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    Michel Clouscard, Œuvre + site dédié

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Michel Clouscard, Œuvre + site dédié Empty Michel Clouscard, Œuvre + site dédié

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 22 Sep - 17:41

    http://philoclouscard.free.fr/pages/extraits1.html

    « Le communisme, c'est prendre en charge le malheur du monde, et sans pathos. On n'est pas là pour la convivialité. Pour ça il y a Jack Lang. »

    « L'Etat a été l'instance super structurale de la répression capitaliste. C’est pourquoi Marx le dénonce. Mais aujourd'hui, avec la mondialisation, le renversement est total. Alors que l'Etat-Nation a pu être le moyen d'oppression d'une classe par une autre, il devient le moyen de résister à la mondialisation. C'est un jeu dialectique. »

    « Il y aura toujours un appareil d'Etat, un code de la route. L'Etat-Nation est autre chose que l'Etat politique. C'est le moyen de créer un système de la parenté et un mode de production. L'Etat est une conquête en terme hégélien, l'appareil de réalisation de l'esprit.
    Créon ou Antigone? Moi, je les renvoie dos à dos. Ni le stalinien Créon, ni la gaucho- fasciste Antigone. Ni l'Etat formel, brutal, à la Platon, ni les Pénates d'Antigone avec les mères qui chouchoutent et fabriquent des enfants livrés au consumérisme. Je m'en réfère au mythe de Tristan et Yseult. […]
    Il n'y a pas d'antagonisme irréductible de l'amour fou et de la raison d'état -de telle manière qu'à la limite, l'amour serait le combat entre l'institutionnel, l'ordre, la raison- mais tout au contraire engendrement réciproque du politique et du sentiment. Tristan et Yseult, piliers de l'Etat-Nation! En termes dialectiques : unité des contraires.
    »
    -Michel Clouscard, Entretien avec Aymeric Monville, « Le génie marxiste d'aujourd'hui », in L’évadé n° 8.

    Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale: http://www.pdfarchive.info/pdf/C/Cl/Clouscard_Michel_-_Refondation_progressiste.pdf

    "Le plus proche parent est le frère, c'est la plus forte identité de l'exogamie monogamique qui, en Occident, contraint à prendre un seul époux hors de la famille. La moindre différence doit porter la plus grande distance, l'antinomie radicale, le conflit le plus grave : ces frères sont ennemis."

    "Produire et consommer sont les deux actes fondamentaux de la vie. Leur mise en relation est le problème même de la philosophie de la praxis et de l'existence. Cette dualité est radicalement ignorée du consensus idéologique actuel. Nous proposons d'en faire une composante essentielle de l'arbitrage moral et politique qu'est l'équité."

    "Le couple Narcisse-Vulcain exprime l'origine de l'inconscient de classe. C'est la dualité du plaire et du faire, de la séduction et du travail, du frivole et du sérieux."

    "Pour le sérieux, le frivole est le futile, ce qui est sans grande importance ; et pour le frivole, le sérieux est l'esprit de sérieux, lourd et ennuyeux. Mais le frivole peut être une notion plus profonde que le sérieux et le sérieux peut être encore plus ludique que le frivole. Ainsi, le roman peut être, doit être d'apprentissage, comme l'apprentissage peut être un jeu. La dialectique du frivole et du sérieux consiste à révéler ce qui est caché sous l'apparence et qui constitue l'événement, le non-dit de l'un se faisant le discours de l'autre."

    "C'est le marché qui transmue le besoin en désir. Sans le marché, le désir n'est qu'intentionnalité « sans qualité », une simple présence et participation aux filiations ontologiques, à la relation de l'être, du genre, de l'individu. Ce dernier n'a d'existence que par la relation de ces trois composantes « antéprédicatives », préœdipiennes. L'individu est le brave petit soldat de l'espèce qui veille à la reproduction. Avec l'économie politique, se crée le passage de la valeur d'usage —le besoin -, à la valeur d'échange - le désir. [...]
    Quel peut être le développement du désir dans une économie de survie ? Pour que le désir advienne, il faut avoir quitté l'ordre du besoin, de la nécessité, échapper aux trois déterminations ontologiques de l'être, du genre et de l'individu. Il faut passer aux filiations œdipiennes proprement humaines. Il faut créer - par l'exogamie monogamique - l'enfantement de l'Œdipe : le mode de production féodal, le mythe de Tristan et Yseult, l'interdit comme amour de l'interdit, objective et suprême preuve d'amour
    ."

    "Le marché du désir est l'envers de l'économie politique. Il révèle ce qui doit être exclu pour constituer l'économie politique licite et normative. C'est le marché qui décide de l'interdit. C'est qu'il doit exclure la marchandise prostitutionnelle. Alors, il peut se déployer dans l'espace du sérieux, de la production, du besoin : l'économie politique des économistes anglais et... de Marx.

    Mais la marchandise prostitutionnelle n'est pas pour autant rejetée et anéantie, abolie ou dépassée. Tout au contraire : elle se fait clandestine, une autre économie, souterraine, celle qui se constitue par l'engendrement réciproque de l'incivisme et du consumérisme. Elle constitue l'inconscient : ce qu'il ne faut pas savoir, qui doit même être nié, pour que la production matérielle puisse se développer. Alors se constituent deux univers parallèles qui doivent s'ignorer [...]

    L'hypocrisie se fait mauvaise foi — sartrienne - et économie de marché. Ainsi se constituent la conscience et le marché. La religion et la morale seront les traductions idéologiques de cette constitution originelle de la marchandise. Mais l'économie politique, en donnant un prix à chaque chose crée aussi la chose sans prix, donc hors marché. Il y aura la femme qui a son prix et « l'honnête femme » qui prend la valeur de ce qui n'a pas de prix
    ."

    "Marx a établi la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange, fondement de l'exploitation capitaliste : la force de travail du producteur est la seule marchandise dont la valeur d'usage (l'activité de travail) est supérieure à la valeur d'échange (le salaire), l'appropriation privée de la plus-value constituant la seule source de richesse."

    "L'initiation mondaine à la civilisation capitaliste fait apparaître le « principe éducatif » du libéralisme libertaire : le dressage par l'animation machinale. « Etre cool », par exemple, sera la répartie mondaine à la raideur boy-scout, au « toujours prêt », au « tiens-toi bien » de l'éducation."

    "On connaît bien la formule du clientélisme, « du pain et des jeux » que les riches donnent aux pauvres pour avoir la paix. Le libéralisme libertaire la reprend et la modernise : "du pain et du sexe". Le jeune est la clientèle d'un nouvel échange qui permet la jouissance au prix du renoncement au politique."

    "Ce n'est pas parce que ces choses ne sont pas mesurables qu'elles n'existent pas."

    "Le réactionnaire pourtant le plus républicain, au nationalisme patriotique, qui est la Résistance incarnée, l'homme de la décolonisation et du combat contre l'OAS, n'est plus qu'un empêchement à la nouvelle société, un blocage, l'immobilisme d'une Vieille France figée dans les modèles vertueux de la consommation.
    Quel est le plus réactionnaire ? De Gaulle ou Marcuse ?
    "

    "La libéralisation sera l'accomplissement de la contrerévolution libérale. C'est l'ordre du désir qui est en jeu, l'Œdipe, l'interdit. Aussi faut-il opposer au freudo-marxisme - creuset du libéralisme libertaire -, « l'Œdipe de la praxis », concept à produire, à justifier. Dans l'immédiat, on peut proposer son principe : l'Œdipe freudien est surdéterminé par les rapports de production et de consommation, selon des modalités constitutives des classes dominantes, de la féodalité à nos jours (système de la parenté de l'exogamie monogamique).

    La famille nucléaire se « structure » comme élémentaire économie politique. Elle repose sur une dualité constitutive. Le père et le fils aîné sont les propriétaires de l'exploitation. Le cadet et la femme ne disposent que de l'usufruit. L'amour courtois sera l'alliance des subalternes de la famille et des
    subalternes de la praxis, ceux qui assurent le service féodal (le chevalier).
    "

    "Le bébé est le consommateur absolu qui reçoit tout sans contrepartie."

    "Le capitalisme est le maître d'œuvre de la phénoménologie des mœurs de la mise en relation du procès de production et du procès de consommation."

    "Face à la société permissive, que faire ? En attendant « le changement » ou « le chambardement », suivons l'exemple de Descartes, vivons selon les us et coutumes de l'ici et du maintenant, la visée de l'universel se réduisant à une pratique personnelle selon certains préceptes. Vivons au jour le jour en essayant de sauver les meubles. Cette morale provisoire sera une survie citoyenne : une stratégie."

    "L'art est abstrait quand il ne peut prendre un contenu. Ce n'est pas un style, c'est un manque."

    "Pourquoi ne pas envisager une prise en charge nationale de ces fléaux, drogue et dope, et les décréter dangers publics ?"

    "Le censeur terroriste et snobinard — Debord."

    "On ne peut plus énoncer la morale comme un impératif catégorique de valeur universelle. Le « fais ce que voudras » du permissif l'interdit.

    Il faut se placer au niveau du « fais ce que voudras » et apporter l'éducatif, non pas comme une contrainte dont la raison échappe, mais comme jeu.

    Comment l'éducateur doit-il « jouer » l'écolier ou le pré-adolescent ?
    Selon quelle stratégie ?

    Il doit jouer sur leur terrain, déplacer le jeu, jouer au jeu de l'autre. C'est qu'il faut lutter à armes égales et aussi se mettre à l'abri du contre. C'est la stratégie élémentaire de l'éducateur. En régime permissif, toute évocation de la morale, de la civilité suscite l'anti. Aussi faut-il ne pas faire le jeu de l'adversaire (permissif) et ne pas s'exposer au ridicule. Alors, derechef : « fais ce que voudras et voici un ballon ». Le jeu sera la règle et celle-ci sera le jeu. Ces deux phrases suffisent pour concevoir un Œdipe républicain qui conjugue
    la liberté et la loi et se pose comme Œdipe de la praxis
    ."

    "Le sport de compétition va poser la règle civique et lui apporter la nécessité citoyenne. Les Jeux Olympiques arrêtaient la guerre, dans l'Antiquité grecque.

    Cette trêve est un événement historique originel qui marque une rupture décisive avec le Vieux Monde. C'est l'origine de la civilisation. Mais c'est aussi la structuration de la conscience, l'engendrement réciproque de la règle et du jeu, l'origine de l'Œdipe de la praxis et son élémentaire définition. Et l'Œdipe de la praxis surdétermine l'Œdipe freudien.

    Alors que l'intellectuel de gauche dénonce la compétition sportive, celle-ci s'avère l'invention de la praxis pour passer de la guerre à la paix. A la guerre, on tue et on met en esclavage. Aux J.O., on instaure la paix : le vaincu échappe à l'extermination et à l'esclavage. Il accédera même, bien plus tard, au statut polidorien : gloire au second, gloire au vaincu. Le miracle grec est avant tout un pacifisme. Le sport est le jeu de la paix. S'il vient de la guerre, il n'a de cesse d'en sortir. L'athlète est un homme désarmé : « un paradis... à l'ombre des épées ». Paix qui n'est que provisoire : une trêve
    ."

    "La bonne citoyenneté n'implique pas la reconnaissance obligée de la lutte des classes. Il faut jouer le jeu, celui de la règle du jeu, de la distinction des deux ordres et de l'autonomie relative de la morale citoyenne. En tant que bon démocrate, pour jouer sérieusement le jeu démocratique, je n'ai pas le droit d'imposer à la morale citoyenne l'éthique de la praxis.
    C'est une conception anti-stalinienne qui propose une différence de niveau et de nature du politique
    ."

    "Narcisse et Vulcain, les frères ennemis, constituent la dualité de la conscience, de l'anthropologie, de la phénoménologie, de l'Occident. C'est sur cette dualité que se développe le dysfonctionnement du procès de consommation et du procès de production. Et c'est ce dysfonctionnement que l'éthique de la praxis doit énoncer et résoudre."

    "Le libéralisme n'est pas d'essence fasciste. [...] Le fascisme ne doit pas être une référence automatique et machinale."

    "Tout se tient, production de série et consommation de masse s'engendrent réciproquement."

    "Le vote serait obligatoire. Par civilité républicaine, solidarité des travailleurs, rappel de la dignité civique gagnée par le travail : corps de métier et cœur de métier."
    -Michel Clouscard, Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale, Éditions L'Harmattan, 2003.

    "La paupérisation menaçante, c'est une race : l'Arabe. La richesse interdite, c'est une race : le Juif. « On » est désigné comme race. Les états de pauvre ou de riche sont ramenés à un principe originel, matriciel, général. Le racisme est à double face : il prétend à une supériorité, mais surtout il est la désignation de l'altérité comme une erreur ontologique qui associe la contingence et la malfaisance. L'Autre est de trop. Il n'est qu'une excroissance cancéreuse de la Création. Il n'a rien et il n'est rien : c'est normal, puisqu'il est pure contingence. Il n'est que la forme vide : une race.

    Le pauvre, c'est l'immigrant, l'immigrant c'est l'Arabe. Ainsi se constitue une race, un homme vide de toute culture, de tout contenu qui n'est plus qu'une forme : un faciès. Le lepéniste reconnaît la race par le faciès. L'Arabe, dira-t-il, a le faciès de sa race. C'est le signe extérieur qui ne peut être camouflé, le stigmate, la tache indélébile. Le faciès, c'est l'aveu de la race. Et ce pauvre, ce faciès, est un envahisseur, incroyable paradoxe.

    Il est nul et il menace l'identité nationale ! Quel scandale ! La stratégie de l'immigrant aurait consisté à contourner... Poitiers, le lieu officiel de l'arrêt de l'invasion Arabe. Ce qui n'a pu être réalisé au sommet peut l'être en pénétrant la base. C'est un entrisme de masse qui glisse l'Arabe au coeur même
    du peuple. Ce dernier, dira Le Pen, doit se mettre en état de légitime défense. Autrement nous deviendrons tous des Arabes, c'est-à-dire des pauvres. Le discours raciste cache la peur de la régression sociale, de la crise, de la paupérisation. L'Arabe est bien plus qu'un bouc émissaire. Il est la relation
    de l'identitaire et de l'altérité dans l'économie de marché.

    Si l'envahisseur menace, s'il peut être encore repéré et désigné par la vigilance nationaliste, l'autre ennemi de l'identitaire a déjà pénétré dans la place : le Juif. Il est l'autre face de l'altérité. L'identitaire est menacé à la fois par la paupérisation et par la richesse, par les propres limites du chrématistique. Le Juif a été désigné par l'Eglise comme l'usurier, le prêteur, celui qui profite. Mais cette stigmatisation ne suffit pas à expliquer l'antisémitisme. Il est
    l'ennemi intérieur qui n'a pu s'enrichir qu'en profitant de l'institution nationale sans participer aux frais. Corollaire : l'enrichissez-vous est impossible. C'est le Juif qui détient et qui conserve les moyens du chrématistique, qui dispose des postes de création et de gestion. Les deux racismes sont complémentaires : l'un à l'égard du pauvre, l'autre à l'égard du riche. La peur de devenir pauvre s'exaspère de la colère de ne pouvoir devenir riche
    ."
    -Michel Clouscard, Refondation progressiste face à la contre-révolution libérale, Éditions L'Harmattan, 2003, p.52.

    http://www.pdfarchive.info/pdf/C/Cl/Clouscard_Michel_-_Le_capitalisme_de_la_seduction.pdf

    "C'est le frivole qui permet d'accéder à la totale compréhension du sérieux. La dialectique du frivole et du sérieux rendra compte des rapports du procès de production et du procès de consommation. Il faut proposer le lien dialectique, le pont entre deux univers qui s'ignorent." (p.15)

    "Nous entendons par honnête homme l'intellectuel de bonne foi. L'homme de bonne volonté, celui qui est capable d'une attitude réflexive, critique. Celui qui sait écouter. Nous lui soumettons notre projet. C'est lui que nous voulons convaincre. C'est notre interlocuteur privilégié. Notre "interlocuteur valable"." (p.19)

    "Nous allons proposer tout d'abord la systémique des rituels d'initiation. De l'initiation au système. A la civilisation capitaliste. Ces procédures initiatiques seront révélatrices de ce que cette civilisation a de profond, de secret, d'intime. Nous prétendons accéder ainsi à l'essence même du système. A ce qui sera révélateur de sa culture, de ses valeurs, de ses mœurs. Ce sera une saisie de "l'intentionnalité" même." (p.22-23)

    "Le potlatch est une dépense somptuaire qui permet d'établir la hiérarchie sociale selon la consommation. L'étude de ce potlatch (de la plus-value) permettra donc de compléter la définition des classes sociales. Et de contribuer à apporter au marxisme le complément nécessaire aux classifications déjà connues, celles du procès de production."

    "Du 3 avril 1948 au 31 décembre 1951, douze milliards de dollars furent fournis [via le Plan Marshall] à seize pays européens (23% pour la France). Les 5/6ème comme don ! 1/6ème seulement comme prêt."

    "Alors que dans la société traditionnelle, les deux termes [le culturel et l'économique] se disposent selon la plus grande distance possible et conservent une autonomie relative certaine, la modernité sera l'immanence de leurs rapports d'expression. Le culturel sera l'expression des besoins idéologiques du marché."

    "Le néo-capitalisme [...] permettra de jouir sans avoir."

    "L'apprentissage de la vie n'est plus l'apprentissage du métier, mais l'apprentissage du gaspillage."

    "Processus banal des prises de pouvoir: on s'unit face à l'adversaire puis on se déchire pour monopoliser ce pouvoir."

    "Le mondain révèle que la frivolité est le sérieux de l'idéologie."

    "L'inconscient -ce fourre-tout de la bourgeoisie- n'appartient pas au psychanalyste, mais à l'idéologie."

    "Jeans, cheveux longs, guitare: la panoplie au complet. Trois signes fulgurants: l'uniforme de la liberté. La liberté de l'uniforme."

    "Tout bourgeois a besoin des autres bourgeois. Pour supplanter d'autres bourgeois. Tout est bande."

    "Une culture bourgeoise originale n'est plus possible. La bourgeoisie n'a plus de message à apporter. (Ce qu'elle a pu faire par exemple au moment de la lutte contre la monarchie de droit divin.) Elle ne cherche que des alibis culturels à sa consommation. Pour ce faire, elle puisse dans les traditions populaires pour justifier ses usages mondains."

    "Ce qui se dit contestation n'est qu'initiation mondaine, niveau supérieur de l'intégration au système, à la société permissive. Tel est le mensonge du monde."

    "C'est la frivolité mondaine de l'entourage qui fera le sérieux du discours gauchiste."

    "Ah! La tête du petit-bourgeois à sa première fumette! C'est qu'il se passe enfin quelque chose. On a "crée l'évènement". Quelque chose d'interdit. De dangereux."

    "Les rejetons de la bourgeoisie ont longtemps pu croire et surtout faire croire qu'ils étaient des maudits, des suicidaires, des héros des ténèbres. Puisque le hasch était la drogue. Et celle-ci la déchéance. Alors qu'ils n'étaient que les pères tranquilles de la consommation marginale.

    Voilà le modèle parfait de la malédiction-bidon. Elle a longtemps servi à l'avant-garde, image d'Épinal de l'initiation -à peu de frais- aux ténèbres. Premier profit idéologique.

    Cette image, le type "qui-se-détruit-parce-que-le-système-le-dégoûte", est un remake de l'imagerie romantique. Mais quelle extraordinaire dégradation du contenu et du message. Le romantique authentique n'éprouverait plus -avec la drogue- ce que les autres veulent obtenir -par la drogue. Le romantisme est une ascèse. Un acte, une volonté. L'extase de l'idéalisme subjectif est l'amère récompense d'avoir tenté de vivre.

    De même, l'autre extase de l'idéalisme subjectif -l'extase mystique- se gagne par de terribles exercices spirituels. Quarante jours dans le désert. Ou tout bonnement le jeûne. Mais toujours la soumission du corps, son dressage quotidien, celui de "l'abrutissement". Alors parfois -mais ce n'est pas le but de la spiritualité- des illuminations, des transes. Le sentiment d'être le maître du monde par l'expérience charnelle de son néant.

    Le drogué, au contraire, consomme. Et consommation idéologique du corps. Il cherche à obtenir ce à quoi le romantique et le mystique cherche à s'arracher. Le drogué est l'essence même de la société de consommation. Alors que son image idéologique prétend le contraire. La drogue est le fétiche par excellence.

    C'est le rituel de l'achat qui valorise le produit. Sa clandestinité, sa cherté font le sélectif de la marchandise. Le rituel de la prise consacre sa valeur d'usage. Etre "accroché" prouve la valeur ineffable de la marchandise. Et le danger encouru témoigne que son usage est au-dessus des moyens du commun des mortels
    ."

    "Le rythme originel du corps [...] se décompose en un temps fort et un temps faible, un haut et un bas, une impulsion et une retombée. Il est l'unité organique des deux pulsions contradictoires du corps. En une cellule temporelle, la contradiction, mais aussi la synthèse, de deux données sensibles: l'élan et la pesanteur, l'en soi et le pour soi, la dépense et l'économie."

    "L'idéologie de la consommation fait de la sexualité une consommation parmi d'autres."

    "La scène du monde ne s'allume que d'éternels poncifs."

    "Le statut de ces couches sociales [moyennes] est particulièrement ambigu. Elles sont à la fois victimes et profiteuses de l'extorsion de la plus-value. Elles ne possèdent pas les moyens de production mais extorquent une certaine plus-value."

    "Les âges de la vie peuvent s'identifier aux âges d'une culture."

    "Le principe de plaisir n'a pas une existence qui pourrait être extérieure (et contestataire) au principe de réalité. Dès le principe, l'investissement libidinal n'est possible que par l'infrastructure, la technologie, le fonctionnel."

    "Nous avons proposé un anti freudo-marxisme radical. Ce n'est pas la société capitaliste qui a récupéré la libido. Mais c'est la société capitaliste qui a "inventé" la libido."

    "L'antéprédicatif et le néo-nominalisme sont les deux fondements de l'actuelle idéologie. Celle que véhiculent les sciences humaines de la modernité, pour proposer un néo-positivisme. C'est la philosophie-idéologie des adversaires, avoués ou pas, du matérialisme historique. L'essentiel n'est pas dans et par le processus de production. Mais avant ou au-dessus. Avant l'histoire et dans le signe. Aussi mettons-nous dans le même sac Husserl, Heidegger, Lévi-Strauss, Lacan, les freudo-marxistes, Foucault, Barthes, etc. Et même Althusser, surtout Althusser."

    "Il faut écarter toute nostalgie théologique et toutes ses dérives épistémologiques. Notre destin n'a pas été perdu. Il n'a jamais eu lieu. Il n'y a pas eu de destin. Le sens n'a pas été, quelque part, donné, fixé. Puis oublié. En tout cas perverti par l'histoire. Il faut récuser toute quête et restauration d'une substance perdue. Dans le domaine de la connaissance comme dans celui de la politique. La nostalgie de la substance fonde toute idéologie réactionnaire. [...] Notre destin est à faire."

    "Que peut valoir une analyse qui ignore le fonctionnement fondamental de la société libérale ? Ses mécanismes, ses fins, ses moyens ? Sa stratégie ?"

    "Comment définir la systématique des usages mondains ? Quel est le processus de l'implantation dans les masses ? Quel critère proposer pour une classification ? Le droit à la différence -ce fameux droit à la différence revendiqué avec tant de passion par les doctrinaires du libéralisme- va permettre de situer les nouvelles hiérarchies sociales. Celles du potlatch de la consommation mondaine. Différences qui ont fonction idéologiques de "dépasser" les hiérarchies du procès de production: les classes sociales. Droit à la différence qui prétend rendre subsidiaire le critère de classification selon ces classes sociales. Des stratifications d'une autre époque, révolue, nous dira-t-on.

    Nous avons déjà constaté que les différences définies par le procès de consommation n'étaient que des corporatismes de consommateurs. Le droit à la différence se révèle n'être qu'une stratégie de diversion, de séduction, d'intégration.

