https://fr.wikipedia.org/wiki/Karl_Polanyi
https://minarchiste.wordpress.com/2016/04/29/karl-polanyi-et-sa-grande-transformation/
"Pour la première fois, on se représentait une sorte particulière de phénomènes sociaux, les phénomènes économiques, comme séparés de la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social devait être soumis." (p.7)
"On ne pouvait bien évidemment appliquer aux sociétés non modernes les concepts économiques." (p.
"E. J. Hobsbawm le signale comme "extrêmement intéressant" […] Le jugement, très global, de Fernand Braudel, est tout à l'opposé." (note 4 p.426)
-Louis Dumont, préface à Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. tel, 1983 (1944 pour la première édition états-unienne), 463 pages.
"Notre thèse est que l'idée d'un marché s'ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pourrait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l'homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement, la société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, quelles qu'elles fussent, compromirent l'autorégulation du marché, désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d'autres dangers." (p.38)
"La civilisation du XIXe siècle fut unique précisément en ce qu'elle reposait sur un mécanisme institutionnel bien déterminé." (p.38)
"Au XIXe siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815 à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les unes aux autres que dix-huit mois au total." (p.39)
"A la fin des années 1870, cependant, l'épisode du libre-échange (1846-1879) touchait à sa fin ; l'utilisation effective de l'étalon-or par l'Allemagne marqua les débuts d'une ère de protectionnisme et d'expansion coloniale." (p.56)
"L'équilibre des puissances, l'étalon-or et l'Etat libéral, ces principes fondamentaux de la civilisation du XIXe siècle, tenaient tous leur forme, en dernière analyse, d'une unique matrice commune, le marché autorégulateur." (p.70)
"Seule la civilisation du XIXe siècle fut économique dans un sens différent et distinct, car elle choisit de se fonder sur un mobile, celui du gain, dont la validité n'est que rarement reconnue dans l'histoire des sociétés humaines." (p.70)
"La société de marché était née en Angleterre […] Pour comprendre le fascisme allemand, nous devons revenir à l'Angleterre de Ricardo. Le XIXe siècle, on ne saurait trop le souligner, fut le siècle de l'Angleterre. La Révolution industrielle fut un événement anglais. L'économie de marché, le libre-échange et l'étalon-or furent des inventions anglaises. Dans les années vingt, ces institutions s'effondrèrent partout- en Allemagne, en Italie ou en Autriche, les choses furent simplement plus politiques et plus dramatiques. Mais, quels qu'aient été le décor et la température des épisodes finaux, c'est dans le pays natal de la Révolution industrielle, l'Angleterre, que l'on doit étudier les facteurs à long terme qui ont causé la ruine de cette civilisation." (p.71)
"C'est à juste titre que l'on a dit des enclosures qu'elles étaient une révolution des riches contre les pauvres. Les seigneurs et les nobles bouleversaient l'ordre social et ébranlaient le droit et la coutume d'antan, en employant parfois la violence, souvent les pressions et l'intimidation. Ils volaient littéralement leur part de communaux aux pauvres, et abattaient les maisons que ceux-ci, grâce à la force inébranlable de la coutume, avaient longtemps considérées comme leur appartenant, à eux et à leurs héritiers. Le tissu de la société se déchirait ; les villages abandonnés et les demeures en ruine témoignaient de la violence avec laquelle la révolution faisait rage, mettait en danger les défenses du pays, dévastait ses villes, décimait sa population, changeait en poussière son sol épuisé, harcelait ses habitants et les transformait, d'honnêtes laboureurs qu'ils étaient, en une tourbe de mendiants et de voleurs. Certes, seules certaines régions étaient affectées, mais les tâches sombres menaçaient de se rejoindre et de généraliser ainsi la catastrophe. Contre ce fléau, le roi et son conseil, les chanceliers, les évêques défendaient le bien-être de la communauté et, en vérité, la subsistance humaine et naturelle de la société. Presque sans arrêt, un siècle et demi durant -des années 1490 (au plus tard) aux années 1640-, ils luttèrent contre la dépopulation. La contre-révolution fit périr le Lord protecteur Somerset, effaça du code les lois sur les enclosures et établit la dictature des seigneurs éleveurs (grazier lords), après la défaite de la rébellion de Kett et le massacre de plusieurs milliers de paysans qui l'accompagna. On accusera Somerset, et non sans vérité, d'avoir, par sa ferme dénonciation des enclosures, encouragé les paysans rebelles." (pp.77-78)
