https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Henri_Thiry_d%27Holbach
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"La redéfinition du citoyen qu'opère le libéralisme politique de d'Holbach, les fondements philosophiques qu'il lui fournit aura eu, en effet, partie liée avec le renouvellement des rapports que l'homme comme être sensible et raisonnable, mû par le désir de bonheur et épris de liberté, devait engager avec les forces arbitraires pour leur substituer l'autorité de la raison, le pouvoir de la vérité, la suprématie de la loi, la souveraineté du peuple. Et la Déclaration [de 1789] intégrant au discours constitutionnel ces valeurs auxquelles aspire le nouveau citoyen aussi bien que les principes qui guident son action, s'apprête à transformer en pratiques sociales les droits civiques et politiques qu'elle proclame." -Josiane Boulad-Ayoub "Les idées politiques de d’Holbach et la Déclaration des Droits de 1789." Philosophiques 182 (1991):123–137.
"L’homme est l’ouvrage de la nature, il existe dans la nature, il est soumis à ses lois, il ne peut s’en affranchir, il ne peut même par la pensée en sortir ; c’est en vain que son esprit veut s’élancer au delà des bornes du monde visible, il est toujours forcé d’y rentrer. Pour un être formé par la nature et circonscrit par elle, il n’existe rien au-delà du grand tout dont il fait partie, et dont il éprouve les influences ; les êtres que l’on suppose au dessus de la nature ou distingués d’elle-même seront toujours des chimères." (p.5)
"Que l’homme cesse donc de chercher hors du monde qu’il habite des êtres qui lui procurent un bonheur que la nature lui refuse: qu’il étudie cette nature, qu’il apprenne ses lois, qu’il contemple son énergie et la façon immuable dont elle agit ; qu’il applique ses découvertes à sa propre félicité, et qu’il se soumette en silence à des lois auxquelles rien ne peut le soustraire." (p.5)
"L’homme est un être purement physique ; l’homme moral n’est que cet être physique considéré sous un certain point de vue." (p.6)
"Tout ce que l’esprit humain a successivement inventé pour changer ou perfectionner sa façon d’être et pour la rendre plus heureuse, ne fut jamais qu’une conséquence nécessaire de l’essence propre de l’homme et de celle des êtres qui agissent sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos connaissances n’ont pour objet que de nous procurer un bonheur vers lequel notre propre nature nous force de tendre sans cesse. Tout ce que nous faisons ou pensons, tout ce que nous sommes et ce que nous serons n’est jamais qu’une suite de ce que la nature universelle nous a faits." (p.6)
"L’homme policé est celui que l’expérience et la vie sociale mettent à portée de tirer parti de la nature pour son propre bonheur. L’homme de bien éclairé est l’homme dans sa maturité ou dans sa perfection. L’homme heureux est celui qui sait jouir des bienfaits de la nature." (p.7-8 )
"Toutes les erreurs des hommes sont des erreurs de physique ; ils ne se trompent jamais que lorsqu’ils négligent de remonter à la nature, de consulter ses règles, d’appeler l’expérience à leur secours. C’est ainsi que faute d’expérience ils se sont formés des idées imparfaites de la matière, de ses propriétés, de ses combinaisons, de ses forces, de sa façon d’agir ou de l’énergie qui résulte de son essence ; dès lors tout l’univers n’est devenu pour eux qu’une scène d’illusions. Ils ont ignoré la nature, ils ont méconnu ses lois, ils n’ont point vu les routes nécessaires qu’elle trace à tout ce qu’elle renferme. Que dis-je ! Ils se sont méconnus eux-mêmes ; tous leurs systèmes, leurs conjectures, leurs raisonnements, dont l’expérience fut bannie ne furent qu’un long tissu d’erreurs et d’absurdités.
Toute erreur est nuisible ; c’est pour s’être trompé que le genre humain s’est rendu malheureux. Faute de connaître la nature, il se forma des dieux, qui sont devenus les seuls objets de ses espérances et de ses craintes." (p.8 )
"C’est faute de connaître sa propre nature, sa propre tendance, ses besoins et ses droits que l’homme en société est tombé de la liberté dans l’esclavage. Il méconnut ou se crut forcé d’étouffer les désirs de son cœur, et de sacrifier son bien-être aux caprices de ses chefs ; il ignora le but de l’association et du gouvernement ; il se soumit sans réserve à des hommes comme lui, que ses préjugés lui firent regarder comme des êtres d’un ordre supérieur, comme des dieux sur la terre ; ceux-ci profitèrent de son erreur pour l’asservir, le corrompre, le rendre vicieux et misérable. Ainsi c’est pour avoir ignoré sa propre nature que le genre humain tomba dans la servitude, et fut mal gouverné.
C’est pour s’être méconnu lui-même et pour avoir ignoré les rapports nécessaires qui subsistent entre lui et les êtres de son espèce, que l’homme a méconnu ses devoirs envers les autres. Il ne sentit point qu’ils étaient nécessaires à sa propre félicité. Il ne vit pas plus ce qu’il se devait à lui-même, les excès qu’il devait éviter pour se rendre solidement heureux, les passions auxquelles il devait résister ou se livrer pour son propre bonheur ; en un mot il ne connut point ses véritables intérêts. De là tous ses dérèglements, son intempérance, ses voluptés honteuses, et tous les vices auxquels il se livra aux dépens de sa conservation propre et de son bien-être durable. Ainsi c’est l’ignorance de la nature humaine qui empêcha l’homme de s’éclairer sur la morale. D’ailleurs les gouvernements dépravés auxquels il fut soumis l’empêchèrent toujours de la pratiquer quand même il l’aurait connue." (p.9-10)
"En un mot, les hommes, soit par paresse, soit par crainte, ayant renoncé au témoignage de leurs sens, n’ont plus été guidés dans toutes leurs actions et leurs entreprises que par l’imagination, l’enthousiasme, l’habitude, le préjugé et surtout par l’autorité, qui sut profiter de leur ignorance pour les tromper. Des systèmes imaginaires prirent la place de l’expérience, de la réflexion, de la raison: des âmes ébranlées par la terreur, et enivrées du merveilleux, ou engourdies par la paresse et guidées par la crédulité, que produit l’inexpérience, se créèrent des opinions ridicules ou adoptèrent sans examen toutes les chimères dont on voulut les repaître." (p.10)
"L’univers, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la matière et du mouvement: son ensemble ne nous montre qu’une chaîne immense et non interrompue de causes et d’effets." (p.11)
"La nature, dans sa signification la plus étendue, est le grand tout qui résulte de l’assemblage des différentes matières, de leurs différentes combinaisons, et des différents mouvements que nous voyons dans l’univers. La nature, dans un sens moins étendu, ou considérée dans chaque être, est le tout qui résulte de l’essence, c’est-à-dire, des propriétés, des combinaisons, des mouvements ou façons d’agir qui le distinguent des autres êtres. C’est ainsi que l’homme est un tout, résultant des combinaisons de certaines matières, douées de propriétés particulières, dont l’arrangement se nomme organisation, et dont l’essence est de sentir, de penser, d’agir, en un mot de se mouvoir d’une façon qui le distingue des autres êtres avec lesquels il se compare: d’après cette comparaison l’homme se range dans un ordre, un système, une classe à part, qui diffère de celle des animaux dans lesquels il ne voit pas les mêmes propriétés qui sont en lui." (p.12)
"Il est de l’essence d’un être qui sent, qui pense, qui veut, qui agit, de travailler à son bonheur. [...]
Par essence, j’entends ce qui constitue un être ce qu’il est, la somme de ses propriétés ou des qualités d’après lesquelles il existe et agit comme il fait. Quand on dit qu’il est de l’essence de la pierre de tomber, c’est comme si l’on disait que sa chute est un effet nécessaire de son poids, de sa densité, de la liaison de ses parties, des éléments dont elle est composée. En un mot l’essence d’un être est sa nature individuelle et particulière." (p.13)
"Le mouvement est un effort par lequel un corps change, ou tend à changer de place, c’est-à-dire à correspondre successivement à différentes parties de l’espace, ou bien à changer de distance relativement à d’autres corps. C’est le mouvement qui seul établit des rapports entre nos organes et les êtres qui sont au dedans ou hors de nous ; ce n’est que par les mouvements que ces êtres nous impriment, que nous connaissons leur existence, que nous jugeons de leurs propriétés, que nous les distinguons les uns des autres, que nous les distribuons en différentes classes. Les êtres, les substances ou les corps variés dont la nature est l’assemblage, effets eux-mêmes de certaines combinaisons ou causes, deviennent des causes à leur tour. Une cause, est un être qui en met un autre en mouvement, ou qui produit quelque changement en lui. L’effet est le changement qu’un corps produit dans un autre à l’aide du mouvement." (p.14)
"De l’action et de la réaction continuelle de tous les êtres que la nature renferme, il résulte une suite de causes et d’effets ou de mouvements, guidés par des lois constantes et invariables, propres à chaque être, nécessaires ou inhérentes à sa nature particulière qui font toujours qu’il agit ou qu’il se meut d’une façon déterminée." (p.15)
"Il n’y a point de mouvements spontanés dans les différents corps de la nature, vu qu’ils agissent continuellement les uns sur les autres, et que tous leurs changements sont dus à des causes soit visibles soit cachées qui les remuent. La volonté de l’homme est remuée ou déterminée secrètement par des causes extérieures qui produisent un changement en lui ; nous croyons qu’elle se meut d’elle-même, parce que nous ne voyons ni la cause qui la détermine, ni la façon dont elle agit, ni l’organe qu’elle met en action." (p.16)
"Chaque être a donc des lois du mouvement qui lui sont propres, et agit constamment suivant ces lois, à moins qu’une cause plus forte n’interrompe son action. C’est ainsi que le feu cesse de brûler des matières combustibles dès qu’on se sert de l’eau pour arrêter ses progrès. C’est ainsi que l’être sensible cesse de chercher le plaisir dès qu’il craint qu’il n’en résulte un mal pour lui." (p.17)
"Tout est en mouvement dans l’univers. L’essence de la nature est d’agir; et si nous considérons attentivement ses parties, nous verrons qu’il n’en est pas une seule qui jouisse d’un repos absolu; celles qui nous paraissent privées de mouvement ne sont dans le fait que dans un repos relatif ou apparent; elles éprouvent un mouvement si imperceptible et si peu marqué que nous ne pouvons apercevoir leurs changements. Tout ce qui nous semble en repos ne reste pourtant pas un instant au même état: tous les êtres ne font continuellement que naître, s’accroître, décroître et se dissiper avec plus ou moins de lenteur ou de rapidité." (p.18)
"Mais, nous dira-t-on, d’où cette nature a-t-elle reçu son mouvement ? Nous répondrons que c’est d’elle-même, puisqu’elle est le grand tout, hors duquel conséquemment rien ne peut exister. Nous dirons que le mouvement est une façon d’être qui découle nécessairement de l’essence de la matière; qu’elle se meut par sa propre énergie; que ses mouvements sont dus aux forces qui lui sont inhérentes." (p.20)
"Ceux qui admettent une cause extérieure à la matière sont obligés de supposer que cette cause a produit tout le mouvement dans cette matière en lui donnant l’existence; cette supposition est fondée sur une autre, savoir, que la matière a pu commencer d’exister, hypothèse qui jusqu’ici n’a jamais été démontrée par des preuves valables, l’éduction du néant ou la création n’est qu’un mot qui ne peut nous donner une idée de la formation de l’univers; il ne présente aucun sens auquel l’esprit puisse s’arrêter.
Cette notion devient plus obscure encore quand on attribue la création ou la formation de la matière à un être spirituel, c’est-à-dire, à un être qui n’a aucune analogie, aucun point de contact avec elle, et qui, comme nous le ferons voir bientôt, étant privé d’étendue et de parties ne peut être susceptible du mouvement, celui-ci n’étant que le changement d’un corps relativement à d’autres corps, dans lequel le corps mu présente successivement différentes parties à différents points de l’espace. D’ailleurs tout le monde convient que la matière ne peut point s’anéantir totalement ou cesser d’exister; or comment comprendra-t-on que ce qui ne peut cesser d’être ait pu jamais commencer ? Ainsi lorsqu’on demandera d’où est venu la matière ? Nous dirons qu’elle a toujours existé." (p.23)
"L’existence suppose des propriétés dans la chose qui existe; dès qu’elle a des propriétés, ses façons d’agir doivent nécessairement découler de sa façon d’être." (p.24)
"Pour former l’univers, Descartes ne demandait que de la matière et du mouvement." (p.24)
"Nous savons que l’homme dans toutes ses actions tend à se rendre heureux; quand nous le voyons travailler à se détruire ou à se nuire à lui-même, nous devons en conclure qu’il est mu par quelque cause qui s’oppose à sa tendance naturelle, qu’il est trompé par quelque préjugé, que faute d’expériences il ne voit point où ses actions peuvent le mener." (p.36-37)
"Quels que soient la nature et les combinaisons des êtres, leurs mouvements ont toujours une direction ou tendance: sans direction, nous ne pouvons avoir d’idée du mouvement: cette direction est réglée par les propriétés de chaque être; dès qu’il a des propriétés données, il agit nécessairement, c’est-à-dire il suit la loi invariablement déterminée par ces mêmes propriétés, qui constituent l’être ce qu’il est et sa façon d’agir, qui est toujours une suite de sa façon d’exister. Mais qu’elle est la direction ou tendance générale et commune que nous voyons dans tous les êtres ? Quel est le but visible et connu de tous leurs mouvements ? C’est de conserver leur existence actuelle, c’est d’y persévérer, c’est de la fortifier, c’est d’attirer ce qui lui est favorable, c’est de repousser ce qui peut lui nuire, c’est de résister aux impulsions contraires à sa façon d’être et à sa tendance naturelle." (p.39)
"Toute cause produit un effet; il ne peut y avoir d’effet sans cause." (p.41)
"Pour peu que nous réfléchissions, nous serons donc forcés de reconnaître que tout ce que nous voyons est nécessaire, ou ne peut être autrement qu’il n’est; que tous les êtres que nous apercevons, ainsi que ceux qui se dérobent à notre vue agissent par des lois certaines." (p.41)
"Dans un tourbillon de poussière qu’élève un vent impétueux, quelque confus qu’il paroisse à nos yeux; dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulèvent les flots, il n’y a pas une seule molécule de poussière ou d’eau qui soit placée au hasard, qui n’ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n’agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir. Un géomètre, qui connaîtrait exactement les différentes forces qui agissent dans ces deux cas, et les propriétés des molécules qui sont mues, démontrerait que, d’après des causes données, chaque molécule agit précisément comme elle doit agir, et ne peut agir autrement qu’elle ne fait.