    Et comment ne pas ironiser sur ce droit à la différence, puisqu'il se ramène, en définitive, au droit d'imiter ? Il n'a de réalité que dans la mesure où l'individu s'intègre à un groupement. Ce sont des différences corporatives. Des ressemblances, alors.

    [...] Nous avons atteint le paradoxe même de la mondanité. Sa différence est l'imitation. On est un individu dans la mesure où l'on représente un genre. On est singulier lorsqu'on est le signe d'un genre. Le mondain est ce processus de valorisation de l'individu par le genre. Il autorise cette usurpation narcissique: dire n'être que soi-même alors que l'on est qu'une résultante de la dynamique de groupe, une copie conforme.

    Ce qui est l'essence du mondain est aussi la différence en social-démocratie libertaire. Le standard est vécu comme originalité. L'individu se singularise dans la mesure où il s'intègre à un genre. La proclamation subjective n'est que la ratification d'un groupe sociologique. Et plus on est le sous-genre d'un genre, plus on se croit soi-même
    ."

    "La psychanalyse est bien le couronnement idéologique du système. Elle parachève l'entreprise d'occultation de la réalité. [...] La psychologie des profondeurs devrait avoir la profondeur de remonter à la surface."

    "Prescription éthique: le cœur doit mépriser le monde. L'amour est cette liberté qui peut dire non au prince. Et choisir le berger. [...]
    Les civilisations de l'Occident s'étaient transmises ce message. A partir des conflits mythiques de l'Olympe que la civilisation grecque avait proposés pour instaurer et maintenir la hiérarchie de ses valeurs. Mythes repris par le Moyen Age chrétien: les allégories de la civilisation chevaleresque. L'éthique devenue esthétique. Le mythe féodal s'était prolongé dans le romanesque de la bourgeoisie: l'amour ascèse, le long et douloureux travail de la reconnaissance des âmes dans le monde. Enfin ces catégories -éternelles- s'étaient axiomatisées en un scientisme petit-bourgeois: le Je, le ça, le Sur-moi. Ultime stade d'une entropie. Tel sont les quatre moment du parcours gréco-judéo-chrétien: quatre moments de la culture de l'âme et du cœur face aux séductions du monde.

    La culture néo-capitaliste a balayé cette éthique-esthétique. A la place, l'Olympe des vedettes: les gloires des sunlights, des media, du show-business, de la publicité. Par la médiation de la Vedette, les élans du cœur et les pouvoirs du monde opèrent une monstrueuse synthèse. La corruption mondaine altère l'inaltérable. Amour et Argent aiment la Vedette. Et celle-ci aime Amour et Argent. Il n'y a plus de contradictoire. Par le truchement de la Vedette, tout le monde -de cet Olympe- copine. Les termes allégoriques sont devenus partenaires. Ils se partagent le pouvoir mondain du capitalisme. Le grand tabou est mort. L'Olympe est devenu un club. Ce que le capitalisme peut offrir de plus privé.

    Ces noces monstrueuses des narcissismes du capitalisme sont donc la fin des valeurs occidentales. Celles qui avaient inventé la Psyché, la Jeune Fille, les Fiançailles, tout ce dont se gausse le libéralisme libertaire. Valeurs -faut-il encore le répéter- incluses dans la logique de la production, dans l'histoire des modes de production [...] Valeurs, certes, des classes dominantes. En ce sens que le statut de la Femme et celui de l'Amour ont pu être extraordinairement privilégiés...de par l'exploitation du serf et de l'ouvrier. Énorme paradoxe, celui de l'Occident, culture du négatif. La noblesse et la bourgeoisie avaient fait de l'amour une praxis de classe: le système de parenté qui garantit la reproduction des rapports de production. Mais alors l'Amour et la Femme, promus par la culture de classe, sont aussi soumis, aliénés par cette culture: il n'y aura pas d'amour heureux. Le mythe de Tristan et Iseult s'accomplit avec La Nouvelle Héloïse de Rousseau, structure de classe de la Psyché.

    Le capitalisme -en son hégémonie- liquide, à sa manière, ce système de reconnaissance, la psyché occidentale. Les grands clubs -Régine et Castel- ont promu une esthétique prostitutionnelle. Car la Vedette est bien la grande pute du système. Le pur produit de la promotion de vente de l'industrie, du loisir et du plaisir. Elle s'est vendue au succès, au show-business. Aux valeurs culturelles des media. C'est elle qui conditionne les masses
    ."

    "Le paganisme, objectera l'honnête homme, n'est-ce-pas déjà une civilisation sensuelle ? Et ce que nous avons dénoncé comme consommation transgressive ou forme mondaine, n'Est-ce-pas une préfiguration d'un retour aux sources ? Les premiers moments d'une libération radicale des contraintes artificielles de la civilisation judéo-chrétienne ?

    Certes, le paganisme, dans la mesure où il était un mode de production esclavagiste, a pu être une civilisation sensuelle. Le corps -force productive- libérait le corps -moyen de jouissance. Le travail des uns autorisait la libido des autres. Et notre mode de production, dans la mesure où il autorise l'exploitation de l'homme par l'homme, propose aussi une culture du plaisir. On pourrait presque dire que le travailleur étranger est à l'industrie du loisir et du plaisir ce que l'esclavage était à l'épicurisme. (Il semble que plus le procès de production est répressif et plus la consommation libidinale, ludique, marginale est permissive.)

    Différence essentielle des deux modes de production: le paganisme était aussi, ce qui semble un paradoxe, une civilisation du sacré. Alors que la civilisation capitaliste se définit, au contraire, comme une désacralisation radicale. La fin des tabous et des interdits.

    Le sacré du paganisme interdisait le libéralisme permissif, la dimension libertaire de l'actuelle social-démocratie occidentale. Au même titre, en définitive, que le christianisme. Polythéisme et monothéisme ont en commun le respect, la vénération de Dieu ou des Dieux, qu'importe. Si les âmes appartiennent à Dieu, les corps appartenaient aux Dieux. Dans les deux cas, la vie civique doit se soumettre, impérativement, aux tables et lois des révélations divines. Aussi, dans le paganisme, la fête des sens est la fête des Dieux. La sensualité ne fait qu'honorer les Dieux. On leur rend ce qu'ils ont donné.

    Mais selon un rituel sacré qui doit gérer l'économie du corps selon les lois de la cité. C'est défendre l'ordre social, le ritualiser, le structurer. C'est interdire toute consommation-transgressive. Ce qui serait un double crime: à l'égard des Dieux, à l'égard des autres. Crime civique et sacrilège religieux.

    C'est seulement au moment de la décadence que la sensualité déborde les Dieux, au nom des Dieux. La désacralisation -les Dieux devenus symboles ornementaux de la culture sceptique- autorise alors la première consommation libidinale, ludique, marginale. A la Cour, chez l'empereur, le prince. A la ville, chez le riche ou le métèque parvenu.

    C'est ce moment qui deviendra, pour la culture libérale de la bourgeoisie, le paganisme. Réduction qui permet de proposer un modèle permissif exemplaire au nom d'un athéisme conséquent. Ou au nom d'une "authentique" émancipation.

    Ce sera aussi le premier "malaise de la civilisation". Le scepticisme ronge la cité ; les idéologues de l'époque cherche désespérément à retrouver l'ordre perdu. Stoïciens et Épicuriens s'efforcent de redéfinir la "ligne juste" de la consommation. Le fléau de la balance oscille entre le trop ou le pas assez. Toute logique des besoins est impossible lorsqu'elle "oublie" le producteur
    ."

    "En fin de parcours, le capitalisme est ce monstrueux paradoxe: le libéralisme économique est étatique et l'appareil d'Etat est social-démocrate. [...] Sa dialectique a inversé ses composantes originelles: libéralisme économique et conservatisme politique. Quelle ruse !" (p.340)
    -Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction. Critique de la social-démocracie libertaire, Éditions Delga, 2013 (1981 pour la première édition), 350 pages.



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 18 Nov - 12:24, édité 5 fois
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    Message par Johnathan R. Razorback Dim 4 Sep - 16:43

    "Ne pas confondre liberté et libéralisme semble être le pont aux ânes de la philosophie. C'est une vérité de bon sens." (p.10)

    "Reconstituer l'histoire de France, sera donc étudier par quelle stratégie le capitalisme a produit la société civile, ce que Hegel appelait "la Bête Sauvage": une société qui n'est plus qu'un marché (un marché "libre", bien entendu)." (p.11)

    "On distingue trois grandes périodes de l'expansion capitaliste, trois grands modes de sa production: le capitalisme concurrentiel libéral (CCL) qui de par les lois de la concurrence capitaliste devient le capitalisme des monopoles (le CM) lequel s'étatise pour donner le capitalisme monopolistique d'Etat (le CME) qui comprend deux phases: celle de l'ascendance et celle de la dégénérescence." (p.13)

    "La stratégie qui produit la société civile dévoile l'aspect totalitaire du libéralisme.
    Cette stratégie n'a donc rien de commun avec le capitalisme naïf, celui de la première grande crise mondiale de 1929. Celui-ci avait choisi une solution radicale: le fascisme. Nous verrons que le capitalisme de la société civile a su imposer une autre solution. Il a su tirer les leçons de l'histoire. Celle-ci ne se répète pas
    ." (p.15)

    "L'extorsion de la plus-value est plus que jamais l'origine de l'aliénation de l'homme. Mais selon des figures, des modalités très nouvelles, très originales." (p.20)

    "Le dogmatisme marxiste pourrait être défini comme un ensemble de déviations engendrées par la pression de l'idéologie dominante. La double composante de l'idéologie moderne nous semble être explicative du double aspect du dogmatisme. D'une part, une surestimation de l'économique, de ses mesures, de ses effets. D'autre part, une surestimation de la superstructure, de ses instances, de ses effets. La mesure du dogmatisme est double:
    1: Son impuissance à mettre en relation dialectique et historique infrastructure et superstructure.
    2: Son impuissance à expliquer les rapports de production spécifiques du CME.
    Les deux dogmatiques se réconcilient comme dénégation radicale de la société civile. C'est-à-dire comme total refus de reconnaître la spécificité de la nouvelle société française. Ces dogmatismes, par définition, doivent interdire d'expliquer le grand paradoxe de cette société: d'une part, le monopolisme d'Etat, d'autre part, le libéralisme politique et la permissivité des mœurs.
    Ce dogmatisme est un danger mortel. Il débouche sur une impasse, une aporie -une contradiction progressivement apparue, insoluble, indépassable- qui serait la fin du marxisme, du champ épistémologique et politique ("incontournable") qu'il a instauré.
    Toute une interprétation mécaniste du marxisme a glissé -nécessairement- vers une notion dogmatique de l'état (Althusser, Poulantzas). Dans la mesure où, justement, elle écartait
    a priori le rôle de la société civile dans les sociétés industrielles avancées. L'Etat est alors exclusivement l'appareil de domination d'une classe sociale ; il se réduit à n'être plus que l'Etat... wébérien, le lieu de la violence qui se dit légitime. Alors le prodigieux expansionnisme du capitalisme dans la société civile (expansionnisme qui est la société civile même) est passé sous silence.
    Le dogmatisme est alors l'économique "en dernière instance"... laquelle est tellement dernière qu'elle n'apparaît plus, qu'elle n'apparaît jamais. Cet économique est insaisissable, toujours recouvert du politique, de l'effet de superstructure, de l'Etat. Les rapports de production alors définis seront un monolitisme fonctionnel, anti-dialectique et historique, qui interdit toute mise en relation de la société civile et de l'Etat, de la production et de la consommation, de l'infrastructure et de la superstructure. Ils sont réifiés en une structure éternelle en laquelle on ne voit pas comment "le changement" pourrait se glisser. La révolution ne pourrait être alors qu'un renversement total de la situation et on ne voit vraiment pas comment cela pourrait se faire.
    Il faut noter que cette conception marxiste, mais dogmatique, réductrice, académique (au mauvais sens du terme), a alimenté l'essentiel du gauchisme. C'est toute la surestimation des instances superstructurales (l'Etat, le père, l'école, l'armée, la police). Le gauchisme est un dogmatisme. Et il faut noter que ce dogmatisme a circulé du gauchisme aux nouveaux philosophes. Le dogmatisme est la clé qui permet de comprendre le glissement du matérialisme au néo-idéalisme. C'est la même conception de l'Etat qui circule du dogmatisme althussérien aux nouveaux philosophes, par le truchement du gauchisme. (Le faux sérieux fonde la frivolité).
    "La police avec nous", telle sera notre (provocante) réponse à ce superbe dogmatisme. Nous ne devons pas considérer les instances superstructurales comme transcendantes aux rapports de production, comme des choses en soi qui produiraient des déterminismes autonomes. La répression ne tombe pas du ciel. Elle n'est pas cet archaïsme théologique et idéaliste venu de l'Ancien Testament, ou du courroux des Dieux, dont témoignent gauchistes, contestataires, etc. Les instances superstructurales ne sont que des moyens, les lieux d'objectivation et de réalisation des rapports de production. Elles ne sont que ce que ces rapports en font. Elles sont des effets et non des causes matricielles
    ."  (p.20-22)

    "L'oppression est avant tout économique. Elle passe certes par l'aliénation des instances superstructurales. Mais celle-ci n'est pas sudéterminante." (p.23)

    "L'oppression ne peut pas être réduite à l'économique, comme l'autre dogmatisme le propose. Pour un certain marxisme, qui heureusement date de plus en plus, la paupérisation de la classe ouvrière seule comptait pour apprécier l'oppression capitaliste. "L'aliénation" était écartée comme une notion idéaliste et réformiste. L'exploitation de l'homme par l'homme était avant tout la radicalisation de la situation ouvrière. Plus la bourgeoisie prospère et plus la classe ouvrière se paupérise. Et la paupérisation absolue: misère ouvrière totale.
    Certes, cette notion de paupérisation absolue a été corrigée par la paupérisation relative. Mais la notion de paupérisation reste pour beaucoup un critère "indépassable" car sa critique semble remettre en question le fondement même de la lutte des classes.
    Oui, mais alors, comment rendre compte de la spécificité économique du CME ? "En vingt-cinq ans la consommation a quadruplé." La notion d'oppression économique doit nous permettre de concilier la notion de paupérisation et ce fantastique essor de la consommation. Elle montrera qu'effectivement l'oppression capitaliste est avant tout économique. Cette oppression du CME est pire que la paupérisation absolue sans être la paupérisation absolue. Et elle est bien plus que la paupérisation relative.
    Cette oppression rendra compte de l'histoire: le CME de l'ascendance et celui de la dégénérescence. Elle précisera les rapports du miracle économique et de la crise. Les nouvelles modalités de l'exploitation de l'homme par l'homme doivent être définies.
    Résumons-nous: l'oppression économique est une notion à la fois critique et synthétique. Elle veut dépasser l'aporie marxiste née du dogmatisme. Elle est une critique de sa double face, de "l'aliénation", comme effet de superstructure, et de l'économisme. Ces dogmatismes débouchent sur deux déviations marxistes: l'économisme mécaniste -qui fait l'intégrisme stalinien- et la philosophie de l'aliénation -qui fait le révisionnisme, dérive de la philosophie idéaliste de la liberté.
    L'oppression économique est aussi la synthèse de l'aliénation et de la paupérisation, comme relation historique et dialectique entre l'infrastructure et la superstructure. Mais cette oppression doit être définie selon des déterminations économiques et culturelles qui n'existaient pas du temps des doctrinaires de la paupérisation absolue et de l'aliénation. Si l'oppression économique a comme cause, plus que jamais, l'extorsion de la plus-value, son effet a lieu, maintenant, dans la société civile
    ." (p.24-25)

    "Du plan Marshall à nos jours, s'est donc constitué un fabuleux paradoxe qui est constitutif de l'oppression économique: d'une part la consommation a quadruplé, d'autre part le productivisme, l'inflation, le chômage. Comment peut-on passer de "la société d'abondance" à la société d'austérité ?" (p.25)

    "Le CME a été (en France) une radicale mutation de société. Il a accompli une prodigieuse accélération de l'histoire. Il a transformé la France en quelques années comme cela ne s'était pas fait en huit siècles." (p.27)

    "Cela tient essentiellement à quatre facteurs, convergents:
    1: Le retard économique de la France (relativement aux pays industrialisés ou "post-industrialisés") a été, paradoxalement, une chance pour le capitalisme moderne. Mais surtout, il fallait "reconstruire" la France. Un champ de développement vierge permettait une création ex-nihilo. D'un coup, selon une programmation implacable (le Plan).
    2: Un modèle de référence existait, qui permettait d'éviter les tâtonnements, les expériences inutiles, les erreurs: le modèle américain. Ce modèle permettait de profiter de certaines erreurs américaines de la croissance mal contrôlée.
    3: Ce modèle s'est même greffé sur l'économie française, grâce à ce tuteur: le Plan Marshall.
    4: Il a pu bénéficier d'une parfaite structure d'accueil: le centralisme dirigiste de l'Etat-Nation mis en place par la Royauté et la République. Aussi s'est-il très vite implanté. "Le Plan" a été dynamisé par le Plan Marshall. Le modèle américain a été gérée à la française, selon un dirigisme "cartésien" qui a su intégrer le modèle américain. [...]
    La société française a dû très vite s'adapter aux nouvelles normes de la production et de la consommation. [...]
    Il faut, pour rendre compte de ce phénomène, bien plus que les mesures de l'économisme (niveau de vie et
    genre de vie), bien plus que les catégories de la sociologie culturelle (acculturation), bien plus même que l'économisme marxiste (paupérisation). Nous proposerons le terme de "colonisation intérieure" de la Vieille France. Ce terme est plus que métaphorique, sans toutefois être identifiable au processus colonial. L'expression permet de rendre compte de l'acculturation radicale de la société globale. Pour mettre en place la société civile il faut détruire la culture de la France traditionnelle, France "profonde", France "réelle"." (p.27-28)

    "Les freudo-marxistes, à la manière de Marcuse, n'ont fait que spéculer sur la vieille utopie libérale dérivée des Lumières, certes, mais récupérées par le libéralisme: une nature humaine fondamentalement bonne a des besoins légitimes à satisfaire mais elle se heurte à une société répressive. Le new-look de la libido renouvelle, modernise la vieille entité métaphysique ; la nature humaine est devenue le désir.
    Ce désir est prioritaire: il est transcendant à toutes les déterminations des besoins et des biens produits par les modes de production. Mais il a été récupéré par le marché capitaliste: la libido s'investit dans le bien produit. Aussi cette conclusion radicalement confusionniste et réactionnaire: l'authentique libido doit dénoncer la production industrielle qui ne peut que la pervertir.
    Dans la perspective marxiste d'une logique des besoins, la libido ne doit pas être écartée. Ce serait bien sot de nier sa réalité. Mais elle ne peut avoir cet exorbitant pouvoir transcendant qui la fait juge de la production des besoins et des biens. Nous dirons même qu'elle ne peut être saisie que par la dialectique du mode de production. C'est l'engendrement réciproque du besoin et du bien qui instaure l'ordre du désir. Et non l'inverse.
    Cela dit si l'on consent à une étude scientifique du désir. Cela dit aux psychanalystes et aux freudiens qui se veulent marxistes. C'est un problème de méthode, de renversement de l'idéalisme: si étude scientifique du désir il y a, celui-ci n'est pas "l'axiome du choix" qui va re-faire le monde, reproduire la création. Le désir n'est lui aussi que sa manifestation. Il n'est que phénoménologique. Il est dans et par l'histoire. Il est dans la totalité du parcours de l'histoire, dans la logique de la production. Il se crée par la dialectique du bien produit et du besoin produit.
    La logique des besoins, marxiste, n'éconduira pas la libido: celle-ci, au contraire, sera étudiée en sa genèse: comment le besoin physiologique devient désir, comment une réalité organique prend forme et sens par la culture ? Comment le désir peut se couper du besoin ? Pour devenir son contraire. Et alors désir de quoi ? (et de qui ?). Comment ce désir peut se connaître et se re-connaître
    ?" (p.36-37)

    "L'équipement des ménages ne représente pas un investissement libinal, contrairement à ce qu'ont voulu les freudo-marxistes et leurs dérives. Car la mesure du libidinal doit être définie relativement à... Et dans le mode de production qu'est le CME, la consommation libidinale de la société permissive a permis un investissement libidinal d'un autre ordre que la possession d'une batterie de cuisine (de série) aussi bien astiquée qu'elle soit. L'équipement des ménages nous semblerait être plutôt du côté... de la vertu: n'est-il pas l'environnement qui permet aux vertus ménagères de se déchaîner, à l'enfant de bien travailler dans son coin, au père de se reposer ? C'est l'équipement du bien-être quotidien." (p.38-39)

    "Ce sont [les freudo-marxistes] qui sont vieux jeu, qui refusent le progrès en l'identifiant à son négatif, nuisances et pollutions, par exemple. Ils sont incapables de reconnaître cette loi pourtant élémentaire: toute libération apporte une nouvelle aliénation, mais moindre que l'originelle. Leur refus de la dialectique les renvoie à une conception évolutionniste du progrès. Si celui-ci n'est pas une totalité sans ombre, ils le refusent." (p.44)

    "Un objet n'appartient-il pas à celui qui le fabrique ?" (p.46)

    "La classe ouvrière n'accède nullement au fameux investissement libidinal. Elle ne fait qu'acquérir les biens maintenant devenus nécessaires à la vie collective et des ménages, pour subsister." (p.47)

    "La légitimité morale et sociale [des biens de loisir] naît du travail, de la peine qu'il a fallu pour accéder à cet usage." (p.47)

    "Pourquoi et comment la consommation a quadruplé en un peu moins d'une génération ?
    Ce "miracle économique" est à la jonction de deux stratégies... contradictoires. Celle de la classe ouvrière qui veut accéder aux biens d'équipements, profiter du progrès qu'elle a créé, jouir du fruit de son travail. Et celle du néocapitalisme, qui propose les moyens financiers de son marché et de la politique monétaire de l'écoulement des marchandises.
    De là, la spécificité de l'oppression économique: l'accession aux biens d'équipements est une désaliénation et une nouvelle aliénation. Désaliénation à l'égard de la situation ouvrière du CCL, aliénation dans le CME. Les biens d'équipements sont une énorme conquête de temps libéré et ils sont à l'origine d'un nouveau système de nuisances et de pollutions. La société industrielle de la production de série est l'accession à un progrès technologique et scientifique décisif. Mais ce progrès, récupéré par le mode de production capitaliste, devient une nouvelle source de profit. Et nous verrons qu'au productivisme qui aggrave la condition ouvrière répond la consommation libidinale, ludique, marginale d'une nouvelle bourgeoisie "libérée". Autre source de profit
    ." (p.49-50)

    "La crise est dans et par le mode de production. C'est une crise interne, nationale, française, avant d'être une crise mondiale. C'est une crise industrielle avant d'être une crise généralisée. Elle est l'expression de la contradiction intime du CME." (p.51)

    "Il ne faut pas chercher ailleurs sa cause: elle est dans la loi du profit. La même loi qui a fait le profit de l'ascendance fait la dégénérescence. Le tissu productif -celui du grand capital- a été usé par l'exploitation intensive (il n'était pas, au départ du CME, de la première jeunesse). Même les chaînes productives apparues au moment de l'ascendance devraient être renouvelées, de par les nouvelles révolutions technologiques et scientifiques.
    Mais le grand capital ne fait pas les réinvestissements productifs pourtant autorisés par les surprofits de l'ascendance. D'une part, il va se spécialiser dans des industries d'avant-garde, qui autorisent les exportations, les nouveaux marchés, la rentrée des devises. D'autres part, il va exporter ses capitaux, investir ailleurs, produire non français, abandonner le sol national.
    Il en résulte tout un redéploiement industriel qui casse tout l'appareil productif. D'une part, ce sera la liquidation des industries non compétitives et d'autre part ce sera une nouvelle concentration productive. En conséquence, une baisse (relative) de la masse salariale et un énorme chômage.
    Celui-ci a plusieurs origines. C'est d'une part le débauchage -des vieilles industries- et le manque de qualification professionnelle -pour les nouvelles industries. Les deux effets vont s'accumuler à une autre cause technologique et scientifique, qui sera le passage de l'automation traditionnelle (fordisme, taylorisme) à l'informatique et à la robotique. Cela entraîne d'autres suppressions d'emplois sans compensation (de par le manque de formation professionnelle dont le capitalisme a fait l'économie).
    " (p.53-54)