"Si l'Angleterre supporta sans grave dommage la calamité des enclosures, ce fut parce que les Tudors et les premiers Stuarts utilisèrent le pouvoir de la Couronne pour ralentir le processus de développement économique jusqu'à ce qu'il devienne socialement supportable -cela, en usant du pouvoir du gouvernement central pour soulager les victimes de la transformation, et en cherchant à canaliser le processus de changement de manière à en rendre le cours moins dévastateur. Les idées de leur chancelleries et courts of prerogative étaient rien moins que conservatrices ; elles étaient bien dans l'esprit, tout scientifique, du nouvel art de gouverner qui favorisait l'immigration des artisans étrangers, implantait avec empressement les nouvelles techniques, adoptait les méthodes statistiques et les habitudes de précision dans la rédaction des rapports, faisait fi de la coutume et de la tradition, s'opposait aux droits consacrés par l'usage, rognait sur les privilèges ecclésiastiques et ignorait le droit coutumier. Si l'innovation fait le révolutionnaire, ils furent les révolutionnaires de l'époque. Leur but était le bien-être du commun des mortels, magnifié dans le pouvoir et la grandeur du souverain. Mais l'avenir appartenait au constitutionnalisme et au Parlement." (pp.81-82)
"Des écrivains de toutes opinions et partis, des conservateurs et des libéraux, des capitalistes et des socialistes, ont immanquablement parlé des conditions sociales sous la Révolution industrielle comme un véritable abîme de dégradation humaine.
Aucune explication satisfaisante de l'événement n'a encore été avancée. Les contemporains imaginèrent qu'ils avaient découvert la clé de la damnation dans les régularités d'airain qui gouvernaient la richesse et la pauvreté, et qu'ils appelèrent loi des salaires et loi de la population ; ils ont été réfutés. L'exploitation fut proposée comme autre explication de la richesse comme de la pauvreté ; mais elle était incapable de rendre compte du fait que les salaires étaient plus élevés dans les taudis industriels que dans toutes les autres régions et qu'ils continuèrent dans l'ensemble à augmenter pendant un siècle encore. On alléguait plus souvent un ensemble complexe (convolute) de causes, ce qui, ici encore, n'était guère satisfaisant.
Notre propre solution n'est rien moins que simple ; elle occupe en fait la plus grande partie du présent livre. Nous pensons qu'une avalanche de dislocations sociales, surpassant de loin celle de la période des enclosures, s'abattit sur l'Angleterre ; que cette catastrophe accompagnait un vaste mouvement d'amélioration économique ; qu'un mécanisme institutionnel entièrement neuf commençait à agir sur la société occidentale ; que ses dangers, quand ils apparurent, touchèrent à ce qu'il y a de plus vital, et que l'on n'en a jamais vraiment triomphé ; et que l'histoire de la civilisation du XIXe siècle fut faite en grande partie de tentatives pour protéger la société contre les ravages de ce mécanisme. La Révolution industrielle fut simplement le début d'une révolution aussi extrême, et aussi radicale, que toutes celles qui avaient jamais enflammé l'esprit des sectaires, mais le nouveau credo était entièrement matérialiste et impliquait que, moyennant une quantité illimitée de biens matériels, tous les problèmes humains pouvaient être résolus.
Cette histoire a été contée d'innombrables fois: comment l'action réciproque de l'expansion des marchés, de la présence de charbon et de fer -ainsi que d'un climat humide favorable à l'industrie cotonnière-, de la multitude de gens dépossédés par les nouvelles enclosures du XVIIIe siècle, de l'existence d'institutions libres, de l'invention des machines, et d'autres causes encore, provoqua la Révolution industrielle. On a démontré de manière concluante qu'aucune cause particulière ne mérite d'être séparée de la chaîne causale et distinguée comme la véritable cause de cet événement soudain et inattendu.