Dans les convulsions terribles qui agitent quelquefois les sociétés politiques, et qui produisent souvent le renversement d’un empire, il n’y a pas une seule action, une seule parole, une seule pensée, une seule volonté, une seule passion dans les agents qui concourent à la révolution comme destructeurs ou comme victimes, qui ne soit nécessaire, qui n’agisse comme elle doit agir, qui n’opère infailliblement les effets qu’elle doit opérer, suivant la place qu’occupent ces agents dans ce tourbillon moral. Cela paraîtrait évident pour une intelligence qui serait en état de saisir et d’apprécier toutes les actions et réactions des esprits et des corps de ceux qui contribuent à cette révolution." (p.41-42)
"Il n’y a de merveilles et de miracles dans la nature que pour ceux qui ne l’ont point suffisamment étudiée." (p.49)
"Le tout ne peut point avoir de but, puisqu’il n’y a hors de lui rien où il puisse tendre; les parties qu’il renferme ont un but." (p.52)
"C’est faute de connaître les forces de la nature ou les propriétés de la matière que l’on a multiplié les êtres sans nécessité." (p.52)
"Au défaut de l’expérience c’est à l’hypothèse à fixer une curiosité, qui s’élance toujours au delà des bornes prescrites à notre esprit. Cela posé, le contemplateur de la nature dira qu’il ne voit aucune contradiction à supposer que l’espèce humaine telle qu’elle est aujourd’hui a été produite soit dans le temps soit de toute éternité; il n’en voit pas davantage à supposer que cette espèce soit arrivée par différents passages ou développements successifs à l’état où nous la voyons. La matière est éternelle et nécessaire, mais ses combinaisons et ses formes sont passagères et contingentes, et l’homme est-il autre chose que de la matière combinée, dont la forme varie à chaque instant ?
Cependant quelques réflexions semblent favoriser ou rendre plus probable l’hypothèse que l’homme est une production faite dans le temps, particulière au globe que nous habitons, qui par conséquent ne peut dater que la formation de ce globe lui-même, et qui est un résultat des lois particulières qui le dirigent." (p.64)
"Le dernier terme de l’existence de l’homme nous est aussi inconnu et aussi indifférent que le premier." (p.68)
"Dès que j’aperçois ou que j’éprouve du mouvement, je suis forcé de reconnaître de l’étendue, de la solidité, de la densité, de l’impénétrabilité dans la substance que je vois se mouvoir ou de laquelle je reçois du mouvement; ainsi dès qu’on attribue de l’action à une cause quelconque, je suis obligé de la regarder comme matérielle. Je puis ignorer sa nature particulière et sa façon d’agir, mais je ne puis me tromper aux propriétés générales et communes à toute matière; d’ailleurs cette ignorance ne fera que redoubler, lorsque je la supposerai d’une nature, dont je ne puis me former aucune idée et qui de plus la priverait totalement de la faculté de se mouvoir et d’agir. Ainsi une substance spirituelle qui se meut et qui agit, implique contradiction, d’où je conclus qu’elle est totalement impossible." (p.73)
"Si dégagés de préjugés, nous voulons envisager notre âme, ou le mobile qui agit en nous-mêmes, nous demeurerons convaincus qu’elle fait partie de notre corps, qu’elle ne peut être distinguée de lui que par l’abstraction, qu’elle n’est que le corps lui-même considéré relativement à quelques-unes des fonctions ou facultés dont sa nature et son organisation particulière le rendent susceptible." (p.74)
"Le sentiment est une façon d’être ou changement marqué produit dans notre cerveau à l’occasion des impulsions que nos organes reçoivent, soit de la part des causes extérieures soit de la part des causes intérieures qui les modifient d’une façon durable ou momentanée." (p.83)
"Toute sensation n’est [...] qu’une secousse donnée à nos organes; toute perception est cette secousse propagée jusqu’au cerveau; toute idée est l’image de l’objet à qui la sensation et la perception sont dues." (p.84)
"Ces modifications successives de notre cerveau, sont des effets produits par les objets qui remuent nos sens, deviennent des causes elles-mêmes, et produisent dans l’âme de nouvelles modifications, que l’on nomme pensées, réflexions, mémoire, imagination, jugements, volontés, actions, et qui toutes ont la sensation pour base." (p.86)
"Non seulement notre organe intérieur aperçoit les modifications qu’il reçoit du dehors, mais encore il a le pouvoir de se modifier lui-même, et de considérer les changements ou les mouvements qui se passent en lui ou ses propres opérations, ce qui lui donne de nouvelles perceptions et de nouvelles idées.
C’est l’exercice de ce pouvoir de se replier sur lui-même que l’on nomme réflexion." (p.87)
"L’imagination n’est en nous que la faculté que le cerveau a de se modifier ou de se former des perceptions nouvelles, sur le modèle de celles qu’il a reçues par l’action des objets extérieurs sur ses sens. Notre cerveau ne fait alors que combiner des idées qu’il a reçues et qu’il se rappelle, pour en former un ensemble ou un amas de modifications qu’il n’a point vu, quoiqu’il connaisse les idées particulières ou les parties dont il compose cet ensemble idéal qui n’existe qu’en lui-même [...]
C’est ainsi que les hommes en combinant un grand nombre d’idées empruntées d’eux-mêmes telles que celles de justice, de sagesse, de bonté, d’intelligence, etc, sont à l’aide de l’imagination parvenus à en former un tout idéal qu’ils ont nommé la divinité." (p.88)
"Vouloir, c’est être disposé à l’action. Les objets extérieurs ou les idées intérieures qui font naître cette disposition dans notre cerveau s’appellent motifs parce que ce sont les ressorts ou mobiles qui le déterminent à l’action, c’est-à-dire, à mettre en jeu les organes du corps." (p.88-89)
"Si tous les hommes étaient les mêmes pour les forces du corps et pour les talents de l’esprit, ils n’auraient aucun besoin les uns des autres: c’est la diversité de leurs facultés et l’inégalité qu’elles mettent entre eux qui rendent les mortels nécessaires les uns aux autres, sans cela ils vivraient isolés. D’où l’on voit que cette inégalité, dont souvent nous nous plaignons à tort, et l’impossibilité où chacun de nous se trouve de travailler efficacement tout seul à se conserver et à se procurer le bien-être, nous mettent dans l’heureuse nécessité de nous associer, de dépendre de nos semblables, de mériter leurs secours, de les rendre favorables à nos vues, de les attirer à nous pour écarter par des efforts communs ce qui pourrait troubler l’ordre dans notre machine." (p.93)
"C’est de la nature, c’est de nos parents, c’est des causes qui sans cesse et depuis le premier moment de notre existence nous ont modifiés, que nous avons reçu notre tempérament. C’est dans le sein de sa mère que chacun de nous a puisé les matières qui influeront toute la vie sur ses facultés intellectuelles, sur son énergie, sur ses passions, sur sa conduite. La nourriture que nous prenons, la qualité de l’air que nous respirons, le climat que nous habitons, l’éducation que nous recevons, les idées qu’on nous présente et les opinions qu’on nous donne, modifient ce tempérament: et comme ces circonstances ne peuvent jamais être rigoureusement les mêmes en tout point pour deux hommes, il n’est pas surprenant qu’il y ait entre eux une si grande diversité, ou qu’il y ait autant de tempéraments différents qu’il y a d’individus de l’espèce humaine." (p.95)
"Aidés de l’expérience, si nous connaissions les éléments qui font la base du tempérament d’un homme ou du plus grand nombre des individus dont un peuple est composé, nous saurions ce qui leur convient, les lois qui leur sont nécessaires, les institutions qui leur sont utiles. En un mot la morale et la politique pourraient retirer du matérialisme des avantages que le dogme de la spiritualité ne leur fournira jamais, et auxquels il les empêche même de songer." (p.96)
"L’esprit juste est celui qui aperçoit les objets et les rapports tels qu’ils sont." (p.97)
"La vérité est la conformité ou la convenance perpétuelle que nos sens bien constitués nous montrent, à l’aide de l’expérience, entre les objets que nous connaissons et les qualités que nous leur attribuons." (p.100)
"La mémoire, en nous rappelant les effets que nous avons éprouvés, nous met à portée de juger de ceux que nous pouvons attendre soit des mêmes causes soit des causes qui ont du rapport avec celles qui ont agi sur nous. D’où l’on voit que la prudence, la prévoyance sont des facultés qui sont dues à l’expérience." (p.101)
"Il n’y a qu’un très petit nombre d’individus de l’espèce humaine qui jouissent réellement de la raison ou qui aient les dispositions et l’expérience qui la constituent." (p.102)
"La vertu est tout ce qui est vraiment et constamment utile aux êtres de l’espèce humaine vivants en société; le vice est tout ce qui leur est nuisible. Les plus grandes vertus sont celles qui leur procurent les avantages les plus grands et les plus durables; les plus grands vices sont ceux qui troublent plus leur tendance au bonheur et l’ordre nécessaire à la société. L’homme vertueux est celui dont les actions tendent constamment au bien-être de ses semblables; l’homme vicieux est celui dont la conduite tend au malheur de ceux avec qui il vit, d’où son propre malheur doit communément résulter. Tout ce qui nous procure à nous-mêmes un bonheur véritable et permanent est raisonnable; tout ce qui trouble notre propre félicité ou celle des êtres nécessaires à notre bonheur est insensé ou déraisonnable. Un homme qui nuit aux autres est un méchant; un homme qui se nuit à lui-même est un imprudent, qui ne connaît ni la raison, ni ses propres intérêts, ni la vérité." (p.104)
"L’obligation morale est la nécessité d’employer les moyens propres à rendre heureux les êtres avec qui nous vivons, afin de les déterminer à nous rendre heureux nous-mêmes; nos obligations envers nous-mêmes sont la nécessité de prendre les moyens sans lesquels nous ne pourrions nous conserver ni rendre notre existence solidement heureuse." (p.104)
"Le bonheur, est une façon d’être dont nous souhaitons la durée ou dans laquelle nous voulons persévérer. [...] Le bonheur le plus grand est celui qui est le plus durable ; le bonheur passager ou de peu de durée s’appelle plaisir; plus il est vif et plus il est fugitif, parce que nos sens ne sont susceptibles que d’une certaine quantité de mouvements; tout plaisir qui l’excède se change dès lors en douleur ou en une façon pénible d’exister, dont nous désirons la cessation: voilà pourquoi le plaisir et la douleur se touchent souvent de si près. Le plaisir immodéré est suivi de regrets, d’ennuis et de dégoûts [...]. D’après ce principe l’on voit que l’homme qui dans chaque instant de sa durée cherche nécessairement le bonheur, doit, quand il est raisonnable, ménager ses plaisirs, se refuser tous ceux qui pourraient se changer en peine, et tâcher de se procurer le bien-être le plus permanent." (p.105)
"La politique devrait être l’art de régler les passions des hommes et de les diriger vers le bien de la société, mais elle n’est trop souvent que l’art d’armer les passions des membres de la société pour leur destruction mutuelle. [...] Elle est communément si vicieuse parce qu’elle n’est point fondée sur la nature, sur l’expérience, sur l’utilité générale; mais sur les passions, les caprices, l’utilité particulière de ceux qui gouvernent la société." (p.108)
"Les hommes en se rapprochant les uns des autres pour vivre en société, ont fait, soit formellement soit tacitement, un pacte, par lequel il se sont engagés à se rendre des services et à ne point se nuire. Mais comme la nature de chaque homme le porte à chercher à tout moment son bien-être dans la satisfaction de ses passions ou de ses caprices passagers, sans aucun égard pour ses semblables, il fallut une force qui le ramenât à son devoir, l’obligeât de s’y conformer, et lui rappelât ses engagements, que souvent la passion pouvait lui faire oublier. Cette force, c’est la loi; elle est la somme des volontés de la société, réunies pour fixer la conduite de ses membres, ou pour diriger leurs actions de manière à concourir au but de l’association.
Mais comme la société, surtout quand elle est nombreuse, ne pourrait que très difficilement s’assembler, et sans tumulte faire connaître ses intentions, elle est obligée de choisir des citoyens à qui elle accorde sa confiance; elle en fait les interprètes de ses volontés, elle les rend dépositaires du pouvoir nécessaire pour les faire exécuter. Telle est l’origine de tout gouvernement, qui pour être légitime ne peut être fondé que sur le consentement libre de la société, sans lequel il n’est qu’une violence, une usurpation, un brigandage. [...] Le gouvernement n’empruntant son pouvoir que de la société, et n’étant établi que pour son bien, il est évident qu’elle peut révoquer ce pouvoir quand son intérêt l’exige, changer la forme de son gouvernement, étendre ou limiter le pouvoir qu’elle confie à ses chefs, sur lesquels elle conserve toujours une autorité suprême, par la loi immuable de nature qui veut que la partie soit subornée au tout." (p.108-109)
"Les lois pour être justes doivent avoir pour but invariable l’intérêt général de la société, c’est-à-dire, assurer au plus grand nombre des citoyens les avantages pour lesquels ils se sont associés. Ces avantages sont la liberté, la propriété, la sûreté. La liberté est la faculté de faire pour son propre bonheur tout ce qui ne nuit pas au bonheur de ses associés, en s’associant chaque individu a renoncé à l’exercice de la portion de sa liberté naturelle qui pourrait préjudicier à celle des autres. L’exercice de la liberté nuisible à la société se nomme licence. La propriété est la faculté de jouir des avantages que le travail et l’industrie ont procurés à chaque membre de la société. La sûreté est la certitude que chaque membre doit avoir de jouir de sa personne, et de ses biens sous la protection des lois tant qu’il observera fidèlement ses engagements avec la société.