    "Nous voulons maintenant définir un autre moment de la logique des besoins, celui qui autorise le marché du désir. Il exclut donc, par définition, le marché des biens d'équipements (au sens large). Il est d'une autre nature économique, anthropologique, culturelle. On ne peut comprendre l'actuelle société (la société civile) que si l'on comprend l'irréductible différence du marché des biens d'équipements et du marché du désir.
    Ce marché du désir, c'est bien plus que... le marché. Et c'est bien plus que... le désir. C'est la rencontre de deux catégories jusqu'à maintenant fondamentalement antagonistes et qui vont se confondre selon des modalités que seule la logique des besoins, celle des modes de production, peut définir
    ." (p.59)

    "Les rapports de production contiennent une dialectique désir-besoins d'engendrement réciproque." (p.60)

    "Nous prétendons que le marché du désir propose une nouvelle modalité de la compensation de la baisse tendancielle du taux de profit. Il propose de nouvelles marchandises et un nouvel échange. Il est à l'origine d'une nouvelle extorsion de la plus-value. La relation de cette nouvelle marchandise et de la nouvelle extorsion de la plus-value remodèle la forme marchande et la valeur d'échange.
    Nous prétendons aussi que l'oppression économique que nous venons de décrire est le support de ce marché du désir: ce qui a été extorqué à la classe ouvrière a été redistribué pour permettre à de nouvelles populations, à de nouvelles couches sociales, d'accéder à ce marché.
    Nous prétendons que l'économie politique capitaliste a été profondément transformée par ce marché. Il permet d'abord de nouveaux et énormes profits. Il permet de faire la promotion de vente du marché traditionnel. Et nous pensons même qu'il permet -très provisoirement- de dépasser la crise
    ." (p.60-61)

    "Après la définition de la classe ouvrière, comme classe qui accède aux biens d'équipements, nous proposerons la définition des nouvelles couches moyennes qui accèdent aux biens du marché du désir." (p.61)

    "L'humanité, par le mode de production féodal et le mode de production industriel, s'est libérée de l'ordre du travail de production, du travail domestique, du travail de la communication et de l'échange. La société de classes récupère, au profit de la classe dominante, cette production de la liberté. Le processus de libération -le travail- sera assumé, pris en charge par l'esclave, le serf, l'ouvrier. Alors les classes dominantes, nobles et bourgeois, qui ne font pas ce travail mais qui en profitent, elles, seront libres. Et disponibles pour d'autres activités.
    Telle est l'élémentaire définition de la dialectique liberté-nécessité. Ces termes ne peuvent être dits, n'ont de valeur, que dans et par les rapports de production. La liberté ne peut être définie que comme engendrement historique dans les modes de production
    ." (p.62)

    "Première approche du statut des nouvelles couches moyennes: un avoir de classe (des biens de subsistance et d'équipements) qui permet de les utiliser sans les produire. L'ordre des besoins est accompli. (Précisons bien, en tant que généalogie. Et non au sens de besoin satisfait, comblé). C'est le moment où le désir de classe peut commencer. Nous disons bien désir de classe. C'est-à-dire désir défini et engendré par la classe sociale.
    Le désir commence où s'achève le besoin. Mais de grâce, ne pas psychologiser ces termes. Ils n'ont de valeur que par et dans la logique des besoins, par et dans les rapports de production. Ce sont les attributs du mode de production. Il ne faut pas vouloir calquer les décisions idéologiques du désir sur la définition que nous proposons.
    "Un nouvel homme" est disponible, libéré, émancipé. Libre. Nous retrouvons la philosophie des Lumières et le projet marxiste: le progrès (des techniques et des sciences) permettra de satisfaire les besoins de l'homme, qui, libéré du travail, pourra accéder au règne de la liberté. Mais progrès falsifié, dénaturé par le mode de production qu'est le CME. La société de classe récupère ce processus au seul profit d'une nouvelle classe dominante.
    Ce désir de classe n'est donc qu'un effet de la logique de la production (il n'est qu'un effet de "structure"). En son principe donc, le désir subjectif (celui du sujet de la société civile) est désir de classe. C'est-à-dire désir de la classe, projet de participation, volonté d'intégration: désir de reconnaissance. Il est le processus d'identification à la classe, le ciment de l'être de classe.
    Mais ce reflet n'est que le reflet d'un autre reflet. Nous avons dit qu'il était effet de structure. Il n'a pas créé son propre procès de production. Il n'est qu'une résultante, une passivité, un opportunisme de classe. Il ne se construit que par la déconstruction, il n'apporte aucun matériau spécifique. Les éléments constitutifs ne sont que des matériaux empruntés, détournés, falsifiés. Le désir de classe n'est qu'un montage-démontage.
    Il n'est pas un acte du sujet, une initiative, un projet. Il est purement reçu. Ce désir n'est que le lieu de l'expression synthétique de l'être de classe. Il n'est que l'actualisation d'une réalité qui s'est faite ailleurs. Ce sujet désirant se révèle n'être qu'une forme de classe, c'est-à-dire la plus forte passivité qui autorise la plus grande... intégration.
    Aussi le désir subjectif (celui du sujet de la société civile, des nouvelles couches moyennes, de la psychanalyse, des médias, en un mot de la culture social-démocrate) est doublement "inauthentique". Alors qu'il se prétend le lieu absolu du non-être de classe, il est au contraire le principe de classe, de la société civile. Il est l'ordre même de la
    consommation parasitaire.
    Autre détermination, essentielle, du désir qui ne fait qu'accomplir la situation de classe: l'état de disponibilité non seulement est parasitaire, et combien oublieux, ingrat, mais est aussi, objectivement, transgressif. En son principe, en sa déclaration, en son surgissement il porte une violence, un terrorisme nécessaires à sa reconnaissance. Le passage à l'acte se fait contre, réellement ou symboliquement. Ce désir se pose en s'opposant. Il n'est pas créateur, mais destructeur: consommateur. Il est passivité parasitaire -tout doit être reçu sans avoir été produit- et, en même temps, acte transgressif, agressif. Tout l'ordre antérieur au CME, d'une part l'ordre superstructural, étatique, moral, et d'autre part, la Vieille France modelée par la tradition ouvrière et paysanne, tout doit être dénié, bafoué même, par le sujet désirant." (p.63-65)

    "L'accumulation relève de ce principe: le fils ne peut pas s'émanciper, il ne doit pas disposer de cet énorme potentiel de jouissance qu'est le travail du père ; il est contrôlé par l'implacable nécessité du réinvestissement intégral de la plus-value. Tout un système de parenté et d'éducation, toute une pédagogie et une morale, déterminent l'infrastructure et la superstructure de l'être de classe engendré par cette obligation impérative car commune à l'éthique et à l'économique. Ainsi s'homogénéisent une classe et une économie du profit, ainsi le désir est contraint de s'investir dans l'accumulation, perversion et dépense tendant à être identifiées.
    C'est que le capitalisme en son principe est concurrentiel. Il faut réinvestir, et au maximum, pour persévérer dans l'être de classe, s'auto-sélectionner pour mettre en place le capitalisme des monopoles. L'ascèse subjective est la condition de la généalogie du capital (ce que Weber a traduit en termes idéalistes). Le procès de production de la classe dominante écarte le procès de consommation.
    La dérive de l'accumulation est la médiation nécessaire pour expliquer le passage, et la continuité, de l'économie de l'accumulation au marché du désir. En effet, à mesure que se développent les secteurs de l'économie (le tertiaire et le quaternaire) les fils des classes dominantes se recyclent pour les contrôler et les encadrer. Tout un processus d'émancipation, de dénonciation de la vertu, de l'autorité du père, est alors possible et nécessaire, car ces fils n'ont plus besoin du processus de l'accumulation pour réaliser leur nouvelle autorité de classe. Et ils glissent vers les métiers et fonctions qui ont justement besoin du marché du désir pour s'accomplir
    ." (p.68-69)

    "Les marxistes doivent passer d'une critique quantitative (de l'économie politique capitaliste) à une critique qualitative. C'est seulement de cette manière que l'on pourra comprendre le fonctionnement de la modernité capitaliste. Il faut pouvoir rendre compte de cette réalité: la valeur ajoutée par l'histoire, histoire culturelle autant qu'histoire économique, à la valeur ajoutée de la forme marchande traditionnelle. Il faut consentir... au matérialisme historique, à la dialectique globale des rapports de production. La valeur ajoutée que nous définissons n'est en rien subjective: elle est la valeur définie par l'histoire et la dialectique, par la mutation de la société globale. Il faut saisir la spécificité marchande de la culture et la spécificité culturelle de la marchandise.
    Il faut consentir au rôle de la valeur ajoutée par le culturel dans l'économique. La distance entre l'économique et le culturel tend à se réduire pour en venir à ce triomphe de la société civile (voulu par le capitalisme): l'identification du culturel et de la marchandise. Cette distance n'était autre que celle que la société traditionnelle imposait, par ses coutumes, ses valeurs, son système de parenté, ses tabous, en un mot par un système de mœurs qui s'interposait toujours entre le produit et son usage, entre la marchandise et sa signification. Alors le mode de consommation était toujours contrôlé par la double normalisation de la vie privée et de la vie civique, de la production rurale -dérivée d'une économie autarcique- et de la consommation urbaine -dérivée de l'économie de la rareté. La Vieille France était un phénomène de rejet
    a priori de la séduction mercantile.
    Le néo-capitalisme représente une mutation fondamentale de l'économique et de la culture. Non seulement les deux termes se compénètrent mais tendent à être en rapport d'expression. Alors que dans la France traditionnelle les deux termes se juxtaposent, se méconnaissent, ne se rencontrent que par accident, maintenant ils s'engendrent réciproquement ! Phénomène capital, aux conséquences énormes.
    Le produit mercantile a subi une extraordinaire mutation: c'est un produit du marché du désir. Ce n'est plus un bien de subsistance ou d'équipement ou même de confort traditionnel. Ces biens de... besoin n'ont pas... besoin d'une valorisation extra-fonctionnelle, d'une incitation extérieure, d'un mode d'emploi sophistiqué. Il n'y a pas de valeur ajoutée (ou très peu) d'ordre libidinal, ludique, marginal. Car ces biens sont de l'ordre de la nécessité.
    Aussi leur usage est d'ordre fonctionnel ; ce n'est que l'emploi de l'objet. Sans surajouter une signification extrafonctionnelle. Il n'y a pas de besoin en particulier d'un apprentissage de l'usage selon des rituels culturels qui, nous, nous l'avons montré, sont spécifiques du marché du désir. L'objet sert sans médiation. Il est sans référence à un modèle d'usage porteur de valeur ajoutée.
    Non seulement le nouveau produit mercantile est autre que celui de l'économie traditionnelle, mais il est autre que celui de l'économie capitaliste d'avant le CME. Il ne relève plus des seules catégories du luxe et du standing (bien qu'il les prolonge, en un très large secteur).
    Le luxe a été dans les sociétés d'avant le CME (et encore, évidemment, dans celle du CME) l'expression "culturelle" de la plus grande différence entre le pauvre et le riche, le dominé et le dominant. De même, toute une interprétation de la nouvelle société comme "société de consommation" a proposé le standing comme la marque de la plus grande différence possible entre le nouveau bourgeois et la classe dominée, et aussi et surtout entre les bourgeois.
    Il s'agit alors de bien non utilitaires, non nécessaires, mais d'une contingence d'usage qui relève encore d'une détermination économique prépondérante. La différence culturelle est dans les deux cas la hiérarchie par l'argent. Elle est achetée. Le standing certes diffère du luxe car il est usurpation économique et "signifiant": il veut dire un niveau social au-delà par un signe qui déborde la seule fonction de l'objet. Mais ce signe n'est encore que l'objet. C'est l'avoir -la réalité économique- qui est encore le signe.
    Le nouveau produit du marché du désir est autre en ce sens qu'il propose une valeur ajoutée culturelle qui a le fabuleux pouvoir de suppléer le luxe et le standing. Il peut disposer du même pouvoir opérationnel sans l'avoir qui fait le luxe et le standing ! Et ce pouvoir est tel qu'il peut être, à la limite, non seulement sans le luxe et le standing mais l'expression du combat contre le luxe et le standing ! (Mais cette dernière qualité est conciliable... au luxe et au standing, selon une savante dialectique du cumul de la consommation -transgressive et du pouvoir de l'argent). C'est que la valeur ajoutée, maintenant, autorise un total renversement des valeurs. Car renversement de la relation d'usage et valeur d'échange. Alors que la valeur d'usage est figée dans l'avoir, le fonctionnel, l'utilitaire, alors qu'elle ne fait que renvoyer à l'objet, la valeur d'échange privilégie la relation, le non-utilitaire, l'autre. Elle devient créatrice d'un nouveau système de relations: le besoin qu'elle façonne ne relève plus de la nécessité biologique mais des significations de l'histoire. Bien sûr, il s'agit toujours d'une valeur économique, d'un acte d'achat ou de location. Mais celui-ci est soumis à la signification historique, culturelle, qui fait l'essentiel de sa valeur.
    C'est la valeur ajoutée que l'on consomme -valeur ajoutée culturelle- davantage que la valeur d'usage, fonctionnelle, utilitaire. Cette valeur ajoutée porte en elle un mode d'emploi qui, à partir du support de l'objet, produit une relation à l'autre qui n'était pas dans l'objet brut. Ce mode d'emploi est créateur d'une relation à l'autre, il est producteur de l'objet de la relation, de sa nature. [...]
    Avec le marché du désir, on passe de la valeur d'usage à une valeur d'échange dont la culture mondaine fait le prix. Ces objets, services, locations d'usage "signifient" maintenant. Ils signifient un ordre de relation qui s'achète en même temps que l'objet. Cet ordre de relation, d'échange, de séduction, de conquête n'a plus à être produit, gagné, conquis. Il peut être acheté. Il est devenu immanent à la marchandise. Et au-delà de la marchandise à tout service, à toute location d'usage.
    Nous sommes dans un autre ordre, balisé d'objets, de services, de locations d'usage, mais qui est celui d'un relationnel homogène et autonome. Un autre ordre, celui d'un autre système d'échange, de communication est né du marché du désir. Et il peut fonctionner seul, sans son support originel, celui de l'objet et celui de la marchandise.
    Cet univers est celui du
    "signifiant". Et nous comprenons maintenant pourquoi l'idéologie tendanciellement dominante a voulu privilégier ce signifiant. C'est que celui-ci est le langage de son pouvoir, son lieu opérationnel, sa conquête territoriale. Il relève d'une extraordinaire efficacité de l'économie politique. La toute-puissance de la production s'est transférée en un système relationnel qui peut être se permettre d'oublier l'objet, l'avoir, la marchandise, qui sont pourtant ses supports matériels. En une ellipse -le signifiant- toute l'effectivité du mode de production capitaliste. Toute une maîtrise du désir, le contrôle parfait de l'inter-subjectivité. En fin de parcours de l'implacable réalisme du capitalisme, le nominalisme triomphant, éthéré, innocent." (p.73-77)

    "Par le potlatch du plan Marshall, le capitalisme américain a conquis une suzeraineté politique sur les nations européennes, et un marché." (p.83)

    "Le cinéma est l'art du capitalisme. [...]
    Le cinéma est un moment décisif dans l'histoire de l'esthétique... et des modes de production. Entre le potentiel de l'imaginaire et la réalisation cinématographique, le rêve et la réalité, le désir et son objet, le projet subjectif et la marchandise culturelle, il n'y a plus de distance mais rapport d'expression immédiat. On ne peut plus rêver, comme le roman a pu le permettre. Celui-ci a été l'art de l'interprétation, des possibles..., de l'ineffable. Il a inventé... le romanesque: la quête d'une mise en contenu propre à la liberté de chacun. [...]
    La lecture du roman est un acte, du sujet-lecteur. Le sujet-spectateur est totalement passif. Le travail de l'imaginaire n'a plus à être fait. Il est consommé
    ." (p.86-87)

    "Le cinéma est la production du modèle culturel qui met en relation d'engendrement réciproque l'imaginaire et la marchandise (celle qui est spécifique du nouveau marché, le marché du désir). Il tient les deux bouts: le rêve et la réalité, l'esthétique et le marché, l'utile et l'agréable. Il permet aussi d'interdire l'autre, l'ailleurs, l'authentique imaginaire, tout ce qui n'est pas la culture de la technologie cinématographique. Il fait oublier le rêve, du passé, et il interdit tout autre désir, de l'avenir. Ainsi procède l'idéologie monopoliste: elle créé un temps, un vécu, sans mémoire et sans avenir." (p.88)

    "La situation se fait explosive: le désir est devenu une virtualité, un potentiel qui a accédé à des formes parfaites, à des projections imaginaires standardisées et francisées. Il dispose aussi maintenant de tous les moyens matériels de la réalisation. Mais il y a encore l'interdit de la Vieille France, de la vieille coutume, de la morale.
    Mai 68 est devenu nécessaire: un énorme psychodrame national qui permettra -au niveau de l'Etat-Nation, des instances suprêmes- la conquête de la permission, l'habilitation des nouveaux usages, des nouvelles mœurs. Ce n'est qu'après que le CME ait mis en place son infrastructure qu'il peut proposer les modalités superstructurales de son usage. (Et le sérieux de ce travail infrastructural renâcle à consentir à la frivolité de ces usages. De Gaulle devra être remplacé par Pompidou).
    " (p.92)

    "Droite et gauche sont relatifs à un mode de production (à la formation sociale qui le particularise)." (p.105)

    "De Gaulle, parfait gestionnaire du monopolitisme d'Etat du capitalisme, est alors... de gauche lorsqu'il soumet les leaders politiques des pouvoirs économiques traditionnels. Et n'est-il pas encore de gauche en dirigeant la phase d'ascendance du CME qui va permettre de quadrupler la consommation des Français ? N'Est-ce pas progressiste d'apporter "l'abondance" ?" (p.105)

    "Le libéralisme, en son principe, est l'idéologie de l'économie de marché. Il est la condition superstructurale de la circulation de la marchandise." (p.106)

    "L'Etat représente la volonté générale. L'Etat français est républicain. Sa légitimé est issue de la Révolution française. La volonté générale s'est substituée à l'arbitraire du monarque de droit divin. L'Etat est alors l'objectivation, l'institutionnalisation du projet démocratique en un appareil exécutif de cette volonté générale. [...]
    L'Etat, comme objectivation de la volonté générale est l'idée qui fonde la civilité, la vie publique. Et il faut un minimum d'adhésion à cette idée pour que la vie publique soit possible. [...]
    L'Etat est aussi l'expression de la
    volonté particulière de la classe dominante. Très vite, la loi est subvertie par l'intérêt de classe. Aussi l'Etat est constitutivement ambigu, à la fois volonté générale démocratiquement fondée et pouvoir de classe économiquement usurpé. Mais, aussi brutale et cynique que soit cette prise de pouvoir, elle doit se justifier par la volonté générale. A notre époque, aussi charismatique que se prétende ce pouvoir, il ne peut plus dire "l'Etat, c'est moi" ; il doit s'étayer sur quelque constitution, référendum ou projet de retour à des élections. Tout pouvoir de classe quel que soit son régime (et même et surtout le régime présidentiel) doit proposer une légitimité, tant il est vrai qu'un processus irréversible s'est instauré par la Révolution française, une force de loi, un consensus républicain, une civilité minimale." (p.108-109)

    "La société civile a d'abord conquis son espace sur l'Etat, contre l'Etat. Puis grâce à l'Etat, par l'Etat ; c'est cet Etat (qui n'est plus qu'appareil d'Etat) qui octroie la permissivité, l'institutionnalise et la diffuse. Mais en même temps la société civile conquiert un autre espace, sur l'espace familial, et contre la famille. Les modèles culturels de la permissivité liquident les interdits produits par l'éducation familiale. La vieille morale est ridiculisée, par l'amoralisme de la nouvelle consommation.
    Cette morale avait une double composante: la reproduction idéologique de la classe dominante (l'éducation alors est une éducation civique au service de l'ordre établi) et la culture inventée par la Vieille France issue de la Révolution française, de la tradition républicaine et laïque, du Front populaire, de la Résistance. C'est une culture populaire dont le lieu de reproduction est aussi la famille.
    La morale est déterminée d'une manière contradictoire (idéologie bourgeoise, culture populaire), mais dans les deux cas elle fait obstacle au permissif. Sa liquidation a donc été l'autre condition nécessaire du marché du permissif. L'idéologie gauchiste a été l'instrument privilégié de cette opération
    ." (p.114)

    "Le discours freudien aura fabriqué l'espace anthropologique nécessaire à l'achèvement de l'économie de marché." (p.117)

    "Définir la lutte des classes propres à la société civile relève d'un ensemble de conditions scientifiques qui doit faire éclater le dogmatisme marxiste (qui est le meilleur moyen d'interdire sa connaissance). Nous allons encore bousculer bien des idées reçues (par les marxistes et par les idéologues de la société civile). C'est un nouveau discours de la méthode (de la définition des classes sociales) que nous allons proposer." (p.124)

    "A la base, l'instituteur reste l'éducateur du secteur rural: il doit se soumettre à l'ordre de la nécessité productive, à la praxis paysanne. Mais même lui tend à y échapper, depuis Mai 1968. A sa manière, il fait aussi une certaine promotion de la société civile, de l'idéologie de l'émancipation. La pédagogie traditionnelle a volé en éclats, au profit des nouvelles normes libérales. Au niveau intermédiaire, le professeur du secondaire est confronté au démantèlement de l'éducation nationale, imposé par le CME. Au mieux, il peut essayer de neutraliser cette anticulture. Au pire, il la véhicule." (p.136)

    "Première définition, négative et formelle, des nouvelles couches moyennes: elles ne sont pas la classe moyenne traditionnelle !" (p.131-132)

    "Les couches moyennes extorquent -indirectement certes- de la plus-value sans posséder les moyens de production." (p.140)

    "Le travail à la chaîne, par lui-même, est une radicale révolution de la nature du travail. La production de série est un progrès technologique décisif. Il permet de dépasser la pénibilité du travail [...]
    Mais cette infrastructure productive a été totalement récupérée par le capitalisme: les cadences infernales ne sont pas le fait de la technique, de la machine, de la chaîne de production ; elles sont surajoutées, imposées par le productivisme, par le personnel d'encadrement.
    L'essentiel de l'idéologie contemporaine aura consisté à inverser cette relation, à imputer au travail à la chaîne l'aliénation propre au productivisme capitaliste. Alors le progrès scientifique et technologique peut-être rendu responsable de la nouvelle aliénation ouvrière.
    Le personnel d'encadrement impose les cadences aux ouvriers... et à la machine, à la chaîne de production
    ." (p.140-141)

    "Nous avons proposé les trois sous-ensembles constitutifs de l'ensemble couches moyennes: les ITC [Ingénieurs, techniciens, cadres], les services, puis le sous-ensemble combien disparate des métiers de plume, des professions libérales, des animateurs. Ces couches moyennes ont un rôle contradictoire dans le procès de production. Cette situation autorise deux stratégies contradictoires. L'une qui exploite et manipule les données favorables à la social-démocratie, à la société civile, à l'idéologie de la troisième voie. L'autre qui révèle tous les aspects négatifs de ces nouvelles situations professionnelles et qui propose à des travailleurs exploités l'alliance des couches moyennes et de la classe ouvrière." (p.143)

