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    Karl Polanyi

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Message par Johnathan R. Razorback Mer 27 Mai - 22:37

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Polanyi

    https://minarchiste.wordpress.com/2016/04/29/karl-polanyi-et-sa-grande-transformation/

    "Pour la première fois, on se représentait une sorte particulière de phénomènes sociaux, les phénomènes économiques, comme séparés de la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social devait être soumis." (p.7)

    "On ne pouvait bien évidemment appliquer aux sociétés non modernes les concepts économiques." (p.Cool

    "E. J. Hobsbawm le signale comme "extrêmement intéressant" […] Le jugement, très global, de Fernand Braudel, est tout à l'opposé." (note 4 p.426)
    -Louis Dumont, préface à Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. tel, 1983 (1944 pour la première édition états-unienne), 463 pages.

    "Notre thèse est que l'idée d'un marché s'ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pourrait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l'homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement, la société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, quelles qu'elles fussent, compromirent l'autorégulation du marché, désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d'autres dangers." (p.38)

    "La civilisation du XIXe siècle fut unique précisément en ce qu'elle reposait sur un mécanisme institutionnel bien déterminé." (p.38)

    "Au XIXe siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815 à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les unes aux autres que dix-huit mois au total." (p.39)

    "A la fin des années 1870, cependant, l'épisode du libre-échange (1846-1879) touchait à sa fin ; l'utilisation effective de l'étalon-or par l'Allemagne marqua les débuts d'une ère de protectionnisme et d'expansion coloniale." (p.56)

    "L'équilibre des puissances, l'étalon-or et l'Etat libéral, ces principes fondamentaux de la civilisation du XIXe siècle, tenaient tous leur forme, en dernière analyse, d'une unique matrice commune, le marché autorégulateur." (p.70)

    "Seule la civilisation du XIXe siècle fut économique dans un sens différent et distinct, car elle choisit de se fonder sur un mobile, celui du gain, dont la validité n'est que rarement reconnue dans l'histoire des sociétés humaines." (p.70)

    "La société de marché était née en Angleterre […] Pour comprendre le fascisme allemand, nous devons revenir à l'Angleterre de Ricardo. Le XIXe siècle, on ne saurait trop le souligner, fut le siècle de l'Angleterre. La Révolution industrielle fut un événement anglais. L'économie de marché, le libre-échange et l'étalon-or furent des inventions anglaises. Dans les années vingt, ces institutions s'effondrèrent partout- en Allemagne, en Italie ou en Autriche, les choses furent simplement plus politiques et plus dramatiques. Mais, quels qu'aient été le décor et la température des épisodes finaux, c'est dans le pays natal de la Révolution industrielle, l'Angleterre, que l'on doit étudier les facteurs à long terme qui ont causé la ruine de cette civilisation." (p.71)

    "C'est à juste titre que l'on a dit des enclosures qu'elles étaient une révolution des riches contre les pauvres. Les seigneurs et les nobles bouleversaient l'ordre social et ébranlaient le droit et la coutume d'antan, en employant parfois la violence, souvent les pressions et l'intimidation. Ils volaient littéralement leur part de communaux aux pauvres, et abattaient les maisons que ceux-ci, grâce à la force inébranlable de la coutume, avaient longtemps considérées comme leur appartenant, à eux et à leurs héritiers. Le tissu de la société se déchirait ; les villages abandonnés et les demeures en ruine témoignaient de la violence avec laquelle la révolution faisait rage, mettait en danger les défenses du pays, dévastait ses villes, décimait sa population, changeait en poussière son sol épuisé, harcelait ses habitants et les transformait, d'honnêtes laboureurs qu'ils étaient, en une tourbe de mendiants et de voleurs. Certes, seules certaines régions étaient affectées, mais les tâches sombres menaçaient de se rejoindre et de généraliser ainsi la catastrophe. Contre ce fléau, le roi et son conseil, les chanceliers, les évêques défendaient le bien-être de la communauté et, en vérité, la subsistance humaine et naturelle de la société. Presque sans arrêt, un siècle et demi durant -des années 1490 (au plus tard) aux années 1640-, ils luttèrent contre la dépopulation. La contre-révolution fit périr le Lord protecteur Somerset, effaça du code les lois sur les enclosures et établit la dictature des seigneurs éleveurs (grazier lords), après la défaite de la rébellion de Kett et le massacre de plusieurs milliers de paysans qui l'accompagna. On accusera Somerset, et non sans vérité, d'avoir, par sa ferme dénonciation des enclosures, encouragé les paysans rebelles." (pp.77-78)

    "Si l'Angleterre supporta sans grave dommage la calamité des enclosures, ce fut parce que les Tudors et les premiers Stuarts utilisèrent le pouvoir de la Couronne pour ralentir le processus de développement économique jusqu'à ce qu'il devienne socialement supportable -cela, en usant du pouvoir du gouvernement central pour soulager les victimes de la transformation, et en cherchant à canaliser le processus de changement de manière à en rendre le cours moins dévastateur. Les idées de leur chancelleries et courts of prerogative étaient rien moins que conservatrices ; elles étaient bien dans l'esprit, tout scientifique, du nouvel art de gouverner qui favorisait l'immigration des artisans étrangers, implantait avec empressement les nouvelles techniques, adoptait les méthodes statistiques et les habitudes de précision dans la rédaction des rapports, faisait fi de la coutume et de la tradition, s'opposait aux droits consacrés par l'usage, rognait sur les privilèges ecclésiastiques et ignorait le droit coutumier. Si l'innovation fait le révolutionnaire, ils furent les révolutionnaires de l'époque. Leur but était le bien-être du commun des mortels, magnifié dans le pouvoir et la grandeur du souverain. Mais l'avenir appartenait au constitutionnalisme et au Parlement." (pp.81-82)

    "Des écrivains de toutes opinions et partis, des conservateurs et des libéraux, des capitalistes et des socialistes, ont immanquablement parlé des conditions sociales sous la Révolution industrielle comme un véritable abîme de dégradation humaine.
    Aucune explication satisfaisante de l'événement n'a encore été avancée. Les contemporains imaginèrent qu'ils avaient découvert la clé de la damnation dans les régularités d'airain qui gouvernaient la richesse et la pauvreté, et qu'ils appelèrent loi des salaires et loi de la population ; ils ont été réfutés. L'exploitation fut proposée comme autre explication de la richesse comme de la pauvreté ; mais elle était incapable de rendre compte du fait que les salaires étaient plus élevés dans les taudis industriels que dans toutes les autres régions et qu'ils continuèrent dans l'ensemble à augmenter pendant un siècle encore. On alléguait plus souvent un ensemble complexe (
    convolute) de causes, ce qui, ici encore, n'était guère satisfaisant.
    Notre propre solution n'est rien moins que simple ; elle occupe en fait la plus grande partie du présent livre. Nous pensons qu'une avalanche de dislocations sociales, surpassant de loin celle de la période des enclosures, s'abattit sur l'Angleterre ; que cette catastrophe accompagnait un vaste mouvement d'amélioration économique ; qu'un mécanisme institutionnel entièrement neuf commençait à agir sur la société occidentale ; que ses dangers, quand ils apparurent, touchèrent à ce qu'il y a de plus vital, et que l'on n'en a jamais vraiment triomphé ; et que l'histoire de la civilisation du XIXe siècle fut faite en grande partie de tentatives pour protéger la société contre les ravages de ce mécanisme. La Révolution industrielle fut simplement le début d'une révolution aussi extrême, et aussi radicale, que toutes celles qui avaient jamais enflammé l'esprit des sectaires, mais le nouveau credo était entièrement matérialiste et impliquait que, moyennant une quantité illimitée de biens matériels, tous les problèmes humains pouvaient être résolus.
    Cette histoire a été contée d'innombrables fois: comment l'action réciproque de l'expansion des marchés, de la présence de charbon et de fer -ainsi que d'un climat humide favorable à l'industrie cotonnière-, de la multitude de gens dépossédés par les nouvelles
    enclosures du XVIIIe siècle, de l'existence d'institutions libres, de l'invention des machines, et d'autres causes encore, provoqua la Révolution industrielle. On a démontré de manière concluante qu'aucune cause particulière ne mérite d'être séparée de la chaîne causale et distinguée comme la véritable cause de cet événement soudain et inattendu.
    Mais comment définir cette Révolution elle-même ? Quelle était sa caractéristique fondamentale ? Était-ce l'essor des petites villes industrielles (
    factory towns), l'apparition des taudis, les longues heures de travail des enfants, les bas salaires de certaines catégories d'ouvriers, l'augmentation du taux de croissance démographique, la concentration des industries ? Nous avançons l'idée que tout cela était simplement le résultat d'un uniquement changement fondamental, la création d'une économie de marché." (pp.83-84)