Mais comment définir cette Révolution elle-même ? Quelle était sa caractéristique fondamentale ? Était-ce l'essor des petites villes industrielles (factory towns), l'apparition des taudis, les longues heures de travail des enfants, les bas salaires de certaines catégories d'ouvriers, l'augmentation du taux de croissance démographique, la concentration des industries ? Nous avançons l'idée que tout cela était simplement le résultat d'un uniquement changement fondamental, la création d'une économie de marché." (pp.83-84)
"En dépit du chœur d'incantations universitaires, si opiniâtre tout au long du XIXe siècle, le gain et le profit tiré des échanges n'avaient jamais joué auparavant un rôle important dans l'économie humaine. Quoique l'institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l'Age de pierre, son rôle n'avait jamais été que secondaire dans la vie économique." (p.87)
"Max Weber fut le premier, parmi les historiens modernes de l'économie, à protester contre la mise à l'écart de l'économie primitive sous prétexte qu'elle était sans rapports avec la question des mobiles et des mécanismes des sociétés civilisées." (p.90)
"En gros […] tous les systèmes économiques qui nous sont connus jusqu'à la fin de la féodalité en Europe occidentale étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité ou de la redistribution, soit de l'administration domestique, soit d'une combinaison des trois. Ces principes furent institutionnalisés à l'aide d'une organisation sociale qui utilisait, entre autres, les modèles de la symétrie, de la centralité et de l'autarcie. Dans ce cadre, la production et la distribution ordonnées des biens étaient assurées grâce à toutes sortes de mobiles individuels disciplinés par des principes généraux de comportement. Parmi ces mobiles, le gain n'occupait pas la première place. La coutume et le droit, la magie et la religion induisaient de concert l'individu à se conformer à des règles de comportement qui lui permettraient en définitive de fonctionner dans le système économique.
A cet égard, la période gréco-romaine, en dépit de l'extrême développement de son commerce, n'a pas représenté de rupture. Elle s'est caractérisée par la grande échelle sur laquelle la redistribution des gains était pratiquée par l'administration romaine au sein d'une économie par ailleurs fondée sur l'administration domestique ; elle ne fit nullement exception à cette règle qui prévalut jusqu'à la fin du Moyen Age, et qui voulait que les marchés ne jouent aucun rôle important dans le système économique ; d'autres modèles institutionnels prédominaient.
A partir du XVIe siècle, les marchés furent à la fois nombreux et importants. Dans le système mercantile, ils devinrent en fait une des préoccupations principales de l'Etat ; aucun signe, pourtant n'annonçait encore la mainmise des marchés sur la société humaine. Au contraire. La réglementation et l'enrégimentation étaient plus strictes que jamais ; on n'avait même pas l'idée d'un marché auto-régulateur." (pp.101-102)
"Les villes dressaient tous les obstacles possibles à la formation de ce marché national ou intérieur que réclamait le grossiste capitaliste. En maintenant le principe d'un commerce local non concurrentiel et d'un commerce au long cours également non concurrentiel et assuré de ville à ville, les bourgeois empêchaient par tous les moyes à leur disposition l'absorption des campagnes dans l'espace du commerce ainsi que l'instauration de la liberté du commerce (indiscriminate trade) entre les villes du pays. Ce fut cette évolution qui contraignit l'Etat territorial à se porter au premier plan comme instrument de la "nationalisation" du marché et comme créateur du commerce intérieur.