    "S'il n'y a pas de classes sociales dans la société primitive, ce n'est pas parce que c'est l'Eden, mais au contraire parce c'est le Panique, l'ordre du manque réel ou virtuel, car il n'y a pas de processus productif suffisamment élaboré pour garantir le minimum vital: les biens de subsistance, réduits à l'aléa de la cueillette ou de la chasse." (p.144)

    "Il y a classe sociale parce qu'il y a procès de production." (p.144)

    "Alors que le prolétaire dépense tout le bourgeois économise tout. L'un ainsi subsiste et l'autre accumule. Le genre de vie de l'un est son niveau de vie. Pour l'autre, le genre de vie est la dénégation, le refus et l'inversion du niveau de vie possible. Mais si le bourgeois peut mettre une distance infinie entre le niveau de vie (virtuel) refusé et le genre de vie accepté, il peut aussi proposer la même distance entre les genres de vie. Autre mesure de la liberté bourgeoise: après le pouvoir d'engendrer un genre de vie autre que celui du prolétaire, le pouvoir d'engendrer un genre de vie autre que celui... des autres bourgeois. Après le pouvoir d'échapper à la nécessité économico-biologique, le pouvoir d'échapper à l'autre nécessité (l'accumulation), au genre de vie originel, matriciel, fondateur de la bourgeoisie." (p.150)

    "On peut définir [la société civile] selon ces trois formules:
    -ancienne classe dominante: classe moyenne traditionnelle: accumule plus qu'elle ne produit: A > P :
    -Nouvelles couches dominantes: couches moyennes: consomment plus qu'elles ne produisent: C > P ;
    -classe dominée: classe ouvrière: P > C et P > A. [...]
    Les statuts des classes dominantes ne sont que le corollaire du statut des classes dominées
    ." (p.155-156)

    "Le marxisme propose cette transparence: production = consommation. C'est-à-dire la fin des morales du travail ou du plaisir. Par la réciprocité de la production et de la consommation. Une autre économie politique, une autre économie humaine: pour répondre à la crise de civilisation, à l'immoralisme et à l'amoralisme des classes dominantes.
    Nos formules pourraient contribuer à un nouvel essor de l'humanisme marxiste. En proposant la synthèse de la philosophie traditionnelle et de la lutte des classes. En renforçant les assises théoriques de la lutte des classes des acquis de la philosophie.
    Le marxisme dépasse, doit dépasser la philosophie traditionnelle. Mais dans la mesure où il l'accomplit. La lutte des classes est la solution des problèmes énoncés par l'éthique et la morale. Tout un programme qui n'est autre, nous le verrons, que celui de l'Union du peuple de France
    ." (p.157)

    "En fin de parcours des modes de production capitaliste, le CME bloque à la fois l'esprit d'entreprise du patron et les forces productives. Les PME sont alors dans une situation contradictoire, la libre entreprise étant soumise aux multinationales, à un appareil d'Etat au service du grand capital. Et plus on descend dans la hiérarchie, plus la paupérisation s'accélère. A la imite, avons-nous constaté, le petit patron est déqualifié au point d'être "moins" que l'ouvrier qualifié." (p.159)

    "[La société civile est] un corps organique qui s'est substitué au corps organique de l'Etat-Nation, mais qui fonctionne dans l'encadrement formel de cet Etat-Nation." (p.164)

    "Rocard, technocrate libertaire, a cette suprême mission: en finir avec l'Etat-Nation pour imposer une atomisation définitive du corps social, qui serait la fin du politique et la totale disponibilité, enfin, au marché du désir." (p.167)

    "Ce qui est bien dépassé, certes, c'est la situation et la conception d'une lutte des classes du face à face, du prolétariat et de la bourgeoisie. Mais ce qui est caché, c'est la nouvelle lutte des classes, en régime de société civile, lutte des classes élargies et radicalisée par cette société civile." (p.179)

    "La classe sociale se définit avant tout par le rôle dans le procès de production." (p.183)

    "La classe moyenne traditionnelle: en son principe, fondateur, elle est libre entreprise. Aussi avons-nous défini la classe qui possède ses moyens de production comme la classe dont le principe, la vocation était la libre entreprise." (p.183-184)

    "Une politique fiscale qui se veut très sévère à l'égards de la grande bourgeoisie peut ne gêner que médiocrement les lois du capital. A la limite, on pourrait imaginer une grande bourgeoisie "intégrée" dans la classe unique (comme strate de classe supérieure), du moins proclamée intégrée, soumise (par de draconienne lois fiscales de participation) à la solidarité nationale sans que les lois du capital en soient structuralement modifiées pour autant." (p.195)

    "La classe sociale est autre chose que la somme des individus qui la composent." (p.195)

    "Toute économie doit prendre en considération la fonction de management. Nous suggérons que les difficultés de l'économie soviétique relèvent, plus ou moins, d'une insuffisance... du management, d'une non-mise en relation, dialectique et historique, de la nécessaire centralisation et de la non moins nécessaire distribution." (p.191)

    "[Le manager] n'est pas au-dessus des déterminations de classe. Nous dirions même qu'il est déterminé par ses indéterminations, sa situation contradictoire. Il est barrière et niveau. Entre et dans. Entre et dans la grande bourgeoisie traditionnelle et les nouvelles couches moyennes. Ainsi il est un ancrage de classe. Le bas de la grande bourgeoisie est le sommet des couches moyennes." (p.191)

    "Dans la famille traditionnelle, la femme qui n'est pas soumise au travail productif, le fils qui fait des études restent sous la tutelle idéologique, économique, juridique du mari ou du père. Il y a une irresponsabilité de situation -objective- qui est le principe de l'infantilisation (et d'une infantilisation de la femme). Cette situation est d'ordre infrastructural. (Nous devons évidemment écarter, pour définir scientifiquement les statuts du jeune et de la femme, l'énorme discours qui ne se situe que dans les effets superstructuraux idéologiquement proposés comme causes d'eux-mêmes). Irresponsabilité objective, en ce sens que le jeune et la femme ne disposent pas des régulations et des normes de comportement qui sont immanentes au procès de production." (p.211)

    "Une nouvelle lutte des classes est en cours, magistralement ignorée par l'intelligentsia qui continue à ronronner son sartrisme et son aronisme (les deux s'avérant complémentaires: les deux bouts idéologiques de la société civile)." (p.225)

    "Althusser, qui a voulu formaliser et axiomatiser le marxisme, l'a fait avec un axiome de choix (l'axiome qui préside à la re-constitution de l'ensemble) importé: la lecture symptômale (axiome qui n'est pas inclus dans le champ à axiomatiser) ! Ce qui est le comble, quand on prétend faire la leçon scientifique." (p.230)

    "Les modes de production permettent de proposer un ordre de lecture de l'histoire universelle." (p.231)

    "[Le] progrès [de la logique de la production] s'accomplit dans la société sans classes." (p.231)

    "Marx pensait que la révolution se ferait en Angleterre." (p.236)

    "Les marxistes doivent "assumer" le stalinisme. Car ils n'ont pas le choix. On est toujours le fils de quelqu'un. [...] On ne choisit pas son père. L'anti-stalinisme ne peut être totalement assumé que par les fils de Staline. C'est une honte douloureuse et une faute à réparer. Aussi y aura-t-il deux sortes de fils de ce père coupable. Celui qui prend en charge les fautes du père. Pour réparer. Et nous le pensons profondément, c'est le cas du PCF. Et il y aura l'autre fils, celui qui renie le père et rejoint les ennemis de la famille. Pour ainsi ne pas avoir à payer les dettes du père [...]." (p.242)

    "Le malaise de la société n'est autre que la maladie d'être libre, d'une liberté qui en effet n'a plus à se réinvestir en des conduites de devoir et d'obéissance. Libre pour rien." (p.252)

    "L'économie politique capitaliste ne persévère en son être que par le constant recours à l'impérialisme." (p.253)

    "Si cette révolution des travailleurs par les travailleurs est enfin possible, c'est par la paix et la démocratie. Ce sont les deux conditions a priori de l'autogestion. Elles ne lui sont pas extérieures, comme une rhétorique surajoutée. Elles sont constitutives de la révolution du mode de production par le mode de production. L'autogestion est d'abord un combat pour la paix et la démocratie, pour les conditions de sa réalisation. [...]
    Aussi doit-on considérer la paix et la démocratie comme le combat prioritaire du socialisme
    ." (p.261-262)

    "L'autogestion doit permettre la reconquête de l'identité du travailleur. Elle est re-connaissance de soi-même, re-appropriation de son œuvre. Elle est ainsi conscience de classe.
    Conscience de classe en tant que pratique de classe. Car si la notion de conscience de classe a longtemps fait problème (et gros problème, pour en venir à une aporie de la gauche, celle de l'idéalisme objectif de Lukács et de l'idéalisme subjectif du Sartre de la
    Critique de la raison dialectique) c'est que ces deux auteurs ont "oublié" le procès du travail. La conscience de classe doit être définie comme un acte, une pratique. Elle est l'identification de deux pratiques, de deux procès: celui du travail et celui du politique." (p.286)

    "Toute l'anthropologie, la philosophie, l'éthique, l'esthétique sont à revoir, à refaire. Le vieux monde pourrit, "Dieu est mort", le scepticisme triomphe: ce sont les meilleures conditions de l'entreprise philosophique ! Car tout est à dire, tout est à faire." (p.311)
    -Michel Clouscard, La Bête sauvage, Métamorphose de la société capitaliste et stratégie révolutionnaire, Éditions sociales, 1983, réédition Kontre Kulture, 2014, 312 pages.


    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Dim 19 Mar - 22:48

    http://paris18.pcf.fr/sites/default/files/clouscard_1ere_partie_1.pdf

    http://paris18.pcf.fr/sites/default/files/clouscard_2eme_partie_2.pdf

    http://paris18.pcf.fr/sites/default/files/clouscard_3eme_partie_0.pdf

    "Le niveau de vie est l'infrastructure de cette modalité superstructurale qu'est le genre de vie, qu'il y a un rapport d'expression quasi immédiat (mais très souvent caché). Aussi, pouvons-nous avancer cette thèse: la classe ouvrière identifie son niveau de vie et son genre de vie, alors qu'au contraire moyenne et grande bourgeoisie peuvent à partir d'un commun niveau de vie, disposer de deux genres de vie contradictoires (disons, pour simplifier, une vie de privation ou une vie de jouissance). C'est ce jeu interne, d'ordre superstructural (et les anti-valeurs), la mesure idéaliste du plaisir et de la vertu, la "disponibilité", le jeu de miroir, etc.
    L'idéalisme fonctionne ainsi: le bourgeois, nanti de l'équipement et des biens de consommation, peut oublier (processus semblable à celui que la psychanalyse a défini) ce qu'il n'a jamais eu à produire. Il ne sait pas -il ne veut pas savoir- que tout cela n'est qu'objectivation du travail.
    Alors que la classe ouvrière, productrice et non-consommatrice, est porteuse de l'ordre éthique, le bourgeois vit dans la morale (ou dans sa contestation) selon la configuration positive ou négative de l'Œdipe. L'ordre moral sécrète l'ordre immoral (drogue, sexe, provocation) comme celui-ci travaille pour le libéralisme
    ." (p.68-69)

    "Nous inversions la thèse marcusienne sur la relation libido et production. La bonne libidinalité qu'il propose comme libératrice n'est au contraire que le genre de vie des parvenus du nouveau système de profits." (p.69)

    "C'est le marché qui transmue le besoin en désir. Sans le marché, le désir n'est qu'intentionnalité "sans qualité", une simple présence et participation aux filiations ontologiques, à la relation de l'être, du genre, de l'individu. Ce dernier n'a d'existence que par la relation de ces composantes "antéprédicatives", préoedipiennes." (p.100)

    "Pour que le désir advienne, il faut avoir quitté l'ordre du besoin, de la nécessité." (p.101)

    "Ce qui fera l'originalité et l'étrangeté du capitalisme actuel, c'est [...] le discours promotionnel de l'intellectuel esthétisant. [...] Constitution d'un corps de métiers du culturel-mondain." (p.102-103)

    "On peut tout d'abord proposer le schéma historique de l'engendrement réciproque du mercantile et du culturel. A la base, le petit commerçant fait la "réclame" de la marchandise. C'est le commencement de l'art de convaincre qui va se développer en sophistique. C'est aussi le commencement de l'art de séduire par la marchandise. C'est le marchand qui cherche à convaincre alors que la séduction se fait qualité de la marchandise.
    La réclame du produit se transforme en promotion de vente d'un article particulier. Celui-ci peut accéder à ce label de qualité: la marque. C'est la première distinction consumériste, celle des adolescents qui passent leur temps à courir après les marques que les copains ne peuvent se payer et que les copines admirent tellement. Déjà, la conscience glisse vers un consumérisme sélectif, niveau élémentaire -marque- du mimétisme concurrentiel. L'article en promotion, tout au contraire, est la valorisation d'un produit de l'ordre du nécessaire et du suffisant. Il relève des biens de subsistance et d'un confort élémentaire.
    Déjà apparaît une irréductible dualité, celle de deux mercantilisations opposées: l'une, promotionnelle du désir -comme niveau de standing, de séduction-, l'autre promotionnelle d'un besoin légitime. Les deux voies sont tracées: la satisfaction du nécessaire et du suffisant et la "désirance" du marché du désir.
    Tout un périple a été accompli, celui de l'engendrement réciproque du marché et du désir: de l'objet usuel à la marque, de l'usage banal au sélectif, de la réclame à la publicité. Alors peut se réaliser la synthèse définitive de deux ordres qu'on croit opposés, irréductibles: celle de la thématique contestataire et du discours publicitaire, la définitive mercantilisation et instrumentalisation de l'autre en objet de désir et moyen de plaisir. Alors peut être confectionné le produit de transgression
    ." (p.104-105)

    "Le désir naît du profit, d'une fondamentale situation de classe. Il y a eu extorsion de la plus-value, exploitation de l'homme par l'homme. Mais, du coup, apparaît le moyen de la jouissance. "L'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre" ; de même, la problématique du désir n'apparaît qu'avec le moyen économique, financier, culturel, de la jouissance." (p.108)

    "La problématique de la jouissance est une problématique gauchiste. Celui-ci ne veut que la mort symbolique du père, car il en a trop besoin pour s'en défaire définitivement." (p.109)

    "Mai 68 marque le passage de la culture petite-bourgeoise à la culture des nouvelles couches moyennes. Ce qui caractérise celles-ci, c'est qu'elles n'ont pas de statut de classe alors qu'elles se font pouvoir hégémonique. On ne peut parler de classe moyenne, mais d'accumulation de couches, qui, aussi différenciées et hiérarchisées qu'elles soient, restent moyennes, c'est-à-dire entre deux classes sociales." (p.113)

    "Négation des valeurs originelles, celles de la bourgeoisie de l'avoir  et celles de la classe ouvrière." (p.115)

    "Le néo-fascisme sera l'ultime expression du libéralisme social libertaire, de l'ensemble qui commence en mai 1968. Sa spécificité tient dans cette formule: tout est permis, mais rien n'est possible. A la permissivité de l'abondance, de la croissance, des nouveaux modèles de consommation, succède l'interdit de la crise, de la pénurie, de la paupérisation absolue." (p.184)
    -Michel Clouscard, Néo-fascisme et idéologie du désir, Éditions Delga, 2007 (1973 pour la première édition) pages.

    "Toute notre recherche a eu l'ambition de développer une philosophie de la praxis qui recouvre l'action collective et l'action individuelle, l'histoire macro-sociale (des sociétés) et l'histoire micro-sociale (des individus). [...]
    Nous avons cherché à établir l'engendrement réciproque des contraires
    ." (p.9)

    "Exogamie: "Règle interdisant de choisir son conjoint à l'intérieur d'un groupe auquel on appartient soi-même". Monogamie: "Système dans lequel l'homme ne peut épouser à la fois qu'une seule femme, et la femme qu'un seul homme". [...]
    C'est un total renversement historique. Il s'agit de rien de moins que des origines de la famille nucléaire qui caractérise notre "modernité"." [...]
    De même qu'à un certain niveau de savoir on a pu accéder à la notion de "révolution néolithique", une détermination décisive dans l'histoire de l'humanité et pourtant longtemps passée inaperçue, nous proposerons cette "découverte": la révolution qu'est l'exogamie monogamique, celle qui a décide de "l'Occident", de son identité.
    Il y a révolution, révolution exogamique, lorsque certaines conditions historiques peuvent s'organiser en un ensemble synthétique, lorsque, plus précisément, le procès de production féodal permet d'identifier le passage de l'endogamie à l'exogamie et le passage du tribal à la société de classes
    ." (p.10)

    "De même que la philosophie de la praxis permet de révéler l'immense impensé de notre culture, l'exogamie monogamique, nous prétendons que celle-ci permet de révéler la structure, la trame du mythe de Tristan et Yseult. Elle est l'infrastructure de ce mythe. Celui-ci se développe en tant que généalogie de l'exogamie monogamique féodale. Il se construit, architecturalement, en tant que processus d'institutionnalisation de ce système de la parenté.
    Ce mythe de Tristan et Yseult a toujours été uniquement considéré comme le mythe, par excellence, de l'amour-fou, total, absolu, un modèle parfait. Eh bien, nous prétendons que ce mythe exprime, simultanément, l'implantation de l'exogamie monogamique et le surgissement de l'amour-fou.
    Nous venons de faire apparaître ce qui sera la problématique même de notre traité: que peuvent être alors les rapports de l'exogamie monogamique et de l'amour-fou, étant bien précisé, fabuleux paradoxe, que cet amour-fou n'est pas celui des époux.
    Nous voulons montrer qu'il existe une "causalité structurale", un rapport de cause à effet selon des raisons qui surdéterminent les deux termes. Nous voulons établir, même, que l'implantation de l'institution et le surgissement de l'amour-fou s'organisent en un ensemble cohérent, celui qui est nécessaire pour en finir avec le Vieux Monde et pour engendrer notre histoire, notre modernité. Nous ferons alors apparaître la raison de l'impensé, du non-dit, du non-su: un tel moment, d'une importance aussi décisive, constitue notre inconscient, celui de la culture de classe. Cette nouvelle mise en situation permettra de reconstituer toute une généalogie de l'amour-fou, absolument inédite
    ." (p.11-12)

    "Tout mythe, c'est devenu une banalité de le dire, exprime à la fois l'histoire et l'universel. Tout mythe est daté. Ainsi les mythes des primitifs, les mythes grecs, les mythes de la modernité, etc. Toute culture, civilisation, constat banal, propose une mythologie qui tend à l'universel mais d'un point de vue particulier.
    Le mythe de Tristan et Yseult est un mythe féodal: il exprime les déterminations institutionnelles et les modalités d'expression et de réalisation de la féodalité. Mais nous prétendons qu'il est le mythe féodal par excellence -le mythe de la féodalité- et cela parce qu'il exprime au mieux l'universel, en son double mouvement, d'abord celui de la généalogie de la famille à l'envers (toute une création et un cheminement) ensuite celui de l'achèvement institutionnel, l'exogamie monogamique qui sera le référentiel structural de cette féodalité. Ainsi ce mythe représente une rupture totale, sans précédent, sans équivalent, avec toutes les mythologies fondées sur les liens du sang, celles du Vieux Monde, mais aussi avec toutes les "formations sociales particulières" qui peuvent présenter certaines ressemblances partielles, formelles, avec cette féodalité, tout en conservant l'essentiel de l'idéologie du Vieux Monde (nous reviendrons, évidemment, sur la problématique que révèle cette mixité: du clan aux empires)
    ." (p.21)

    "Tristan est le pivot de cette famille. C'est par lui, d'abord, que tout doit être expliqué.
    Il est le lieu du passage, celui du système de la parenté du Vieux Monde au système de la parenté qui va régir notre modernité. C'est lui qui accomplit, et assume, la rupture. Il assure une continuité dans laquelle la négation peut apparaître.
    Entre le roi Marc et Tristan il y a bien lien de sang: l'oncle et le neveu. Mais déjà il y a passage du père de sang au père "idéal": l'oncle. Certes, on est encore dans le système de la parenté du Vieux Monde mais on n'est plus dans la filiation directe de la paternité "naturelle".
    C'est à partir de ce lien, de cette transition, que peut s'accomplir la négation du Vieux Monde. Tristan révèle, "invente" l'amitié pure, le total désintéressement, le désinvestissement des intérêts organiques et politiques. [...]
    Car n'est-il pas incompréhensible -pour ce Vieux monde comme pour le nôtre, d'ailleurs, pour l'archaïsme comme pour la modernité- que l'héritier présomptif du royaume sacrifie tout de sa vie pour ... ne pas hériter ? Alors qu'il peut prétendre (presque) légitimement à la succession -étant donné le lien de parenté et la profonde amitié du roi Marc- il sacrifie son amour et sa vie pour ne pas devenir roi ! Il va cherchez Yseult et la ramène
    ." (p.24-25)

    "Tristan a été recueilli par le roi Marc. Avant tout, c'est un orphelin. La relation du roi Marc et de Tristan est celle de l'adoption. Celle-ci est faite de glissements de sens progressifs. Elle est donc d'abord parentale pour ensuite se fonder sur les affinités électives et s'achever dans l'institutionnel féodal. Cette adoption autorise le passage d'un système (politique) à un autre par la médiation des affinités électives.
    Elle est une rupture avec la nature et un cheminement vers l'universel. La relation à l'Autre peut quitter les liens du sang dans la mesure où l'on peut s'aimer comme si on était père et fils.
    Cette adoption est telle qu'elle peut faire de l'orphelin -celui qui n'est rien et qui n'a rien- l'héritier du royaume -celui qui sera tout et qui aura tout ! Tout est donné à celui qui n'est rien.
    Quel fabuleux paradoxe, quelle rupture avec le Vieux Monde ! Aussi que peut-être, que doit être la réponse ?
    C'est celle de Tristan: redonner, rendre. Et tout d'abord donner à celui qui est devenu son père, une épouse ! Donner à celui à qui il doit tout ce qui lui manque: l'épouse. C'est la réponse de l'orphelin.
    C'est bien le monde naturel à l'envers: c'est le fils qui décide du mariage, qui donne épouse. Tout est repris pour inverser le sens de l'histoire. La monogamie est voulue par le fils ; la structure de la famille nucléaire est décidée par la filiation, par "le désir" du fils.
    Mais ainsi, par l'épouse, Tristan rend au roi Marc le royaume que celui-ci aurait pu lui donner ; il lui apporte celui d'Yseult et du coup, nous le verrons, garantit et pérennise celui de Marc. Ainsi il se dépouille, car la veuve du roi Marc sera reine, la reine, sa reine: par le système de la parenté de l'exogamie monogamique, que l'Église ne fera que "récupérer" et imposer comme étant sa loi, la femme hérite et règne (la loi salique ira à l'encontre de cette universalisation des "droits de la femme).
    Tristan rend tout et au-delà. Ce désintéressement "chevaleresque" est comme potlatch, mais spirituel, qui dépasse les enjeux politiques pour un échange d'homme à homme: l'amitié. [...]
    Le mythe de Tristan et Yseult montre comment la famille spirituelle, celle des affinités électives, celle qui s'achève par l'exogamie monogamique, se produit de toutes pièces. Les fondements de l'amour sont proposés à partir de la
    déconstruction du système de la parenté traditionnel." (p.26-27)

    "Si l'homme "recherche" l'homme, c'est dans la mesure où les fils a besoin du père et le père du fils dans leur commune recherche de la même femme, celle qui sera une mère pour l'un et une épouse pour l'autre. Tout se tient, tout participe du même ensemble: la famille (à l'envers).
    C'est la demande fondamentale de l'humain, celle qui fait l'humain, le désir (qui n'est plus réduit à l'appétence sexuelle) humain de l'humain. Cette relation doit être définie comme apodictique (vrai, réel, nécessaire). Elle est à l'origine de toutes les modalités historiques de la famille, celle qui se cache derrière les origines décrites par les ethnologues et qui ne sont que des causes secondes. Elle est le fondement de l'altérité, du besoin de l'autre.
    Cette situation ne peut se révéler, rappelons-le encore, en toute sa pureté, que dans un creux de la substance sociale, dans un entre-deux qui n'a eu lieu qu'une fois dans l'histoire de l'humanité. Les déterminations et surdéterminations du social ne jouent plus ou ne jouent pas encore, laissant toute liberté à l'initiative humaine, à la création d'un relationnel pur, sans médiation, d'homme à homme
    ." (p.29)