    "En dépit du chœur d'incantations universitaires, si opiniâtre tout au long du XIXe siècle, le gain et le profit tiré des échanges n'avaient jamais joué auparavant un rôle important dans l'économie humaine. Quoique l'institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l'Age de pierre, son rôle n'avait jamais été que secondaire dans la vie économique." (p.87)

    "Max Weber fut le premier, parmi les historiens modernes de l'économie, à protester contre la mise à l'écart de l'économie primitive sous prétexte qu'elle était sans rapports avec la question des mobiles et des mécanismes des sociétés civilisées." (p.90)

    "En gros […] tous les systèmes économiques qui nous sont connus jusqu'à la fin de la féodalité en Europe occidentale étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité ou de la redistribution, soit de l'administration domestique, soit d'une combinaison des trois. Ces principes furent institutionnalisés à l'aide d'une organisation sociale qui utilisait, entre autres, les modèles de la symétrie, de la centralité et de l'autarcie. Dans ce cadre, la production et la distribution ordonnées des biens étaient assurées grâce à toutes sortes de mobiles individuels disciplinés par des principes généraux de comportement. Parmi ces mobiles, le gain n'occupait pas la première place. La coutume et le droit, la magie et la religion induisaient de concert l'individu à se conformer à des règles de comportement qui lui permettraient en définitive de fonctionner dans le système économique.
    A cet égard, la période gréco-romaine, en dépit de l'extrême développement de son commerce, n'a pas représenté de rupture. Elle s'est caractérisée par la grande échelle sur laquelle la redistribution des gains était pratiquée par l'administration romaine au sein d'une économie par ailleurs fondée sur l'administration domestique ; elle ne fit nullement exception à cette règle qui prévalut jusqu'à la fin du Moyen Age, et qui voulait que les marchés ne jouent aucun rôle important dans le système économique ; d'autres modèles institutionnels prédominaient.
    A partir du XVIe siècle, les marchés furent à la fois nombreux et importants. Dans le système mercantile, ils devinrent en fait une des préoccupations principales de l'Etat ; aucun signe, pourtant n'annonçait encore la mainmise des marchés sur la société humaine. Au contraire. La réglementation et l'enrégimentation étaient plus strictes que jamais ; on n'avait même pas l'idée d'un marché auto-régulateur.
    " (pp.101-102)

    "Les villes dressaient tous les obstacles possibles à la formation de ce marché national ou intérieur que réclamait le grossiste capitaliste. En maintenant le principe d'un commerce local non concurrentiel et d'un commerce au long cours également non concurrentiel et assuré de ville à ville, les bourgeois empêchaient par tous les moyes à leur disposition l'absorption des campagnes dans l'espace du commerce ainsi que l'instauration de la liberté du commerce (indiscriminate trade) entre les villes du pays. Ce fut cette évolution qui contraignit l'Etat territorial à se porter au premier plan comme instrument de la "nationalisation" du marché et comme créateur du commerce intérieur.
    Aux XVe et XVIe siècles, l'action délibérée de l'Etat imposa le système mercantile au protectionnisme acharné des villes et des principautés.
    " (p.114)

    "Corporations de métiers et privilèges féodaux ne furent abolis en France qu'en 1790 ; en Angleterre, ce fut seulement en 1813-1814 qu'on abrogea le Statut des artisans et en 1834 la loi sur les pauvres. Dans ces deux pays, il fallut attendre la dernière décennie du XVIIIe siècle pour simplement débattre de la création d'un marché libre du travail ; quant à l'idée d'une autorégulation de la vie économique, elle dépassait tout à fait l'horizon de l'époque." (p.120)

    "C'est à l'aide du concept du marchandise (commodity) que le mécanisme du marché s'enclenche sur les divers éléments de la vie industrielle. Les marchandises sont ici empiriquement définies comme des objets produits pour la vente sur le marché ; et les marchés sont eux aussi empiriquement définis comme des contacts effectifs entre acheteurs et vendeurs. […]
    Le point fondamental est le suivant: le travail, la terre et l'argent sont des éléments essentiels de l'industrie ; ils doivent eux aussi être organisés en marchés ; ces marchés forment en fait une partie absolument essentielle du système économique. Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit être été produit pour la vente est carrément faux. En d'autres termes, si l'on s'en tient à la définition empirique de la marchandise, ce
    ne sont pas des marchandises. Le travail n'est que l'autre nom de l'activité économique qui accompagne la vie elle-même -laquelle, de son côté, n'est pas produite pour la vente mais pour des raisons entièrement différentes-, et cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être entreposée ou mobilisée ; la terre n'est que l'autre nom de la nature, qui n'est pas produite par l'homme ; enfin, la monnaie réelle est simplement un signe de pouvoir d'achat qui, en règle générale, n'est pas le moins du monde produit, mais est une création du mécanisme de la banque ou de la finance d'Etat. Aucun de ces trois éléments -travail, terre, monnaie- n'est produit pour la vente ; lorsqu'on les décrit comme des marchandises, c'est entièrement fictif.
    C'est néanmoins à l'aide de cette fiction que s'organisent dans la réalité les marchés du travail, de la terre et de la monnaie ; ceux-ci sont réellement achetés et vendus sur le marché […] La fiction de la marchandise fournit par conséquent un principe d'organisation d'importance vitale, qui concerne l'ensemble de la société, et qui affecte presque toutes ses institutions de la façon la plus variée.
    " (pp.122-123)

    "Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l'utilisation du pouvoir d'achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. Car la prétendue marchandise qui a nom "force de travail" ne peut être bousculée, employée à tors et à travers, ou même laissée inutilisée, sans que soit également affecté l'individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise particulière. En disposant de la force de travail d'un homme, le système disposerait d'ailleurs de l'entité physique, psychologique et morale "homme" qui s'attache à cette force. Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société ; ils mourraient, victimes d'une désorganisation sociale aiguë, tués par le vice, la perversion, le crime et l'inanition. La nature serait réduite à ses éléments, l'environnement naturel et les paysages souillés, les rivières polluées, la sécurité militaire compromise, le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit. Et, pour finir, l'administration du pouvoir d'achat par le marché soumettrait les entreprises commerciales à des liquidations périodiques, car l'alternance de la pénurie et de la surabondance de monnaie se révèlerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour la société primitive. Les marchés du travail, de la terre et de la monnaie sont sans aucun doute essentiels pour l'économie de marché. Mais aucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que pendant le temps le plus bref, les effets d'un pareil systèmes fondé sur des fictions grossières, si sa substance humaine et naturelle comme son organisation commerciale n'étaient pas protégées contre les ravages de cette fabrique du diable." (pp.123-124)

    "Rien ne sauva le petit peuple d'Angleterre du choc de la Révolution industrielle. Une foi aveugle dans le progrès spontané s'était emparée des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limites et sans règles. Les effets que celui-ci eut sur la vie des gens dépassèrent en horreur toute description. Au vrai, la société aurait été anéantie, n'eussent été les contre-mouvements protecteurs qui amortirent l'action de ce mécanisme autodestructeur." (p.127)