La justice assure à tous les membres de la société la possession des avantages ou droits qui viennent d’être rapportés." (p.110)
"Il n’est point de patrie sans bien-être; une société sans équité ne renferme que des ennemis, une société opprimée ne contient que des oppresseurs et des esclaves; des esclaves ne peuvent être citoyens; c’est la liberté, la propriété, la sûreté qui rendent la patrie chère, et c’est l’amour de la patrie qui fait le citoyen." (p.111)
"Si l’homme d’après sa nature, est forcé de désirer son bien-être, il est forcé d’en aimer les moyens; il serait inutile et peut-être injuste de demander à un homme d’être vertueux s’il ne peut l’être sans se rendre malheureux." (p.116)
"S’il se trouve parmi nous des êtres vertueux, l’on ne doit les chercher que dans le petit nombre de ceux qui, nés avec un tempérament flegmatique et des passions peu fortes, ne désirent point, ou désirent faiblement les objets dont leurs associés sont continuellement enivrés." (p.119)
"Toutes les variétés de l’homme moral dépendent des idées diverses qui s’arrangent et se combinent diversement dans les cerveaux divers par l’intermède des sens. Le tempérament est le produit de substances physiques; l’habitude est l’effet de modifications physiques; les opinions bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses qui s’arrangent dans l’esprit humain, ne sont jamais que les effets des impulsions physiques qu’il a reçues par ses sens." (p.119-120)
"Descartes et ses disciples ont assuré que le corps n’entrait absolument pour rien dans les sensations ou idées de notre âme, et qu’elle sentirait, verrait, entendrait, goûterait et toucherait, quand même il n’existerait rien de matériel ou de corporel hors de nous.
Que dirons-nous d’un Berkekey, qui s’efforce de nous prouver que tout dans ce monde n’est qu’une illusion chimérique; que l’univers entier n’existe que dans nous-mêmes et dans notre imagination, et qui rend l’existence de toutes choses problématique à l’aide de sophismes insolubles pour tous ceux qui soutiennent la spiritualité de l’âme.
Pour justifier des opinions si monstrueuses on nous dit que les idées sont les seuls objets de la pensée. Mais en dernière analyse ces idées ne peuvent nous venir que des objets extérieurs qui en agissant sur nos sens ont modifié notre cerveau, ou des êtres matériels renfermés dans l’intérieur de notre machine qui font éprouver à quelques parties de notre corps des sensations dont nous nous apercevons, et qui nous fournissent des idées que nous rapportons bien ou mal à la cause qui nous remue. Chaque idée est un effet, mais quelque difficile qu’il puisse être de remonter à sa cause, pouvons-nous supposer qu’il ne soit point dû à une cause ? Si nous ne pouvons avoir d’idées que de substances matérielles, comment pouvons-nous supposer que la cause de nos idées puisse être immatérielle ? Prétendre que l’homme sans le secours des objets extérieurs et des sens peut avoir des idées de l’univers, c’est dire qu’un aveugle né peut avoir l’idée vraie d’un tableau représentant quelque fait dont jamais il n’aurait entendu parler." (p.122)
"Si, comme Aristote l’a dit il y a plus de deux mille ans, rien n’entre dans notre esprit que par la voie des sens, tout ce qui sort de notre esprit doit trouver quelque objet sensible auquel il puisse rattacher ses idées, soit immédiatement, comme homme, arbre, oiseau, etc. ; soit en dernière analyse ou décomposition comme plaisir, bonheur, vice et vertu, etc." (p.127)
"Comment le profond Locke qui, au grand regret des théologiens, a mis le principe d’Aristote dans tout son jour; et comment tous ceux qui, comme lui, ont reconnu l’absurdité du système des idées innées, n’en ont-ils point tiré les conséquences immédiates et nécessaires ? Comment n’ont-ils pas eu le courage d’appliquer ce principe si clair à toutes les chimères dont l’esprit humain s’est si longtemps et si vainement occupé ? N’ont-ils pas vu que leur principe sapait les fondements de cette théologie qui n’occupe jamais les hommes que d’objets inaccessibles aux sens, et dont par conséquent il leur était impossible de se faire des idées ? Mais le préjugé, quand il est sacré surtout, empêche de voir les applications les plus simples des principes les plus évidents; en matière de religion les plus grands hommes ne sont souvent que des enfants, incapables de pressentir et de tirer les conséquences de leurs principes !
M. Locke, et tous ceux qui ont adopté son système si démontré, ou l’axiome d’Aristote, auraient dû en conclure que tous les êtres merveilleux dont la théologie s’occupe sont de pures chimères; que l’esprit ou la substance inétendue et immatérielle, n’est qu’une absence d’idées; enfin ils auraient dû sentir que cette intelligence ineffable que l’on place au gouvernail du monde et dont nos sens ne peuvent constater ni l’existence ni les qualités, est un être de raison. Les moralistes auraient dû, par la même raison, conclure que ce qu’ils nomment sentiment moral, instinct moral, idées innées de la vertu antérieures à toute expérience ou aux effets bons ou mauvais qui en résultent pour nous, sont des notions chimériques, qui, comme bien d’autres, n’ont que la théologie pour garant et pour base. Avant de juger il faut sentir, il faut comparer avant de pouvoir distinguer le bien du mal." (p.128)
"Jamais ils ne s’entendront en parlant ni d’une âme spirituelle, ni d’un dieu immatériel distingué de la nature; ils cesseront dès lors de parler la même langue, et jamais ils n’attacheront les mêmes idées aux mêmes mots. Quelle sera la mesure commune pour décider quel est celui qui pense avec le plus de justesse, dont l’imagination est la mieux réglée, dont les connaissances sont les plus sûres, lorsqu’il s’agit d’objets que l’expérience ne peut examiner, qui échappent à tous nos sens, qui n’ont point de modèles et qui sont au dessus de la raison ?" (p.140)
"Si l’on consultait la morale et la droite raison, tout devrait prouver à des êtres qui se disent raisonnables, qu’ils sont faits pour penser diversement, sans cesser pour cela de vivre paisiblement, de s’aimer, de se prêter des secours mutuels, quelques soient leurs opinions sur des êtres impossibles à connaître ou à voir des mêmes yeux. Tout devrait convaincre de la tyrannique déraison, de l’injuste violence, et de l’inutile cruauté de ces hommes de sang, qui persécutent leurs semblables pour les forcer de plier sous leurs opinions; tout devrait ramener les mortels à la douceur, à l’indulgence, à la tolérance; vertus, sans doute, plus évidemment nécessaires à la société, que les spéculations merveilleuses qui la divisent et la portent souvent à égorger les prétendus ennemis de ses opinions révérées." (p.142)
"On peut parvenir à engager un débauché à changer de conduite; cela signifie, non qu’il est libre, mais que l’on peut trouver des motifs assez puissants pour anéantir l’effet de ceux qui agissaient auparavant sur lui, et pour lors ces nouveaux motifs détermineront sa volonté, aussi nécessairement que les premiers, à la conduite nouvelle qu’il tiendra." (p.148)
"Quelque parti que nous prenions à la suite de la délibération, ce sera toujours nécessairement celui que nous aurons bien ou mal jugé devoir probablement être le plus avantageux pour nous." (p.149)
"Le cœur de l’homme n’est un labyrinthe pour nous que parce que nous n’avons que rarement les données nécessaires pour le juger; nous verrions alors que ses inconstances, ses inconséquences, la conduite bizarre ou inopinée que nous lui voyons tenir, ne sont que des effets des motifs qui déterminent successivement ses volontés, dépendent des variations fréquentes que sa machine éprouve, et sont des suites nécessaires des changements qui s’opèrent en lui." (p.151-152)
"Le choix ne prouve aucunement la liberté de l’homme; il ne délibère que lorsqu’il ne sait encore lequel choisir entre plusieurs objets qui le remuent; il est alors dans un embarras qui ne finit que lorsque sa volonté est décidée par l’idée de l’avantage plus grand qu’il croit trouver dans l’objet qu’il chaisit ou dans l’action qu’il entreprend. D’où l’on voit que son choix est nécessaire, vu qu’il ne se déterminerait point pour un objet ou pour une action s’il ne croyait y trouver quelque avantage pour lui. Pour que l’homme pût agir librement, il faudrait qu’il pût vouloir ou choisir sans motifs ou qu’il pût empêcher les motifs d’agir sur sa volonté. L’action étant toujours un effet de la volonté une fois déterminée, et la volonté ne pouvant être déterminée que par le motif qui n’est point en notre pouvoir, il s’ensuit que nous ne sommes jamais les maîtres des déterminations de notre volonté propre, et que par conséquent jamais nous n’agissons librement. On a cru que nous étions libres, parce que nous avions une volonté et le pouvoir de choisir; mais on n’a point fait attention que notre volonté est mue par des causes indépendantes de nous, inhérentes à notre organisation ou qui tiennent à la nature des êtres qui nous remuent." (p.152)
"Nous ne voyons tant de crimes sur la terre que parce que tout conspire à rendre les hommes criminels et vicieux; leurs religions, leurs gouvernements, leur éducation, les exemples qu’ils ont sous les yeux les poussent irrésistiblement au mal; pour lors la morale leur prêche vainement la vertu, qui ne serait qu’un sacrifice douloureux du bonheur dans des sociétés où le vice et le crime sont perpétuellement couronnés, estimés, récompensés, et où les désordres les plus affreux ne sont punis que dans ceux qui sont trop faibles pour avoir le droit de les commettre impunément. La société châtie les petits des excès qu’elle respecte dans les grands, et souvent elle a l’injustice de décerner la mort contre ceux que les préjugés publics qu’elle maintient ont rendus criminels." (p.156-157)
"Les hommes, nous dit-on, agissent souvent contre leur inclination, d’où l’on conclut qu’ils sont libres ; cette conséquence est très fausse; lorsqu’ils semblent agir contre leur inclination, ils y sont déterminés par quelques motifs nécessaires assez forts pour vaincre leurs inclinations. Un malade dans la vue de guérir parvient à vaincre sa répugnance pour les remèdes les plus dégoûtants; la crainte de la douleur ou de la mort devient alors un motif nécessaire; par conséquent ce malade n’agit point librement." (p.160)
"Si nous avions un sens de plus, comme nos actions ou nos mouvements, augmentés d’un sixième, seraient encore plus variés et plus compliqués, nous nous croirions plus libres encore que nous ne faisons avec cinq sens." (p.161)
"Par son essence tout homme tend à se conserver et à rendre son existence heureuse; cela posé quelque soient ses actions, nous ne nous tromperons jamais sur leurs motifs, lorsque nous remonterons à ce premier principe, à ce mobile général et nécessaire de toutes nos volontés. L’homme faute d’expérience et de raison se trompe, sans doute, souvent sur les moyens de parvenir à cette fin; ou bien les moyens qu’il emploie nous déplaisent parce qu’ils nous nuisent à nous-mêmes; ou enfin ces moyens dont ils se sert nous semblent insensés, parce qu’ils l’écartent quelque fois du but dont il voudrait s’approcher; mais quelque soient ces moyens, ils ont toujours nécessairement et invariablement pour objet un bonheur existant ou imaginaire, durable ou passager, analogue à sa façon d’être, de sentir et de penser." (p.162)
"Si l’on considérait les choses sans préjugé, on verrait que dans le moral l’éducation n’est autre chose que l’agriculture de l’esprit, et que, semblable à la terre, en raison de ses dispositions naturelles, de la culture qu’on lui donne, des fruits que l’on y sème, des saisons plus ou moins favorables qui le conduisent à la maturité, nous sommes assurés que l’âme produira des vices ou des vertus, des fruits moraux utiles ou nuisibles à la société. La morale est la science des rapports qui sont entre les esprits, les volontés et les actions des hommes, de même que la géométrie est la science des rapports qui sont entre les corps." (p.163)
"Quel est l’objet de la morale si ce n’est de montrer aux hommes que leur intérêt exige qu’ils répriment leurs passions momentanées, en vue d’un bien-être plus durable et plus vrai que celui que leur procurerait la satisfaction passagère de leurs désirs ?" (p.165-166)
"On nous dit [...] que, si toutes les actions des hommes sont nécessaires, l’on n’est point en droit de punir ceux qui en commettent de mauvaises, ni même de se fâcher contre eux; qu’on ne peut leur rien imputer; que les lois seraient injustes si elles décernaient des peines contre eux; en un mot que l’homme, dans ce cas, ne peut ni mériter ni démériter. Je réponds qu’imputer une action à quelqu’un, c’est la lui attribuer, c’est l’en connaître pour l’auteur; ainsi quand même on supposerait que cette action fût l’effet d’un agent nécessité, l’imputation peut avoir lieu.