    "L'autre quête, de Tristan, l'autre filiation spirituelle sera définie à partir d'un constat d'une extrême importance sur le plan de la connaissance: d'une part le mythe de Tristan et Yseult reprend tout un passé, celui des mythes, pour les synthétiser et les actualiser selon les valeurs féodales et, d'autre part (comme corollaire), il ne peut être réduit à l'expression du christianisme.
    Tout un périple peut être ainsi révélé, celui d'une ascèse: une mort au monde (le Vieux Monde) et une re-naissance. Le mythe doit transfigurer les conditions de la naissance naturelle en une renaissance spirituelle.
    Tristan doit quasiment mourir pour que sa résurrection soit alors rendue possible, pour qu'il puisse renaître grâce à celle qui donne vie, qui re-donne vie, qui va l'arracher à la mort: Yseult.
    Les enjeux sont immenses, absolus: il faut mourir au monde (au Vieux Monde) pour naître à l'amour. Donnant, donnant: l'amour se mérite et est le mérite
    ." (p.30)

    "La mer amène à la mère comme le nouveau-né passe du liquide amniotique au sein, aux bras de la mère. Le mythe assure la continuité du cosmos à l'humain, celle de la création, des origines de la vie à l'origine de l'homme. Yseult recueille Tristan, le soigne, le sauve.
    Yseult est alors la mère universelle, celle de tous les hommes, de tout homme qui souffre. Elle représente l'amour de la mère à l'égard de toute créature humaine. Elle est le premier amour, l'amour originel, le commencement. [...]
    C'est un homme malade, en danger de mort qu'Yseult recueille et soigne, sans rien savoir de lui. C'est l'amour porté à l'homme en soi, celui qui est donné à tout homme. C'est l'origine même de l'humain, la pure compassion.
    Mais le second moment est encore plus important, si c'est possible. Yseult se rend compte que cet homme est celui qui a tué Morholt, son oncle [...]
    La pitié l'emporte sur la colère, la légitime colère. C'est le pardon des offenses, et quelle offense, suprême. Ce qui est extraordinaire, à une époque où tout se soumet au système de la parenté, c'est que la compassion et la miséricorde pour un étranger l'emporte sur les fatalités -haine et vengeance- des liens du sang. [...]
    Yseult accomplit -et cela a été bien peu observé par les commentateurs- un dépassement sans précédent de la fatalité du "Vieux Monde" (Yseult l'anti-Antigone ?) et qu'elle redonne vie, qu'elle guérit et qu'elle pardonne comme seule la mère peut le faire
    ." (p.33)

    "Mythe celtique de Tristan et Yseult [...] achèvement synthétique de la culture du paganisme et de celle du christianisme." (p.34)

    "Les éléments (historiques) de la causalité historique que nous voulons constituer, reconstituer, plus précisément, sont certes tous contenus dans le mythe de Tristan et Yseult, mais dans le plus grand désordre, la plus grande confusion. Ce n'est pas le rôle du mythe de les désigner et de les ordonner. Tout au contraire, ils doivent être laissés dans l'inconscient. C'est l'histoire d'amour qui doit apparaître avant tout et ces éléments historiques ne servent qu'à justifier, étayer le récit mythique.
    Nous devons maintenant reprendre tous ces éléments en un ensemble ordonné, finalisé, par la causalité historique. Nous allons la faire apparaître en tant que telle, en toute sa puissance créatrice, démiurgique, puisqu'elle a le pouvoir de déclencher, à partir d'un stimulus originel, tout un système d'effets et de causes, implacable, qui fonctionne tout seul pour ressembler à ce que l'on a coutume d'appeler le destin.
    C'est que tout doit s'ordonner et se soumettre à un ordre, à une nécessité, à un sens: la production de la superstructure féodale en tant que classe sociale.
    " (p.37)

    "Ce mythe, réputé œuvre d'imagination et de fiction, est révélateur de la rationalité même de l'histoire." (p.39)

    "Comment devient-on le roi, le roi Marc ? Car c'est par lui qu'il faut commencer la re-présentation des rôles. Il faut proposer tout d'abord le principe, incarné, du pouvoir, le référentiel de toute la généalogie.
    Le roi Marc doit être situé en termes de logique, à un moment crucial de cette généalogie de la superstructure. Ce moment logique est celui du renversement des rapports de force. Le sens du pouvoir s'inverse. Le roi accède à un "pouvoir personnel". Il accomplit le passage entre le "Qui t'a fait roi ?" et le "Qui t'a fait comte ?". Entre ces deux univers, ces deux légitimités, le remariage du roi Marc. C'est la stratégie de sa prise de pouvoir.
    Elle est possible à partir d'une position idéale qui est une énorme chance (objective). Le roi Marc a la chance d'être... veuf ! [...] C'est un homme sans doute encore dans la force de l'âge, sans descendance directe, sans enfant "naturel" -de sang- et cet homme est le roi. N'est-ce pas un beau parti ? [...]
    Si ne pas se remarier permet au roi Marc une première liberté, disponibilité, en se remariant il va créer le principe de "politique extérieure" -l'exogamie monogamique de la féodalité- qui lui permettra d'accéder au "pouvoir personnel" et d'échapper définitivement aux groupes de pression -clan, lignage, tribu !- qui ont été les premiers supports de son pouvoir
    ." (p.40-41)

    "[Les états d'âme du roi Marc] vont s'ordonner selon une finalité "inconsciente": l'Etat-nation, l'unité nationale, il ne restera que le roi Marc "débarrassé", si l'on ose dire, des moyens qui lui ont permis d'en venir à cette finalité.
    Ce qui doit survivre et triompher, c'est l'Etat-nation incarné en un roi qui enfin ne doit plus rien à personne. (C'est alors la solitude du pouvoir, celle d'un homme qui n'a plus de femme et d'ami, car c'est ainsi que se consacre le pouvoir absolu).
    " (p.44)

    "Le moyen de la réalisation, c'est Tristan. Il faut toute une œuvre, une praxis pour en venir aux conditions superstructurales de la féodalité." (p.48)

    "Premier service de Tristan: le service de guerre. La féodalité sera ce paradoxe: la pacification par le moyen de... la guerre ! [...]
    Elle est l'aménagement de l'espace où la production -celle de la rentabilité- sera enfin possible. [...] Il faut la paix pour en venir à la rente du sol. La pacification n'est alors que le principe fondamental de l'économie politique. Elle est l'intérêt de classe, donc le devoir de combattre, pour l'obtenir. [...]
    Tristan doit donc reprendre l'éternel combat du héros contre le Dragon, la monstruosité. Mais cette geste mythique s'actualise, s'historicise. Cette monstruosité est celle de Morholt, la Barbarie qui menace, qui s'est même installée aux frontières
    ." (p.49)

    "Morholt révèle ainsi tout un processus de dégénérescence, de décomposition sociale du Vieux Monde, métaphore qui nous a servi, jusqu'à maintenant, pour désigner en sa généralité l'univers soumis aux systèmes de la parenté de la répétition entropique. Nous proposerons toute une théorie, une conceptualisation de ce Vieux Monde en référence à l'histoire universelle, pour bien situer le rôle révolutionnaire de la féodalité qui aura le pouvoir d'abolir cette implacable loi de la répétition. [...]
    C'est que la guerre -le guerroyer- guerre chronique, est devenue une quasi-nécessité. Une première explication consiste à définir cette guerre comme étant celle de monades, univers "sans porte ni fenêtre", les tribus, qui ne disposent d'aucune instance d'arbitrage ou de médiation.
    Mais nous ajouterons deux raisons -du guerroyer- qui nous semblent essentielles, car d'ordre interne, spécifiques de ce moment du tribalisme. La guerre est alors le seul moyen de contourner, de dépasser son blocage fonctionnel et structural, de passer outre aux multiples interdits à usage interne. Cette guerre est fatale car elle est la seule manière, alors, de reconsidérer et de réaménager l'ordre productif.
    Elle permet, en particulier, de s'approvisionner en main-d'œuvre (esclavage domestique). D'une manière générale, elle est la conséquence des impasses de la production, au dernier moment de l'entropie, révélées par la famine.
    Elle est aussi, pour l'endogamie tribale, une manière de "dépasser" les impasses de son ordre reproductif, de corriger la mécanisation des totems et des tabous, de "résoudre" le problème de la "circulation des femmes". Ainsi l'enlèvement des Sabines, la razzia, le rapt, etc.
    Tristan, en tuant Morholt, met fin à tout cela, au blocage tribal, à ses guerres chroniques, aux coutumes esclavagistes, à la Barbarie. Il le tue en un combat singulier, d'une grande portée emblématique, symbolique. C'est le héros, le libérateur. Ainsi s'inaugure le chevaleresque, dont c'est l'acte étymologique. Un corps spécial de libération va s'avérer nécessaire, un service, une caste. La "Libération" a été accomplie par un héros qui va justifier toute une classe sociale puisqu'au service de la pacification.
    C'est le moment où tout bascule, où le Vieux Monde s'effondre pour laisser place à un monde nouveau. Morholt était le double gardien du Vieux Monde: gardien du tribal et de l'endogamie. Avec sa disparition, le blocage qui empêchait un nouveau système d'échange est levé. Alors est possible, d'une part un nouveau relationnel politique, de région à région, processus d'unification par la pacification, et d'autre part un nouveau relationnel, privé (et domestique), celui de "la circulation des femmes" selon un mariage qui devient gage de paix et moyen d'unification territoriale, mariage exogamique de l'unification de la nation, celui d'Yseult et du roi Marc
    ." (p.50-51)

    "Tristan prend aussi en charge tout "le suivi", si l'on peut dire, toutes les conséquences de l'acte de guerre pacificatrice. C'est, au sens large, un service de cour qui est l'embryon de l'appareil d'Etat. Ainsi Tristan est le chevalier-vassal-ami parfait. Il prend en charge, aussi, les fonctions de gestion.
    Il fait fonction de ministre "plénipotentiaire", de ministre des Affaires extérieures, de négociant, d'ambassadeur, de "marieur". Car le mariage du roi Marc et d'Yseult, c'est bien son affaire. [...]
    Et quel habile négociateur, quel génial diplomate: après avoir tué l'oncle, il marie la nièce ! Il faut le faire
    ." (p.52)

    "En renonçant à un trône très improbable, [Tristan] se hisse sur la première marche du pouvoir de l'Etat-nation. Il anticipe ainsi sur la redistribution des pouvoirs par la centralisation. [...]
    Tristan assume les filiations spirituelles, mais il est aussi porteur de l'intérêt particulier de la chevalerie. C'est cette ambiguïté qui fait l'ineffable de son rôle
    ." (p.54)

    "Presque toute la culture -dominante ou pas, classique ou romantique, de la vieille tradition romanesque ou de nos modernes libertaires- considère que l'accès à l'amour-fou ne peut-être qu'émancipation, abolition même, de l'ordre établi, du pouvoir, de la classe sociale dominante. (L'époque a célébré le retour au naturel, au primitif. Il est interdit d'interdire ; libérez vos fantasmes).
    Le mythe proclame tout le contraire. Yseult va accéder à la plus belle histoire d'amour qui soit possible dans la mesure où elle assumera la problématique de la classe sociale se constituant. [...]
    Et dans l'affaire Yseult gagne un royaume ! L'opération est tellement bénéfique, énorme, qu'on hésite à comprendre toute sa portée. Et même, plus précisément, en y regardant de plus près, Yseult y gagne deux royaumes... celui de Marc (de Cornouaille) et... le sien (d'Irlande). A sa libération, en tant que femme, du Vieux Monde de la répétition entropique, s'ajoute les conquêtes de la princesse. Elle accède à la plus fabuleuse, exorbitante appropriation mais aussi "réappropriation", grâce à l'exogamie monogamique. [...]
    Cette fille de roi deviendrait-elle nécessairement une reine, si elle restait en Irlande ? Ce que nous avons dit pour Tristan n'est-il pas valable, aussi, pour Yseult ? A qui appartient la couronne, au clan ou à la dynastie ? A qui appartient Yseult, à sa dynastie ou à son système de la parenté ? Cette fille de roi n'est qu'une ... femme.
    La mort de Morholt, oncle d'Yseult et gardien du royaume, ne remet-elle pas en question cette royauté elle-même ?
    En épousant le roi Marc, Yseult échappe à toutes ces interrogations et incertitudes. Non seulement elle devient reine mais s'empare de deux royaumes: celui de Marc et... le sien dont elle ne disposait que virtuellement, à certaines conditions, selon certaines alliances, ou mésalliances, et qu'elle se "réapproprie" à titre personnel, et non plus seulement dynastique, dans la mesure où c'est l'étranger -le roi Marc- qui autorise, impose, garantit cette "récupération" privée d'un bien commun, clanique et tribal, qui va se fondre dans l'indivision du royaume d'Yseult et de Marc, indivision de l'exogamie monogamique.
    C'est la loi, aux conséquences inouïes, vertigineuses, de cette exogamie monogamique de la féodalité: de deux parties elle fait un tout, de deux royaumes une indivision. Et quel scandale, pour le Vieux Monde: cette loi spoliera le clan, la tribu, les expropriera pour accorder à la femme -une femme !- la couronne dont son fils -ou sa fille !- héritera !
    " (p.55-57)

    "Tristan et Yseult sont les deux piliers de l'Etat-nation." (p.59)

    "L'être même du clan et de la tribu: la répétition." (p.63)

    "Tristan est en quête d'Yseult qui est la plus parfaite expression de l'altérité absolue: l'ailleurs, l'inconnu, un être non su mais pressenti, à découvrir, à révéler, à conquérir.
    Tristan désire son Même ailleurs que dans le Même originel, ailleurs que dans l'ensemble où on lui fait éprouver qu'il est Autre.
    " (p.66)

    "Tristan et Yseult ont le même statut mais chacun dans son Même originel. Ils représentent la contradiction interne (le levier de l'histoire): Tristan n'est qu'un vassal, Yseult n'est qu'une femme." (p.67)

    "La dialectique du Même et de l'Autre en tant que logique de l'histoire est implacable: elle veut l'union du Même le plus Même -celui du roi, du suzerain- et de l'Autre le plus Autre -celui d'Yseult, l'étrangère, la femme. [...]
    Ainsi l'histoire a forcé le destin, réalisé l'impossible, l'union des contraires. Tristan n'a été que le médiateur
    ." (p.68)

    "La dialectique du Même et de l'Autre va déborder, en tant que culture du négatif, ces réalisations objectives (unification territoriale et de classe, couple de l'exogamie monogamique). Elle va se prolonger pour en venir à une autre synthèse, celle de l'ultime fusion du Même et de l'Autre, en tant que création de l'Un, malgré l'histoire et grâce à l'histoire: l'amour-fou." (p.68)

    "Le mythe, autre constat banal [...] est l'expression de l'inconscient collectif." (p.69)

    "L'histoire d'amour va se déployer dans les déterminismes sociaux que nous avons déjà définis et de telle manière qu'elle sera totalement transparente, sans aucun mystère de la passion et sans aucune intervention arbitraire, irrationnelle. Si ce paradoxe est possible, c'est que ces déterminismes se disposent selon un jeu très complexe, celui de la dialectique de la nécessité et de la liberté. Plus ils soumettent l'existence à la nécessité du passage de l'endogamie à l'exogamie, de la tribu à la classe sociale, et plus ils créent des espaces de liberté absolument nouveaux dans lesquels l'existence va pouvoir atteindre de nouveaux modes de réalisation.
    Tel est le paradoxe: ce sont les déterminismes sociaux qui créent les espaces de liberté ! Celle-ci n'est pas, comme le prétend l'idéologie dominante (le libéralisme libertaire) l'espace individuel acquis contre le social, l'expression de la société civile contre l'Etat.
    Au contraire: l'individu n'acquiert ses catégories d'expres​sion(en particulier, l'affectivité) que par l'agencement de déterminismes dont l'articulation lui permet de produire sa singularité
    ." (p.77)

    "Yseult est le meilleur exemple de cette liberté. Elle est la première "femme libérée", expression combien galvaudée [...] Avant, dans l'endogamie tribale et l'exogamie clanique, que pouvait être la liberté de la femme ? Elle ne pouvait que se ramener aux misérables intrigues possibles sous les contraintes fatales des totems et des tabous, des systèmes de la parenté.
    Antigone -ce prétendu symbole de la liberté, de la liberté de la femme- ne propose, en définitive, qu'une surenchère aux lois (non écrites) du Vieux Monde. Face à Créon, à l'Etat, elle ne fait que rappeler les impératifs catégoriques du système de la parenté et du clan, témoignant de la plus grande soumission aux liens du sang, aux dieux, au fatum, aux pénates.
    Même dans la cité antique, prodigieux aménagement de la liberté humaine, celle du citoyen -grâce à l'esclave-, la femme ne devient femme que par la conjugalité, celle-ci étant la fondamentale exigence de la citoyenneté. Mais cette femme n'est pas encore une personne.
    Yseult, elle, va accéder, pour la première fois dans l'histoire, à un fabuleux espace de liberté grâce aux déterminismes sociaux apportés par le progrès de l'histoire. Elle va "profiter" de cette radicale mutation. Elle va devenir l'Éternel féminin et le démonisme de la femme
    ." (p.77-78)

    "Yseult est une manipulée-manipulante. Elle veut être reine. Nous avons dit pourquoi [...]. Alors tout un processus de désaliénation et d'émancipation politique (à l'égard du clan et de la tribu) la libère aussi du fonctionnement machinal jusqu'alors imposé à la femme. Elle veut et elle peut agir, décider en tant que femme. Et elle pourra le faire dans et par l'ordre féodal ! Elle pourra même s'en jouer pour, en se servant de la contradiction interne de cet ordre -suzerain-vassal-, faire apparaître sa propre contradiction -de femme et de reine- et la reconnaître pour choisir de n'être que femme: la première amante." (p.79)

    "Il s'agit d'un renversement "copernicien". Le mythe de Tristan et Yseult n'est pas la proclamation d'un irrationnel magique et subversif, mais, au contraire, l'expression de l'édification qui doit soumettre le Vieux Monde. L'histoire de l'amour ne sera pas l'expression d'un destin fatal mais du progrès de l'histoire." (p.82)

    "Qui a osé constater la sublime identité de la Nouvelle Héloïse et du mythe de Tristan et Yseult ? Pourquoi le plus grand républicain de l'époque -le seul, même- a-t-il proposé le même "modèle amoureux" que le mythe le plus féodal ?
    C'est que Rousseau et le mythe de Tristan et Yseult ont su atteindre l'universel. Chacun, à sa manière, exprime le projet révolutionnaire, le relationnel en dehors de la société close, les filiations spirituelles
    ." (p.96-97)

    "Toute classe sociale dominante engendre le modèle amoureux qui correspond à son mode de production." (p.97)

    "Tristan est le plus parfait séducteur "objectif". En effet, le mythe a eu l'art et la manière de synthétiser en lui les attributs de la séduction les plus opposés.
    Il est le héros et l'artiste. Il joue aussi bien de la lyre que de l'épée. C'est un rêveur et un homme d'action. Il est l'enfant toujours blessé et le triomphateur invincible. Il implore et il est le maître. Il est la grande coquette et la sublime abnégation. Après lui ces attributs vont se distribuer en couples du dualité: le chef ou l'artiste, la réussite sociale ou le prestige romantique (de l'échec), la participation ou le refus, etc.
    C'est que toute classe dominante, en sa reproduction, est faite d'une contradiction interne. Aussi, en son second moment (l'amour courtois pour la noblesse, la sentimentalité romanesque pour la bourgeoisie) le modèle amoureux va exprimer la contestation de l'ordre établi, de la classe dominante. Mais il ne s'agit là que d'un sous-ordre dans l'ordre majeur, celui de la ratification fondamentale -et inconsciente- de la société de classe.
    Notre modernité produira des référentiels comme l'antihéros, l'artiste, l'intellectuel de gauche (pour Simone de Beauvoir), l'aventurier, le marginal, le contestaire, etc. En toute innocence de l'inconscient de classe. Tous ces modèles seront amoureusement considérés comme les expressions de la singularité ineffable, de l'unicité, de l'originalité, de tout ce qui fait... la classe.
    L'amour-fou -celui de Tristan et d'Yseult -est tout le contraire de la contestation de l'ordre établi. Nous constaterons qu'il est désir, certes, mais -au moment fondamental de sa généalogie- désir de l'interdit, et même création du pouvoir de désirer l'interdit ! Tout cela doit transiter par les modèles de la classe dominante et ne peut s'accomplir que grâce à ces modèles
    ." (p.98-99)

    "Yseult est l'authentique "anti-Œdipe". Si elle peut réussir son "transfert" et liquider son Œdipe c'est qu'elle liquide les fondements originels de l'Œdipe. Il ne s'agit pas, pour elle, de guérir d'une quelconque déviation de l'affect familial mais d'en finir avec le Vieux Monde, celui de la répétition entropique, de l'instinct de mort, pour naître à l'histoire, celle du progrès humain." (p.103)

    "Yseult ne fait que vivre, d'une manière paroxystique, l'épreuve proposée à chacun de nous: quitter sa famille les fixations originelles -pour rencontrer l'Autre, accueillir l'altérité. La psychanalyse à sa manière commente la même épreuve et se justifie en ratifiant la nécessité de la rupture. Encore une fois, nous vérifions qu'elle ne fait que récupérer l'essentielle causalité -historique- sans jamais la nommer. Car si passage il peut y avoir -de l'endogamie à l'exogamie- de la répétition au progrès -c'est grâce à la dynamique de classe (alors féodale)." (p.104)

    "Tristan snobe Yseult pour lui signifier, et pour lui se convaincre, que tout le passé est révolu, forclos face à la nécessité dynastique, un système d'alliance et de parenté que la féodalité doit impérativement réaliser. Face à ce sérieux, tout le passé doit se mettre en ordre, se soumettre. Face à la raison d'Etat, il doit apparaître comme contingence." (p.109)

    "Le combat des barons (ces potentats du tribalisme, chefs de tribu occupant des régions ou des places-fortes) va essentiellement consister, pour restaurer leur toute-puissance archaïque et clanique d'avant l'unification de la nation (en se coalisant même en une stratégie à court terme, d'avant les "longs couteaux") à chercher à déstabiliser un Etat-nation en gestation, encore embryonnaire, et à porter leurs efforts, en priorité, sur Tristan et Yseult, pour les dévaloriser, les disqualifier, les écarter du pouvoir.
    Ce n'est donc pas au nom du pouvoir d'Etat, de l'ordre établi, de la morale que les barons dénoncent l'amour de Tristan et Yseult. Tout au contraire, c'est pour déstabiliser l'Etat, affaiblir l'ordre, bafouer l'institutionnel.
    Tristan et Yseult sont pour eux les supports d'un progrès historique, d'une fondamentale vertu que les barons haïssent, car tout cela empêche le désordre établi, leur ordre. [...]
    Il va y avoir une complémentarité dialectique, une connivence secrète, entre la volonté de restauration des barons et les laissés-pour compte de la féodalité, entre la pesanteur sociologique du passé et la faille secrète du nouvel ordre. C'est la relation de complicité, l'alliance objective des barons et de Merlot, le meilleur ami de Tristan. [...]
    Les barons, grâce à Merlot, l'ami qui devient traître, peuvent "coincer" Tristan. [...]
    Mais pour que la restauration du Vieux Monde soit possible, envisageable, il faut que le progrès présente une faille, une contradiction. Celles-ci surgissent au moment où l'universel glisse vers l'intérêt de classe, où le progrès social est récupéré au profit d'une domination de classe. L'universel se pervertit, se dégrade, se contredit. Dans la classe dominante apparaît une distance fatale entre le projet universel et sa réalisation particulière
    ." (p.137-139)