    "Durant la période la plus active de la Révolution industriel, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d'empêcher la création d'un marché du travail en Angleterre.
    Le marché du travail fut en fait le dernier marché à être organisé dans le nouveau système industriel, et cette ultime étape ne fut franchie que lorsque l'économie de marché fut prêt à démarrer, et lorsqu'on constata que l'absence de marché du travail était un mal pire même, pour le petit peuple, que les calamités qui devaient accompagner son institution. En définitive, le marché libre du travail, en dépit des méthodes inhumaines que l'on utilisa pour le créer, se révéla financièrement profitable pour tous les intéressés.
    C'est alors, et alors seulement, que le problème essentiel devint visible. Les avantages économiques d'un marche libre du travail ne pouvaient compenser la destruction sociale qu'il avait provoquée. Il fallait introduire une réglementation d'un type nouveau qui protégeait à son tour le travail, mais, cette fois, contre le fonctionnement du mécanisme même du marché. Bien que les nouvelles institutions protectrices, telles que les syndicats et les lois sur les fabriques
    (factory laws), répondissent autant que possible aux exigences du mécanisme économique, elles n'en intervinrent pas moins dans l'autorégulation de celui-ci et, pour finir, détruisirent le système." (pp.128-129)

    "L'ouvrier (laborer) était pratiquement attaché à sa paroisse. L'Act of Settlement de 1662 (loi du domicile) qui posait les règles de ce qu'on appelle le servage paroissial (parish serfdom) ne fut assoupli qu'en 1795: cette mesure aurait possible l'établissement d'un marché national du travail, si la loi de Speenhamland, ou "système des secours" (allowance system), n'avait été introduire exactement la même année. Cette loi allait dans la direction contraire: elle visait à un puissant renforcement du système paternaliste de l'organisation du travail tel que l'avaient légué les Tudors et les Stuarts. Les juges (justices) du Berkshire, réunis le 6 mai 1795, en un temps de grande détresse, à l'auberge du Pélican, à Speenhamland, près de Newbury, décidèrent qu'il fallait accorder des complètements de salaires (subsidies in aid of wages) conformément à un barème indexé sur le prix du pain, si bien qu'un revenu minimum devait être assuré aux pauvres indépendamment de leurs gains. […] Les chiffres variaient quelque peu selon les comtés, mais on adopta dans la plupart des cas le barème de Speenhamland. Il était conçu comme une mesure d'urgence, et son instauration n'eut pas de caractère officiel. Bien que communément appelé "loi", le barème lui-même ne fut jamais voté. Pourtant, il devint très vite la loi du pays dans la plupart des campagnes, et même, plus tard, dans un certain nombre de districts manufacturiers. En réalité, l'innovation sociale et économique dont il était porteur n'était rien de moins que le "droit de vivre", et jusqu'à son abrogation, en 1834, il interdit efficacement la création d'un marché concurrentiel du travail. Deux ans plus tôt, en 1832, la bourgeoisie (middle class) s'était frayé la voie vers le pouvoir, en partie pour écarter cet obstacle à la nouvelle économie capitaliste. […] Le système salarial exigeait impérativement l'abolition du "droit de vivre", tel qu'il avait été proclamé à Speenhamland: car, dans le nouveau régime de l'homme économique, personne ne travaillerait pour un salaire s'il pouvait gagner sa vie sans rien faire." (pp.129-130)

    "En principe, Speenhamland signifiait que la loi sur les pauvres devait être appliquée avec générosité -en fait, on lui donna un sens opposé à celui de son intention première. Selon la loi élisabéthaine, les pauvres étaient forcés de travailler pour le salaire, quel qu'il fût, qu'ils pouvaient obtenir, et seuls ceux qui ne pouvaient trouver de travail avaient droit à un secours ; aucun secours n'était prévu ni accordé en complément de salaire. Selon la loi de Speenhamland, un homme était secouru même s'il avait un emploi, tant que son salaire était inférieur au revenu familial que lui accordait le barème. Aucun travailleur n'avait donc d'intérêt matériel à satisfaire son employeur, son revenu étant le même quel que fût le salaire gagné. Les choses n'étaient différentes que dans le cas où le salaire courant -le salaire réellement payé- dépassait le barème, cas plutôt rare à la campagne, puisque l'employeur pouvait se procurer du travail pour presque n'importe quel salaire ; il pouvait payer très peu, le subside tiré de l'impôt mettait les revenus des travailleurs en accord avec le barème. En l'espace de quelques années, la productivité du travail se mit à baisser au niveau de celle des indigents, ce qui fournit aux employeurs une raison supplémentaire pour ne pas augmenter les salaires au-delà de ce que fixait le barème. Car dès lors qu'on ne l'exécutait plus qu'avec une intensité, un soin, une efficacité qui étaient au-dessous d'un certain niveau, le travail ne se distinguait plus de la sinécure, ou d'un semblant d'activité maintenu pour sauvegarder les apparences. Bien qu'en principe le travail fût toujours imposé, en pratique, les secours à domicile se généralisaient, et même quand les secours étaient administrés au sein de l'asile des pauvres, l'occupation forcée des pensionnaires méritait à peine, désormais, le nom de travail. Cela revenait à abandonner la législation des Tudors au nom d'un paternalisme renforcé, et non pas atténué. L'extension des secours à domicile, l'introduction du complément de salaire, augmenté d'allocations distinctes pour l'épouse et les enfants, chacun de ces éléments montant et baissant avec le prix du pain, marquaient le retour spectaculaire, à l'égard du travail, de ce même principe régulateur que l'on était en train d'éliminer rapidement de l'ensemble de la vie industrielle.
    Jamais mesure ne fut plus universellement populaire. Les parents étaient libres de pas s'occuper de leurs enfants, et ceux-ci ne dépendaient plus de leurs parents ; les employeurs pouvaient réduire les salaires à volonté, et les ouvriers, qu'ils fussent occupés ou oisifs, étaient à l'abri de la faim ; les humanitaristes applaudissaient la mesure comme un acte de miséricorde […] et les contribuables eux-mêmes furent lents à comprendre ce qu'il adviendrait de leurs impôts dans un système qui proclamait le "droit de vivre", qu'un homme gagnât ou non un salaire lui permettant de subsister.
    A la longue le résultat fut affreux. S'il fallut un certain temps pour que l'homme du commun perdît tout amour-propre au point de préférer à un salaire le secours aux indigents, son salaire, subventionné sur les fonds publics, était voué à tomber si bas qu'il devait en être réduit à vivre on the rates, aux frais du contribuable. […] Sans l'effet prolongé du système des allocations, on ne saurait expliquer la dégradation humaine et sociale des débuts du capitalisme. […]
    Si tout le monde vit dans le
    Reform Bill (loi de réforme de la loi électorale) de 1832 et le Poor Law Amendment Bill (amendement à la loi sur les pauvres) de 1834 le point de départ du capitalisme moderne, ce fut parce qu'ils mirent fin au règne du propriétaire terrien charitable et à son système d'allocations. La tentative faite pour créer un ordre capitaliste dépourvu de marché du travail avait désastreusement échoué. Les lois qui gouvernaient cet ordre s'étaient affirmées et avaient manifesté leur antagonisme radical avec le principe du paternalisme. […]
    Sous Speenhamland, la société était déchirée par deux influences opposées ; l'une émanait du paternalisme et protégeait le travail contre les dangers du système du marché, l'autre organisait les éléments de la production, terre comprise, en un système de marché, dépouillait ainsi le petit peuple de son ancien statut, et le contraignait à gagner sa vie en mettant son travail en vente -et cela, tout en ôtant à ce travail sa valeur marchande. Une nouvelle classe d'employeurs se créait, mais aucune classe correspondante d'employées ne pouvait se constituer. Une gigantesque nouvelle vague d'enclosures mobilisait la terre et donnait naissance à un prolétariat rural, auquel la "mauvaise administration de la loi sur les pauvres" interdisait de gagner sa vie par son travail. Rien d'étonnant que les contemporains fussent atterrés par les contradictions apparentes entre une croissance presque miraculeuse de la production et le fait que les masses étaient presque affamées. Dès 1834, la conviction était générale -et passionnée chez de nombreux hommes de réflexion- que tout était préférable à la persistance de Speenhamland. Il fallait, ou bien détruire les machines, comme les luddistes avaient cherché à le faire, ou bien créer un vrai marché du travail.
    " (pp.130-132)