Le mérite ou le démérite que nous attribuons à une action sont des idées fondées sur les effets favorables ou pernicieux qui en résultent pour ceux qui les éprouvent; et quand on supposerait que l’agent était nécessité, il n’en est pas moins certain que son action sera bonne ou mauvaise, estimable ou méprisable pour tous ceux qui en sentiront les influences, enfin propre à exciter leur amour ou leur colère. L’amour ou la colère sont en nous des façons d’être propres à modifier les êtres de notre espèce: lorsque je m’irrite contre quelqu’un, je prétends exciter en lui la crainte, et le détourner de ce qui me déplait, ou même l’en punir. D’ailleurs ma colère est nécessaire, elle est une suite de ma nature et de mon tempérament. La sensation pénible que produit en moi la pierre qui tombe sur mon bras n’en est pas moins une sensation qui me déplait, quoiqu’elle parte d’une cause privée de volonté et qui agit par la nécessité de sa nature. En regardant les hommes comme agissant nécessairement, nous ne pouvons nous dispenser de distinguer en eux une façon d’être et d’agir qui nous convient, ou que nous sommes forcés d’approuver, d’une façon d’être et d’agir qui nous afflige et nous irrite, que notre nature nous force de blâmer et d’empêcher. D’où l’on voit que le système du fatalisme ne change rien à l’état des choses, et n’est point propre à confondre les idées de vice et de vertu.
Les lois ne sont faites que pour maintenir la société et pour empêcher les hommes associés de se nuire; elles peuvent donc punir ceux qui la troublent ou qui commettent des actions nuisibles à leurs semblables; soit que ces associés soient des agents nécessités soit qu’ils agissent librement, il leur suffit de savoir que ces agents peuvent être modifiés. Les lois pénales sont des motifs que l’expérience nous montre comme capables de contenir ou d’anéantir les impulsions que les passions donnent aux volontés des hommes; de quelque cause nécessaire que ces passions leur viennent, le législateur se propose d’en arrêter l’effet; et quand il s’y prend d’une façon convenable, il est sûr du succès. En décernant des gibets, des supplices, des châtiments quelconques aux crimes: il ne fait autre chose que ce que fait celui qui, en bâtissant une maison, y place des gouttières pour empêcher les eaux de la pluie de dégrader les fondements de sa demeure.
Quelle que soit la cause qui fait agir les hommes, on est en droit d’arrêter les effets de leurs actions, de même que celui dont un fleuve pourrait entraîner le champ, est en droit de contenir ses eaux par une digue, ou même s’il le peut, de détourner son cours. C’est en vertu de ce droit que la société peut effrayer et punir, en vue de sa conservation ceux qui seraient tentés de lui nuire, ou qui commettent des actions qu’elles reconnaît vraiment nuisibles à son repos, à sa sûreté, à son bonheur.
On nous dira, sans doute, que la société ne punit pas pour l’ordinaire les fautes auxquelles la volonté n’a point de part; c’est cette volonté seule que l’on punit; et c’est elle qui décide du crime et de son atrocité, et si cette volonté n’est point libre on ne doit point la punir. Je réponds que la société est un assemblage d’êtres sensibles, susceptibles de raison, qui désirent le bien-être et qui craignent le mal.
Ces dispositions font que leurs volontés peuvent être modifiées ou déterminées à tenir la conduite qui les mène à leurs fins. L’éducation, la loi, l’opinion publique, l’exemple, l’habitude, la crainte sont des causes qui doivent modifier les hommes, influer sur leurs volontés, les faire concourir au bien général, régler leurs passions, et contenir celles qui peuvent nuire au but de l’association. Ces causes sont de nature à faire impression sur tous les hommes, que leur organisation et leur essence mettent à portée de contracter les habitudes, les façons de penser et d’agir qu’on leur veut inspirer. Tous les êtres de notre espèce sont susceptibles de crainte, dès lors la crainte d’un châtiment, ou de la privation du bonheur qu’ils désirent, est un motif qui doit nécessairement influer plus ou moins sur leurs volontés et leurs actions. Se trouve-t-il des hommes assez mal constitués pour résister ou pour être insensibles aux motifs qui agissent sur tous les autres, ils ne sont point propres à vivre en société, ils contrarieraient le but de l’association, ils en seraient les ennemis, ils mettraient obstacle à sa tendance, et leurs volontés rebelles et insociables, n’ayant pu être modifiées convenablement aux intérêts de leurs concitoyens, ceux-ci se réunissent contre leurs ennemis, et la loi, qui est l’expression de la volonté générale, inflige des peines à ces êtres, sur qui les motifs qu’on leur avait présentés n’ont point les effets que l’on pouvait en attendre. En conséquence ces hommes insociables sont punis, sont rendus malheureux et suivant la nature de leurs crimes, sont exclus de la société, comme des êtres peu faits pour concourir à ses vues.
Si la société a le droit de se conserver, elle a droit d’en prendre les moyens; ces moyens sont les lois, qui présentent aux volontés des hommes les motifs les plus propres à les détourner des actions nuisibles: ces motifs ne peuvent-ils rien sur eux ? La société, pour son propre bien, est forcée de leur ôter le pouvoir de lui nuire. De quelque source que partent leurs actions; soit qu’elles soit libres, soit qu’elles soient nécessaires, elle les punit quand, après leur avoir présenté des motifs assez puissants pour agir sur des êtres raisonnables, elle voit que ces motifs n’ont pu vaincre les impulsions de leur nature dépravée. Elle les punit avec justice, quand les actions dont elle les détourne sont vraiment nuisibles à la société; elle a droit de les punir quand elle ne leur commande ou défend que des choses conformes ou contraires à la nature des êtres associés pour leur bien réciproque. Mais d’un autre côté, la loi n’est pas en droit de punir ceux à qui elle n’a point présenté les motifs nécessaires pour influer sur leurs volontés; elle n’a pas droit de punir ceux que la négligence de la société a privés des moyens de subsister, d’exercer leur industrie et leurs talents, de travailler pour elle. Elle est injuste quand elle punit ceux à qui elle n’a donné ni éducation, ni principes honnêtes, à qui elle n’a point fait contracter les habitudes nécessaires au maintien de la société. Elle est injuste quand elle les punit pour des fautes que les besoins de leur nature et que la constitution de la société leur ont rendu nécessaires. Elle est injuste et insensée lorsqu’elle les châtie pour avoir suivi des penchants que la société elle-même, que l’exemple, que l’opinion publique, que les institutions conspirent à leur donner. Enfin la loi est inique, quand elle ne proportionne point la punition au mal réel que l’on fait à la société. Le dernier degré d’injustice et de folie est quand elle est aveuglée au point d’infliger des peines à ceux qui la servent utilement.
Ainsi les lois pénales, en montrant des objets effrayants à des hommes qu’elles doivent supposer susceptibles de crainte, leur présentent des motifs propres à influer sur leurs volontés. L’idée de la douleur, de la privation de leur liberté, de la mort, sont pour des êtres bien constitués et jouissant de leurs facultés, des obstacles puissants qui s’opposent fortement aux impulsions de leurs désirs déréglés; ceux qui n’en sont point arrêtés, sont des insensés, des frénétiques, des êtres mal organisés, contre lesquels les autres sont en droit de se garantir et de se mettre en sûreté.
La folie est, sans doute, un état involontaire et nécessaire, cependant personne ne trouve qu’il soit injuste de priver de la liberté les fous, quoique leurs actions ne puissent être imputées qu’au dérangement de leur cerveau. Les méchants sont des hommes dont le cerveau est, soit continûment soit passagèrement troublé, il faut donc les punir en raison du mal qu’ils font, et les mettre pour toujours dans l’impuissance de nuire, si l’on n’a point d’espoir de jamais les ramener à une conduite plus conforme au but de la société.
Je n’examine point ici jusqu’où peuvent aller les châtiments que la société inflige à ceux qui l’offensent. La raison semble indiquer que la loi doit montrer aux crimes nécessaires des hommes toute l’indulgence compatible avec la conservation de la société. Le système de la fatalité ne laisse point, comme on a vu, les crimes impunis, mais au moins il est propre à modérer la barbarie avec laquelle un grand nombre de nations punissent les victimes de leur colère. Cette cruauté devient encore plus absurde lorsque l’expérience en montre l’inutilité; l’habitude de voir des supplices atroces familiarise les criminels avec leur idée.
S’il est bien vrai que la société ait le droit d’ôter la vie à ses membres; s’il est bien vrai que la mort du criminel, inutile désormais pour lui, soit avantageuse à la société, ce qu’il faudrait examiner; l’humanité exigerait du moins que cette mort ne fût point accompagnée des tourments inutiles, dont souvent les lois trop rigoureuses se plaisent à la surcharger. Cette cruauté ne sert qu’à faire souffrir sans fruit pour elle-même la victime que l’on immole à la vindicte publique; elle attendrit le spectateur et l’intéresse en faveur du malheureux qui gémit; elle n’en impose point au méchant, que la vue des cruautés qui lui sont destinées rend souvent plus féroce, plus cruel, plus ennemi de ses associés." (p.173-177)
"On nous dit encore que ces maximes, en soumettant tout à la nécessité, doivent confondre ou même détruire les notions que nous avons du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du mérite et du démérite. Je le nie; quoique l’homme agisse nécessairement dans tout ce qu’il fait, ses actions sont justes, bonnes et méritoires toutes les fois qu’elles tendent à l’utilité réelle de ses semblables et de la société où il vit; et l’on ne peut s’empêcher de les distinguer de celles qui nuisent réellement au bien-être de ses associés." (p.179)
"Ce n’est pas des caprices d’une société politique que dépendent les notions vraies du juste et de l’injuste, du bien et du mal moral, du mérite et du démérite réel; c’est de l’utilité, c’est de la nécessité des choses, qui forceront toujours les hommes à sentir qu’il existe une façon d’agir qu’ils sont obligés d’aimer et d’approuver dans leurs semblables ou dans la société, tandis qu’il en est une autre qu’ils sont obligés par leur nature de haïr et de blâmer. C’est sur notre propre essence que sont fondées nos idées du plaisir et de la douleur, du juste et de l’injuste, du vice et de la vertu; la seule différence, c’est que le plaisir et la douleur se font immédiatement et sur le champ sentir à notre cerveau, au lieu que les avantages de la justice et de la vertu ne se montrent souvent à nous que par une suite de réflexions et d’expériences multipliées et compliquées, que le vice de leur conformation et de leurs circonstances empêchent souvent beaucoup d’hommes de faire, ou du moins de faire exactement." (p.180)
"Toutes les actions des hommes sont nécessaires; celles qui sont toujours utiles, ou qui contribuent au bonheur réel et durable de notre espèce s’appellent des vertus, et plaisent nécessairement à tous ceux qui les éprouvent, à moins que leurs passions ou leurs opinions fausses, ne les forcent à en juger d’une façon peu conforme à la nature des choses." (p.182)
"Si la nature m’a donné une âme humaine et tendre, m’est-il possible de ne point m’intéresser vivement à des êtres que je sais nécessaires à mon propre bonheur ? Mes sentiments sont nécessaires, ils dépendent de ma propre nature que l’éducation a cultivée. Mon imagination prompte à s’émouvoir fait que mon cœur se resserre et frissonne à la vue des maux que souffrent mes semblables, du despotisme qui les écrase, de la superstition qui les égare, des passions qui les divisent, des folies qui les mettent perpétuellement en guerre. Quoique je sache que la mort est le terme fatal et nécessaire de tous les êtres, mon âme n’en est pas moins vivement touchée de la perte d’une épouse chérie, d’un enfant propre à consoler ma vieillesse, d’un ami devenu nécessaire à mon cœur. Quoique je n’ignore pas qu’il est de l’essence du feu de brûler, je ne me croirai pas dispensé d’employer tous mes efforts pour arrêter un incendie. Quoique je sois intimement convaincu que les maux dont je suis témoin sont des suites nécessaires des erreurs primitives dont mes concitoyens sont imbus; si la nature m’a donné le courage de le faire, j’oserai leur montrer la vérité; s’ils l’écoutent, elle deviendra peu à peu le remède assuré de leurs peines." (p.184)
"De tous les avantages que le genre humain pourrait retirer du dogme de la fatalité; s’il l’appliquait à sa conduite, il n’en est point de plus grand que cette indulgence, cette tolérance universelle qui devrait être une suite de l’opinion que tout est nécessaire. En conséquence de ce principe le fataliste, s’il avait l’âme sensible, plaindrait ses semblables, gémirait sur leurs égarements, chercherait à les détromper, sans jamais s’irriter contre eux ni insulter à leur misère. [...]
Leur ignorance, leurs préjugés, leurs faiblesses, leurs vices, leurs passions, ne sont-ils pas des suites inévitables de leurs mauvaises institutions ? N’en sont-ils pas assez rigoureusement punis par une foule de maux qui les assiègent de toutes parts ? Les despotes qui les accablent sous un sceptre de fer, ne sont-ils pas les victimes continuelles de leurs propres inquiétudes et de leurs défiances ?
Est-il un méchant qui jouisse d’un bonheur bien pur ? Les nations ne souffrent-elles pas sans cesse de leurs préjugés et de leurs folies ? L’ignorance des chefs et la haine qu’ils ont pour la raison et la vérité ne sont-elles pas punies par la faiblesse et la ruine des états qu’ils gouvernent ? En un mot, le fataliste gémira de voir la nécessité exercer à tout moment ses jugements sévères sur les mortels qui méconnaissent son pouvoir, ou qui sentent ses coups sans vouloir reconnaître la main, dont ils partent." (p.185)
"Mon cœur tressaillerait de joie s’il pouvait pressentir qu’un jour les fruits de mes réflexions seront utiles et consolants pour mes semblables." (p.188)
"Puisons dans la nature elle-même les remèdes qu’elle nous offre pour les maux qu’elle nous fait." (p.189)
"Ne troublons p
http://classiques.uqac.ca/classiques/holbach_baron_d/holbach_baron_d.html
http://classiques.uqac.ca/classiques/holbach_baron_d/systeme_de_la_nature/systeme_de_la_nature.html
"La redéfinition du citoyen qu'opère le libéralisme politique de d'Holbach, les fondements philosophiques qu'il lui fournit aura eu, en effet, partie liée avec le renouvellement des rapports que l'homme comme être sensible et raisonnable, mû par le désir de bonheur et épris de liberté, devait engager avec les forces arbitraires pour leur substituer l'autorité de la raison, le pouvoir de la vérité, la suprématie de la loi, la souveraineté du peuple. Et la Déclaration [de 1789] intégrant au discours constitutionnel ces valeurs auxquelles aspire le nouveau citoyen aussi bien que les principes qui guident son action, s'apprête à transformer en pratiques sociales les droits civiques et politiques qu'elle proclame." -Josiane Boulad-Ayoub "Les idées politiques de d’Holbach et la Déclaration des Droits de 1789." Philosophiques 182 (1991):123–137.