    "Merlot est l'ami fidèle de Tristan sur le champ de bataille, dans le combat chevaleresque, au moment de la conquête de la territorialité féodale. C'est alors une équitable répartition des pouvoirs, entre le suzerain et le vassal, entre ceux-ci et les chevaliers.
    A la cour, tout change: on passe au service de cour.
    Se pose alors le problème évident, immédiat de ce qui a été énoncé avec une trivialité -inconsciente- positiviste en ces termes: la circulation des femmes.
    C'est en ce lieu, de concentration et de représentation, que s'expérimente, au premier degré, tout le pathos inhérent au passage de l'endogamie à l'exogamie, à la prohibition de l'inceste, à la monogamie. Cette distribution crée tout un système de non-participants, de rejetés, on dit maintenant de "frustrés", dont Merlot est le prototype. [...]
    Jaloux alors n'est pas une détermination simplement psychologique. C'est l'expression d'une situation objective. Merlot est privé de toute praxis ; il n'est plus qu'un courtisan, alors que juste avant lui Tristan créait cette praxis féodale. Merlot est le laissé-pour-compte d'une histoire dont il aurait pu être le héros.
    Il est le double perverti de Tristan: lui aussi est amoureux d'Yseult, lui aussi trompe son meilleur ami. Mais alors que Tristan en reste à une tromperie sexuelle et sentimentale, Merlot fait un pas de plus, le passage à l'acte: il trahit, en termes politiques. Il s'allie aux ennemis de Tristan et pour déstabiliser l'ordre féodal. Ce que Tristan, quelle que soit sa situation ultérieure, ne fera jamais ; il restera jusqu'au bout l'anti-Condé, l'anti-baron, l'anti-révolte de palais
    ." (p.140-141)

    "L'amour courtois, celui qui codifie la reproduction de classe, trouvera la solution à cette intolérable subversion intime de l'ordre féodal dont la cause est, rappelons-le, le problème de "la circulation des femmes", de leur "distribution" dans l'exogamie monogamique. Alors la contradiction interne s'est radicalisée en surplus féodal: le chevalier, le cadet, la fille. Il faut codifier ce potentiel de subversion.
    On leur donnera une part du gâteau: la création de tout un univers de valeurs érotico-sentimentales. Mais dans l'ordre établi, contradiction relative codifiée comme telle et qui, ironie suprême, est au service de cet ordre
    ." (p.142)

    "Il ne faut pas craindre d'en venir à cette interrogation d'une ironie radicale à l'égard de l'amour: il ne durerait que comme conséquence, effet du conflit ? L'amour, quand il se prétend cause de soi, ne serait qu'un effet ? [...]
    L'amour, c'est la guerre ; sa durée est celle du conflit: ces deux propositions écartent la thèse qui triomphe dans le slogan-fadaise [...]
    Si conflit il y a, c'est un combat pour la reconnaissance. [...]
    L'amour naît de l'affrontement de deux individualités: Tristan et Yseult. La durée du commencement est celle de l'enchaînement dialectique des sentiments et des événements qui cheminent vers la réalisation du couple, de l'amour cause de soi. De la plus grande contradiction doit naître la plus forte unité. [...]
    Mais alors: si le combat entre Tristan et Yseult cesse n'est-ce pas à cause de la nécessité du combat contre le monde ? Le Je et le Tu ne parviendraient au Nous que par l'obligation de l'alliance -de
    l'unité d'action- face aux interdits des autres ?
    Autrement dit, l'amour ne deviendrait cause de soi qu'à cause du monde ? Face à l'ennemi commun, l'union sacrée.
    Le combat pour la reconnaissance -d'individu à individu- ne semble cesser -ne peut cesser ?- que par la substitution d'un autre combat pour la reconnaissance de l'amour face au monde. [...]
    Il semble bien que nous tenons là le lien le plus secret et le plus nécessaire à l'enchaînement des causes et des effets, de la durée (de la naissance) et de la durée (de l'amour).
    C'est par l'affrontement avec le monde -grâce à cet affrontement ?- que l'amour peut se réconcilier avec lui-même, dépasser sa contradiction intime. Alors l'amour dure, dans la mesure où il se transforme, où il est passé de l'en-soi au pour-soi, où il est devenu cause de soi. Mais cause de soi dont les autres sont la cause
    ." (p.142-144)

    "Les barons peuvent prétendre avoir chassé Tristan et Yseult de la Cour et prouver leur méprisante magnanimité en les laissant vivre dans la forêt. Le roi Marc satisfait les barons et garde Tristan en réserve. Après la sanction, le pardon sera possible. Pour les amants ce sera la fuite, le choix délibéré, la liberté d'aimer. Enfin seuls.
    Quel est donc ce lieu, où l'amour peut vivre sa vie, exclu du monde ? Il s'agit d'un lieu réel -la forêt (ou l'île déserte) -qui est aussi le symbole de l'amour enfin libre. C'est l'exclusion réciproque en son lieu d'élection
    ." (p.148)

    "Le séjour dans la forêt est un moment décisif de l'histoire de l'amour. [...] Nous l'illustrerons par l'une des versions du mythe: l'effet du philtre (quatre ans !) s'achève dans la forêt. Paradoxe suprême et inquiétante interrogation, sous la symbolique: c'est donc au moment où les amants viennent de conquérir la liberté d'aimer que l'amour doit cesser ? Lorsque l'amour atteint enfin les conditions de sa propre existence, lorsqu'il devient cause de soi, il meurt ? [...]
    Dans la forêt, il ne se passe rien ! Et dès qu'il se passe quelque chose c'est un événement extérieur, politique, et final, l'intervention du roi Marc (lorsqu'il surprend les amants endormis).
    " (p.149)

    "Il arrive à Tristan et Yseult (une fois de plus), et dans le lieu même où il ne se passe rien, ce qui n'était arrivée à personne. Ils vont expérimenter la confrontation des deux grandes dimensions historiques qui, jusqu'à eux, ne s'étaient jamais rencontrées. Ils vont passer de l'épopée à la vie de subsistance, du tragique au quotidien, de l'affrontement de la mort au travail de survivre. Et sans décompression.
    Quel prodigieux renversement de situation, d'existence. Quelle épreuve, pour l'amour !
    Nous avons déjà montré que le mythe était une volonté d'édification et même de modèle pédagogique: il enseigne le bon usage de la faute, tout un travail négatif, pour accéder à un progrès. Mais maintenant -avec le séjour dans la forêt- le mythe propose la plus grande leçon qui soit possible. Au-delà de l'édification éthique, c'est la confrontation avec la praxis en son niveau le plus élémentaire, le plus nécessaire: la survie
    ." (p.151)

    "Nous allons proposer le thème du séjour dans la forêt contradictoirement à l'interprétation idéaliste. Ce sera un quasi-coup de force à l'égard de l'idéologie dominante et des interprétations traditionnelles du mythe. Pour l'idéalisme, les amants fuient le monde pour retrouver la nature, un lieu de clémence, de pureté et d'innocence comme leur amour. Pour la philosophie de la praxis, les amants, certes, fuient le monde mais pour s'affronter à des conditions d'existence matérielle au niveau le plus rudimentaire, immédiat: le survivre.
    Pour l'idéalisme, la nature est un lieu de liberté retrouvée, de fête, de convivialité, d'harmonie préétablie. Elle a le pouvoir de libérer des contraintes artificielles de la culture. Pour la philosophie de la praxis, la nature est au contraire, par définition, le lieu du manque, de la terreur. [...]
    Alors la boucle est bouclée, celle de l'édification mythique. Son parcours est celui de la thèse et de l'antithèse, de la vie de cour à la vie de survie, du plus haut du superstructural au plus bas de l'infrastructural, de la culture la plus sophistiquée à la nature la plus frustre.
    L'amour doit ainsi apprendre à vivre. C'est tout un cheminement expérimental, un système initiatique qui est progressivement imposé. Tout aura été éprouvé.
    L'amour s'est d'abord affronté à l'amour, l'ambivalence haine-amour. Pour triompher: le couple, l'amour cause de soi. Il prétend alors avoir le pouvoir de vaincre le monde, de le refuser et de le fuir.
    Cet amour-fou qui doit tout au superstructural, à l'histoire, qui n'est qu'un effet de l'histoire, s'arroge le droit de les refuser, de les nier ! Toute-puissance de l'amour.
    " (p.152-153)

    "La prédation est la loi de la nature -ce que l'écologico-bucolique ne veut pas savoir." (p.156)

    "L'amour ayant découvert ses limites, qu'il ne peut plus survivre dans la forêt et que le roi pardonne, doit consentir à revenir au monde, à l'ordre." (p.169)

    "Alors que la plupart des commentateurs ont voulu réduire le mythe à l'influence du christianisme [note de bas de page: "Ou d'une hérésie".], les instances de cette superstructure n'ont qu'un rôle très réduit dans le récit mythique." (p.170)

    "Yseult revient à la cour. Elle reprend sa place. Apparemment, aucune sanction. Comme si rien ne s'était passé. Le fait ne mérite-il pas d'être souligné ?
    C'est que la reine est la reine. Son pouvoir est déjà incontesté et incontestable. Elle n'est pas que la femme du roi. Dans le clanisme et l'endogamie elle serait exécutée ou répudiée. En tout cas écartée.
    Mais elle est déjà la moitié du pouvoir. Elle est la relation dialectique et historique qui fait du roi Marc, d'un chef de clan un chef d'Etat.
    La grande leçon de l'histoire, c'est que l'exogamie monogamique de la société de classes est plus forte que son négatif (que l'adultère). La faute est intégrable et intégrée par la dynamique du nouveau mode de production, de la mutation de l'histoire.
    Cela ne veut pas dire que la faute soit oubliée ou négligeable. Bien au contraire. Mais elle ne doit pas compromettre l'œuvre politique. Elle sera traitée ailleurs, au prix cher. La faute morale ne doit pas empêcher le progrès de l'histoire.
    Aussi Yseult revient prendre son rang: le premier.
    Comme si rien ne s'était passé. C'est qu'elle est la garante de l'Etat-nation enfin unifié et pacifié. Pour rien au monde il ne faut réveiller des discordes dynastiques qui remettraient en question tout le travail conquérant de la première féodalité.
    Il n'en va pas de même pour Tristan. C'est lui qui va porter le poids politique de la faute. Il sera sanctionné: banni. [...]
    Si Tristan n'est pas condamné à mort, il devient un "mort politique". La sanction qui le frappe correspond à ses prestations de service: il a beaucoup fait, beaucoup donné à la féodalité. Aussi est-il épargné en fonction de ses états de service, de son passé. Mais en même temps, il est écarté de la vie politique dans la mesure où il compromet la réalisation du projet féodal.
    Tristan est aussi "normalisé" en son "état civil", si on peut se permettre cet anachronisme. Il doit se marier. La normalisation, après celle, primordiale, du politique, devient celle des mœurs, des us et coutumes. Tristan doit se soumettre, comme tout le monde, à la loi universelle que devient la monogamie.
    Il y mettra du temps. Que de tergiversations pour se marier avec Yseult aux blanches mains. Et le mariage blanc témoigne de son enthousiasme.
    Le guerrier doit se marier ; après le service de guerre le service civique. Que signifierait un célibat prolongé dans une classe sociale où l'exogamie monogamique doit devenir la règle ? Ou les ordres ou le mariage -si l'on n'est pas mort à la guerre.
    Le héros célibataire a servi à l'implantation du système. Qu'il rentre dans le rang pour permettre sa reproduction. Tristan est représentatif d'un imaginaire qui doit être arrêté, figé avant de se tourner contre le système de la reproduction idéologique, politique, culturelle. Que Tristan le marieur se marie. Et si sa mission a mal tourné n'est-ce pas à cause d'une disponibilité qui ne doit pas se prolonger si l'on ne veut pas que la même cause reproduise les même effets ? Marier Tristan c'est rendre la rupture avec Yseult définitive, irrémédiable. L'essentiel, c'est qu'ils ne recommencent pas
    ." (p.170-173)

    "Ironie de l'affaire: la normalisation obtenue par les barons n'est autre que celle de l'ordre féodal qu'ils voulaient déstabiliser." (p.173)

    "Tristan devient le chevalier errant. On le retrouve à la cour du roi Arthur ! Puis en Armorique, puis en Cornouaille et encore en Armorique !
    Et que fait-il ? S'il reprend la geste chevaleresque, celle qu'il a vécue comme épopée, au service de l'Etat-nation, c'est pour la répéter d'une manière entropique, dans la dégradation événementielle, celle de l'intrigue. Il ne sert plus l'universel, l'éthique identifié au politique, il ne fait que promouvoir les intérêts particuliers. Il devient mercenaire, il guerroie, il tombe dans les querelles locales. Ou bien il se met au service des copains, d'autres chevaliers, pour les aider dans des affaires de cœur (Kaderdin) aux relents d'adultère.
    Le mythe établit ainsi la totale dégradation du chevaleresque, qui passe de l'épopée à l'intrigue de cour, de la création de l'Etat-nation aux modalités de sa dissolution, du combat pour l'universel au duel, à la dispute pour le singulier
    ." (p.179)

    "L'essentiel est alors qu'il n'y ait pas re-chute. [...]
    Là où se manifeste tout le génie du christianisme, c'est que l'amour n'est pas... interdit ! Au contraire. Si le péché de chair, lui, est interdit, l'amour, s'il renonce à se prolonger en une répétition entropique et mondaine, éternelle faute, éternelle errance, non seulement est autorisé mais recommandé. Mais alors amour pur, contemplatif, exercice spirituel, cheminement vers Dieu, amour de l'amour et non amour de la chair. Celle-ci est accomplie et abolie (le pardon et le remords). L'amour est ce qui reste quand la chair n'a plus cours. L'amour est permis quand il est interdit
    ." (p.11)

    "Le mythe montre bien les deux moments de la généalogie de l'interdit: celui du refus, du scandale devant ce qui semble arbitraire, celui de la conscience libertaire et libérale, celui du principe de plaisir [...] puis celui de l'amour de l'interdit. Et il établit alors pourquoi et comment le passage de l'un à l'autre est non seulement possible mais nécessaire, pour qu'il y ait décision, liberté d'aimer.
    Autrement dit, il procède à toute une critique -combien prophétique- de ce que sera la modernité permissive, de la conscience et de l'amour prétendus libérés. Alors que cette modernité revendique le progrès, le mythe la révèle comme n'étant qu'un archaïsme, un moment primitif, naïf, infantile, l'expression d'une conscience amputée qui, à la manière du primitif, ne fait que réciter un code reçu et machinalement intériorisé, conscience mécanisciste du pur reflet
    ." (p.206)

    "La mort devient même le dernier moment de l'action, son achèvement. Le mourir peut servir de moyen d'appropriation de la mort, suprême existence. L'acte de vivre peut se proclamer plus fort que jamais au moment de la plus définitive négation. L'amour éprouve son identité et sa pérennité au moment où tout doit se défaire. La mort permet d'éterniser l'amour. Car ce qui ne s'achève pas, qui recommence toujours, qui n'a pas de fin, qui recommence même dans la fin, n'est-ce-pas déjà l'éternel ?
    Ce sera le suprême paradoxe: du "merveilleux" mythique il faut savoir extraire un message qui n'est autre que celui de la sagesse. Le bon usage de la mort n'est que l'application à vivre. La mort dramatique des amants cache et promeut la meilleure des morts qui soient possibles quand on a pu accéder à la meilleure des vies qui soient possibles
    ." (p.241)
    -Michel Clouscard, Traité de l'amour fou. Genèse de l'Occident, Kontre Kulture (Éditions sociales, 1993 pour la première édition), 276 pages.


    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 23 Mai - 12:33, édité 24 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Dim 30 Avr - 15:50

    "L'anthropologie historique, à travers la sociologie de la connaissance, doit révéler le conditionnement historique du savoir." (p.14)

    "L'histoire n'est autre que l'arrachement à la nature." (p.16)

    "Il y a deux inconscients: celui de la pensée sauvage et celui de la pensée historique. Les deux ont en commun l'équipement physiologique. Mais alors que chez le primitif cet équipement physiologique donne le sens du relationnel, immédiatement, sans liberté, sans variable, sans marge d'interprétation, au contraire, pour l'homme historiquement devenu, le sens est la négation du seul système phonologique, du fixisme du relationnel de la production de seule subsistance. Le sens vient du relationnel, de la création, du politique et non de l'équipement mécanique et physiologique. L'inconscient du primitif est comme privation du sens, de l'histoire. L'inconscient de l'histoire est comme négation de cet inconscient du primitif. De même que l'inconscient du primitif, défini par l'ethnologie, est négation de l'histoire, l'inconscient de la culture historique est négation de la nature définie par la situation du primitif." (p.17)

    "Première proposition: l'idéalisme subjectif hypostasie le sujet de la connaissance en un absolu. Il nous faut donc montrer qu'il n'est qu'un résultat historique, que son transcendantalisme se ramène à un immanentisme. Il nous faut donc montrer que l'idéalisme subjectif n'est autre que la négation (non sue, non posée comme telle) de la démarche historique.
    Et c'est d'ailleurs une constante de la démarche idéaliste, du libéralisme, de l'idéologie bourgeoise: nier le procès de production, mais en même temps capter le résultat de ce procès de production. L'idéalisme subjectif est au résultat d'un processus, il s'empare de ses réalisations, et présente comme a-historique, chose en soi, ce qui est devenu son statut de classe
    ." (p.20-21)

    "Nous devons éviter de réifier la connaissance, non pas en abstraction, moment logique de la production théorique, mais en idéalisme, en système d'entités qui aurait son prédicat d'existence transcendant à la praxis. [...] Ce sont les rapports de production qui sont constitutifs de l'existence et du savoir." (p.24)

    "La phénoménologie (c'est-à-dire la logique de la production selon la réalité concrète) est cause d'elle-même. Il ne saurait y avoir une logique antérieure ou transcendante à celle de la production historique. Méthodologiquement: principe, fin, causalité sont d'ordre historique. Nous définirons l'ontologie comme l'être produit par la phénoménologie (selon des déterminations à préciser). Et c'est à partir de cette définition que la nature peut être définie: comme privation de toute détermination phénoménologique, comme manque de l'être produit historiquement. Cette définition dialectique de la nature comme non-historicité radicale propose d'importantes garanties méthodologiques. On ne doit pas attribuer à la nature, à une soi-disant innocence antéprédicative et pré-historique, ce qui n'est qu'une détermination non connue dans sa nécessité historique.
    Plus généralement nous dirons qu'il n'y a pas de dialectique de la nature mais une production historique de l'ontologie. Cette distinction radicale entre la nature et l'ontologie est proposée pour bien marquer "l'absolutisme" de la production historique. L'ontologie n'est plus la nature et l'ontologie est production historique. Ainsi nous écartons les philosophies naturalistes ou de l'ontologie transcendantale. L'être de la production historique est radicalement autre que la nature et cet être n'est pas un absolu qui transcenderait la relativité de l'histoire. Toute ambiguïté doit être levée entre la "nature humaine" et la production historique du corps-sujet
    ." (p.26-27)

    "La force de travail produit le moyen de production et par ce moyen la force de travail produit des biens. L'infrastructure productive est le nécessaire relais de la production économique. [...]
    Cette infrastructure productive est à la fois synchronique et diachronique. Elle est d'une part historiquement accumulative, résultante d'un processus global, et en même temps nécessaire médiation à toute production.
    " (p.28)

    "Ce système relationnel, effet du travail, et qui va autoriser tout le travail de la distribution, qui est effet et moyen, s'objective matériellement par le travail en une infrastructure relationnelle médiatrice (comme l'infrastructure productive). C'est la matérialisation du relationnel (routes, ports, dépôts), des moyens de relations (bateaux, camions, etc.), des réseaux de signes de la relation (codes de circulation et de transmission)." (p.29)

    "On peut définir le communisme originel comme un système de production autarcique en ce sens que sa production est peu différenciée (selon la moindre division du travail) et intégralement consommée par la communauté. C'est le lieu de production des biens pour la seule valeur d'usage. Le bien produit n'est pas être pour l'échange. L'ouverture relationnelle systématisable par le négoce n'est pas possible. Il y a la moindre distance entre la production, la distribution, la consommation. C'est le moindre système de médiations, de spatio-temporalités spécifiques et autonomes. Les fonctions sociales peuvent se ritualiser et se séparer mais sans s'objectiver en groupements spécifiques." (p.29)

    "Cette production idéologique est objectivée par le constitutionnel et le juridique. Cette idéologie constituée est alors la codification des droits, devoirs, sanctions. Elle est l'expression coercitive et répressive de la classe dominante.
    Cette idéologie constituée se redistribue fonctionnellement et concrètement selon un appareil institutionnel: les instances de l'Etat, l'école, la famille, etc. Cet infrastructural institutionnel est l'appareil opératoire de l'idéologique. (Mais ces institutions par elles-mêmes ne sont pas l'idéologie. Elles sont les lieux d'expression, de manipulation, de l'idéologie de la classe dominante. Mais cet institutionnel en sa fonctionnalité n'est pas idéologique. C'est l'idéologie qui utilise la médiation institutionnelle.)
    Cet infrastructural institutionnelle joue le même rôle que les deux autres infrastructures: il est médiation. Produit, il autorise la production. Ainsi l'infrastructural est à trois niveaux. Il est la triple objectivation de l'ordre du travail, de l'ordre du marché, de l'ordre institutionnel idéologique. C'est le référent non dit et non su de toute relation inter-subjective. C'est-à-dire de toute relation qui n'est plus l'expression immédiate, fonctionnelle, du travail, de l'économique, de l'institutionnel. L'inter-subjectif est le relationnel produit par ce référent en dehors des lieux d'expression du référent. Ce reférent est l'inconscient collectif.
    L'inter-subjectivité n'est possible que par ce commun référentiel des individus. La relation inter-subjective n'est qu'un effet du référent. Si les individus peuvent communiquer en dehors du travail, de l'échange économique, de la coercition institutionnelle immédiate, c'est de par la participation qu'est le référent. Mais l'immédiat recours de cette inter-subjectivité est l'infrastructure institutionnelle qui véhicule l'idéologie. Le référent est capté par l'idéologie qui exprime l'ordre de la classe dominante ; aussi l'inter-subjectivité sera comme la pratique existentielle de l'institutionnel. Celui-ci se déverse dans la pratique existentielle par les modèles, statuts, rôles sociaux. Et en tant que référentiel variable selon les dispositions concrètes des groupes, fonctions, relations, spatio-temporalités.
    L'inter-subjectivité est donc le lieu de rencontre de l'institutionnel et du sujet
    ." (p.30)

    "C'est selon la logique de la production historique que nous pourrons définir la production du savoir." (p.34)

    "Les fondements de la méthode historique sont l'inverse des propositions fondamentales du néo-kantisme." (p.35)

    "Nous ne ferons que rendre à la raison dialectique des techniques et des opérations particulières qui ont été détournées, récupérées, à deux fins: pour fonder les carrières universitaires des idéologues de la bourgeoisie ainsi que les modes de l'intelligentsia parisienne." (p.35)

    "Nous systématiserons donc la modernité néo-kantienne selon les deux notions: inconscient et structure, ces places fortes de l'épistémologie libérale. Le couple inconscient-structure, revu et corrigé, doit redevenir le concept opérationnel de la raison dialectique." (p.35)