    "Il s'agissait essentiellement d'une époque précapitaliste, où les gens du peuple avaient encore une mentalité traditionnelle et où leur comportement était loin de dépendre des seuls mobiles monétaires. La grande majorité des campagnards étaient des propriétaires-occupants ou des tenanciers-viagers qui préféraient n'importe quel type d'existence au statut d'indigent, même si ce statut n'était pas délibérément alourdi, comme il advint par la suite, d'incapacités pénibles et ignominieuses. Si les travailleurs avaient eu la liberté de s'associer pour faire avancer leurs intérêts, le système des allocations aurait évidemment pu avoir un effet contraire sur la norme des salaires: car l'action syndicale aurait tiré de grands avantages du secours aux chômeurs […] Ce fut probablement là une des raisons des injustes lois de 1799-1800 contre les coalitions (Anti-Combination Laws), qui seraient sans cela difficilement explicables, puisque, dans l'ensemble, les magistrats du Berkshire et les membres du Parlement se souciaient les uns et les autres de la situation économique des pauvres, et puisque l'agitation politique s'était apaisée depuis 1797." (p.133)

    "En 1834, la réforme de la loi sur les pauvres élimina cet obstacle au marché du travail: le "droit de vivre" fut aboli. La cruauté scientifique de la loi de réforme choqua tant le sentiment public, dans les années 1830 et 1840, et les protestations des contemporains furent si véhémentes, que la postérité se fit de la situation une idée déformée. C'est vrai: nombre des pauvres les plus nécessiteux furent abandonnés à leur sort quand les secours à domicile furent supprimés, et parmi ceux qui en souffrirent le plus amèrement se trouvaient les "pauvres méritants", trop fiers pour entrer à l'asile (workhouse), qui était devenu le séjour de la honte. Jamais peut-être dans toute l'époque moderne un acte aussi impitoyable de réforme sociale n'a été perpétré ; en prétendant simplement fournir un critère du dénuement authentique, avec l'épreuve de la workhouse, il écrasa des multitudes de vies. D'aimables philanthropes prônèrent froidement la torture psychologique et la mirent doucement en pratique ; ils y voyaient un moyen d'huiler les rouages du moulin du travail. Cependant, le gros des plaintes provenait en réalité de la brutalité avec laquelle on avait extirpé une institution ancienne et appliqué précipitamment une transformation radicale. Disraeli dénonça cette "inconcevable révolution" dans la vie des gens. Pourtant, si l'on n'avait tenu compte que des revenus en argent, on n'aurait pas tardé à estimer que la condition populaire s'était améliorée.
    Les problèmes de la troisième période furent incomparablement plus profonds. Les atrocités bureaucratiques commises contre les pauvres au cours des dix années qui ont suivi 1834 par les autorités chargées d'appliquer la nouvelle loi sur les pauvres centralisée ne furent que sporadiques, et elles n'étaient rien si on les compare aux effets globaux de la puissante de toutes les institutions modernes, le marché du travail. Par son ampleur, la menace fut analogue à celle qu'avait présentée Speenhamland, avec cette différence importante que ce n'était pas l'absence, mais la présence d'un marché concurentiel du travail qui était maintenant la source de danger. Si Speenhamland avait empêché l'apparition d'une classe ouvrière, celle-ci se constituait désormais avec les pauvres au travail sous la pression d'un mécanisme inhumain.
    " (pp.134-135)

    "L'autoprotection de la société s'instaura presque immédiatement: on assista à l'apparition des lois sur les fabriques, de la législation sociale et d'un mouvement ouvrier politique et syndical." (p.136)

    "Le système de Speenhamland ne fut à l'origine qu'un expédient. Pourtant, peu d'institutions ont exercé une influence plus décisive que ce système -dont il fallut se défaire avant que l'ère nouvelle pût commencer- sur le destin d'une civilisation tout entière. Produit typique d'une époque de transformation, Speenhamland mérite l'attention de tous ceux qui étudient aujourd'hui les affaires humaines.
    En Angleterre, dans le système mercantiliste, l'organisation du travail reposait sur la loi sur les pauvres et sur le Statut des artisans (Statute of Artificers). Parler de "loi sur les pauvres" pour désigner les lois de 1536 à 1601, c'est, de l'aveu général, faire une erreur ; ces lois, en réalité, et les amendements qui suivirent, représentaient la moitié du code du travail anglais ; l'autre moitié était faite du Statut des artisans de 1563. Celui-ci portait sur les employés ; la loi sur les pauvres, sur ce que nous appellerions aujourd'hui les chômeurs et les non-employables (vieillard et enfants excepté). Plus tard, nous l'avons vu, vint s'ajouter à ces mesures la loi du domicile (Act of Settlement) de 1662, qui concernait le lieu de résidence légal des individus et restreignait au maximum leur mobilité. (La nette distinction entre employés, chômeurs et non-employables est, bien sûr, anachronique, car elle implique l'existence d'un système moderne des salaires, système qui ne devait apparaître que quelque deux cent cinquante ans plus tard: si nous utilisons ces termes dans cette présentation très générale, c'est par souci de simplicité).
    Selon le Statut des artisans, l'organisation du travail reposait sur trois piliers: l'obligation de travailler, un apprentissage de sept ans et l'évaluation annuelle des salaires par des fonctionnaires publics. La loi -il faut le souligner- valait pour les travailleurs agricoles aussi bien que pour les artisans, et on l'appliqua aux districts ruraux comme aux villes. Pendant quelque quatre-vingt ans, le Statut fut strictement observé ; par la suite, les clauses touchant l'apprentissage tombèrent partiellement en désuétude: elles ne concernaient que les métiers traditionnels et ne s'appliquèrent tout simplement pas aux nouvelles industries, telles que celle du coton. De même, après la Restauration (1660), suspendit-on, dans une grande partie du pays, les évaluations annuelles des salaires en fonction du coût de la vie. Les clauses touchant les évaluations ne furent officiellement abrogées qu'en 1813, et celles portant sur les salaires qu'en 1814. Cependant, la règle de l'apprentissage survécut à maints égards au Statut: c'est encore aujourd'hui la pratique générale des métiers qualifiés en Angleterre. Dans les campagnes, l'obligation de travailler disparut peu à peu. On peut pourtant dire que, durant les deux siècles et demi en question, le Statut des artisans fixa les grandes lignes d'une organisation du travail fondée sur les principes de la réglementation et du paternalisme.
    Le Statut des artisans était donc complété par les lois sur les pauvres, terme très propre à égarer des oreilles modernes, pour lesquelles poor (pauvre) et pauper (indigent) se ressemblent beaucoup. En réalité, les gentilshommes d'Angleterre estimaient pauvres toutes les personnes qui ne possédaient pas de revenus suffisants pour vivre dans l'oisiveté. "Pauvre" était donc pratiquement synonyme de "peuple" ("common people"), et celui-ci comprenait toutes les classes, sauf celle des propriétaires terriens (il n'y avait guère de marchand prospère qui manquât d'acheter des terres). Si bien que le terme de "pauvre" désignait à la fois tous ceux qui étaient dans le besoin, et tout le peuple, si et quand il était dans le besoin Cela incluait évidemment les indigents, mais pas eux seuls. Dans une société qui proclamait qu'il y avait place en son sein pour chaque chrétien, il fallait prendre soin des vieillards, des infirmes et des orphelins. Mais il y avait avant tout les pauvres valides, ceux que nous appellerions les chômeurs, l'hypothèse étant qu'ils auraient la possibilité de gagner leur vie par le travail manuel si seulement ils pouvaient trouver un emploi. La mendicité était sévèrement punie ; le vagabondage, en cas de récidive, était une infraction capitale. La loi sur les pauvres de 1601 décida que le pauvre valide devait être mis au travail de manière à gagner son entretien, que la paroisse devait assurer ; les secours furent carrément mis à la charge de cette dernière, qui reçut pouvoir de lever les sommes nécessaires par des taxes ou des impôts locaux. Ceux-ci devaient être perçus sur tous les propriétaires et locataires, qu'ils fussent riches ou non, selon le loyer de la terre ou des maisons qu'ils occupaient.
    (p.139-144)