Aux XVe et XVIe siècles, l'action délibérée de l'Etat imposa le système mercantile au protectionnisme acharné des villes et des principautés." (p.114)
"Corporations de métiers et privilèges féodaux ne furent abolis en France qu'en 1790 ; en Angleterre, ce fut seulement en 1813-1814 qu'on abrogea le Statut des artisans et en 1834 la loi sur les pauvres. Dans ces deux pays, il fallut attendre la dernière décennie du XVIIIe siècle pour simplement débattre de la création d'un marché libre du travail ; quant à l'idée d'une autorégulation de la vie économique, elle dépassait tout à fait l'horizon de l'époque." (p.120)
"C'est à l'aide du concept du marchandise (commodity) que le mécanisme du marché s'enclenche sur les divers éléments de la vie industrielle. Les marchandises sont ici empiriquement définies comme des objets produits pour la vente sur le marché ; et les marchés sont eux aussi empiriquement définis comme des contacts effectifs entre acheteurs et vendeurs. […]
Le point fondamental est le suivant: le travail, la terre et l'argent sont des éléments essentiels de l'industrie ; ils doivent eux aussi être organisés en marchés ; ces marchés forment en fait une partie absolument essentielle du système économique. Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit être été produit pour la vente est carrément faux. En d'autres termes, si l'on s'en tient à la définition empirique de la marchandise, ce ne sont pas des marchandises. Le travail n'est que l'autre nom de l'activité économique qui accompagne la vie elle-même -laquelle, de son côté, n'est pas produite pour la vente mais pour des raisons entièrement différentes-, et cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être entreposée ou mobilisée ; la terre n'est que l'autre nom de la nature, qui n'est pas produite par l'homme ; enfin, la monnaie réelle est simplement un signe de pouvoir d'achat qui, en règle générale, n'est pas le moins du monde produit, mais est une création du mécanisme de la banque ou de la finance d'Etat. Aucun de ces trois éléments -travail, terre, monnaie- n'est produit pour la vente ; lorsqu'on les décrit comme des marchandises, c'est entièrement fictif.
C'est néanmoins à l'aide de cette fiction que s'organisent dans la réalité les marchés du travail, de la terre et de la monnaie ; ceux-ci sont réellement achetés et vendus sur le marché […] La fiction de la marchandise fournit par conséquent un principe d'organisation d'importance vitale, qui concerne l'ensemble de la société, et qui affecte presque toutes ses institutions de la façon la plus variée." (pp.122-123)
"Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l'utilisation du pouvoir d'achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. Car la prétendue marchandise qui a nom "force de travail" ne peut être bousculée, employée à tors et à travers, ou même laissée inutilisée, sans que soit également affecté l'individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise particulière. En disposant de la force de travail d'un homme, le système disposerait d'ailleurs de l'entité physique, psychologique et morale "homme" qui s'attache à cette force. Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société ; ils mourraient, victimes d'une désorganisation sociale aiguë, tués par le vice, la perversion, le crime et l'inanition. La nature serait réduite à ses éléments, l'environnement naturel et les paysages souillés, les rivières polluées, la sécurité militaire compromise, le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit. Et, pour finir, l'administration du pouvoir d'achat par le marché soumettrait les entreprises commerciales à des liquidations périodiques, car l'alternance de la pénurie et de la surabondance de monnaie se révèlerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour la société primitive. Les marchés du travail, de la terre et de la monnaie sont sans aucun doute essentiels pour l'économie de marché. Mais aucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que pendant le temps le plus bref, les effets d'un pareil systèmes fondé sur des fictions grossières, si sa substance humaine et naturelle comme son organisation commerciale n'étaient pas protégées contre les ravages de cette fabrique du diable." (pp.123-124)
"Rien ne sauva le petit peuple d'Angleterre du choc de la Révolution industrielle. Une foi aveugle dans le progrès spontané s'était emparée des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limites et sans règles. Les effets que celui-ci eut sur la vie des gens dépassèrent en horreur toute description. Au vrai, la société aurait été anéantie, n'eussent été les contre-mouvements protecteurs qui amortirent l'action de ce mécanisme autodestructeur." (p.127)
"Durant la période la plus active de la Révolution industriel, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d'empêcher la création d'un marché du travail en Angleterre.
Le marché du travail fut en fait le dernier marché à être organisé dans le nouveau système industriel, et cette ultime étape ne fut franchie que lorsque l'économie de marché fut prêt à démarrer, et lorsqu'on constata que l'absence de marché du travail était un mal pire même, pour le petit peuple, que les calamités qui devaient accompagner son institution. En définitive, le marché libre du travail, en dépit des méthodes inhumaines que l'on utilisa pour le créer, se révéla financièrement profitable pour tous les intéressés.