    "Sur le plan de la terminologie, nous remplacerons tout d'abord inconscient par négatif. C'est pour préciser que ce non-conscient en tant qu'oubli, négation du réel, est un acte politique [...] Ce qui n'est ni dit ni su est une pratique de classe. Le négatif est l'inconscient mais selon les rapports de classe. Ce négatif, en tant que "stratégie épistémologique", s'exhausse en sa perfection par le néo-kantisme. Et nous avons déjà dit qu'en tant que méthodologie de l'occultation il était révélateur de la réalité même, de par l'inversion de son discours.
    Aussi, le réalisme radical, qui prétend exprimer la totalité du réel trouve une nouvelle application. La polarité du réel se délimite par la relation de l'être et du code, c'est-à-dire, de l'épistémologie (de classe) et de l'ontologie. La réalité se révèle par le discours théorique proclamé, qui révèle, par son inversion, la réalité cachée. La méthodologie qu'est le réalisme radical consiste donc à reprendre le discours idéologique de la classe dominante d'une époque et de révéler à travers lui la réalité qu'il cache. Nous dirons que l'être et le code sont le double aspect de la réalité, comme être non dit (et non su), "l'inconscient", et comme codification de l'existentiel et du savoir de la classe dominante. (Et la lecture va du code à l'être. C'est par le savoir que l'être est représenté.) L'être et le code sont la double révélation du réalisme radical. Le négatif de la bourgeoisie révèle donc des rapports de classe, c'est-à-dire le réel. La codification du non-dit autorise, par son interprétation inversée, la connaissance du réel.
    Et sur le plan de la terminologie une autre rectification sera faite. Nous remplacerons structure par champ de production homogène: ensemble. Pour bien préciser que l'invariant est produit selon les forces productives et les rapports de production, qu'il ne saurait être une détermination arbitraire issue de l'idéologie (d'un effet d'ordre superstructural) et qu'il ne saurait recouvrir, comme nous l'avons vu déjà pour Lévi-Strauss, l'invariance de la nature humaine. (De même le concept d'ensemble permet d'écarter une autre notion entachée d'organicité: celle de totalité).
    Ces définitions étant posées nous substituerons maintenant à la relation inconscient-structure la relation négatif-ensemble (ou champ de production). Alors que l'inconscient (au sens de l'école structuraliste de Paris) révèle la structure, le négatif va révéler l'être et le code, la double composante de l'ensemble. A l'invariant formel (de la nature humaine) qu'est la relation inconscient-structure, nous substituerons la relation négatif-champ de production que nous pouvons considérer à trois niveaux.
    Ce sera d'abord la relation de l'être et du code selon une conjoncture économico-politique spécifique. A cette empirie, mais systématisable, d'une homogénéité locale, nous ferons correspondre, en nous référant au modèle néo-kantien, l'invariant formel qu'est la relation infrastructure-superstructure, forces productives-rapports de production, économique-politique, politique existentiel. Mais nous dépasserons ce dualisme, empirisme réaliste et formalisme théorique. C'est selon l'homogénéité d'un mode de production que nous définirons la relation de l'être et du code. Ce sera alors un ensemble, c'est-à-dire un champ de production homogénéisé: la systématique du relationnel de telles forces productives et de leurs rapports de production
    ." (p.35-37)

    "Il faut établir dans quelle mesure et par quelle configuration le superstructural peut agir sur l'infrastructure." (p.37)

    "Notre renversement épistémologique proposera une définition de l'être inverse de celle du néo-kantisme. Alors que pour celui-ci l'être est transcendant à toute historicité dans notre perspective l'être est constitué par les rapports de production. [...]
    Le sujet ontologique transcendant [note de bas de page: cf Heidegger] est l'implicite sous-jacent au déchiffrage de "l'inconscient". Celui-ci, en sa fonction idéologique, n'est que la révélation de la nature et de la nature humaine. Celle-ci est niée par la culture alors qu'en droit et en fait elle est la réalité constitutive du relationnel dont toute historicité n'est qu'inauthenticité. Cette entité antérieure et opposée au prédicat produit par l'histoire, cet anté-prédicatif, n'est au fond que le noumène, l'absolu et l'infini, qui transcende l'apparence. [...]
    Pour la raison dialectique, l'être ne sera que la chute de ces privilèges ontologiques. (Et une humilité épistémologique non moins énorme que la prétention bourgeoise sera nécessaire pour le redéfinir. Nous voulons montrer que le statut de la personne est une conquête historique, que son fondement et son expression est politique et que ce statut ne peut se référer à l'idéologie néo-kantienne. Deux statuts de la personne se confrontent: celui qui se fonde sur l'être et celui qui se fonde sur les rapports de production. L'un est réactionnaire et l'autre révolutionnaire. Et seule la raison dialectique peut consoler de la perte de l'être.) La critique déjà faite au néo-kantisme nous a permis de proposer une première définition de l'être selon la raison dialectique. "L'être", avons-nous dit, est doublement historique. Il commence par le passage de l'ordre de la nature à l'ordre politique. Cette première définition est formelle et négative: la nature est alors définie comme privation de toute détermination phénoménologique. Réciproquement, la phénoménologie n'est plus la nature car la phénoménologie apporte une détermination caractéristique et spécifique: celle de la dialectisation du devenir qui est le manque même de nature.
    La phénoménologie est cause d'elle-même: l'être est cette production. Cette réalité concrète s'organise selon le relais des infrastructures matérielles. Cette réalité occultée par le néo-kantisme est l'être de la phénoménologie.
    Donc au niveau de cette première définition l'être n'est plus la nature puisque réalité produite qui propose toute détermination.
    Précisons bien: ce serait un contresens de penser que la nature est absente de l'être de la phénoménologie: mais elle est toujours exprimée selon les déterminations de cette phénoménologie. Et elle n'est ni une antériorité (historique ou logique) ni un substrat à l'être de la phénoménologie. La nature est l'immanence de l'indétermination radicale à la constante déterminante de la phénoménologie. C'est son manque même qui autorise l'être de la phénoménologie
    ." (p.40-41)

    "Cet être de la phénoménologie, de la réalité produite, selon l'ensemble considéré, peut être exprimé en sa totalité. Ce sera par la formule: Référent - Signifiant - signifié (R - S - s) que nous avons déjà établie. L'inter-subjectivité, l'échange, le relationnel, sont effectivement ordonnés selon ce système, qui met en relation: le référent (oublié), le signifiant (en tant que logique de l'échange), le signifié (en tant que variable spécifique, lieu de la singularité).
    Et effectivement ce système, par ses composantes, transcende le sujet, qui alors n'est qu'un effet. Le "ça parle" est alors l'expression des rapports de production dont le sujet n'est que l'expression. Cette syntaxe de l'être (R - S - s) se redistribue dans la sémantique qu'est l'intersubjectivité. Mais, s'il est vrai que ces composantes syntaxiques de l'être sont logiquement antérieures au sujet, il est faux de ne prêter à ce sujet qu'un rôle négligeable. Bien au contraire ! Ce n'est que par le corps-sujet que l'être accède à l'existence. Le corps sujet est l'acte de l'être. Si le corps-sujet est le dernier maillon de la production il en est aussi le signifieur. Il est le lien synthétique des données syntaxiques: en ce sens il est déjà plus qu'un effet. Puis il est le lien unitaire de l'action qui agit sur l'être. Le corps-sujet est effet et cause ; produit de la praxis il produit la praxis [...]
    Nous proposerons donc une définition du corps comme expression et production de l'être
    ." (p.41)

    "Le corps est procès de production, comme l'ensemble historique. Et Freud a bien montré cette historicité du corps. [...]
    Le corps est donc une production historique. Et de même que l'ensemble historique, il doit être défini par la relation de son être et de son code, comme passage de la substance au savoir.
    Cette substance, étymologie du corps-sujet, sera définissable en référence au bio-chimique. C'est en tant qu'espèce: continuité biologique (gènes, A.D.N.) d'un invariant. Et la charge bio-chimique élémentaire a un double rôle. Elle autorise un automatisme fonctionnel, une permanence de l'être. Et à partir de cet invariant, de cette permanence, l'élan de la variable, de l'adaptabilité socio-culturelle. C'est parce que le corps-sujet dispose de cette permanence qu'il pourra s'ouvrir, s'adapter aux formes de la sociabilité
    ." (p.44)

    "L'étude d'un ensemble pré-capitaliste peut être considérée comme une introduction à la lecture du Capital." (p.54)

    "Notre modèle sera construit en tant que critique d'Althusser." (note 1 p.57)

    "La fin d'un ensemble sera l'implantation d'un autre mode de production apprécié selon deux effets d'ordre superstructural: l'un qui liquide l'idéologie du mode de production antérieur et l'autre qui propose l'idéologie du nouveau mode de production." (p.62)

    "Le procès de production, dans sa spécificité économique, peut s'apprécier à trois niveaux: taux de croissance, moyens de production, histoire de la technologie. Et selon un rapport de cause à effet: la technologie est la cause de l'exploitation selon telle pratique économico-technique comme celle-ci est la cause du taux de croissance. [...]
    Le taux de croissance peut proposer, dans ce système, une loi dialectique: une extension, d'ordre quantitatif, d'un volume de production, permet d'atteindre un seuil, permet un saut qualitatif. Alors est autorisé (selon des conditions à définir) une mutation d'ordre qualitatif. Ce seuil, acquis par un processus d'accumulation, peut proposer les conditions de la mutation, peut en être une mesure, peut être même la mutation spécifique d'une époque. Ce saut qualitatif peut marquer le passage à un autre mode de production, à l'hégémonie économique d'un mode de production
    ." (p.70-71)

    "C'est l'histoire de la technologie qui doit ordonner cette logique de la production." (p.71)

    "Si le mode de production originel produit un autre mode de production selon une progression technologique et économique, le superstructural de chacun des modes de production rentre en contradiction." (p.72)

    "La bourgeoisie industrielle et commerçante ratifie l'Etat pour deux raisons fondamentales. L'Etat (de par son rôle surdéterminant) garantit la permanence de l'exploitation ouvrière (ou servile), que ce soit dans le mode de production féodal ou industriel. C'est de par la surdétermination institutionnelle que l'exploitation industrielle peut se développer par le réinvestissement (capitaliste) de la plus-value. Deuxièmement, l'industrialisation (et surtout le commerce) ne sont possibles que par le conditionnement superstructural que l'Eta crée et garantit (protectionnisme, juridiction, etc.)." (p.78)

    "La constante qu'est la forme politique (royauté) renvoie à la constante productive: la production rurale. Celle-ci, comme la forme politique, est une constante: la propriété foncière est son moyen et sa fin. La modification à l'intérieur du pouvoir politique n'exprime qu'une modification du régime de la propriété foncière. Ainsi, si de nouveaux rapports de production apparaissent, c'est parce qu'il y a, bien sûr, de nouveaux moyens de production, mais comme transformation de la même production, la production rurale. C'est dans la continuité d'une forme (système monarchique, mais selon une circulation différente du pouvoir) que la propriété foncière se donne l'ordre politique de sa production. L'économique ne crée pas de forme nouvelle. Il y a seulement un saut qualitatif de la production rurale, qui a comme effet de déplacer l'autorité politique dans la forme général de cette production rurale. La superstructure est constante à cette fluctuation de la production, et c'est à l'intérieur de la superstructure, sans susciter de nouvelles formes, que la révolution économique peut s'accomplir. C'est dans la superstructure, la forme politique, que le centre de décision, le pouvoir réel se déplacera, par paliers, du sommet à la base, puis de la base au sommet.
    La dialectique descendante de l'effectivité politique est d'abord dans le passage de l'autorité du roi à celle des comtes (10 siècle).
    Cette période pourrait être considérée comme mixte: l'institutionnalisation centralisatrice continue à s'exercer. Mais de par la seule autorité centrale. Ainsi, par exemple, la puissance comtale exerce toujours les droits régaliens. Mais déjà la relation féodale n'est plus fondée sur l'autorité centrale. Les liens féodaux se nouent entre les comtes et l'aristocratie foncière. La puissance de celle-ci est dans la prise en considération de la richesse foncière par le pouvoir traditionnel, la réciprocité encore très vague du devoir entre le détenteur du politique et le détenteur de l'économique.
    Le deuxième période de la dialectique descendante de l'effectivité politique est dans "le temps des châtelains indépendants", lorsque le comte ou duc, représentant de l'autorité royale, a perdu tout pouvoir, lorsque le
    comitatus s'est effrité et qu'il n'en reste que des brides partielles ou locales (tournant du 10e et 11e siècles). Alors, leur autorité doit être renouvelée, se fonder sur la propriété foncière, de vastes domaines, et sur la clientèle vassalique. Mais cela à l'imitation des grandes familles de l'aristocratie foncière, qui ont accaparé les terres. C'est maintenant le grand domaine qui est la puissance politique, de par la force de la richesse foncière et de la clientèle vassalique qui le défend. La crise de l'autorité politique a été résolue sur le plan de la cellule économique, par la nécessité de substituer à un ordre défaillant un nouvel ordre, mais qui consacre la nouvelle autorité acquise par le grand propriétaire foncier. Car c'est lui qui assume maintenant les fonctions de protection que le pouvoir central ne réalise plus. Le propriétaire foncier assume la fonction guerrière mais pour garantir l'économique: le travail et la rentabilité de ses terres. Le grand propriétaire se reconvertit en chef d'Etat, cellulaire, en chef de guerre, local, c'est lui qui assume les responsabilités publiques.
    Une troisième période, maintenant ascendante, est la reconquête du pouvoir centralisé, maintenant sous l'autorité du propriétaire foncier, du sérieux de l'économique. Alors, dans la constante formelle du politique, la nécessité économique suscite son relationnel politique. La politique dynastique constituera une classe sociale dont l'émanation est le roi
    ." (p.89-90)

    "Lorsque la force productive ne dispose ni de l'outillage, ni de la terre, de ces deux moyens nécessaires de production, elle est réduite au servage, identification de la personne au moyen de production. [...]
    Dès 614, le servage est institutionnel
    ." (p.96)

    "[Le serf] est l'esclave de la terre." (p.97)

    "La contradiction de la dynamique est donc d'abord dans ce passage d'un mode de production centralisé, dirigiste, autoritaire (celui de l'Empire romain) à un mode de production provincial, cellulaire, autarcique (celui du domanial). Une praxis régionale doit se substituer à une praxis globale ; le pouvoir politique doit passer de la ville à la campagne, de l'impérialisme du grand commerce à l'économie locale, de la Rome impérialiste à l'autonomie du secteur agraire. C'est que la nécessité économique qui fonde l'Empire romain, son impérialisme et affairisme, a comme conséquence le statut administratif des provinces. Dans celles-ci, et en Gaule en particulier, l'autorité politique est exportée, elle n'est pas la superstructure qui répond à la production locale et rurale. C'est une juridiction formelle, centralisatrice, d'exploitation par la ville de la campagne, qui conditionne la praxis régionale.
    La contradiction, de la dynamique globale, est d'abord entre le formalisme dirigiste et la production locale. La mise en valeur de la terre répond aux nécessités de la stratégie économique et militaire de Rome. La Marche, puis la province, est un mixte entre la culture et la barbarie. L'Empire romain maintient la province dans sa fonction d'approvisionnement de Rome. La stratégie militaire immédiate ne fait que répéter la stratégie économique à longue échéance. Pas de transformation de la production qui modifierait les rapports de production locaux puis la province à Rome. Non seulement la vocation rurale doit être maintenue, commercialisée par les Romains, mais encore délimitée, comme niveau de production, selon le dirigisme de Rome. La production est celle de la grande exploitation (villa). Le problème de la production cellulaire ne peut être résolu dans ce contexte.
    La contradiction de la dynamique va circuler de cette culture colonisée au formalisme juridique, dans cette relation de colonisé à colonisateur. La barbarie réapparaît aux frontières car elle est en puissance dans l'Empire, comme terres vierges de la province. A l'inculture des forêts et marécages dans l'Empire, répondra la barbarie, comme invasion. La contradiction entre l'Empire et la barbarie est amenée par la contradiction entre Rome et la province, entre l'impérialisme économique et la sujétion colonialiste de la province. La barbarie comme invasion, fait historique, n'est pas le surgissement d'une extériorité dans la culture délimitée géo-politiquement. Au contraire, elle est la contradiction que la culture porte en elle-même. Si l'Empire peut être envahi, si les invasions se succèdent et déferlent en Occident, ce n'est pas de par la dynamique spécifique des peuples de l'Est. Mais au contraire cette dynamique est provoquée par celle de la culture: la contradiction entre la Rome de l'origine et celle de l'impérialisme, entre la culture romaine et l'inculture des provinces, est aussi celle de l'Empire romain et des barbares. L'Empire ne peut s'opposer à l'extérieur à ce qu'il a instauré à l'intérieur. Cette fatalité de la contradiction de l'Empire, par l'extension territoriale, est donc la cause des invasions. L'Empire romain se désagrège et le barbare pénètre dans les provinces, triomphe et fait souche. L'invasion va faire progresser la problématique de la production. Elle brise le cadre juridique et formel de l'Empire (mais subsiste l'institutionnel qu'est le droit romain). Elle est un apport démographique (l'implantation d'une main-d'œuvre) et surtout elle apporte la relation suzerain-vassal, c'est-à-dire l'implantation, dans le secteur rural, d'un principe de hiérarchie et d'administration qui résoudra le problème de la production locale. Le lien vassalique sera le deuxième stade de la réduction et formalisation de la dynamique du macro-social. Il est la forme à priori qui permettra la continuité de la société romaine à la société guerrière, du nomadisme à la propriété foncière, de la guerre à l'exploitation du secteur rural. Ce sera aussi la relation d'intégration de l'envahisseur par l'autochtone
    ." (p.103-104)

    "Au moment où l'unité nationale va se détourner de l'ordre féodal pour se consacrer au renforcement de la nation (Philippe le Bel), s'actualisera le conflit entre deux politiques: l'une, prolongement de la noblesse, consécration de son pouvoir dans l'Etat féodal qui veut intégrer le chevaleresque dans une armée nationale pour les guerres de défense et d'agression, entre nations limitrophes, et l'autre tournée vers le passé, nostalgique, qui renforce peu à peu, ainsi, l'opposition du chevaleresque-économique à un dualisme du réel et de l'idée, qui isole le pouvoir central, et que celui-ci doit détruire, comme principe qui menace l'ordre intérieur, consacrant ainsi l'échec du chevaleresque sur le plan national, dans sa dynamique, sa tentative de fonder un royaume d'Orient. Alors le chevaleresque s'est définitivement coupé et de la praxis globale et de la praxis de classe.
    Le chevaleresque se réduit à sa thématique, à l'idéologie dans le processus d'intériorisation de la scission ; ce qui exclut de la praxis globale, de classe, est fondement de l'individualité. C'est dans la subjectivité que la vertu chevaleresque revendique, assume son exclusion de la praxis. C'est alors que le ludique du chevaleresque tombe dans la gratuité, passe de la praxis de classe à l'individualisme. Et c'est lorsque le chevaleresque prend conscience de lui-même, se fait éthique et ascèse de l'individu, qu'il perd sa nécessité, que celle-ci, dans le reflux des croisades, dans la retombée de sa dynamique, n'apparaît plus que comme une aventure que la praxis nationale doit briser avant qu'elle ne se tourne contre la nécessité du nouvel ordre. Non seulement le chevaleresque s'est coupé de la praxis, mais il apparaît comme subversion qui le condamnerait presque à la clandestinité, lorsqu'il poursuit encore l'épopée du mérite. La conscience de soi s'oppose alors à la réalité, car moment le plus aigu de la coupure du chevaleresque et de la noblesse. Alors le chevaleresque renonce à toute prétention politique, soit qu'il prolonge sa praxis étymologique dans le personnage du chevalier errant, soit qu'il consente à n'être que le jeu du sérieux, faisant de sa praxis le divertissement de la praxis économico-politique, du noble (tournoi).
    Le tournoi est la transformation de la guerre en jeu sous les dehors de la préparation militaire. La fonction guerrière est vidée de toute signification politique, elle n'est plus que la permanence d'un métier, et qui ne trouve plus à s'exercer. Le tournoi est raccourci symbolique de l'affrontement chevaleresque, mais en dehors du contexte historique et en dehors de l'affrontement de la mort. Il a, au moment de la guerre entre féodaux, le rôle de la préparation au combat. Il est moyen d'une fin, la guerre. Mais la guerre entre féodaux étant dépassée, la préparation militaire, de moyen, se fait fin. La décadence du guerrier apparaît dans la préparation non à la guerre, mais au tournoi.
    Le chevalier n'est même pas un mercenaire. C'est un acteur qui devant un auditoire cherche à gagner sa subsistance. Et s'il n'est pas réduit à cette nécessité alors l'enjeu du combat tombe dans la frivolité ; le chevalier se cherche un témoin: la femme. Non seulement le combat est un jeu, mais son enjeu est frivole. Le panache se substitue au courage, l'affrontement du rival à celui de la mort. Le combat se fait mondain. Il devient une fête, un divertissement de la praxis.
    L'antithèse de cette frivole gratuité est le personnage du chevalier errant, du redresseur de tort pour qui la guerre ne peut être que Guerre sainte. Mais c'est justement le motif de se battre que le chevalier ne trouve plus. Et s'il ne veut pas consentir au jeu stérile que devient le métier des armes, il se condamne à l'éternelle errance, disponibilité. S'il est en dehors de la praxis (chevalier sans suzerain, ou de retour de la croisade, soldat irrécupérable, etc.) il cherche à se réintégrer: il est à la recherche d'un suzerain (réalité) et d'une cause (idéal). Il représente donc le passage de la réalité au mythe, du concret à l'idéal par l'ambiguïté de son personnage à la fois réel et imaginaire, continuité d'une praxis impossible à l'intériorité, à la conscience subjective.
    Le chevalier errant recherche la répétition de la macro-dynamique de classe dans le comportement individuel. Ce qui n'est plus possible dans le général peut l'être encore dans le particulier. Et c'est son impuissance à particulariser dans le concret, son intention, qui l'oblige à un universel, à une justification par l'idéal. Et le paradoxe, qui n'est qu'une nouvelle vérification du sérieux de la praxis, c'est que le chevalier errant ne trouve que l'aventure, l'action en marge de la praxis, dans une contingence qui frôle la subversion. Alors que son intention est conscience du chevaleresque, son action est contingence, aventure. La scission s'assume dans le progressif décalage entre l'idéal et le réel, la praxis et l'aventure. L'affrontement n'est plus que le symbole d'une promotion intimiste de l'éthico-spirituel. La solitude est à la fois le sentiment de l'incommunicable et l'échec pratique de la communication. Le chevaleresque perd son contenu mondain. Il doit renoncer au monde qu'il a pourtant façonné. Le chevalier errant ne retrouve sa cause que dans le monastère
    ." (p.116-117)

    "Notre interprétation de l'amour courtois et de l'amour en Occident n'est qu'une réflexion à partir du livre de Denis de Rougemont, L'amour et l'Occident. Mais alors que sa prodigieuse découverte sociologique est neutralisée par son idéalisme nous proposerons le fondement matérialiste de l'amour courtois: la politique dynastique du regroupement des terres. L'infrastructure du système de la parenté de la classe dominante n'est que le reflet de l'infrastructure productive. La propriété foncière est exploitation du serf selon la continuité superstructurale du lignage. La propriété foncière est cause de la politique dynastique du regroupement des terres." (note 1 p.120)