"L’homme est l’ouvrage de la nature, il existe dans la nature, il est soumis à ses lois, il ne peut s’en affranchir, il ne peut même par la pensée en sortir ; c’est en vain que son esprit veut s’élancer au delà des bornes du monde visible, il est toujours forcé d’y rentrer. Pour un être formé par la nature et circonscrit par elle, il n’existe rien au-delà du grand tout dont il fait partie, et dont il éprouve les influences ; les êtres que l’on suppose au dessus de la nature ou distingués d’elle-même seront toujours des chimères." (p.5)
"Que l’homme cesse donc de chercher hors du monde qu’il habite des êtres qui lui procurent un bonheur que la nature lui refuse: qu’il étudie cette nature, qu’il apprenne ses lois, qu’il contemple son énergie et la façon immuable dont elle agit ; qu’il applique ses découvertes à sa propre félicité, et qu’il se soumette en silence à des lois auxquelles rien ne peut le soustraire." (p.5)
"L’homme est un être purement physique ; l’homme moral n’est que cet être physique considéré sous un certain point de vue." (p.6)
"Tout ce que l’esprit humain a successivement inventé pour changer ou perfectionner sa façon d’être et pour la rendre plus heureuse, ne fut jamais qu’une conséquence nécessaire de l’essence propre de l’homme et de celle des êtres qui agissent sur lui. Toutes nos institutions, nos réflexions, nos connaissances n’ont pour objet que de nous procurer un bonheur vers lequel notre propre nature nous force de tendre sans cesse. Tout ce que nous faisons ou pensons, tout ce que nous sommes et ce que nous serons n’est jamais qu’une suite de ce que la nature universelle nous a faits." (p.6)
"L’homme policé est celui que l’expérience et la vie sociale mettent à portée de tirer parti de la nature pour son propre bonheur. L’homme de bien éclairé est l’homme dans sa maturité ou dans sa perfection. L’homme heureux est celui qui sait jouir des bienfaits de la nature." (p.7-8 )
"Toutes les erreurs des hommes sont des erreurs de physique ; ils ne se trompent jamais que lorsqu’ils négligent de remonter à la nature, de consulter ses règles, d’appeler l’expérience à leur secours. C’est ainsi que faute d’expérience ils se sont formés des idées imparfaites de la matière, de ses propriétés, de ses combinaisons, de ses forces, de sa façon d’agir ou de l’énergie qui résulte de son essence ; dès lors tout l’univers n’est devenu pour eux qu’une scène d’illusions. Ils ont ignoré la nature, ils ont méconnu ses lois, ils n’ont point vu les routes nécessaires qu’elle trace à tout ce qu’elle renferme. Que dis-je ! Ils se sont méconnus eux-mêmes ; tous leurs systèmes, leurs conjectures, leurs raisonnements, dont l’expérience fut bannie ne furent qu’un long tissu d’erreurs et d’absurdités.
Toute erreur est nuisible ; c’est pour s’être trompé que le genre humain s’est rendu malheureux. Faute de connaître la nature, il se forma des dieux, qui sont devenus les seuls objets de ses espérances et de ses craintes." (p.8 )
"C’est faute de connaître sa propre nature, sa propre tendance, ses besoins et ses droits que l’homme en société est tombé de la liberté dans l’esclavage. Il méconnut ou se crut forcé d’étouffer les désirs de son cœur, et de sacrifier son bien-être aux caprices de ses chefs ; il ignora le but de l’association et du gouvernement ; il se soumit sans réserve à des hommes comme lui, que ses préjugés lui firent regarder comme des êtres d’un ordre supérieur, comme des dieux sur la terre ; ceux-ci profitèrent de son erreur pour l’asservir, le corrompre, le rendre vicieux et misérable. Ainsi c’est pour avoir ignoré sa propre nature que le genre humain tomba dans la servitude, et fut mal gouverné.
C’est pour s’être méconnu lui-même et pour avoir ignoré les rapports nécessaires qui subsistent entre lui et les êtres de son espèce, que l’homme a méconnu ses devoirs envers les autres. Il ne sentit point qu’ils étaient nécessaires à sa propre félicité. Il ne vit pas plus ce qu’il se devait à lui-même, les excès qu’il devait éviter pour se rendre solidement heureux, les passions auxquelles il devait résister ou se livrer pour son propre bonheur ; en un mot il ne connut point ses véritables intérêts. De là tous ses dérèglements, son intempérance, ses voluptés honteuses, et tous les vices auxquels il se livra aux dépens de sa conservation propre et de son bien-être durable. Ainsi c’est l’ignorance de la nature humaine qui empêcha l’homme de s’éclairer sur la morale. D’ailleurs les gouvernements dépravés auxquels il fut soumis l’empêchèrent toujours de la pratiquer quand même il l’aurait connue." (p.9-10)
"En un mot, les hommes, soit par paresse, soit par crainte, ayant renoncé au témoignage de leurs sens, n’ont plus été guidés dans toutes leurs actions et leurs entreprises que par l’imagination, l’enthousiasme, l’habitude, le préjugé et surtout par l’autorité, qui sut profiter de leur ignorance pour les tromper. Des systèmes imaginaires prirent la place de l’expérience, de la réflexion, de la raison: des âmes ébranlées par la terreur, et enivrées du merveilleux, ou engourdies par la paresse et guidées par la crédulité, que produit l’inexpérience, se créèrent des opinions ridicules ou adoptèrent sans examen toutes les chimères dont on voulut les repaître." (p.10)
"L’univers, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ne nous offre partout que de la matière et du mouvement: son ensemble ne nous montre qu’une chaîne immense et non interrompue de causes et d’effets." (p.11)
"La nature, dans sa signification la plus étendue, est le grand tout qui résulte de l’assemblage des différentes matières, de leurs différentes combinaisons, et des différents mouvements que nous voyons dans l’univers. La nature, dans un sens moins étendu, ou considérée dans chaque être, est le tout qui résulte de l’essence, c’est-à-dire, des propriétés, des combinaisons, des mouvements ou façons d’agir qui le distinguent des autres êtres. C’est ainsi que l’homme est un tout, résultant des combinaisons de certaines matières, douées de propriétés particulières, dont l’arrangement se nomme organisation, et dont l’essence est de sentir, de penser, d’agir, en un mot de se mouvoir d’une façon qui le distingue des autres êtres avec lesquels il se compare: d’après cette comparaison l’homme se range dans un ordre, un système, une classe à part, qui diffère de celle des animaux dans lesquels il ne voit pas les mêmes propriétés qui sont en lui." (p.12)
"Il est de l’essence d’un être qui sent, qui pense, qui veut, qui agit, de travailler à son bonheur. [...]
Par essence, j’entends ce qui constitue un être ce qu’il est, la somme de ses propriétés ou des qualités d’après lesquelles il existe et agit comme il fait. Quand on dit qu’il est de l’essence de la pierre de tomber, c’est comme si l’on disait que sa chute est un effet nécessaire de son poids, de sa densité, de la liaison de ses parties, des éléments dont elle est composée. En un mot l’essence d’un être est sa nature individuelle et particulière." (p.13)
"Le mouvement est un effort par lequel un corps change, ou tend à changer de place, c’est-à-dire à correspondre successivement à différentes parties de l’espace, ou bien à changer de distance relativement à d’autres corps. C’est le mouvement qui seul établit des rapports entre nos organes et les êtres qui sont au dedans ou hors de nous ; ce n’est que par les mouvements que ces êtres nous impriment, que nous connaissons leur existence, que nous jugeons de leurs propriétés, que nous les distinguons les uns des autres, que nous les distribuons en différentes classes. Les êtres, les substances ou les corps variés dont la nature est l’assemblage, effets eux-mêmes de certaines combinaisons ou causes, deviennent des causes à leur tour. Une cause, est un être qui en met un autre en mouvement, ou qui produit quelque changement en lui. L’effet est le changement qu’un corps produit dans un autre à l’aide du mouvement." (p.14)
"De l’action et de la réaction continuelle de tous les êtres que la nature renferme, il résulte une suite de causes et d’effets ou de mouvements, guidés par des lois constantes et invariables, propres à chaque être, nécessaires ou inhérentes à sa nature particulière qui font toujours qu’il agit ou qu’il se meut d’une façon déterminée." (p.15)
"Il n’y a point de mouvements spontanés dans les différents corps de la nature, vu qu’ils agissent continuellement les uns sur les autres, et que tous leurs changements sont dus à des causes soit visibles soit cachées qui les remuent. La volonté de l’homme est remuée ou déterminée secrètement par des causes extérieures qui produisent un changement en lui ; nous croyons qu’elle se meut d’elle-même, parce que nous ne voyons ni la cause qui la détermine, ni la façon dont elle agit, ni l’organe qu’elle met en action." (p.16)
"Chaque être a donc des lois du mouvement qui lui sont propres, et agit constamment suivant ces lois, à moins qu’une cause plus forte n’interrompe son action. C’est ainsi que le feu cesse de brûler des matières combustibles dès qu’on se sert de l’eau pour arrêter ses progrès. C’est ainsi que l’être sensible cesse de chercher le plaisir dès qu’il craint qu’il n’en résulte un mal pour lui." (p.17)
"Tout est en mouvement dans l’univers. L’essence de la nature est d’agir; et si nous considérons attentivement ses parties, nous verrons qu’il n’en est pas une seule qui jouisse d’un repos absolu; celles qui nous paraissent privées de mouvement ne sont dans le fait que dans un repos relatif ou apparent; elles éprouvent un mouvement si imperceptible et si peu marqué que nous ne pouvons apercevoir leurs changements. Tout ce qui nous semble en repos ne reste pourtant pas un instant au même état: tous les êtres ne font continuellement que naître, s’accroître, décroître et se dissiper avec plus ou moins de lenteur ou de rapidité." (p.18)
"Mais, nous dira-t-on, d’où cette nature a-t-elle reçu son mouvement ? Nous répondrons que c’est d’elle-même, puisqu’elle est le grand tout, hors duquel conséquemment rien ne peut exister. Nous dirons que le mouvement est une façon d’être qui découle nécessairement de l’essence de la matière; qu’elle se meut par sa propre énergie; que ses mouvements sont dus aux forces qui lui sont inhérentes." (p.20)
"Ceux qui admettent une cause extérieure à la matière sont obligés de supposer que cette cause a produit tout le mouvement dans cette matière en lui donnant l’existence; cette supposition est fondée sur une autre, savoir, que la matière a pu commencer d’exister, hypothèse qui jusqu’ici n’a jamais été démontrée par des preuves valables, l’éduction du néant ou la création n’est qu’un mot qui ne peut nous donner une idée de la formation de l’univers; il ne présente aucun sens auquel l’esprit puisse s’arrêter.
Cette notion devient plus obscure encore quand on attribue la création ou la formation de la matière à un être spirituel, c’est-à-dire, à un être qui n’a aucune analogie, aucun point de contact avec elle, et qui, comme nous le ferons voir bientôt, étant privé d’étendue et de parties ne peut être susceptible du mouvement, celui-ci n’étant que le changement d’un corps relativement à d’autres corps, dans lequel le corps mu présente successivement différentes parties à différents points de l’espace. D’ailleurs tout le monde convient que la matière ne peut point s’anéantir totalement ou cesser d’exister; or comment comprendra-t-on que ce qui ne peut cesser d’être ait pu jamais commencer ? Ainsi lorsqu’on demandera d’où est venu la matière ? Nous dirons qu’elle a toujours existé." (p.23)
"L’existence suppose des propriétés dans la chose qui existe; dès qu’elle a des propriétés, ses façons d’agir doivent nécessairement découler de sa façon d’être." (p.24)
"Pour former l’univers, Descartes ne demandait que de la matière et du mouvement." (p.24)
"Nous savons que l’homme dans toutes ses actions tend à se rendre heureux; quand nous le voyons travailler à se détruire ou à se nuire à lui-même, nous devons en conclure qu’il est mu par quelque cause qui s’oppose à sa tendance naturelle, qu’il est trompé par quelque préjugé, que faute d’expériences il ne voit point où ses actions peuvent le mener." (p.36-37)
"Quels que soient la nature et les combinaisons des êtres, leurs mouvements ont toujours une direction ou tendance: sans direction, nous ne pouvons avoir d’idée du mouvement: cette direction est réglée par les propriétés de chaque être; dès qu’il a des propriétés données, il agit nécessairement, c’est-à-dire il suit la loi invariablement déterminée par ces mêmes propriétés, qui constituent l’être ce qu’il est et sa façon d’agir, qui est toujours une suite de sa façon d’exister. Mais qu’elle est la direction ou tendance générale et commune que nous voyons dans tous les êtres ? Quel est le but visible et connu de tous leurs mouvements ? C’est de conserver leur existence actuelle, c’est d’y persévérer, c’est de la fortifier, c’est d’attirer ce qui lui est favorable, c’est de repousser ce qui peut lui nuire, c’est de résister aux impulsions contraires à sa façon d’être et à sa tendance naturelle." (p.39)
"Toute cause produit un effet; il ne peut y avoir d’effet sans cause." (p.41)
"Pour peu que nous réfléchissions, nous serons donc forcés de reconnaître que tout ce que nous voyons est nécessaire, ou ne peut être autrement qu’il n’est; que tous les êtres que nous apercevons, ainsi que ceux qui se dérobent à notre vue agissent par des lois certaines." (p.41)
"Dans un tourbillon de poussière qu’élève un vent impétueux, quelque confus qu’il paroisse à nos yeux; dans la plus affreuse tempête excitée par des vents opposés qui soulèvent les flots, il n’y a pas une seule molécule de poussière ou d’eau qui soit placée au hasard, qui n’ait sa cause suffisante pour occuper le lieu où elle se trouve, et qui n’agisse rigoureusement de la manière dont elle doit agir. Un géomètre, qui connaîtrait exactement les différentes forces qui agissent dans ces deux cas, et les propriétés des molécules qui sont mues, démontrerait que, d’après des causes données, chaque molécule agit précisément comme elle doit agir, et ne peut agir autrement qu’elle ne fait.
