https://www.cairn.info/revue-romantisme-2014-2-page-3.htm
"Qu’un écrivain puisse ne suivre aucun ordre préétabli, qu’il puisse traiter de sujets graves sur un mode léger et dans une langue familière, en retournant les pensées communes, voilà ce que ne peuvent aisément accepter les professeurs et les érudits. Excluant l’essai de leurs ouvrages, tout en relevant parfois, sans s’y arrêter, sa propagation à l’échelle des littératures européennes, Nisard, Vapereau, Petit de Julleville et Lanson – pour s’en tenir aux plus connus – préféreront classer les productions relevant de la prose d’idées par disciplines du savoir : la critique, la philosophie, la controverse religieuse, l’histoire... Il faudra attendre les premières décennies du XXe siècle pour voir l’essai acquérir, non sans difficulté, une légitimité et une visibilité aux yeux des théoriciens et des critiques
Cependant, les écrivains, comme c’est souvent le cas, anticipent ce processus d’institution générique : amorcée au XVIIIe siècle, par Marivaux et Diderot entre autres, cette reconnaissance d’un style essayiste, qui lie une pensée et une forme, s’affirme en France pendant le romantisme et la modernité littéraire, phénomène dont témoignent les dictionnaires."
"Boiste, tout comme Hatzfeld et Darmesteter, voit dans l’essai un genre anglais. De fait, l’essai, dont Montaigne a inauguré la forme en littérature, s’est développé comme genre en Angleterre, dans la postérité de Bacon. Il y a emprunté deux voies distinctes, désignant d’abord des ouvrages en forme d’enquête (Enquiry), ayant un caractère expérimental. Susceptibles d’une certaine ampleur, affichant en même temps leur modestie, ces essais traitent de questions relevant souvent de la spéculation philosophique ou de l’investigation scientifique. S’ils s’approchent parfois du traité, ils restent effectivement en deçà de son ambition totalisante, ayant un caractère propre que relève Jean Starobinski : ils se signalent, dit-il, comme des livres « où sont proposées des idées nouvelles, une interprétation originale d’un problème controversé », des livres qui font donc attendre au lecteur « un renouvellement des perspectives ». Ainsi de l’essai Du progrès et de la promotion des savoirs de Bacon ou de l’Essai sur l’entendement humain de Locke.
L’autre forme empruntée par le genre en Angleterre est celle de l’essai familier (Familiar Essay), composition en général assez courte, abordant toutes sortes de matières, en toute liberté, dans un style sans apprêt. Ce genre d’essai, dont la réflexion alerte adopte une allure souple et ouverte, ne donne pas, lui aussi, au sujet qu’il traite tous les développements attendus, n’ayant pas la prétention d’entrer méthodiquement dans les détails. Avec l’essor de la presse au XVIIIe siècle, il prendra une forme périodique, sous l’impulsion d’Addison et Steele, puis de leurs imitateurs, et s’ouvrira plus largement sur la réalité sociale, que les essayistes tenteront d’embrasser sous tous ses aspects dans le but civique d’instruire et d’édifier les lecteurs."
"Dans une société en voie de sécularisation et de démocratisation, où l’opinion joue un rôle déterminant, la forme de l’essai savant, genre flexible aux frontières de la littérature et des disciplines du savoir, destiné par ses origines – le dialogue entre beaux esprits, l’enquête empirique – à s’adresser au public dans une langue accessible, permet de débattre de toutes les questions, sans exclusive : il répond au besoin d’exprimer des vues générales, de mettre en relation les champs du savoir, ce que le traité ne saurait faire du fait de sa spécialisation."
-Pierre Glaudes, « Un chantier ouvert : étudier l'essai au XIXe siècle », Romantisme, 2014/2 (n° 164), p. 3-14. DOI : 10.3917/rom.164.0003. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2014-2-page-3.htm
"Qu’un écrivain puisse ne suivre aucun ordre préétabli, qu’il puisse traiter de sujets graves sur un mode léger et dans une langue familière, en retournant les pensées communes, voilà ce que ne peuvent aisément accepter les professeurs et les érudits. Excluant l’essai de leurs ouvrages, tout en relevant parfois, sans s’y arrêter, sa propagation à l’échelle des littératures européennes, Nisard, Vapereau, Petit de Julleville et Lanson – pour s’en tenir aux plus connus – préféreront classer les productions relevant de la prose d’idées par disciplines du savoir : la critique, la philosophie, la controverse religieuse, l’histoire... Il faudra attendre les premières décennies du XXe siècle pour voir l’essai acquérir, non sans difficulté, une légitimité et une visibilité aux yeux des théoriciens et des critiques
Cependant, les écrivains, comme c’est souvent le cas, anticipent ce processus d’institution générique : amorcée au XVIIIe siècle, par Marivaux et Diderot entre autres, cette reconnaissance d’un style essayiste, qui lie une pensée et une forme, s’affirme en France pendant le romantisme et la modernité littéraire, phénomène dont témoignent les dictionnaires."
"Boiste, tout comme Hatzfeld et Darmesteter, voit dans l’essai un genre anglais. De fait, l’essai, dont Montaigne a inauguré la forme en littérature, s’est développé comme genre en Angleterre, dans la postérité de Bacon. Il y a emprunté deux voies distinctes, désignant d’abord des ouvrages en forme d’enquête (Enquiry), ayant un caractère expérimental. Susceptibles d’une certaine ampleur, affichant en même temps leur modestie, ces essais traitent de questions relevant souvent de la spéculation philosophique ou de l’investigation scientifique. S’ils s’approchent parfois du traité, ils restent effectivement en deçà de son ambition totalisante, ayant un caractère propre que relève Jean Starobinski : ils se signalent, dit-il, comme des livres « où sont proposées des idées nouvelles, une interprétation originale d’un problème controversé », des livres qui font donc attendre au lecteur « un renouvellement des perspectives ». Ainsi de l’essai Du progrès et de la promotion des savoirs de Bacon ou de l’Essai sur l’entendement humain de Locke.
L’autre forme empruntée par le genre en Angleterre est celle de l’essai familier (Familiar Essay), composition en général assez courte, abordant toutes sortes de matières, en toute liberté, dans un style sans apprêt. Ce genre d’essai, dont la réflexion alerte adopte une allure souple et ouverte, ne donne pas, lui aussi, au sujet qu’il traite tous les développements attendus, n’ayant pas la prétention d’entrer méthodiquement dans les détails. Avec l’essor de la presse au XVIIIe siècle, il prendra une forme périodique, sous l’impulsion d’Addison et Steele, puis de leurs imitateurs, et s’ouvrira plus largement sur la réalité sociale, que les essayistes tenteront d’embrasser sous tous ses aspects dans le but civique d’instruire et d’édifier les lecteurs."
"Dans une société en voie de sécularisation et de démocratisation, où l’opinion joue un rôle déterminant, la forme de l’essai savant, genre flexible aux frontières de la littérature et des disciplines du savoir, destiné par ses origines – le dialogue entre beaux esprits, l’enquête empirique – à s’adresser au public dans une langue accessible, permet de débattre de toutes les questions, sans exclusive : il répond au besoin d’exprimer des vues générales, de mettre en relation les champs du savoir, ce que le traité ne saurait faire du fait de sa spécialisation."
-Pierre Glaudes, « Un chantier ouvert : étudier l'essai au XIXe siècle », Romantisme, 2014/2 (n° 164), p. 3-14. DOI : 10.3917/rom.164.0003. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2014-2-page-3.htm