C'est alors, et alors seulement, que le problème essentiel devint visible. Les avantages économiques d'un marche libre du travail ne pouvaient compenser la destruction sociale qu'il avait provoquée. Il fallait introduire une réglementation d'un type nouveau qui protégeait à son tour le travail, mais, cette fois, contre le fonctionnement du mécanisme même du marché. Bien que les nouvelles institutions protectrices, telles que les syndicats et les lois sur les fabriques (factory laws), répondissent autant que possible aux exigences du mécanisme économique, elles n'en intervinrent pas moins dans l'autorégulation de celui-ci et, pour finir, détruisirent le système." (pp.128-129)
"L'ouvrier (laborer) était pratiquement attaché à sa paroisse. L'Act of Settlement de 1662 (loi du domicile) qui posait les règles de ce qu'on appelle le servage paroissial (parish serfdom) ne fut assoupli qu'en 1795: cette mesure aurait possible l'établissement d'un marché national du travail, si la loi de Speenhamland, ou "système des secours" (allowance system), n'avait été introduire exactement la même année. Cette loi allait dans la direction contraire: elle visait à un puissant renforcement du système paternaliste de l'organisation du travail tel que l'avaient légué les Tudors et les Stuarts. Les juges (justices) du Berkshire, réunis le 6 mai 1795, en un temps de grande détresse, à l'auberge du Pélican, à Speenhamland, près de Newbury, décidèrent qu'il fallait accorder des complètements de salaires (subsidies in aid of wages) conformément à un barème indexé sur le prix du pain, si bien qu'un revenu minimum devait être assuré aux pauvres indépendamment de leurs gains. […] Les chiffres variaient quelque peu selon les comtés, mais on adopta dans la plupart des cas le barème de Speenhamland. Il était conçu comme une mesure d'urgence, et son instauration n'eut pas de caractère officiel. Bien que communément appelé "loi", le barème lui-même ne fut jamais voté. Pourtant, il devint très vite la loi du pays dans la plupart des campagnes, et même, plus tard, dans un certain nombre de districts manufacturiers. En réalité, l'innovation sociale et économique dont il était porteur n'était rien de moins que le "droit de vivre", et jusqu'à son abrogation, en 1834, il interdit efficacement la création d'un marché concurrentiel du travail. Deux ans plus tôt, en 1832, la bourgeoisie (middle class) s'était frayé la voie vers le pouvoir, en partie pour écarter cet obstacle à la nouvelle économie capitaliste. […] Le système salarial exigeait impérativement l'abolition du "droit de vivre", tel qu'il avait été proclamé à Speenhamland: car, dans le nouveau régime de l'homme économique, personne ne travaillerait pour un salaire s'il pouvait gagner sa vie sans rien faire." (pp.129-130)
"En principe, Speenhamland signifiait que la loi sur les pauvres devait être appliquée avec générosité -en fait, on lui donna un sens opposé à celui de son intention première. Selon la loi élisabéthaine, les pauvres étaient forcés de travailler pour le salaire, quel qu'il fût, qu'ils pouvaient obtenir, et seuls ceux qui ne pouvaient trouver de travail avaient droit à un secours ; aucun secours n'était prévu ni accordé en complément de salaire. Selon la loi de Speenhamland, un homme était secouru même s'il avait un emploi, tant que son salaire était inférieur au revenu familial que lui accordait le barème. Aucun travailleur n'avait donc d'intérêt matériel à satisfaire son employeur, son revenu étant le même quel que fût le salaire gagné. Les choses n'étaient différentes que dans le cas où le salaire courant -le salaire réellement payé- dépassait le barème, cas plutôt rare à la campagne, puisque l'employeur pouvait se procurer du travail pour presque n'importe quel salaire ; il pouvait payer très peu, le subside tiré de l'impôt mettait les revenus des travailleurs en accord avec le barème. En l'espace de quelques années, la productivité du travail se mit à baisser au niveau de celle des indigents, ce qui fournit aux employeurs une raison supplémentaire pour ne pas augmenter les salaires au-delà de ce que fixait le barème. Car dès lors qu'on ne l'exécutait plus qu'avec une intensité, un soin, une efficacité qui étaient au-dessous d'un certain niveau, le travail ne se distinguait plus de la sinécure, ou d'un semblant d'activité maintenu pour sauvegarder les apparences. Bien qu'en principe le travail fût toujours imposé, en pratique, les secours à domicile se généralisaient, et même quand les secours étaient administrés au sein de l'asile des pauvres, l'occupation forcée des pensionnaires méritait à peine, désormais, le nom de travail. Cela revenait à abandonner la législation des Tudors au nom d'un paternalisme renforcé, et non pas atténué. L'extension des secours à domicile, l'introduction du complément de salaire, augmenté d'allocations distinctes pour l'épouse et les enfants, chacun de ces éléments montant et baissant avec le prix du pain, marquaient le retour spectaculaire, à l'égard du travail, de ce même principe régulateur que l'on était en train d'éliminer rapidement de l'ensemble de la vie industrielle.
