elle a pu faire par exemple au moment de la lutte contre la monarchie de droit divin.) Elle ne cherche que des alibis culturels à sa consommation. Pour ce faire, elle puisse dans les traditions populaires pour justifier ses usages mondains."
"Ce qui se dit contestation n'est qu'initiation mondaine, niveau supérieur de l'intégration au système, à la société permissive. Tel est le mensonge du monde."
"C'est la frivolité mondaine de l'entourage qui fera le sérieux du discours gauchiste."
"Ah! La tête du petit-bourgeois à sa première fumette! C'est qu'il se passe enfin quelque chose. On a "crée l'évènement". Quelque chose d'interdit. De dangereux."
"Les rejetons de la bourgeoisie ont longtemps pu croire et surtout faire croire qu'ils étaient des maudits, des suicidaires, des héros des ténèbres. Puisque le hasch était la drogue. Et celle-ci la déchéance. Alors qu'ils n'étaient que les pères tranquilles de la consommation marginale.
Voilà le modèle parfait de la malédiction-bidon. Elle a longtemps servi à l'avant-garde, image d'Épinal de l'initiation -à peu de frais- aux ténèbres. Premier profit idéologique.
Cette image, le type "qui-se-détruit-parce-que-le-système-le-dégoûte", est un remake de l'imagerie romantique. Mais quelle extraordinaire dégradation du contenu et du message. Le romantique authentique n'éprouverait plus -avec la drogue- ce que les autres veulent obtenir -par la drogue. Le romantisme est une ascèse. Un acte, une volonté. L'extase de l'idéalisme subjectif est l'amère récompense d'avoir tenté de vivre.
De même, l'autre extase de l'idéalisme subjectif -l'extase mystique- se gagne par de terribles exercices spirituels. Quarante jours dans le désert. Ou tout bonnement le jeûne. Mais toujours la soumission du corps, son dressage quotidien, celui de "l'abrutissement". Alors parfois -mais ce n'est pas le but de la spiritualité- des illuminations, des transes. Le sentiment d'être le maître du monde par l'expérience charnelle de son néant.
Le drogué, au contraire, consomme. Et consommation idéologique du corps. Il cherche à obtenir ce à quoi le romantique et le mystique cherche à s'arracher. Le drogué est l'essence même de la société de consommation. Alors que son image idéologique prétend le contraire. La drogue est le fétiche par excellence.
C'est le rituel de l'achat qui valorise le produit. Sa clandestinité, sa cherté font le sélectif de la marchandise. Le rituel de la prise consacre sa valeur d'usage. Etre "accroché" prouve la valeur ineffable de la marchandise. Et le danger encouru témoigne que son usage est au-dessus des moyens du commun des mortels."
"Le rythme originel du corps [...] se décompose en un temps fort et un temps faible, un haut et un bas, une impulsion et une retombée. Il est l'unité organique des deux pulsions contradictoires du corps. En une cellule temporelle, la contradiction, mais aussi la synthèse, de deux données sensibles: l'élan et la pesanteur, l'en soi et le pour soi, la dépense et l'économie."
"L'idéologie de la consommation fait de la sexualité une consommation parmi d'autres."
"La scène du monde ne s'allume que d'éternels poncifs."
"Le statut de ces couches sociales [moyennes] est particulièrement ambigu. Elles sont à la fois victimes et profiteuses de l'extorsion de la plus-value. Elles ne possèdent pas les moyens de production mais extorquent une certaine plus-value."
"Les âges de la vie peuvent s'identifier aux âges d'une culture."
"Le principe de plaisir n'a pas une existence qui pourrait être extérieure (et contestataire) au principe de réalité. Dès le principe, l'investissement libidinal n'est possible que par l'infrastructure, la technologie, le fonctionnel."
"Nous avons proposé un anti freudo-marxisme radical. Ce n'est pas la société capitaliste qui a récupéré la libido. Mais c'est la société capitaliste qui a "inventé" la libido."
"L'antéprédicatif et le néo-nominalisme sont les deux fondements de l'actuelle idéologie. Celle que véhiculent les sciences humaines de la modernité, pour proposer un néo-positivisme. C'est la philosophie-idéologie des adversaires, avoués ou pas, du matérialisme historique. L'essentiel n'est pas dans et par le processus de production. Mais avant ou au-dessus. Avant l'histoire et dans le signe. Aussi mettons-nous dans le même sac Husserl, Heidegger, Lévi-Strauss, Lacan, les freudo-marxistes, Foucault, Barthes, etc. Et même Althusser, surtout Althusser."