    "La structure doit donc identifier le micro-social (le relationnel privé, intime) et le macro-social. La même nécessité, qui a ordonné les catégories constitutives de l'ordre féodal (qui a hiérarchisé les ordres et réduit l'événementialité) ordonne, maintenant, "l'existentiel", ce secteur intime, du vécu, qui apparaît comme immédiateté, libre expression. "L'existentiel" ne saurait être organisé, comme motivations et buts, antérieurement à l'ordre politique. L'existentiel en effet, expression. Il ne fait que répéter une nécessité, mais transposée sur un autre plan. Il répète les catégories, le sérieux structural, sur le plan affectif, psychologique, comme relation particulière que la relation générale a créée, mais dont elle s'est séparée, dans la distance qu'il peut y avoir entre des catégories macro-sociales et les individus. Cette nécessité ne se sait pas, doit s'apprendre, par l'individu.
    L'existentiel est donc l'assumation de la nécessité structurale par l'individu. C'est le "destin". Toute une culture doit l'imposer à la dynamique intime qu'est l'élan vital. Ce dernier peut être défini comme volonté de non-information par le politique, refus de la culture politique et de sa nécessité structurale. Le vouloir-vivre refuse la continuité et la progression, ne veut que le répétitif biologique. Aussi, pour que les catégories féodales soient assumées par l'individu faudra-t-il tout un dressage par le politique. Tout un système infra-institutionnel va distribuer la situation type qu'est la relation triangulaire: suzerain-vassal-femme, selon une progression de la situation et une répartition des rôles sociaux. La génétique macro-sociale est reprise comme progression de l'histoire personnelle et le sens des rapports intimes (les sentiments) est celui des catégories. [...]
    Mais répétons-le, en leur principe et vocation, les individus témoignent d'un vouloir-vivre, inaltérable résidu de l'organique, qui résiste à l'identification aux rôles sociaux dévolus par la nécessité politique. L'assumation des catégories, dans le jeu du collectif, sera progressivement apprise, le rôle social se révèle progressivement. La progression événementielle est celle du rôle social. L'apprentissage prévoit des paliers (ruse du destin). Pour que les rôles sociaux atteignent la pureté des catégories (connues et révélées par la structure), l'individu doit renoncer totalement et cela s'apprend progressivement
    ." (p.122-123)

    "La désagrégation du paganisme originel a comme effet, en particulier, la désacralisation progressive du prêtre païen. Au début de l'expansion du christianisme, dans le monde rural, ce prêtre, s'il conserve une autorité magique, perd toute fonction et reconnaissance officielle. Aussi son personnage se transforme. Il peut poursuivre sa vocation et ses activités de mage, mais d'une manière de plus en plus clandestine et de plus en plus confuse, de par l'éloignement de la théologie païenne. Ainsi diminue son autorité officielle. Mais il demeure un homme de prestiges: dans son "quartier", il conserve une forte autorité, de par sa connaissance de la tradition, des rites, des symboles paganistes. C'est le dépositaire de la culture paysanne. Ce peut être l'ordonnateur des festivités saisonnières. Cet homme demeure public, il est toujours homme de conseil, d'ordre pratique, professionnel. Il dispense les recettes empiriques. Mais surtout c'est le seul qui sache soigner (et les hommes et les bêtes). Le prêtre païen n'est plus que le rebouteux (ou sage-femme) qui soigne empiriquement (bonnes herbes, recettes éprouvés, etc.). C'est le dépositaire de toute la science pratique du paganisme, ou plus exactement de ses survivances. Aussi est-il encore quasi nécessaire au monde rural. Et s'il est reconnu c'est qu'il est efficace, pratique.
    Ainsi ce personnage dont le rôle est public, implanté dans le monde rural, est loin d'être maléfique. Mais déjà c'est un personnage étrange. La totalité justificative et explicative s'est perdue dans la nuit des temps. La théologie païenne est réduite à quelques formules incantatoires et à quelques recettes empiriques. La mythologie s'est épuisée en superstitions. L'explication n'est plus là, c'est-à-dire la systématisation théologique et pratique du paganisme. Aussi l'efficacité, la pertinence pratique des recettes et formules, apparaît comme mystérieuse, comme l'émanation d'une puissance inconnue, redoutable. L'autorité naturelle du rebouteux, de celui qui agit sur la nature, est une puissance inexplicable.
    L'occultisme dans le paganisme, dans un panthéisme de la nature, est un symbolisme immanent. Autrement dit, l'invocation, la sollicitation de force, de pouvoir, se fait dans la nature, par la nature, pour la nature. Le prêtre païen ne sollicite pas des forces obscures, négatives, mais au contraire la quintessence de l'ordre naturel, le potentiel originel. Et ainsi le dédoublement de la nature n'est que celui de l'implicite et de l'explicication, de la nature naturée et de la nature naturante. Et l'occultisme n'est que le symbolisme de la connaissance qui peut, par la seule force de son langage, non seulement évoquer, mais capter, diriger les forces naturelles. Mais l'occultisme se refuse à toute réification humaniste, sociale, de sa symbolique opérante. La nature doit rester à la nature ; le symbolisme immanent ne doit pas renvoyer à un pouvoir de la culture sur la nature, mais à un pouvoir de la nature humaine sur la nature cosmique.
    Aussi le pouvoir occulte a l'étrangeté non du mal, mais de la puissance humaine sur les forces naturelles. A travers son symbolisme, une critique de la connaissance débouche sur un volontarisme, non de la nature, mais du consentement humain à la nature. Et le paysan a peur de cet occultisme, qui, rappelons-le, n'est pas celui du sorcier, n'est plus celui du prêtre, qui ainsi ne repose sur aucune autorité, mais qui est l'affirmation de ce que la praxis paysanne tend à nier. En effet, la production rurale, même au niveau de la totale soumission qu'est le servage, permet de dépasser la pure nature. Elle est accession à la culture, reconnaissance, mais accession bien lointaine, car reconnaissance de l'esclave par le maître qui lui doit protection et peut condescendre. Aussi le paysan trouve étrange l'ancien prêtre et le futur sorcier. S'il lui est utile, s'il reconnaît sa positivité, il le voue aussi aux forces du passé, à une survivance qui doit se nier.
    Mais nous n'avons étudier que la dialectique de la désagrégation interne du paganisme. L'implantation féodale et chrétienne, dans le monde rural, précipite cette désagrégation. L'appareil d'église, s'appuyant sur la toute-puissance politique féodale, va réduire l'ancien prêtre à la clandestinité. L'invocation du rythme naturel, ses symboles, ses rites, ses fêtes, est désormais interdite ou transmuée dans la symbolique chrétienne. Toutes les manifestations naturelles, quotidiennes seront sacralisées. Un ordre spirituel, à la suite de l'ordre politique, se substitue au paganisme.
    Grande est alors la frustration de celui qui va devenir le sorcier, sur le plan religieux, politique, économique. Ce petit notable paysan est ruiné, spoilé, car son activité est déclaré illégitime. Et il ne peut être qu'un paysan d'occasion, ayant traditionnellement tiré ses revenus d'activités diverses (rebouteux, etc.) qu'il ne peut exercer que dans la clandestinité. [...]
    En lui l'autorité veut museler le seul leader du monde paysan, le seul qui peut être susceptible de donner une signification politique aux événements naturels et privés, le seul qui ait une autorité, d'ordre naturel, sur le monde rural.
    On peut imaginer comment dans le milieu familial s'exprimera la haine, le ressentiment, à l'égard du système qui dépossède le "leader" paysan. Et si le père, trop attaché à ce qu'il peut y avoir d'humanisme dans le paganisme, renonce, se résigne, le fils, élevé dans un climat de haine et de frustration, ne peut dissocier dans sa culture la tradition paganiste ou ce qu'il en reste, de son ressentiment politico-religieux. C'est lui qui devient le sorcier. [...]
    L'opposition, d'ordre spiritualiste et culturel au naturalisme du paganisme, l'opposition du prêtre au sorcier, est le passage d'un panthéisme de la nature à un dualisme de la nature et du spirituel. L'occultisme, l'évocation des forces naturelles, doit quitter le symbolisme immanent. La nature pour s'évoquer devra se libérer de la captation et formalisation spiritualistes. Il ne suffit plus de la nommer. Mais il faut la reconnaître, dans la culture, pour la dégager de sa formalisation négatrice, et la capter dans sa pureté. L'occultisme doit passer par le transcendant. Aussi toute la symbolique se renouvelle. Il faut d'abord qu'elle passe du naturel au transcendant. Puis sur ce plan la nature doit se reconquérir. Enfin elle doit revenir au sensible, au vécu. A travers une symbolique, l'occultisme n'est plus actualisation de la nature, reconnaissance de la puissance dans l'acte, mais relation du naturel au surnaturel. [...] Le paganisme originel se renie totalement: la nature n'est plus là, ici et maintenant, dans les coordonnées du monde sensible. Elle doit être retrouvée, reconquise. Son principe est en dehors d'elle-même. [...]
    La dialectique de l'occultisme, de sa symbolique, est celle de sa situation sociale
    ." (p.141-144)

    "L'affranchissement du serf autorise soit une relative autonomie, dans la praxis rurale, soit le passage dans une autre praxis: celle de la ville. La multiplication immense des affranchissements autorise le "renouveau urbain" (11e, 12e et surtout 13e siècles). Mais cette libération de la tutelle seigneuriale, et le passage à la ville, ne sera, pour beaucoup d'anciens serfs, qu'un changement de lieu, et non un changement essentiel de condition, de statut politique.
    C'est que seulement une très faible minorité de serfs émancipés est intégrée par la ville. Et pour deux raisons fondamentales: la première, c'est que la ville est déjà constituée, et son renouveau n'utilise, de l'apport qu'est l'émancipation de masse, qu'une élite. Le bourgeois rejette dans les faubourgs les apports nouveaux, et s'enclot intra muros
    ." (p.146-147)

    "Le serf, à la ville, peut se libérer des deux modes de la nature qui exprimaient son statut économico-politique: la sorcellerie (nostalgie du passé) et la réification par le servage." (p.147)

    "Le truand ne fait que se venger de la frustration plébéienne. Et dans l'imagerie populaire ce chevalier de la canaille devient une image hasardeuse de la justice populaire. C'est à partir de ce rôle social que s'instaure la mythologie du hors-la-loi. Les grandes figures du crime (Cartouche, Mandrin) apparaîtront comme des justiciers qui frappent les riches et les mauvaises riches, les spoliateurs. L'organisation des bandes de voleurs, les secrètes ramifications du monde du vice et du crime, sont autant de défis à l'ordre. Dans le combat du crime et du bourgeois, la plèbe mesure le pouvoir." (p.153)
    -Michel Clouscard, L'Etre et le Code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, L'Harmattan, Logiques sociales, 2003 (1973 pour sa première édition), 595 pages.


    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mar 24 Jan - 18:41, édité 1 fois


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    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 28 Déc - 11:17

    "Pour ce qui concerne la critique de l'anti-modèle et singulièrement du libéralisme libertaire forgée par Michel Clouscard, elle devien[t] de plus en plus un lieu commun, soit qu'on la fasse sienne ou soit qu'on se définisse en s'y opposant et tend donc à devenir hégémonique au sens de Gramsci (même si cela se fait parfois transitoirement sur un malentendu). Les exemples dans la vie quotidienne ou dans les médias en sont en tous les cas de plus en plus nombreux."
    -Edmond Janssen, avant-propos à Michel Clouscard, Les chemins de la praxis. Fondements ontologiques du marxisme, Paris, Éditions Delga, 2015, 284 pages, p.8.

    "Les trois fameuses fonctions de Dumézil, elles sont a priori ou a posteriori ? Elles sont formes de connaissance ou réalité déduite ?" (p.22)

    "Les structures élémentaires de la parenté [...] ce n'est pas une découverte imputable au structuralisme, elles étaient connues bien avant lui. Lévi-Strauss n'a fait que récupérer une découverte et transformer une structure en structuralisme." (p.22)

    "Nous en venons à l'ontologie sociale qui était deux fois niée, par l'ontologie -qui ne reconnaît que l'être naturel- et par le structuralisme qui ne reconnaît, comme l'ontique, que l'invariant (mais alors sans prédicat d'existence)." (p.33)

    "La praxis apparaît d'abord comme valeur ajoutée, à l'être, manifestation dans l'être de ce qui n'est pas ontique." (p.38)
    -Michel Clouscard, Les chemins de la praxis. Fondements ontologiques du marxisme, Paris, Éditions Delga, 2015, 284 pages.



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    Message par Johnathan R. Razorback Mar 24 Jan - 18:49

    "I. CRITIQUE DE L'ANTHROPOLOGIE BOURGEOISE

    A . LE MODÈLE DE L'ÉPISTÉMOLOGIE IDEALISTE : HUSSERL

    Nous préciserons notre démarche critique, notre méthode, notre problématique, à partir d'une critique de l'épistémologie bourgeoise, idéaliste. C'est de la polémique que naîtra la démarche scientifique. Kant est à l'origine de l'épistémologie de notre période culturelle. Mais en tant que néo-kantisme, c'est-à-dire reprise et infléchissement, tendancieux, du corpus kantien. La démarche scientifique, légitime chez Kant, ne l'est plus chez Husserl. Et celui-ci fonde toute la connaissance anthropologique de la culture bourgeoise.

    Nous voulons donc montrer d'abord en quoi la démarche critique de Kant peut être considérée comme légitime puis comment le sujet transcendantal se pervertit en un idéalisme subjectif, réactionnaire. Autrement dit, l'accession au sujet de la connaissance étant révolutionnaire à l'égard de la connaissance empirique, irrationnelle, du moi psychologique, la réification de ce sujet transcendantal en un savoir de classe, empirique et sensible, fondement de l'anthropologie parcellaire, sera révélatrice. Le pourquoi et le comment de cette perversion, la critique d'une méthodologie, en son passage du progressisme à la réaction, montrera négativement ce que doit être l'anthropologie révolutionnaire. Nous aurons ainsi les premières conditions de notre méthode.

    Et si celles-ci ne sont pas suffisantes pour fonder une anthropologie historique, elles sont, en un premier moment, nécessaires. Kant définit le sujet transcendantal comme synthétique ; c'est un lieu de coordination d'apports hétérogènes. Ce sujet du savoir n'est pas objet du savoir. Il se définit d'après des conditions logiques et le moi concret est renvoyé au niveau du sensible comme objet. Ce sujet transcendantal définit l'ensemble des conditions réglant la connaissance de tout objet possible. Une science est possible par des conditions à priori. Et la connaissance du sensible est d'ordre phénoménal (la chose en soi ne peut être connue). Elle est relative, de l'ordre de l'entendement, car soumise aux catégories de la connaissance humaine. L'intuition concrète (qui sera le contenu des sciences) sans laquelle le concept ne serait qu'une forme vide, est donc soumise à une double grille : des catégories de la connaissance et des conditions à priori de toute science.

    Au contraire, pour Husserl, le sujet transcendantal est objet de connaissance. Il ne se définit pas selon des conditions logiques, comme légiférant les conditions à priori du savoir scientifique, mais comme saisie immédiate, cogito (non de la res cogitans) : intentionalité de la pensée, dans le mondain, le vécu. Le sujet transcendantal est alors ce pur savoir, qui, par « l'époché », a pu quitter toute compromission dans le sensible, et a atteint la radicalité qui fonde la connaissance.

    Le sujet transcendantal n'est pas défini comme l'opération, mais comme le résultat de l'opération qu'est le passage du sensible au transcendantal. S'il n'est pas res, il est réduit déjà à la tautologie qu'est l'identité de l'objet et du sujet de la connaissance. Aussi ne peut-il quitter cette identité qui est la marque, la preuve, de la pureté épistémologique. Le pensé renvoie au pensant, comme le pensant renvoie au pensé.

    C'est ce fixisme tautologique du sujet transcendantal qui sera à l'origine de toute la sophistique husserlienne. Le sujet transcendantal ne peut se quitter sans tomber soit dans le formalisme logique soit dans le concret empirique. Cette aporie guette toute sortie du sujet transcendantal. Alors que Kant avait pu définir le lieu de rencontre des lois de la connaissance et des objets à connaître comme relatif, phénomène, entendement, le sujet transcendantal de Husserl défini par une radicalisation fixiste et tautologique du pur
    savoir, qui n'est savoir que de lui-même, ne peut que juxtaposer le sujet réflexif et l'anté-prédicatif.

    C'est que le cogito pour Husserl (contrairement à Descartes qui assimile ce cogito à un axiome du savoir) est le fondement des axiomes mêmes. La réduction phénoménologique dans sa démarche vers le pur savoir réduit les axiomes, d'ordre géométrique, par exemple, au sujet transcendantal. C'est celui-ci qui est la justification dernière de l'épistémologie husserlienne. Le sujet transcendantal est ainsi la pure transparence du savoir et de son objet, l'identité radicale de l'objet de la connaissance et du sujet de la connaissance. Cette démarche tautologique (A est A car il connaît A) identifie l'existant du savoir et le savoir de cet existant. A ce niveau la tautologie n'est pas qu'opération formelle qui ne retrouve que le même. Elle fonde une réalité du savoir qui n'a plus à chercher son prédicat d'existence (que ce soit en fondant sa nécessité dans un réalisme des idées ou dans un réalisme sensible). L'apodictique est atteint. Mais à quel prix ! L'apodictique du sujet a comme corollaire la tautologie du savoir ! Et si ce savoir est ainsi un absolu, c'est comme absence de tout contenu concret, et comme interdiction, par définition, de tout autre objet de savoir que le sujet transcendantal. Car même la logique formelle est du côté de l'objet. La mathesis universalis « est ontologie formelle. Elle est la forme vide de région en général ». Ce qui a valeur de connaissance est réduction maximale du sensible. Aussi même le formalisme du réel sensible doit être réduit par le formalisme du sujet transcendantal, par la pure transparence du sujet connaissant.

    Aussi, lorsque le sujet transcendantal connaît autre chose que lui-même, ce n'est pas selon des conditions médiates du savoir, mais comme intuition, participation directe au monde pratique et sensible. La science est d'abord saisie intuitive de l'objet particulier « d'une essence » de la connaissance. Et c'est cette intuition qui donne la définition de la science, et c'est seulement après cette définition que la méthodologie se constitue, selon cette intuition, pour constituer la recherche empirique. Alors que Kant soumettait l'intuition à une double grille à priori (catégories de la connaissance, conditions à priori d'une science) Husserl saisit immédiatement et l'objet de la science et son contenu. Ainsi le statut du savoir n'est que le chantage du sujet transcendantal qui de par son autorité transcendantale habilite l'empirique.

    Une construction idéelle et artificielle de la science est proposée comme « essence ». Mais la réalité atteinte n'est alors ni le transcendantal ni la réalité naïve de l'objet. C'est seulement un mixte qui n'a plus la valeur épistémologique du transcendantal et qui n'a plus la signification agnostique de la chose  en soi. Mais ce qui est inadmissible, c'est que ce savoir empirique va se proposer comme connaissance de la chose en soi. La prétention du sujet transcendantal d'atteindre la chose en soi par la saisie intuitive d'une empirie est alors inadmissible. « La conscience de soi donne le vécu en lui-même, c'est-à-dire pris comme un absolu.» En effet, si le sujet psychologique et le sujet transcendantal peuvent être justement considérés comme participants au mondain, ceci n'assure que la réalité du monde extérieur (dont l'intentionalité témoigne) et non la valeur cognitive des réalités connues. Exhausser une empirie à la dignité épistémologique du savoir transcendantal est déjà un scandale sur le plan épistémologique. Mais ensuite proclamer comme chose en soi ce savoir
    bien qu'il soit aussi reconnu comme « révision, correction, dépassement » bien qu'il soit reconnu comme « rétention » dans le flux du vécu, est une décision subjectiviste et volontariste qui trouve son appui dans un pouvoir extérieur à la pure démarche épistémologique (c'est-à-dire dans le pouvoir d'une classe sociale dirigeante).

    Le sujet transcendantal de Husserl juxtapose l'existence formelle du savoir et l'empirie du savoir pratique. A ce premier moment se répète la dichotomie traditionnelle : formalisme-empirisme, logique-intuition. C'est la définition de l'idéalisme subjectif. Car il est impossible d'établir le lien entre la subjectivité et le monde extérieur. Telle est la prétention, en un premier moment, de l'idéalisme subjectif : atteindre la chose en soi, par une démarche intuitive, qui pourtant, de son propre aveu, ne porte que sur l'empirique. Contradictoirement à son premier énoncé, et sans appareil formel et médiat, le sujet transcendantal connaît la chose en soi, c'est-à-dire la réalité intime et particulière de la chose extérieure.

    Le deuxième moment de cette démarche épistémologique fait apparaître l'irrationalisme comme corollaire du nominalisme et de l'intellectualisme. C'est que la définition de la radicalité du savoir par le sujet transcendantal (dans la transparence tautologique) a comme corollaire la définition du substrat sensible, immédiat, pratique, comme totale privation d'intellection, de rationalité. C'est l'anté-prédicatif, dans lequel l'idéalisme subjectif ne reconnaît pas ses à priori implicites. Cet idéalisme a constitué lui-même le négatif du nominal : une réalité privée de la logique transcendantale, un sensible comme substance, une réalité objective privée d'intelligibilité. Et à partir de cet anté-prédicat, le lien avec le sujet de la connaissance va apparaître ; le hiatus entre la nécessité de l'ego transcendantal et la contingence de la chose sera comblé. Si dans le premier moment de l'idéalisme transcendantal la logique et l'intuition se juxtaposent, sans pouvoir fonder la connaissance, en un second moment, c'est l'anté-prédicatif qui propose la justification du sujet transcendantal, qui est la réalité même du constituant, et qui propose le sens et de l'être et de sa connaissance. Alors sont justifiés l'intuition et l'empirisme comme accession à la chose en soi. L'intuition dit bien l'anté-prédicatif et l'empirisme l'absence de logique formelle. L'intuition accédait au savoir puisque celui-ci prend racine dans l'anté-prédicatif.

    Tels sont les deux moments de l'épistémologie husserlienne : le primat du sujet transcendantal (justifié par le formalisme logique) et l'empirisme transcendantal (justifié par l'intuition) qui révèle le sens des choses. Le sujet transcendantal, par l'intuition, retrouve l'anté-prédicatif comme le même retrouve le même. Le sujet concret est le même que le sujet transcendantal. La donation de sens et de forme vient du pré-savoir (ainsi est justifié l'empirisme méthodologique). De même que le savoir formel du sujet transcendantal était tautologique, la relation du moi concret et du sujet transcendantal débouche sur une identité tautologique. Alors les deux moments de l'idéalisme subjectif se « synthétisent ». Le lien entre le formalisme et la réalité sensible est trouvé. C'est le continuum de l'anté-prédicatif au sujet transcendantal. C'est le sens. Le sens (ou l'explication) n'est pas du logique à l'irrationnel mais, au contraire, la pulsion vitale venue du monde de la vie.

    L'épistémologie bourgeoise a réalisé une double opération : habiliter l'autorité de la classe qui dispose du langage (par la logique formelle) et dans la pratique sociale habiliter la situation de fait, politique et historique, en la réifiant en pré-réflexif révélé par l'épistémologie. Tel est le modèle épistémologique de la bourgeoise. La stratégie de l'idéalisme subjectif est d'établir un hiatus entre l'existentiel et le savoir, entre la pratique et la théorie, entre la classe cultivée et la classe productive, entre la vie intime et le discours scientifique, pour profiter doublement en jouant sur les deux tableaux : par l'autorité du savoir (statut de classe) et par le pouvoir de la nature (qui donne même le sens au savoir). La dualité entre la pratique et la théorie doit être maintenue (au prix de l'aporie nominalisme-réalisme) pour maintenir la ségrégation de classe. Il faut empêcher la non-intellectualité d'accéder à la transparence et au savoir d'elle-même, qui serait sa désaliénation, en la réduisant à un résidu à tout savoir.

    Les techniques opérationnelles de ce modèle épistémologique sont : le formalisme, l'intuition, la tautologie, la méthodologie empirique, la donation du sens par l'anté-prédicatif. L'ego transcendantal s'arroge le pouvoir de décision épistémologique. Ce privilège ne serait que le mérite de l'ascèse qu'est le passage du moi concret au sujet de la connaissance. Alors serait valable l'intuition, pouvoir du savoir, qui peut connaître la nature des choses, leur sens." (pp.1-5)

    "Kant est à l'origine de l'épistémologie de notre période culturelle. Mais en tant que néo-kantisme, c'est-à-dire reprise et infléchissement, tendancieux, du corpus kantien. La démarche scientifique, légitime chez Kant, ne l'est plus chez Husserl." (p.7)

    -Michel Clouscard, L'Etre et le Code. Le procès de production d'un ensemble précapitaliste, L'Harmattan, Logiques sociales, 2003 (1973 pour sa première édition), 595 pages.





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