Jamais mesure ne fut plus universellement populaire. Les parents étaient libres de pas s'occuper de leurs enfants, et ceux-ci ne dépendaient plus de leurs parents ; les employeurs pouvaient réduire les salaires à volonté, et les ouvriers, qu'ils fussent occupés ou oisifs, étaient à l'abri de la faim ; les humanitaristes applaudissaient la mesure comme un acte de miséricorde […] et les contribuables eux-mêmes furent lents à comprendre ce qu'il adviendrait de leurs impôts dans un système qui proclamait le "droit de vivre", qu'un homme gagnât ou non un salaire lui permettant de subsister.
A la longue le résultat fut affreux. S'il fallut un certain temps pour que l'homme du commun perdît tout amour-propre au point de préférer à un salaire le secours aux indigents, son salaire, subventionné sur les fonds publics, était voué à tomber si bas qu'il devait en être réduit à vivre on the rates, aux frais du contribuable. […] Sans l'effet prolongé du système des allocations, on ne saurait expliquer la dégradation humaine et sociale des débuts du capitalisme. […]
Si tout le monde vit dans le Reform Bill (loi de réforme de la loi électorale) de 1832 et le Poor Law Amendment Bill (amendement à la loi sur les pauvres) de 1834 le point de départ du capitalisme moderne, ce fut parce qu'ils mirent fin au règne du propriétaire terrien charitable et à son système d'allocations. La tentative faite pour créer un ordre capitaliste dépourvu de marché du travail avait désastreusement échoué. Les lois qui gouvernaient cet ordre s'étaient affirmées et avaient manifesté leur antagonisme radical avec le principe du paternalisme. […]
Sous Speenhamland, la société était déchirée par deux influences opposées ; l'une émanait du paternalisme et protégeait le travail contre les dangers du système du marché, l'autre organisait les éléments de la production, terre comprise, en un système de marché, dépouillait ainsi le petit peuple de son ancien statut, et le contraignait à gagner sa vie en mettant son travail en vente -et cela, tout en ôtant à ce travail sa valeur marchande. Une nouvelle classe d'employeurs se créait, mais aucune classe correspondante d'employées ne pouvait se constituer. Une gigantesque nouvelle vague d'enclosures mobilisait la terre et donnait naissance à un prolétariat rural, auquel la "mauvaise administration de la loi sur les pauvres" interdisait de gagner sa vie par son travail. Rien d'étonnant que les contemporains fussent atterrés par les contradictions apparentes entre une croissance presque miraculeuse de la production et le fait que les masses étaient presque affamées. Dès 1834, la conviction était générale -et passionnée chez de nombreux hommes de réflexion- que tout était préférable à la persistance de Speenhamland. Il fallait, ou bien détruire les machines, comme les luddistes avaient cherché à le faire, ou bien créer un vrai marché du travail." (pp.130-132)
"Il s'agissait essentiellement d'une époque précapitaliste, où les gens du peuple avaient encore une mentalité traditionnelle et où leur comportement était loin de dépendre des seuls mobiles monétaires. La grande majorité des campagnards étaient des propriétaires-occupants ou des tenanciers-viagers qui préféraient n'importe quel type d'existence au statut d'indigent, même si ce statut n'était pas délibérément alourdi, comme il advint par la suite, d'incapacités pénibles et ignominieuses. Si les travailleurs avaient eu la liberté de s'associer pour faire avancer leurs intérêts, le système des allocations aurait évidemment pu avoir un effet contraire sur la norme des salaires: car l'action syndicale aurait tiré de grands avantages du secours aux chômeurs […] Ce fut probablement là une des raisons des injustes lois de 1799-1800 contre les coalitions (Anti-Combination Laws), qui seraient sans cela difficilement explicables, puisque, dans l'ensemble, les magistrats du Berkshire et les membres du Parlement se souciaient les uns et les autres de la situation économique des pauvres, et puisque l'agitation politique s'était apaisée depuis 1797." (p.133)