"Il faut écarter toute nostalgie théologique et toutes ses dérives épistémologiques. Notre destin n'a pas été perdu. Il n'a jamais eu lieu. Il n'y a pas eu de destin. Le sens n'a pas été, quelque part, donné, fixé. Puis oublié. En tout cas perverti par l'histoire. Il faut récuser toute quête et restauration d'une substance perdue. Dans le domaine de la connaissance comme dans celui de la politique. La nostalgie de la substance fonde toute idéologie réactionnaire. [...] Notre destin est à faire."
"Que peut valoir une analyse qui ignore le fonctionnement fondamental de la société libérale ? Ses mécanismes, ses fins, ses moyens ? Sa stratégie ?"
"Comment définir la systématique des usages mondains ? Quel est le processus de l'implantation dans les masses ? Quel critère proposer pour une classification ? Le droit à la différence -ce fameux droit à la différence revendiqué avec tant de passion par les doctrinaires du libéralisme- va permettre de situer les nouvelles hiérarchies sociales. Celles du potlatch de la consommation mondaine. Différences qui ont fonction idéologiques de "dépasser" les hiérarchies du procès de production: les classes sociales. Droit à la différence qui prétend rendre subsidiaire le critère de classification selon ces classes sociales. Des stratifications d'une autre époque, révolue, nous dira-t-on.
Nous avons déjà constaté que les différences définies par le procès de consommation n'étaient que des corporatismes de consommateurs. Le droit à la différence se révèle n'être qu'une stratégie de diversion, de séduction, d'intégration.
Et comment ne pas ironiser sur ce droit à la différence, puisqu'il se ramène, en définitive, au droit d'imiter ? Il n'a de réalité que dans la mesure où l'individu s'intègre à un groupement. Ce sont des différences corporatives. Des ressemblances, alors.
[...] Nous avons atteint le paradoxe même de la mondanité. Sa différence est l'imitation. On est un individu dans la mesure où l'on représente un genre. On est singulier lorsqu'on est le signe d'un genre. Le mondain est ce processus de valorisation de l'individu par le genre. Il autorise cette usurpation narcissique: dire n'être que soi-même alors que l'on est qu'une résultante de la dynamique de groupe, une copie conforme.
Ce qui est l'essence du mondain est aussi la différence en social-démocratie libertaire. Le standard est vécu comme originalité. L'individu se singularise dans la mesure où il s'intègre à un genre. La proclamation subjective n'est que la ratification d'un groupe sociologique. Et plus on est le sous-genre d'un genre, plus on se croit soi-même."
"La psychanalyse est bien le couronnement idéologique du système. Elle parachève l'entreprise d'occultation de la réalité. [...] La psychologie des profondeurs devrait avoir la profondeur de remonter à la surface."
"Prescription éthique: le cœur doit mépriser le monde. L'amour est cette liberté qui peut dire non au prince. Et choisir le berger. [...]
Les civilisations de l'Occident s'étaient transmises ce message. A partir des conflits mythiques de l'Olympe que la civilisation grecque avait proposés pour instaurer et maintenir la hiérarchie de ses valeurs. Mythes repris par le Moyen Age chrétien: les allégories de la civilisation chevaleresque. L'éthique devenue esthétique. Le mythe féodal s'était prolongé dans le romanesque de la bourgeoisie: l'amour ascèse, le long et douloureux travail de la reconnaissance des âmes dans le monde. Enfin ces catégories -éternelles- s'étaient axiomatisées en un scientisme petit-bourgeois: le Je, le ça, le Sur-moi. Ultime stade d'une entropie. Tel sont les quatre moment du parcours gréco-judéo-chrétien: quatre moments de la culture de l'âme et du cœur face aux séductions du monde.
La culture néo-capitaliste a balayé cette éthique-esthétique. A la place, l'Olympe des vedettes: les gloires des sunlights, des media, du show-business, de la publicité. Par la médiation de la Vedette, les élans du cœur et les pouvoirs du monde opèrent une monstrueuse synthèse. La corruption mondaine altère l'inaltérable. Amour et Argent aiment la Vedette. Et celle-ci aime Amour et Argent. Il n'y a plus de contradictoire. Par le truchement de la Vedette, tout le monde -de cet Olympe- copine. Les termes allégoriques sont devenus partenaires. Ils se partagent le pouvoir mondain du capitalisme. Le grand tabou est mort. L'Olympe est devenu un club. Ce que le capitalisme peut offrir de plus privé.