    "Jusqu'en 1785, le public anglais n'eut conscience d'aucun changement majeur dans la vie économique -si ce n'est l'accroissement irrégulier du commerce et l'augmentation du paupérisme.
    (pp.144-157)

    "L'abolition de Speenhamland fut le vrai acte de naissance de la classe ouvrière moderne, que ses intérêts immédiats destinaient à devenir la protectrice de la société contre les dangers intrinsèques d'une civilisation de la machine. Mais, quoi que leur réservât l'avenir, ce fut ensemble que classe ouvrière et économie de marché apparurent dans l'histoire. La haine pour les secours publics, la méfiance envers l'action de l'Etat, l'accent mis sur la respectabilité et l'indépendance, restèrent des générations durant caractéristiques de l'ouvrier britannique.
    L'abrogation de Speenhamland fut l'œuvre d'une nouvelle classe qui faisait son entrée sur la scène de l'histoire: la bourgeoisie anglaise. Le corps des propriétaires fonciers (
    squires) ne pouvait accomplir la tâche que ces classes étaient destinées à remplir: transformer la société en économie de marché. Avant que cette transformation soit en bonne voie, il fallut abroger des douzaines de lois et en voter des douzaines d'autres. Le Parliamentary Reform Bill de 1832 priva les bourgs pourris de leur représentation et donna une fois pour toutes le pouvoir aux roturiers au sein de la Chambre des Communes. Leur premier grand acte de réforme fut l'abolition de Speenhamland. Maintenant que nous percevons bien à quel point les méthodes paternalistes que supposait cette loi s'étaient incorporées à la vie du pays, nous pouvons comprendre pourquoi les partisans, même les plus radicaux, de la réforme hésitèrent à proposer une période de transition inférieure à dix ou quinze ans. En réalité, la réforme intervint avec une brusquerie qui rend absurde la légende des Anglais qui font les choses pas à pas, légende que l'on cultiva par la suite lorsqu'on eut besoin d'arguments contre une réforme radicale. Le choc brutal causé par cet événement hanta des générations durant les rêves éveillés de la classe ouvrière anglaise. Et pourtant, cette opération déchirante dut son succès à la conviction profonde des larges couches de la population -comprenant les ouvriers eux-mêmes- qui croyaient que le système qui, selon toutes apparences, les aidait, en vérité les dépouillait, et que le "droit de vivre" était la maladie qui conduisait à la mort.
    La nouvelle loi stipulait qu'à l'avenir aucun secours à domicile ne serait accordé. Son administration était nationale et différenciée. A cet égard également, ce fut une réforme complète. Il fut naturellement mis fin à l'aide aux salaires. L'épreuve d'entrée à la workhouse fut rétablie, mais dans un sens nouveau. C'était maintenant au candidat de décider s'il était démuni de toutes ressources au point de fréquenter de son propre gré un abri dont on faisait délibérément un lieu d'horreur. La
    workhouse fut frappée d'un stigmate ; et y résider devint une torture morale et psychologique, alors même que l'on y satisfait aux exigences de l'hygiène et de la décence -et que l'on utiliser en vérité ces exigences comme prétexte à d'autres dépossessions. Ce n'étaient ni les juges de paix ni les inspecteurs locaux qui devaient appliquer la loi, mais des autorités à la compétence plus large -les guardians- qui exerçaient une surveillance centrale dictatoriale. […]
    En 1834, le capitalisme industriel était prêt à prendre le départ, et ce fut la réforme de la loi sur les pauvres. La loi de Speenhamland, qui avait protégé l'Angleterre rurale -donc, la population laborieuse en général- contre la pleine force du mécanisme de marché, rongeait la société jusqu'à la moelle. Au moment de son abrogation, des masses énormes de travailleurs ressemblaient plus aux spectres qui peuvent hanter un cauchemar qu'à des êtres humains. Mais si les ouvriers étaient physiquement déshumanisés, les classes possédantes étaient moralement dégradées. L'unité traditionnelle d'une société chrétienne faisait place chez les gens cossus au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables. Les "Deux Nations" prenaient forme. A l'ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d'une pauvreté inouïe. Les savants proclamaient à l'unisson que l'on avait découvert une science qui ne laissait pas le moindre doute sur les lois qui gouvernaient le monde des hommes. Ce fut sous l'autorité de ces lois que la compassion fut ôtée des cœurs et qu'une détermination stoïque à renoncer à la solidarité humaine au nom du plus grand bonheur du plus grand nombre acquit la dignité d'une religion séculière.
    Le mécanisme du marché s'affirmait et réclamait à grands cris d'être parachevé: il fallait que le travail des hommes devînt une marchandise. Le paternalisme réactionnaire avait en vain cherché à résister à cette nécessité. Échappés aux horreurs de Speenhamland, les hommes se ruèrent aveuglément vers le refuge d'une utopique économie de marché
    ." (pp.157-159)
    -Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. tel, 1983 (1944 pour la première édition états-unienne), 463 pages.




    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 1 Fév - 11:03, édité 2 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Lun 15 Juin - 19:52

    "Pour les contemporains, la grande expansion du commerce et l'accroissement apparent de la prospérité nationale qui avait suivi la guerre de Sept Ans voulaient purement et simplement dire que l'Angleterre avait elle aussi sa chance après le Portugal, l'Espagne, la Hollande et la France. Cette croissance rapide appartenait maintenant au passé, et il n'y avait aucune raison de croire que le progrès continuerait, ce progrès qui semblait n'être que la conséquence d'une guerre qu'on avait gagnée. Presque tout le monde, comme nous l'avons vu, attendait un fléchissement du commerce.
    En réalité, la prospérité était là, au tournant du chemin, une prospérité de proportions gigantesques, qui était destinée à devenir une nouvelle forme de vie, non pas pour un seul pays, mais pour l'humanité tout entière.
    " (p.161)

    "Le nombre des pauvres s'est accru de manière continue: en 1969, au moment où écrivait Bellers, le montant total des impôts locaux approchait quatre cent mille livres ; en 1796, quand Bentham attaqua le projet de loi de Pitt, il doit avoir dépassé les deux millions ; en 1818, au moment des débuts de Robert Owen, il n'était pas loin de huit millions. Pendant les cent vingt ans qui séparent Bellers d'Owen, la population a peut-être triplé, mais les impôts locaux ont augmenté vingt fois. Le paupérisme est devenu une menace." (p.169)

    "Bentham, à la différence de ses disciples, n'est à cette époque ni un libéral rigide en économie ni un démocrate. […] Il recommande […] "d'établir une contribution régulière pour les besoins de l'indigence"." (p.177-178)