Dans les convulsions terribles qui agitent quelquefois les sociétés politiques, et qui produisent souvent le renversement d’un empire, il n’y a pas une seule action, une seule parole, une seule pensée, une seule volonté, une seule passion dans les agents qui concourent à la révolution comme destructeurs ou comme victimes, qui ne soit nécessaire, qui n’agisse comme elle doit agir, qui n’opère infailliblement les effets qu’elle doit opérer, suivant la place qu’occupent ces agents dans ce tourbillon moral. Cela paraîtrait évident pour une intelligence qui serait en état de saisir et d’apprécier toutes les actions et réactions des esprits et des corps de ceux qui contribuent à cette révolution." (p.41-42)
"Il n’y a de merveilles et de miracles dans la nature que pour ceux qui ne l’ont point suffisamment étudiée." (p.49)
"Le tout ne peut point avoir de but, puisqu’il n’y a hors de lui rien où il puisse tendre; les parties qu’il renferme ont un but." (p.52)
"C’est faute de connaître les forces de la nature ou les propriétés de la matière que l’on a multiplié les êtres sans nécessité." (p.52)
"Au défaut de l’expérience c’est à l’hypothèse à fixer une curiosité, qui s’élance toujours au delà des bornes prescrites à notre esprit. Cela posé, le contemplateur de la nature dira qu’il ne voit aucune contradiction à supposer que l’espèce humaine telle qu’elle est aujourd’hui a été produite soit dans le temps soit de toute éternité; il n’en voit pas davantage à supposer que cette espèce soit arrivée par différents passages ou développements successifs à l’état où nous la voyons. La matière est éternelle et nécessaire, mais ses combinaisons et ses formes sont passagères et contingentes, et l’homme est-il autre chose que de la matière combinée, dont la forme varie à chaque instant ?
Cependant quelques réflexions semblent favoriser ou rendre plus probable l’hypothèse que l’homme est une production faite dans le temps, particulière au globe que nous habitons, qui par conséquent ne peut dater que la formation de ce globe lui-même, et qui est un résultat des lois particulières qui le dirigent." (p.64)
"Le dernier terme de l’existence de l’homme nous est aussi inconnu et aussi indifférent que le premier." (p.68)
"Dès que j’aperçois ou que j’éprouve du mouvement, je suis forcé de reconnaître de l’étendue, de la solidité, de la densité, de l’impénétrabilité dans la substance que je vois se mouvoir ou de laquelle je reçois du mouvement; ainsi dès qu’on attribue de l’action à une cause quelconque, je suis obligé de la regarder comme matérielle. Je puis ignorer sa nature particulière et sa façon d’agir, mais je ne puis me tromper aux propriétés générales et communes à toute matière; d’ailleurs cette ignorance ne fera que redoubler, lorsque je la supposerai d’une nature, dont je ne puis me former aucune idée et qui de plus la priverait totalement de la faculté de se mouvoir et d’agir. Ainsi une substance spirituelle qui se meut et qui agit, implique contradiction, d’où je conclus qu’elle est totalement impossible." (p.73)
"Si dégagés de préjugés, nous voulons envisager notre âme, ou le mobile qui agit en nous-mêmes, nous demeurerons convaincus qu’elle fait partie de notre corps, qu’elle ne peut être distinguée de lui que par l’abstraction, qu’elle n’est que le corps lui-même considéré relativement à quelques-unes des fonctions ou facultés dont sa nature et son organisation particulière le rendent susceptible." (p.74)
"Le sentiment est une façon d’être ou changement marqué produit dans notre cerveau à l’occasion des impulsions que nos organes reçoivent, soit de la part des causes extérieures soit de la part des causes intérieures qui les modifient d’une façon durable ou momentanée." (p.83)
"Toute sensation n’est [...] qu’une secousse donnée à nos organes; toute perception est cette secousse propagée jusqu’au cerveau; toute idée est l’image de l’objet à qui la sensation et la perception sont dues." (p.84)
"Ces modifications successives de notre cerveau, sont des effets produits par les objets qui remuent nos sens, deviennent des causes elles-mêmes, et produisent dans l’âme de nouvelles modifications, que l’on nomme pensées, réflexions, mémoire, imagination, jugements, volontés, actions, et qui toutes ont la sensation pour base." (p.86)
"Non seulement notre organe intérieur aperçoit les modifications qu’il reçoit du dehors, mais encore il a le pouvoir de se modifier lui-même, et de considérer les changements ou les mouvements qui se passent en lui ou ses propres opérations, ce qui lui donne de nouvelles perceptions et de nouvelles idées.
C’est l’exercice de ce pouvoir de se replier sur lui-même que l’on nomme réflexion." (p.87)
"L’imagination n’est en nous que la faculté que le cerveau a de se modifier ou de se former des perceptions nouvelles, sur le modèle de celles qu’il a reçues par l’action des objets extérieurs sur ses sens. Notre cerveau ne fait alors que combiner des idées qu’il a reçues et qu’il se rappelle, pour en former un ensemble ou un amas de modifications qu’il n’a point vu, quoiqu’il connaisse les idées particulières ou les parties dont il compose cet ensemble idéal qui n’existe qu’en lui-même [...]
C’est ainsi que les hommes en combinant un grand nombre d’idées empruntées d’eux-mêmes telles que celles de justice, de sagesse, de bonté, d’intelligence, etc, sont à l’aide de l’imagination parvenus à en former un tout idéal qu’ils ont nommé la divinité." (p.88)
"Vouloir, c’est être disposé à l’action. Les objets extérieurs ou les idées intérieures qui font naître cette disposition dans notre cerveau s’appellent motifs parce que ce sont les ressorts ou mobiles qui le déterminent à l’action, c’est-à-dire, à mettre en jeu les organes du corps." (p.88-89)
"Si tous les hommes étaient les mêmes pour les forces du corps et pour les talents de l’esprit, ils n’auraient aucun besoin les uns des autres: c’est la diversité de leurs facultés et l’inégalité qu’elles mettent entre eux qui rendent les mortels nécessaires les uns aux autres, sans cela ils vivraient isolés. D’où l’on voit que cette inégalité, dont souvent nous nous plaignons à tort, et l’impossibilité où chacun de nous se trouve de travailler efficacement tout seul à se conserver et à se procurer le bien-être, nous mettent dans l’heureuse nécessité de nous associer, de dépendre de nos semblables, de mériter leurs secours, de les rendre favorables à nos vues, de les attirer à nous pour écarter par des efforts communs ce qui pourrait troubler l’ordre dans notre machine." (p.93)
"C’est de la nature, c’est de nos parents, c’est des causes qui sans cesse et depuis le premier moment de notre existence nous ont modifiés, que nous avons reçu notre tempérament. C’est dans le sein de sa mère que chacun de nous a puisé les matières qui influeront toute la vie sur ses facultés intellectuelles, sur son énergie, sur ses passions, sur sa conduite. La nourriture que nous prenons, la qualité de l’air que nous respirons, le climat que nous habitons, l’éducation que nous recevons, les idées qu’on nous présente et les opinions qu’on nous donne, modifient ce tempérament: et comme ces circonstances ne peuvent jamais être rigoureusement les mêmes en tout point pour deux hommes, il n’est pas surprenant qu’il y ait entre eux une si grande diversité, ou qu’il y ait autant de tempéraments différents qu’il y a d’individus de l’espèce humaine." (p.95)
"Aidés de l’expérience, si nous connaissions les éléments qui font la base du tempérament d’un homme ou du plus grand nombre des individus dont un peuple est composé, nous saurions ce qui leur convient, les lois qui leur sont nécessaires, les institutions qui leur sont utiles. En un mot la morale et la politique pourraient retirer du matérialisme des avantages que le dogme de la spiritualité ne leur fournira jamais, et auxquels il les empêche même de songer." (p.96)
"L’esprit juste est celui qui aperçoit les objets et les rapports tels qu’ils sont." (p.97)
"La vérité est la conformité ou la convenance perpétuelle que nos sens bien constitués nous montrent, à l’aide de l’expérience, entre les objets que nous connaissons et les qualités que nous leur attribuons." (p.100)
"La mémoire, en nous rappelant les effets que nous avons éprouvés, nous met à portée de juger de ceux que nous pouvons attendre soit des mêmes causes soit des causes qui ont du rapport avec celles qui ont agi sur nous. D’où l’on voit que la prudence, la prévoyance sont des facultés qui sont dues à l’expérience." (p.101)
"Il n’y a qu’un très petit nombre d’individus de l’espèce humaine qui jouissent réellement de la raison ou qui aient les dispositions et l’expérience qui la constituent." (p.102)
"La vertu est tout ce qui est vraiment et constamment utile aux êtres de l’espèce humaine vivants en société; le vice est tout ce qui leur est nuisible. Les plus grandes vertus sont celles qui leur procurent les avantages les plus grands et les plus durables; les plus grands vices sont ceux qui troublent plus leur tendance au bonheur et l’ordre nécessaire à la société. L’homme vertueux est celui dont les actions tendent constamment au bien-être de ses semblables; l’homme vicieux est celui dont la conduite tend au malheur de ceux avec qui il vit, d’où son propre malheur doit communément résulter. Tout ce qui nous procure à nous-mêmes un bonheur véritable et permanent est raisonnable; tout ce qui trouble notre propre félicité ou celle des êtres nécessaires à notre bonheur est insensé ou déraisonnable. Un homme qui nuit aux autres est un méchant; un homme qui se nuit à lui-même est un imprudent, qui ne connaît ni la raison, ni ses propres intérêts, ni la vérité." (p.104)
"L’obligation morale est la nécessité d’employer les moyens propres à rendre heureux les êtres avec qui nous vivons, afin de les déterminer à nous rendre heureux nous-mêmes; nos obligations envers nous-mêmes sont la nécessité de prendre les moyens sans lesquels nous ne pourrions nous conserver ni rendre notre existence solidement heureuse." (p.104)
"Le bonheur, est une façon d’être dont nous souhaitons la durée ou dans laquelle nous voulons persévérer. [...] Le bonheur le plus grand est celui qui est le plus durable ; le bonheur passager ou de peu de durée s’appelle plaisir; plus il est vif et plus il est fugitif, parce que nos sens ne sont susceptibles que d’une certaine quantité de mouvements; tout plaisir qui l’excède se change dès lors en douleur ou en une façon pénible d’exister, dont nous désirons la cessation: voilà pourquoi le plaisir et la douleur se touchent souvent de si près. Le plaisir immodéré est suivi de regrets, d’ennuis et de dégoûts [...]. D’après ce principe l’on voit que l’homme qui dans chaque instant de sa durée cherche nécessairement le bonheur, doit, quand il est raisonnable, ménager ses plaisirs, se refuser tous ceux qui pourraient se changer en peine, et tâcher de se procurer le bien-être le plus permanent." (p.105)
"La politique devrait être l’art de régler les passions des hommes et de les diriger vers le bien de la société, mais elle n’est trop souvent que l’art d’armer les passions des membres de la société pour leur destruction mutuelle. [...] Elle est communément si vicieuse parce qu’elle n’est point fondée sur la nature, sur l’expérience, sur l’utilité générale; mais sur les passions, les caprices, l’utilité particulière de ceux qui gouvernent la société." (p.108)
"Les hommes en se rapprochant les uns des autres pour vivre en société, ont fait, soit formellement soit tacitement, un pacte, par lequel il se sont engagés à se rendre des services et à ne point se nuire. Mais comme la nature de chaque homme le porte à chercher à tout moment son bien-être dans la satisfaction de ses passions ou de ses caprices passagers, sans aucun égard pour ses semblables, il fallut une force qui le ramenât à son devoir, l’obligeât de s’y conformer, et lui rappelât ses engagements, que souvent la passion pouvait lui faire oublier. Cette force, c’est la loi; elle est la somme des volontés de la société, réunies pour fixer la conduite de ses membres, ou pour diriger leurs actions de manière à concourir au but de l’association.