Ces noces monstrueuses des narcissismes du capitalisme sont donc la fin des valeurs occidentales. Celles qui avaient inventé la Psyché, la Jeune Fille, les Fiançailles, tout ce dont se gausse le libéralisme libertaire. Valeurs -faut-il encore le répéter- incluses dans la logique de la production, dans l'histoire des modes de production [...] Valeurs, certes, des classes dominantes. En ce sens que le statut de la Femme et celui de l'Amour ont pu être extraordinairement privilégiés...de par l'exploitation du serf et de l'ouvrier. Énorme paradoxe, celui de l'Occident, culture du négatif. La noblesse et la bourgeoisie avaient fait de l'amour une praxis de classe: le système de parenté qui garantit la reproduction des rapports de production. Mais alors l'Amour et la Femme, promus par la culture de classe, sont aussi soumis, aliénés par cette culture: il n'y aura pas d'amour heureux. Le mythe de Tristan et Iseult s'accomplit avec La Nouvelle Héloïse de Rousseau, structure de classe de la Psyché.
Le capitalisme -en son hégémonie- liquide, à sa manière, ce système de reconnaissance, la psyché occidentale. Les grands clubs -Régine et Castel- ont promu une esthétique prostitutionnelle. Car la Vedette est bien la grande pute du système. Le pur produit de la promotion de vente de l'industrie, du loisir et du plaisir. Elle s'est vendue au succès, au show-business. Aux valeurs culturelles des media. C'est elle qui conditionne les masses."
"Le paganisme, objectera l'honnête homme, n'est-ce-pas déjà une civilisation sensuelle ? Et ce que nous avons dénoncé comme consommation transgressive ou forme mondaine, n'Est-ce-pas une préfiguration d'un retour aux sources ? Les premiers moments d'une libération radicale des contraintes artificielles de la civilisation judéo-chrétienne ?
Certes, le paganisme, dans la mesure où il était un mode de production esclavagiste, a pu être une civilisation sensuelle. Le corps -force productive- libérait le corps -moyen de jouissance. Le travail des uns autorisait la libido des autres. Et notre mode de production, dans la mesure où il autorise l'exploitation de l'homme par l'homme, propose aussi une culture du plaisir. On pourrait presque dire que le travailleur étranger est à l'industrie du loisir et du plaisir ce que l'esclavage était à l'épicurisme. (Il semble que plus le procès de production est répressif et plus la consommation libidinale, ludique, marginale est permissive.)
Différence essentielle des deux modes de production: le paganisme était aussi, ce qui semble un paradoxe, une civilisation du sacré. Alors que la civilisation capitaliste se définit, au contraire, comme une désacralisation radicale. La fin des tabous et des interdits.
Le sacré du paganisme interdisait le libéralisme permissif, la dimension libertaire de l'actuelle social-démocratie occidentale. Au même titre, en définitive, que le christianisme. Polythéisme et monothéisme ont en commun le respect, la vénération de Dieu ou des Dieux, qu'importe. Si les âmes appartiennent à Dieu, les corps appartenaient aux Dieux. Dans les deux cas, la vie civique doit se soumettre, impérativement, aux tables et lois des révélations divines. Aussi, dans le paganisme, la fête des sens est la fête des Dieux. La sensualité ne fait qu'honorer les Dieux. On leur rend ce qu'ils ont donné.
Mais selon un rituel sacré qui doit gérer l'économie du corps selon les lois de la cité. C'est défendre l'ordre social, le ritualiser, le structurer. C'est interdire toute consommation-transgressive. Ce qui serait un double crime: à l'égard des Dieux, à l'égard des autres. Crime civique et sacrilège religieux.
C'est seulement au moment de la décadence que la sensualité déborde les Dieux, au nom des Dieux. La désacralisation -les Dieux devenus symboles ornementaux de la culture sceptique- autorise alors la première consommation libidinale, ludique, marginale. A la Cour, chez l'empereur, le prince. A la ville, chez le riche ou le métèque parvenu.
C'est ce moment qui deviendra, pour la culture libérale de la bourgeoisie, le paganisme. Réduction qui permet de proposer un modèle permissif exemplaire au nom d'un athéisme conséquent. Ou au nom d'une "authentique" émancipation.
Ce sera aussi le premier "malaise de la civilisation". Le scepticisme ronge la cité ; les idéologues de l'époque cherche désespérément à retrouver l'ordre perdu. Stoïciens et Épicuriens s'efforcent de redéfinir la "ligne juste" de la consommation. Le fléau de la balance oscille entre le trop ou le pas assez. Toute logique des besoins est impossible lorsqu'elle "oublie" le producteur."
"En fin de parcours, le capitalisme est ce monstrueux paradoxe: le libéralisme économique est étatique et l'appareil d'Etat est social-démocrate. [...] Sa dialectique a inversé ses composantes originelles: libéralisme économique et conservatisme politique. Quelle ruse !" (p.340)
-Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction. Critique de la social-démocracie libertaire, Éditions Delga, 2013 (1981 pour la première édition), 350 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 18 Nov - 12:24, édité 5 fois