    "L'élément naturaliste des fondements de l'économie orthodoxe est la conséquence des conditions crées en premier lieu par le système de Speenhamland.
    Il s'ensuit que ni Ricardo ni Malthus n'ont compris le fonctionnement du système capitaliste. Il a fallu un siècle, après la publication de La Richesse des Nations, pour qu'on s'aperçoive clairement que, dans un système de marché, les facteurs de production participent au produit et que, lorsque le produit augmente, leur part absolue est obligée de croître. Bien qu'Adam Smith, prenant avec Locke un faux départ, ait cherché les origines de la valeur dans le travail, son sens des réalités l'empêcha heureusement d'être cohérent avec lui-même. C'est ainsi qu'il entretenait des idées confuses sur les éléments du prix, tout en affirmant avec insistance, et à juste titre, qu'aucune société ne peut être florissante quand dans leur grande majorité ses membres sont pauvres et misérables. Et pourtant, ce qui nous semble un truisme était un paradoxe à son époque. L'opinion personnelle de Smith est que l'abondance universelle ne peut s'empêcher de filtrer jusqu'au peuple ; il est impossible que la société devienne de plus en plus riche et le peuple de plus en plus pauvre. Malheureusement, pendant longtemps encore, cette opinion ne sembla pas corroborée par les faits ; et comme les théoriciens doivent tenir compte des faits, Ricardo se mit à soutenir que plus une société progresse, plus il sera difficile de se procurer de la nourriture, et plus les propriétaires terriens s'enrichiront, exploitant à la fois les capitalistes et les ouvriers ; que les intérêts des capitalistes et des ouvriers sont fatalement en opposition, mais que cette opposition est en fin de compte sans effet, de même que les salaires des ouvriers ne peuvent jamais dépasser le niveau de subsistance et que, de toute façon, les profits vont forcément se réduire à peu de chose. Si l'on va assez loin, ces assertions contiennent toutes un élément de vérité, mais, comme explication du capitalisme, on ne peut rien produire de plus irréel ni de plus abstrus
    ." (pp.185-186)

    "Marx adhérait trop étroitement à Ricardo." (p.188)

    "Les ouvriers dépendent de la manufacture rien que pour subsister. […] Du point de vue économique, l'ouvrier est certainement exploité: dans l'échange, il ne reçoit pas ce qui lui est dû. Certes, c'est fort important, mais ce n'est pas tout, loin de là." (p.192)

    "De même que les manufactures de coton, la principale industrie du libre-échange, avaient été créées avec l'aide de tarifs protectionnistes, de primes à l'exportation et d'aide indirecte aux salaires, le laissez-faire lui-même a été imposé par l'Etat." (p.204)

    "Dicey, ce libéral éminent […] s'est donné pour tâche de rechercher les origines de la tendance "anti-laissez-faire", ou, comme il l'appelle, "collectiviste", dans l'opinion publique anglaise, tendance dont l'existence est manifeste depuis la fin des années 1860." (p.206)

    "Des lois sur les accidents du travail ont votées en 1880 et 1897 en Angleterre, en 1879 en Allemagne, en 1887 en Autriche, en 1899 en France ; l'inspection des usines a été instaurée en Angleterre en 1833, en Prusse en 1853, en Autriche en 1883, en France en 1874 et 1833. […] Les forces qui appuyaient ces propositions étaient dans certains cas violemment réactionnaires et antisocialistes, comme à Vienne, à d'autres moments celles d' "impérialistes libéraux" comme à Birmingham, ou encore de la plus pure nuance libérale, comme pour Édouard Herriot, maire de Lyon." (p.214)

    "Les intérêts d'une classe se rapportent très directement au prestige et au rang, au statut et à la sécurité, c'est-à-dire que, primordialement, ils ne sont pas économiques, mais sociaux. […]
    Les droits de douane, qui entraînaient des profits pour les capitalistes et des salaires pour les ouvriers, signifiaient, en fin de compte, sécurité contre le chômage, stabilisation des conditions régionales, assurance contre la liquidation d'industries et, peut-être et surtout, permettaient d'échapper à cette douloureuse perte de statut qui est inévitable lorsqu'on est transféré à un travail où l'on a moins d'habileté et d'expérience que dans le sien propre.
    C'est précisément parce que ce n'étaient pas les intérêts économiques, mais les intérêts sociaux de différentes tranches de la population qui étaient menacés par le marché, que des personnes appartenant à diverses couches économiques joignaient inconsciemment leurs forces pour faire face au danger.
    " (pp.222-224)

    "Pendant soixante-dix ans, aussi bien des savants que des commissions royales avaient dénoncé les horreurs de la Révolution industrielle, et une galaxie de poètes, de penseurs et d'écrivains avait flétri sa cruauté. On prenait pour un fait établi que les masses avaient été forcées à travailler dur et affamées par des hommes qui exploitaient sans pitié leur faiblesse ; que les enclosures avaient privé les villageois de leur maison et de leur lopin de terre et les avaient jetés sur le marché du travail créé par la réforme de la loi sur les pauvres ; et que l'authentique tragédie des jeunes enfants que l'on faisait parfois travailler jusqu'à ce qu'ils en meurent dans les mines et dans les usines donnait d'effroyables preuves de la misère des masses. L'explication ordinaire de la Révolution industrielle reposait, en fait, sur le degré d'exploitation que les enclosures du XVIIIe siècle avaient rendu possible ; sur les bas salaires offerts aux ouvriers sans abri, qui expliquaient les profits élevés de l'industrie cotonnière ainsi que la rapide accumulation de capital entre les mains des premiers manufacturiers. Ce dont on les accusait, c'était de l'exploitation, une exploitation sans bornes de leurs concitoyens, cause initiale de tant de misères et d'humiliations. Maintenant, on nie apparemment tout cela. Des historiens de l'économie proclament que l'ombre noire qui obscurcissait les premières décennies du système des fabriques a été dissipée. Car, comment peut-il y avoir eu une catastrophe sociale là où l'on trouve indubitablement une amélioration économique ?
    En réalité, bien sûr, une calamité sociale est avant tout un phénomène culturel et non pas un phénomène économique que l'on peut mesurer par des chiffres de revenu ou des statistiques démographiques.
    " (pp.226-227)

    "La catastrophe que subit la communauté indigène est une conséquence directe du démembrement rapide et violent des institutions fondamentales de la victime (le fait qu'il y ait ou non usage de la force dans le processus ne semble pas du tout pertinent)." (p.230)

    "Sous le régime du féodalisme et la communauté villageoise [indienne], "noblesse oblige", la solidarité de clan et la règlementation du marché des céréales arrêtaient les famines ; mais sous le régime du marché, on ne peut pas empêcher les gens de mourir de faim en suivant les règles du jeu. Le terme "exploitation" ne décrit qu'assez mal une situation qui n'est devenue réellement grave qu'après que le monopole impitoyable de la Compagnie des Indes orientales a été aboli et que le libre-échange a été introduit en Inde. Sous les monopolistiques, la situation avait été assez bien tenue en mains grâce à l'organisation archaïque des campagnes, comportant la distribution gratuite de céréales, alors qu'avec la liberté et l'égalité des échanges, les Indiens ont péri des millions. Du point de vue économique, l'Inde peut en avoir bénéficié -et, à long terme, cela a certainement été le cas- mais, du point de vue social, elle a été désorganisée et jetée dans la misère et la déchéance." (p.231)

    "[Le principe de la liberté du contrat] revenait à dire en pratique que les organisations non contractuelles fondées sur la parenté, le voisinage, le métier, la religion, devaient être liquidées, puisqu'elles exigeaient l'allégeance de l'individu et limitaient ainsi sa liberté. Présenter ce principe comme un principe de non-ingérence, ainsi que les tenants de l'économie libérale avaient coutume de le faire, c'est exprimer purement et simplement un préjugé enraciné en faveur d'un type déterminé d'ingérence, à savoir, celle qui détruit les relations non contractuelles entre individus et les empêche de se reformer spontanément." (p.235)

    "Les squires furent les premiers à tenir bon dans ce qui devait être le combat malheureux de tout un siècle. […] Pendant un laps de temps critique de quarante ans, elle retarda le progrès économique et quand, en 1834, le Parlement issu du Réforme Bill abolit le système de Speenhamland, les propriétaires fonciers déplacèrent leur ligne de résistance vers les lois des fabriques. L'Église et le manoir excitaient maintenant le peuple contre les propriétaires d'usine dont la prédominance rendait irrésistible l'exigence de nourriture bon marché et ainsi menacerait indirectement de saper les rentes et les dîmes. Oastler, pour sa part, était "partisan de l'Église, tory et protectionniste" ; en outre, il était aussi un humanitariste. C'était aussi le cas, avec des mélanges divers de ces ingrédients du socialisme tory, des autres grands champions du mouvement des usines (factory movement), Sadler, Southey et lord Shaftesbury. […] Disreali fondait le socialisme tory sur une protestation contre la réforme de la loi sur les pauvres, et les propriétaires fonciers d'Angleterre imposaient des techniques de vie radicalement nouvelles à une société industrielle. La loi des Dix heures (Ten Hours Bill) de 1847, que Karl Marx salua comme la première victoire du socialisme, était l'œuvre de réactionnaires éclairés." (p.238)