Mais comme la société, surtout quand elle est nombreuse, ne pourrait que très difficilement s’assembler, et sans tumulte faire connaître ses intentions, elle est obligée de choisir des citoyens à qui elle accorde sa confiance; elle en fait les interprètes de ses volontés, elle les rend dépositaires du pouvoir nécessaire pour les faire exécuter. Telle est l’origine de tout gouvernement, qui pour être légitime ne peut être fondé que sur le consentement libre de la société, sans lequel il n’est qu’une violence, une usurpation, un brigandage. [...] Le gouvernement n’empruntant son pouvoir que de la société, et n’étant établi que pour son bien, il est évident qu’elle peut révoquer ce pouvoir quand son intérêt l’exige, changer la forme de son gouvernement, étendre ou limiter le pouvoir qu’elle confie à ses chefs, sur lesquels elle conserve toujours une autorité suprême, par la loi immuable de nature qui veut que la partie soit subornée au tout." (p.108-109)
"Les lois pour être justes doivent avoir pour but invariable l’intérêt général de la société, c’est-à-dire, assurer au plus grand nombre des citoyens les avantages pour lesquels ils se sont associés. Ces avantages sont la liberté, la propriété, la sûreté. La liberté est la faculté de faire pour son propre bonheur tout ce qui ne nuit pas au bonheur de ses associés, en s’associant chaque individu a renoncé à l’exercice de la portion de sa liberté naturelle qui pourrait préjudicier à celle des autres. L’exercice de la liberté nuisible à la société se nomme licence. La propriété est la faculté de jouir des avantages que le travail et l’industrie ont procurés à chaque membre de la société. La sûreté est la certitude que chaque membre doit avoir de jouir de sa personne, et de ses biens sous la protection des lois tant qu’il observera fidèlement ses engagements avec la société.
La justice assure à tous les membres de la société la possession des avantages ou droits qui viennent d’être rapportés." (p.110)
"Il n’est point de patrie sans bien-être; une société sans équité ne renferme que des ennemis, une société opprimée ne contient que des oppresseurs et des esclaves; des esclaves ne peuvent être citoyens; c’est la liberté, la propriété, la sûreté qui rendent la patrie chère, et c’est l’amour de la patrie qui fait le citoyen." (p.111)
"Si l’homme d’après sa nature, est forcé de désirer son bien-être, il est forcé d’en aimer les moyens; il serait inutile et peut-être injuste de demander à un homme d’être vertueux s’il ne peut l’être sans se rendre malheureux." (p.116)
"S’il se trouve parmi nous des êtres vertueux, l’on ne doit les chercher que dans le petit nombre de ceux qui, nés avec un tempérament flegmatique et des passions peu fortes, ne désirent point, ou désirent faiblement les objets dont leurs associés sont continuellement enivrés." (p.119)
"Toutes les variétés de l’homme moral dépendent des idées diverses qui s’arrangent et se combinent diversement dans les cerveaux divers par l’intermède des sens. Le tempérament est le produit de substances physiques; l’habitude est l’effet de modifications physiques; les opinions bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses qui s’arrangent dans l’esprit humain, ne sont jamais que les effets des impulsions physiques qu’il a reçues par ses sens." (p.119-120)
"Descartes et ses disciples ont assuré que le corps n’entrait absolument pour rien dans les sensations ou idées de notre âme, et qu’elle sentirait, verrait, entendrait, goûterait et toucherait, quand même il n’existerait rien de matériel ou de corporel hors de nous.
Que dirons-nous d’un Berkekey, qui s’efforce de nous prouver que tout dans ce monde n’est qu’une illusion chimérique; que l’univers entier n’existe que dans nous-mêmes et dans notre imagination, et qui rend l’existence de toutes choses problématique à l’aide de sophismes insolubles pour tous ceux qui soutiennent la spiritualité de l’âme.
Pour justifier des opinions si monstrueuses on nous dit que les idées sont les seuls objets de la pensée. Mais en dernière analyse ces idées ne peuvent nous venir que des objets extérieurs qui en agissant sur nos sens ont modifié notre cerveau, ou des êtres matériels renfermés dans l’intérieur de notre machine qui font éprouver à quelques parties de notre corps des sensations dont nous nous apercevons, et qui nous fournissent des idées que nous rapportons bien ou mal à la cause qui nous remue. Chaque idée est un effet, mais quelque difficile qu’il puisse être de remonter à sa cause, pouvons-nous supposer qu’il ne soit point dû à une cause ? Si nous ne pouvons avoir d’idées que de substances matérielles, comment pouvons-nous supposer que la cause de nos idées puisse être immatérielle ? Prétendre que l’homme sans le secours des objets extérieurs et des sens peut avoir des idées de l’univers, c’est dire qu’un aveugle né peut avoir l’idée vraie d’un tableau représentant quelque fait dont jamais il n’aurait entendu parler." (p.122)
"Si, comme Aristote l’a dit il y a plus de deux mille ans, rien n’entre dans notre esprit que par la voie des sens, tout ce qui sort de notre esprit doit trouver quelque objet sensible auquel il puisse rattacher ses idées, soit immédiatement, comme homme, arbre, oiseau, etc. ; soit en dernière analyse ou décomposition comme plaisir, bonheur, vice et vertu, etc." (p.127)
"Comment le profond Locke qui, au grand regret des théologiens, a mis le principe d’Aristote dans tout son jour; et comment tous ceux qui, comme lui, ont reconnu l’absurdité du système des idées innées, n’en ont-ils point tiré les conséquences immédiates et nécessaires ? Comment n’ont-ils pas eu le courage d’appliquer ce principe si clair à toutes les chimères dont l’esprit humain s’est si longtemps et si vainement occupé ? N’ont-ils pas vu que leur principe sapait les fondements de cette théologie qui n’occupe jamais les hommes que d’objets inaccessibles aux sens, et dont par conséquent il leur était impossible de se faire des idées ? Mais le préjugé, quand il est sacré surtout, empêche de voir les applications les plus simples des principes les plus évidents; en matière de religion les plus grands hommes ne sont souvent que des enfants, incapables de pressentir et de tirer les conséquences de leurs principes !
M. Locke, et tous ceux qui ont adopté son système si démontré, ou l’axiome d’Aristote, auraient dû en conclure que tous les êtres merveilleux dont la théologie s’occupe sont de pures chimères; que l’esprit ou la substance inétendue et immatérielle, n’est qu’une absence d’idées; enfin ils auraient dû sentir que cette intelligence ineffable que l’on place au gouvernail du monde et dont nos sens ne peuvent constater ni l’existence ni les qualités, est un être de raison. Les moralistes auraient dû, par la même raison, conclure que ce qu’ils nomment sentiment moral, instinct moral, idées innées de la vertu antérieures à toute expérience ou aux effets bons ou mauvais qui en résultent pour nous, sont des notions chimériques, qui, comme bien d’autres, n’ont que la théologie pour garant et pour base. Avant de juger il faut sentir, il faut comparer avant de pouvoir distinguer le bien du mal." (p.128)
"Jamais ils ne s’entendront en parlant ni d’une âme spirituelle, ni d’un dieu immatériel distingué de la nature; ils cesseront dès lors de parler la même langue, et jamais ils n’attacheront les mêmes idées aux mêmes mots. Quelle sera la mesure commune pour décider quel est celui qui pense avec le plus de justesse, dont l’imagination est la mieux réglée, dont les connaissances sont les plus sûres, lorsqu’il s’agit d’objets que l’expérience ne peut examiner, qui échappent à tous nos sens, qui n’ont point de modèles et qui sont au dessus de la raison ?" (p.140)
"Si l’on consultait la morale et la droite raison, tout devrait prouver à des êtres qui se disent raisonnables, qu’ils sont faits pour penser diversement, sans cesser pour cela de vivre paisiblement, de s’aimer, de se prêter des secours mutuels, quelques soient leurs opinions sur des êtres impossibles à connaître ou à voir des mêmes yeux. Tout devrait convaincre de la tyrannique déraison, de l’injuste violence, et de l’inutile cruauté de ces hommes de sang, qui persécutent leurs semblables pour les forcer de plier sous leurs opinions; tout devrait ramener les mortels à la douceur, à l’indulgence, à la tolérance; vertus, sans doute, plus évidemment nécessaires à la société, que les spéculations merveilleuses qui la divisent et la portent souvent à égorger les prétendus ennemis de ses opinions révérées." (p.142)
"On peut parvenir à engager un débauché à changer de conduite; cela signifie, non qu’il est libre, mais que l’on peut trouver des motifs assez puissants pour anéantir l’effet de ceux qui agissaient auparavant sur lui, et pour lors ces nouveaux motifs détermineront sa volonté, aussi nécessairement que les premiers, à la conduite nouvelle qu’il tiendra." (p.148)
"Quelque parti que nous prenions à la suite de la délibération, ce sera toujours nécessairement celui que nous aurons bien ou mal jugé devoir probablement être le plus avantageux pour nous." (p.149)
"Le cœur de l’homme n’est un labyrinthe pour nous que parce que nous n’avons que rarement les données nécessaires pour le juger; nous verrions alors que ses inconstances, ses inconséquences, la conduite bizarre ou inopinée que nous lui voyons tenir, ne sont que des effets des motifs qui déterminent successivement ses volontés, dépendent des variations fréquentes que sa machine éprouve, et sont des suites nécessaires des changements qui s’opèrent en lui." (p.151-152)
"Le choix ne prouve aucunement la liberté de l’homme; il ne délibère que lorsqu’il ne sait encore lequel choisir entre plusieurs objets qui le remuent; il est alors dans un embarras qui ne finit que lorsque sa volonté est décidée par l’idée de l’avantage plus grand qu’il croit trouver dans l’objet qu’il chaisit ou dans l’action qu’il entreprend. D’où l’on voit que son choix est nécessaire, vu qu’il ne se déterminerait point pour un objet ou pour une action s’il ne croyait y trouver quelque avantage pour lui. Pour que l’homme pût agir librement, il faudrait qu’il pût vouloir ou choisir sans motifs ou qu’il pût empêcher les motifs d’agir sur sa volonté. L’action étant toujours un effet de la volonté une fois déterminée, et la volonté ne pouvant être déterminée que par le motif qui n’est point en notre pouvoir, il s’ensuit que nous ne sommes jamais les maîtres des déterminations de notre volonté propre, et que par conséquent jamais nous n’agissons librement. On a cru que nous étions libres, parce que nous avions une volonté et le pouvoir de choisir; mais on n’a point fait attention que notre volonté est mue par des causes indépendantes de nous, inhérentes à notre organisation ou qui tiennent à la nature des êtres qui nous remuent." (p.152)
"Nous ne voyons tant de crimes sur la terre que parce que tout conspire à rendre les hommes criminels et vicieux; leurs religions, leurs gouvernements, leur éducation, les exemples qu’ils ont sous les yeux les poussent irrésistiblement au mal; pour lors la morale leur prêche vainement la vertu, qui ne serait qu’un sacrifice douloureux du bonheur dans des sociétés où le vice et le crime sont perpétuellement couronnés, estimés, récompensés, et où les désordres les plus affreux ne sont punis que dans ceux qui sont trop faibles pour avoir le droit de les commettre impunément. La société châtie les petits des excès qu’elle respecte dans les grands, et souvent elle a l’injustice de décerner la mort contre ceux que les préjugés publics qu’elle maintient ont rendus criminels." (p.156-157)
"Les hommes, nous dit-on, agissent souvent contre leur inclination, d’où l’on conclut qu’ils sont libres ; cette conséquence est très fausse; lorsqu’ils semblent agir contre leur inclination, ils y sont déterminés par quelques motifs nécessaires assez forts pour vaincre leurs inclinations. Un malade dans la vue de guérir parvient à vaincre sa répugnance pour les remèdes les plus dégoûtants; la crainte de la douleur ou de la mort devient alors un motif nécessaire; par conséquent ce malade n’agit point librement." (p.160)
"Si nous avions un sens de plus, comme nos actions ou nos mouvements, augmentés d’un sixième, seraient encore plus variés et plus compliqués, nous nous croirions plus libres encore que nous ne faisons avec cinq sens." (p.161)
"Par son essence tout homme tend à se conserver et à rendre son existence heureuse; cela posé quelque soient ses actions, nous ne nous tromperons jamais sur leurs motifs, lorsque nous remonterons à ce premier principe, à ce mobile général et nécessaire de toutes nos volontés. L’homme faute d’expérience et de raison se trompe, sans doute, souvent sur les moyens de parvenir à cette fin; ou bien les moyens qu’il emploie nous déplaisent parce qu’ils nous nuisent à nous-mêmes; ou enfin ces moyens dont ils se sert nous semblent insensés, parce qu’ils l’écartent quelque fois du but dont il voudrait s’approcher; mais quelque soient ces moyens, ils ont toujours nécessairement et invariablement pour objet un bonheur existant ou imaginaire, durable ou passager, analogue à sa façon d’être, de sentir et de penser." (p.162)
"Si l’on considérait les choses sans préjugé, on verrait que dans le moral l’éducation n’est autre chose que l’agriculture de l’esprit, et que, semblable à la terre, en raison de ses dispositions naturelles, de la culture qu’on lui donne, des fruits que l’on y sème, des saisons plus ou moins favorables qui le conduisent à la maturité, nous sommes assurés que l’âme produira des vices ou des vertus, des fruits moraux utiles ou nuisibles à la société. La morale est la science des rapports qui sont entre les esprits, les volontés et les actions des hommes, de même que la géométrie est la science des rapports qui sont entre les corps." (p.163)
"Quel est l’objet de la morale si ce n’est de montrer aux hommes que leur intérêt exige qu’ils répriment leurs passions momentanées, en vue d’un bien-être plus durable et plus vrai que celui que leur procurerait la satisfaction passagère de leurs désirs ?" (p.165-166)
"On nous dit [...] que, si toutes les actions des hommes sont nécessaires, l’on n’est point en droit de punir ceux qui en commettent de mauvaises, ni même de se fâcher contre eux; qu’on ne peut leur rien imputer; que les lois seraient injustes si elles décernaient des peines contre eux; en un mot que l’homme, dans ce cas, ne peut ni mériter ni démériter. Je réponds qu’imputer une action à quelqu’un, c’est la lui attribuer, c’est l’en connaître pour l’auteur; ainsi quand même on supposerait que cette action fût l’effet d’un agent nécessité, l’imputation peut avoir lieu.
Le mérite ou le démérite que nous attribuons à une action sont des idées fondées sur les effets favorables ou pernicieux qui en résultent pour ceux qui les éprouvent; et quand on supposerait que l’agent était nécessité, il n’en est pas moins certain que son action sera bonne ou mauvaise, estimable ou méprisable pour tous ceux qui en sentiront les influences, enfin propre à exciter leur amour ou leur colère. L’amour ou la colère sont en nous des façons d’être propres à modifier les êtres de notre espèce: lorsque je m’irrite contre quelqu’un, je prétends exciter en lui la crainte, et le détourner de ce qui me déplait, ou même l’en punir. D’ailleurs ma colère est nécessaire, elle est une suite de ma nature et de mon tempérament. La sensation pénible que produit en moi la pierre qui tombe sur mon bras n’en est pas moins une sensation qui me déplait, quoiqu’elle parte d’une cause privée de volonté et qui agit par la nécessité de sa nature. En regardant les hommes comme agissant nécessairement, nous ne pouvons nous dispenser de distinguer en eux une façon d’être et d’agir qui nous convient, ou que nous sommes forcés d’approuver, d’une façon d’être et d’agir qui nous afflige et nous irrite, que notre nature nous force de blâmer et d’empêcher. D’où l’on voit que le système du fatalisme ne change rien à l’état des choses, et n’est point propre à confondre les idées de vice et de vertu.
Les lois ne sont faites que pour maintenir la société et pour empêcher les hommes associés de se nuire; elles peuvent donc punir ceux qui la troublent ou qui commettent des actions nuisibles à leurs semblables; soit que ces associés soient des agents nécessités soit qu’ils agissent librement, il leur suffit de savoir que ces agents peuvent être modifiés. Les lois pénales sont des motifs que l’expérience nous montre comme capables de contenir ou d’anéantir les impulsions que les passions donnent aux volontés des hommes; de quelque cause nécessaire que ces passions leur viennent, le législateur se propose d’en arrêter l’effet; et quand il s’y prend d’une façon convenable, il est sûr du succès. En décernant des gibets, des supplices, des châtiments quelconques aux crimes: il ne fait autre chose que ce que fait celui qui, en bâtissant une maison, y place des gouttières pour empêcher les eaux de la pluie de dégrader les fondements de sa demeure.
Quelle que soit la cause qui fait agir les hommes, on est en droit d’arrêter les effets de leurs actions, de même que celui dont un fleuve pourrait entraîner le champ, est en droit de contenir ses eaux par une digue, ou même s’il le peut, de détourner son cours. C’est en vertu de ce droit que la société peut effrayer et punir, en vue de sa conservation ceux qui seraient tentés de lui nuire, ou qui commettent des actions qu’elles reconnaît vraiment nuisibles à son repos, à sa sûreté, à son bonheur.
On nous dira, sans doute, que la société ne punit pas pour l’ordinaire les fautes auxquelles la volonté n’a point de part; c’est cette volonté seule que l’on punit; et c’est elle qui décide du crime et de son atrocité, et si cette volonté n’est point libre on ne doit point la punir. Je réponds que la société est un assemblage d’êtres sensibles, susceptibles de raison, qui désirent le bien-être et qui craignent le mal.
Ces dispositions font que leurs volontés peuvent être modifiées ou déterminées à tenir la conduite qui les mène à leurs fins. L’éducation, la loi, l’opinion publique, l’exemple, l’habitude, la crainte sont des causes qui doivent modifier les hommes, influer sur leurs volontés, les faire concourir au bien général, régler leurs passions, et contenir celles qui peuvent nuire au but de l’association. Ces causes sont de nature à faire impression sur tous les hommes, que leur organisation et leur essence mettent à portée de contracter les habitudes, les façons de penser et d’agir qu’on leur veut inspirer. Tous les êtres de notre espèce sont susceptibles de crainte, dès lors la crainte d’un châtiment, ou de la privation du bonheur qu’ils désirent, est un motif qui doit nécessairement influer plus ou moins sur leurs volontés et leurs actions. Se trouve-t-il des hommes assez mal constitués pour résister ou pour être insensibles aux motifs qui agissent sur tous les autres, ils ne sont point propres à vivre en société, ils contrarieraient le but de l’association, ils en seraient les ennemis, ils mettraient obstacle à sa tendance, et leurs volontés rebelles et insociables, n’ayant pu être modifiées convenablement aux intérêts de leurs concitoyens, ceux-ci se réunissent contre leurs ennemis, et la loi, qui est l’expression de la volonté générale, inflige des peines à ces êtres, sur qui les motifs qu’on leur avait présentés n’ont point les effets que l’on pouvait en attendre. En conséquence ces hommes insociables sont punis, sont rendus malheureux et suivant la nature de leurs crimes, sont exclus de la société, comme des êtres peu faits pour concourir à ses vues.
Si la société a le droit de se conserver, elle a droit d’en prendre les moyens; ces moyens sont les lois, qui présentent aux volontés des hommes les motifs les plus propres à les détourner des actions nuisibles: ces motifs ne peuvent-ils rien sur eux ? La société, pour son propre bien, est forcée de leur ôter le pouvoir de lui nuire. De quelque source que partent leurs actions; soit qu’elles soit libres, soit qu’elles soient nécessaires, elle les punit quand, après leur avoir présenté des motifs assez puissants pour agir sur des êtres raisonnables, elle voit que ces motifs n’ont pu vaincre les impulsions de leur nature dépravée. Elle les punit avec justice, quand les actions dont elle les détourne sont vraiment nuisibles à la société; elle a droit de les punir quand elle ne leur commande ou défend que des choses conformes ou contraires à la nature des êtres associés pour leur bien réciproque. Mais d’un autre côté, la loi n’est pas en droit de punir ceux à qui elle n’a point présenté les motifs nécessaires pour influer sur leurs volontés; elle n’a pas droit de punir ceux que la négligence de la société a privés des moyens de subsister, d’exercer leur industrie et leurs talents, de travailler pour elle. Elle est injuste quand elle punit ceux à qui elle n’a donné ni éducation, ni principes honnêtes, à qui elle n’a point fait contracter les habitudes nécessaires au maintien de la société. Elle est injuste quand elle les punit pour des fautes que les besoins de leur nature et que la constitution de la société leur ont rendu nécessaires. Elle est injuste et insensée lorsqu’elle les châtie pour avoir suivi des penchants que la société elle-même, que l’exemple, que l’opinion publique, que les institutions conspirent à leur donner. Enfin la loi est inique, quand elle ne proportionne point la punition au mal réel que l’on fait à la société. Le dernier degré d’injustice et de folie est quand elle est aveuglée au point d’infliger des peines à ceux qui la servent utilement.
Ainsi les lois pénales, en montrant des objets effrayants à des hommes qu’elles doivent supposer susceptibles de crainte, leur présentent des motifs propres à influer sur leurs volontés. L’idée de la douleur, de la privation de leur liberté, de la mort, sont pour des êtres bien constitués et jouissant de leurs facultés, des obstacles puissants qui s’opposent fortement aux impulsions de leurs désirs déréglés; ceux qui n’en sont point arrêtés, sont des insensés, des frénétiques, des êtres mal organisés, contre lesquels les autres sont en droit de se garantir et de se mettre en sûreté.
La folie est, sans doute, un état involontaire et nécessaire, cependant personne ne trouve qu’il soit injuste de priver de la liberté les fous, quoique leurs actions ne puissent être imputées qu’au dérangement de leur cerveau. Les méchants sont des hommes dont le cerveau est, soit continûment soit passagèrement troublé, il faut donc les punir en raison du mal qu’ils font, et les mettre pour toujours dans l’impuissance de nuire, si l’on n’a point d’espoir de jamais les ramener à une conduite plus conforme au but de la société.
Je n’examine point ici jusqu’où peuvent aller les châtiments que la société inflige à ceux qui l’offensent. La raison semble indiquer que la loi doit montrer aux crimes nécessaires des hommes toute l’indulgence compatible avec la conservation de la société. Le système de la fatalité ne laisse point, comme on a vu, les crimes impunis, mais au moins il est propre à modérer la barbarie avec laquelle un grand nombre de nations punissent les victimes de leur colère. Cette cruauté devient encore plus absurde lorsque l’expérience en montre l’inutilité; l’habitude de voir des supplices atroces familiarise les criminels avec leur idée.
S’il est bien vrai que la société ait le droit d’ôter la vie à ses membres; s’il est bien vrai que la mort du criminel, inutile désormais pour lui, soit avantageuse à la société, ce qu’il faudrait examiner; l’humanité exigerait du moins que cette mort ne fût point accompagnée des tourments inutiles, dont souvent les lois trop rigoureuses se plaisent à la surcharger. Cette cruauté ne sert qu’à faire souffrir sans fruit pour elle-même la victime que l’on immole à la vindicte publique; elle attendrit le spectateur et l’intéresse en faveur du malheureux qui gémit; elle n’en impose point au méchant, que la vue des cruautés qui lui sont destinées rend souvent plus féroce, plus cruel, plus ennemi de ses associés." (p.173-177)
"On nous dit encore que ces maximes, en soumettant tout à la nécessité, doivent confondre ou même détruire les notions que nous avons du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du mérite et du démérite. Je le nie; quoique l’homme agisse nécessairement dans tout ce qu’il fait, ses actions sont justes, bonnes et méritoires toutes les fois qu’elles tendent à l’utilité réelle de ses semblables et de la société où il vit; et l’on ne peut s’empêcher de les distinguer de celles qui nuisent réellement au bien-être de ses associés." (p.179)
"Ce n’est pas des caprices d’une société politique que dépendent les notions vraies du juste et de l’injuste, du bien et du mal moral, du mérite et du démérite réel; c’est de l’utilité, c’est de la nécessité des choses, qui forceront toujours les hommes à sentir qu’il existe une façon d’agir qu’ils sont obligés d’aimer et d’approuver dans leurs semblables ou dans la société, tandis qu’il en est une autre qu’ils sont obligés par leur nature de haïr et de blâmer. C’est sur notre propre essence que sont fondées nos idées du plaisir et de la douleur, du juste et de l’injuste, du vice et de la vertu; la seule différence, c’est que le plaisir et la douleur se font immédiatement et sur le champ sentir à notre cerveau, au lieu que les avantages de la justice et de la vertu ne se montrent souvent à nous que par une suite de réflexions et d’expériences multipliées et compliquées, que le vice de leur conformation et de leurs circonstances empêchent souvent beaucoup d’hommes de faire, ou du moins de faire exactement." (p.180)
"Toutes les actions des hommes sont nécessaires; celles qui sont toujours utiles, ou qui contribuent au bonheur réel et durable de notre espèce s’appellent des vertus, et plaisent nécessairement à tous ceux qui les éprouvent, à moins que leurs passions ou leurs opinions fausses, ne les forcent à en juger d’une façon peu conforme à la nature des choses." (p.182)
"Si la nature m’a donné une âme humaine et tendre, m’est-il possible de ne point m’intéresser vivement à des êtres que je sais nécessaires à mon propre bonheur ? Mes sentiments sont nécessaires, ils dépendent de ma propre nature que l’éducation a cultivée. Mon imagination prompte à s’émouvoir fait que mon cœur se resserre et frissonne à la vue des maux que souffrent mes semblables, du despotisme qui les écrase, de la superstition qui les égare, des passions qui les divisent, des folies qui les mettent perpétuellement en guerre. Quoique je sache que la mort est le terme fatal et nécessaire de tous les êtres, mon âme n’en est pas moins vivement touchée de la perte d’une épouse chérie, d’un enfant propre à consoler ma vieillesse, d’un ami devenu nécessaire à mon cœur. Quoique je n’ignore pas qu’il est de l’essence du feu de brûler, je ne me croirai pas dispensé d’employer tous mes efforts pour arrêter un incendie. Quoique je sois intimement convaincu que les maux dont je suis témoin sont des suites nécessaires des erreurs primitives dont mes concitoyens sont imbus; si la nature m’a donné le courage de le faire, j’oserai leur montrer la vérité; s’ils l’écoutent, elle deviendra peu à peu le remède assuré de leurs peines." (p.184)
"De tous les avantages que le genre humain pourrait retirer du dogme de la fatalité; s’il l’appliquait à sa conduite, il n’en est point de plus grand que cette indulgence, cette tolérance universelle qui devrait être une suite de l’opinion que tout est nécessaire. En conséquence de ce principe le fataliste, s’il avait l’âme sensible, plaindrait ses semblables, gémirait sur leurs égarements, chercherait à les détromper, sans jamais s’irriter contre eux ni insulter à leur misère. [...]
Leur ignorance, leurs préjugés, leurs faiblesses, leurs vices, leurs passions, ne sont-ils pas des suites inévitables de leurs mauvaises institutions ? N’en sont-ils pas assez rigoureusement punis par une foule de maux qui les assiègent de toutes parts ? Les despotes qui les accablent sous un sceptre de fer, ne sont-ils pas les victimes continuelles de leurs propres inquiétudes et de leurs défiances ?
Est-il un méchant qui jouisse d’un bonheur bien pur ? Les nations ne souffrent-elles pas sans cesse de leurs préjugés et de leurs folies ? L’ignorance des chefs et la haine qu’ils ont pour la raison et la vérité ne sont-elles pas punies par la faiblesse et la ruine des états qu’ils gouvernent ? En un mot, le fataliste gémira de voir la nécessité exercer à tout moment ses jugements sévères sur les mortels qui méconnaissent son pouvoir, ou qui sentent ses coups sans vouloir reconnaître la main, dont ils partent." (p.185)
"Mon cœur tressaillerait de joie s’il pouvait pressentir qu’un jour les fruits de mes réflexions seront utiles et consolants pour mes semblables." (p.188)
"Puisons dans la nature elle-même les remèdes qu’elle nous offre pour les maux qu’elle nous fait." (p.189)
"Ne troublons p
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Ven 10 Avr - 16:33, édité 4 fois