    "Les travailleurs, par eux-mêmes, n'étaient qu'à peine un facteur dans ce grand mouvement […] Mais c'est précisément ce défaut de participation active de la classe ouvrière anglaise aux décisions sur son propre sort qui a déterminé le cours pris par l'histoire sociale de l'Angleterre, qui l'a rendue si différente, pour le meilleur ou pour le pire, de celle du Continent." (p.238-239)

    "Il y a quelque chose d'étrange dans l'agitation désordonnée, les tâtonnements et les fausses manœuvres d'une classe en train de naître dont l'histoire a beaucoup plus tard révélé la nature véritable. Du point de vue politique, la classe ouvrière britannique a été définie par la loi de réforme parlementaire de 1832 qui lui a refusé le droit de vote ; du point de vue économique, par la loi de réforme sur les pauvres de 1834 qui l'a exclue du nombre des assistés et l'a distinguée des indigents. Pendant un certain temps, ceux qui allaient former la classe ouvrière de l'industrie se sont demandé si leur salut ne consistait pas, après tout, à retourner à la vie rurale et aux conditions de l'artisanat. Au cours des vingt années qui ont suivi l'instauration du système de Speenhamland, ils s'efforcèrent avant tout d'arrêter la libre utilisation des machines, soit par la mise en vigueur des clauses d'apprentissage du Statut des artisans soit par des actions directes, comme dans le luddisme. Cette attitude tournée vers le passé se prolongea sous la forme d'un courant souterrain dans tout le mouvement owénien jusque vers 1850, quand la loi des Dix heures, l'éclipse du chartisme et le début de l'âge d'or du capitalisme oblitérèrent la vision du passé. Jusque-là, la classe ouvrière britannique à l'état naissant était une énigme pour elle-même ; et ce n'est qu'en suivant avec sympathie ses mouvements à demi conscients qu'il est possible de jauger l'immensité de la perte que l'Angleterre a subie du fait que sa classe ouvrière a été empêchée de participer dans l'égalité à la vie de la nation." (p.239)

    "Owen a été, parmi les dirigeants modernes de la classe ouvrière, le premier adversaire du christianisme." (p.242)

    "Moins de 15% des adultes du sexe masculin pouvaient voter. Jamais, dans toute l'histoire d'Angleterre, il n'y eut une concentration de forces prête à défendre la loi et l'ordre comparable à celle du 12 avril 1848 ; ce jour-là, des centaines de milliers de citoyens étaient préparés, en qualité de special constables, c'est-à-dire de policiers supplétifs, à diriger leurs armes contre les chartistes. La Révolution parisienne survint trop tard pour mener un mouvement populaire à la victoire en Angleterre. A cette époque, l'esprit de révolte éveillé par la loi de réforme sur les pauvres, ainsi que par les souffrances des Hungry Forties, les années de disette de 1840-1850, était déjà en train de retomber ; la vague du commerce montant soulevait l'emploi, et le capitalisme commençait à tenir ses promesses. Les chartistes se dispersèrent pacifiquement. Le Parlement remit à plus tard l'examen de leur cause, et ce fut pour rejeter leur demande par une majorité de cinq contre un à la Chambre des Communes. C'est en vain que des millions de signatures avaient été recueillies. C'est en vain que les chartistes s'étaient comportés comme des citoyens respectueux de la loi. Leurs vainqueurs tuèrent le mouvement par le ridicule. Ainsi se termina la plus grande tentative politique du peuple d'Angleterre pour faire de ce pays une démocratie populaire. Un an ou deux après, le chartisme était presque oublié." (p.247)

    "La Révolution industrielle toucha le Continent un demi-siècle plus tard. La classe ouvrière n'y avait pas été chassée de la terre par un mouvement d'enclosures ; au contraire, poussé par l'attrait de salaires plus élevés et de la vie urbaine, le travailleur agricole à demi servile avait quitté le manoir et migré vers la ville, où il s'associa à la petite bourgeoisie traditionnelle et eut des chances de prendre des manières de citadin. Loin de se sentir dégradé, il se sentit réhaussé par son nouvel environnement. Sans doute, les conditions de logement étaient-elles abominables, l'alcoolisme et la prostitution ont-ils sévi dans les couches inférieures des travailleurs des villes jusqu'au début du XXe siècle. Il n'y a pourtant aucune comparaison entre la catastrophe morale et culturelle subie par le cottager et le copyholder anglais qui avait des ancêtres vivant à l'aise et qui s'est retrouvé en train de sombrer sans espoirs dans la fange sociale et matérielle des taudis entourant quelque fabrique, et les travailleurs agricoles slovaques, ou, d'ailleurs, poménariens, qui se sont transformés presque du jour au lendemain d'un valet couchant à l'étable en un travailleur industriel dans une métropole moderne." (pp.247-248)

    "En Angleterre, les classes moyennes, squires et marchands comme au XVIIe siècle ou fermiers et commerçants comme au XIXe siècle, étaient assez fortes pour faire valoir seules leur droit et, même dans leur effort presque révolutionnaire de 1832, elles n'ont pas cherché de l'aide du côté des travailleurs. En outre, l'aristocratie anglaise a sans arrêt assimilé les plus riches des nouveaux venus et élargi les rangs supérieurs de la hiérarchie sociale, alors que, sur le Continent, l'aristocratie encore à demi féodale ne se mariait pas avec les fils et les filles de la bourgeoisie, et que l'absence de l'institution de la primogéniture les isolait hermétiquement des autres classes." (p.248)

    " [Chapitre 15: Le marché et la nature, pp.253-268]
    Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l'homme. La plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l'isoler et d'en former un marché.
    Traditionnellement, la main-d'œuvre et la terre ne sont pas séparées ; la main-d'œuvre fait partie de la vie, la terre demeure une partie de la nature, la vie et la nature forment un tout qui s'articule. La terre est ainsi liée aux organisations fondées sur la famille, le voisinage, le métier et la croyance -avec la tribu et le temple, le village, la guilde et l'église. Le Grand Marché unique, d'autre part, est un dispositif de la vie économique qui comprend des marchés pour des facteurs de production. Puisque ces facteurs se trouvent être indiscernables des éléments qui constituent les institutions humaines, l'homme et la nature, il est facile de voir que l'économie de marché implique une société dont les institutions sont subordonnées aux exigences du mécanisme du marché.
    Cette proposition est utopique aussi bien en ce qui concerne la terre qu'en ce qui concerne la main-d'œuvre. La fonction économique n'est que l'une des nombreuses fonctions vitales de la terre. Celle-ci donne sa stabilité à la vie de l'homme ; elle est le lieu qu'il habite ; elle est une condition de sa sécurité matérielle ; elle est le paysage et les saisons. [...] Et pourtant, séparer la terre de l'homme et organiser la société de manière à satisfaire les exigences d'un marché de l'immobilier, cela a été une partie vitale de la conception utopique d'une économie de marché.
    Encore une fois, c'est dans le domaine de la colonisation moderne que la véritable signification de cette entreprise devient manifeste. Que le colonisateur ait besoin de la terre à cause de la richesse qu'elle recèle, ou qu'il veuille simplement contraindre l'indigène à produire un surplus de nourriture et de matières premières, ce n'est souvent pas cela qui compte ; et il est à peu près égal que l'indigène travaille directement sous la surveillance du colonisateur ou seulement sous quelque forme indirecte de contrainte, car dans tous les cas, sans exception, il faut d'abord qu'on ait ébranlé le système social et culturel de la vie indigène.
    Il y a une étroite analogie entre la situation coloniale actuelle et celle de l'Europe occidentale cent ou deux cents ans plus tôt. Mais la mobilisation du sol qui, dans les pays exotiques, peut être comprimée dans l'espace de quelques années ou décennies, peut avoir pris autant de siècles en Europe occidentale.
    Le défi est venu du développement de formes de capitalisme qui n'étaient pas purement commerciales. Il y eut, commençant en Angleterre sous les Tudors, un capitalisme agricole qui avait besoin d'une exploitation individualisée de la terre, comportant conversions et enclosures. Il y eut, depuis le début du XVIIIe siècle, le capitalisme industriel qui -en France comme en Angleterre- était principalement rural et avait besoin de terrains pour ses fabriques et ses logements ouvriers. Le défi le plus puissant de tous, bien qu'il touchât plus l'utilisation du sol que sa propriété, fut, au XIXe siècle, la croissance des villes industrielles, avec leur besoin pratiquement illimité de nourriture et de matières premières.
    Superficiellement, les réponses à ces défis se sont assez peu ressemblé, bien qu'il y ait eu des étapes dans la subordination de la surface de la planète aux besoins d'une société industrielle. La première étape a été la commercialisation du sol, mobilisant le revenu féodal de la terre. La deuxième a été la production forcée de nourriture et de matières premières organiques pour répondre aux besoins d'une population industrielle en croissance rapide à l'échelle nationale. La troisième a été l'extension de ce système de production de surplus aux territoires d'outre-mer et aux territoires colonisés. Ce dernier pas a finalement fait rentrer la terre et ses produits dans le plan d'un marché autorégulateur mondial.
    La commercialisation du sol n'est qu'un autre nom pour la liquidation du féodalisme qui commença au XIVe siècle dans les centres urbains d'Occident aussi bien qu'en Angleterre et s'acheva quelque cinq cents ans plus tard au cours des révolutions européennes, quand les reliquats du servage furent abolis. Détacher l'homme du sol, cela voulait dire dissoudre le corps économique en ses éléments de telle sorte que chaque élément pût se placer dans la partie du système où il serait le plus utile. Le nouveau système s'établit d'abord à côté de l'ancien qu'il tenta d'assimiler et d'absorber en s'assurant la mainmise sur les sols qui étaient encore retenus dans des liens précapitalistes." (pp.254-255)

    "Les plus grands pas faits d'une seule enjambée dans cette direction l'ont été par la Révolution française et par les réformes benthamiennes des années 1830 et 1840. [...] Cette liberté de faire du commerce avec les propriétés, et en particulier avec les propriétés terriennes, forme une part essentielle de la conception benthamienne de la liberté individuelle. Étendre d'une manière ou d'une autre cette liberté, tels ont été le but ou l'effet de lois telles que les Prescriptions Acts, l'Inheritance Act, les Fines and Recovery Acts, le Real Property Act, la loi générale sur les enclosures de 1801 et celles qui lui ont succédé, ainsi que les Copyhold Acts de 1841 à 1926. En France et dans la majeure partie de l'Europe continentale, le code Napoléon a institué des formes bourgeoises de propriété, faisant de la terre un bien commercialisable et des hypothèques un contrat civil privé." (pp.255-256)

    "La concentration de la population dans les villes industrielles qui s'est produite dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle a complètement modifié la situation, d'abord à l'échelle nationale, puis à l'échelle mondiale.
    La véritable signification du libre-échange a été d'effectuer ce changement. La mobilisation des produits de la terre s'est étendue de la campagne avoisinante aux régions tropicales et subtropicales ; la division du travail entre industrie et agriculture s'est appliquée à la planète
    ." (pp.256-257)

    "Finalement, les benthamiens arrivèrent à leurs fins, et, entre 1830 et 1860, la liberté de contrat fut étendue à la terre. Cette tendance puissante ne fut renversée que dans les années 1870, quand la législation modifia radicalement son cours. La période "collectiviste" avait commencé." (p.257)

    "Le problème de la protection s'est posé pour les agriculteurs de pays entiers, de continents. Le libre-échange international, si on le laisse faire, doit nécessairement éliminer les producteurs agricoles par pleins contingents, et en quantités toujours plus grandes. [...] Une fois que les grands investissements entraînés par la construction de bateaux à vapeur et de lignes de chemins de fer ont donné leurs fruits, des continents entiers se sont ouverts et une avalanche de grain est tombée sur la pauvre Europe. [...] L'Europe centrale, confrontée à une destruction totale de sa société rurale, fut forcée de protéger sa paysannerie en instaurant des lois sur les céréales.
    Mais si les Etats organisés d'Europe étaient capables de se protéger contre les remous du libre-échange international, les peuples colonisés, inorganisés, ne le pouvaient pas. En se révoltant contre l'impérialisme, les peuples d'outre-mer visaient surtout à obtenir le statut politique qui les mettrait à l'abri des bouleversements sociaux causés par les politiques commerciales des Européens
    ." (pp.258-259)

    "Les libres-échangistes avaient oublié que la terre faisait partie du territoire national, et que le caractère territorial de la souveraineté n'était pas simplement la conséquence d'associations sentimentales, mais celle de faits de taille, comprenant les faits économiques. [...]
    On pourrait facilement élargir l'argument économique pour y faire entrer les conditions de sécurité attachées à l'intégrité du sol et de ses ressources -telles que la vigueur et la force vitale de la population, l'abondance des réserves alimentaires, la quantité et le caractère des matériaux de défense, et même le climat du pays qui pourrait souffrir du déboisement, de l'érosion, des cuvettes de poussière stériles, conditions qui dépendent toutes, en fin de compte, du facteur terre, mais dont aucune ne répond au mécanisme de l'offre et de la demande du marché
    ." (p.260)

    "Les résultats stupéfiants de l'économie de marché avaient été atteints au prix de grands dommages pour la substance de la société. Les classes féodales y trouvèrent une occasion de récupérer une partie de leur prestige perdu en se faisant les avocats des vertus de la terre et de ceux qui la cultivent. Dans le romantisme littéraire, la Nature avait fait alliance avec le Passé ; dans les mouvements agrariens du XIXe siècle, le féodalisme a essayé, non sans succès, de retrouver son passé en se présentant comme le gardien de
    l'habitat naturel de l'homme, le sol
    ." (pp.262-263)

    "On ne peut pas séparer nettement les dangers qui menacent l'homme de ceux qui menacent la nature. La réaction de la classe ouvrière et celle de la paysannerie ont l'une et l'autre conduit au protectionnisme, la première principalement sous la forme de législation sociale et de lois sur le travail en usine, la seconde sous la forme de droits de douane sur les produits agricoles et de lois sur le sol. Il y a pourtant une différence importante: dans des situations critiques, les fermiers et les paysans européens défendaient le système de marché que la politique de la classe ouvrière mettait en danger. Alors que la crise du système congénitalement instable fut provoquée par les deux ailes du mouvement protectionniste, les couches sociales liées à la terre étaient enclines à faire des compromis avec le système de marché, tandis que la large classe ouvrière n'hésitait pas à rompre ses règles et à la défier carrément." (p.268)

    "Le fascisme était une tendance révolutionnaire dirigée tout autant contre le conservatisme que contre les forces révolutionnaires du socialisme qui lui faisaient concurrence." (p.326)

    "Élie Halévy, qui fut le premier à reconnaître le rôle clé de la loi sur les pauvres dans le radicalisme philosophique, n'avait que des idées très brumeuses sur le sujet. […] Si Mantoux (1907), qui a pu profiter du chef-d'oeuvre de [William] Cunningham (1881), fait référence à Speenhamland, c'est tout juste comme à "une autre réforme" et, chose assez curieuse, il lui attribue l'effet de "chasser les pauvres vers le marché du travail"." (p.387)
    -Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. tel, 1983 (1944 pour la première édition états-unienne), 463 pages.




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