"En 1834, la réforme de la loi sur les pauvres élimina cet obstacle au marché du travail: le "droit de vivre" fut aboli. La cruauté scientifique de la loi de réforme choqua tant le sentiment public, dans les années 1830 et 1840, et les protestations des contemporains furent si véhémentes, que la postérité se fit de la situation une idée déformée. C'est vrai: nombre des pauvres les plus nécessiteux furent abandonnés à leur sort quand les secours à domicile furent supprimés, et parmi ceux qui en souffrirent le plus amèrement se trouvaient les "pauvres méritants", trop fiers pour entrer à l'asile (workhouse), qui était devenu le séjour de la honte. Jamais peut-être dans toute l'époque moderne un acte aussi impitoyable de réforme sociale n'a été perpétré ; en prétendant simplement fournir un critère du dénuement authentique, avec l'épreuve de la workhouse, il écrasa des multitudes de vies. D'aimables philanthropes prônèrent froidement la torture psychologique et la mirent doucement en pratique ; ils y voyaient un moyen d'huiler les rouages du moulin du travail. Cependant, le gros des plaintes provenait en réalité de la brutalité avec laquelle on avait extirpé une institution ancienne et appliqué précipitamment une transformation radicale. Disraeli dénonça cette "inconcevable révolution" dans la vie des gens. Pourtant, si l'on n'avait tenu compte que des revenus en argent, on n'aurait pas tardé à estimer que la condition populaire s'était améliorée.
Les problèmes de la troisième période furent incomparablement plus profonds. Les atrocités bureaucratiques commises contre les pauvres au cours des dix années qui ont suivi 1834 par les autorités chargées d'appliquer la nouvelle loi sur les pauvres centralisée ne furent que sporadiques, et elles n'étaient rien si on les compare aux effets globaux de la puissante de toutes les institutions modernes, le marché du travail. Par son ampleur, la menace fut analogue à celle qu'avait présentée Speenhamland, avec cette différence importante que ce n'était pas l'absence, mais la présence d'un marché concurentiel du travail qui était maintenant la source de danger. Si Speenhamland avait empêché l'apparition d'une classe ouvrière, celle-ci se constituait désormais avec les pauvres au travail sous la pression d'un mécanisme inhumain." (pp.134-135)
"L'autoprotection de la société s'instaura presque immédiatement: on assista à l'apparition des lois sur les fabriques, de la législation sociale et d'un mouvement ouvrier politique et syndical." (p.136)
"Le système de Speenhamland ne fut à l'origine qu'un expédient. Pourtant, peu d'institutions ont exercé une influence plus décisive que ce système -dont il fallut se défaire avant que l'ère nouvelle pût commencer- sur le destin d'une civilisation tout entière. Produit typique d'une époque de transformation, Speenhamland mérite l'attention de tous ceux qui étudient aujourd'hui les affaires humaines.
En Angleterre, dans le système mercantiliste, l'organisation du travail reposait sur la loi sur les pauvres et sur le Statut des artisans (Statute of Artificers). Parler de "loi sur les pauvres" pour désigner les lois de 1536 à 1601, c'est, de l'aveu général, faire une erreur ; ces lois, en réalité, et les amendements qui suivirent, représentaient la moitié du code du travail anglais ; l'autre moitié était faite du Statut des artisans de 1563. Celui-ci portait sur les employés ; la loi sur les pauvres, sur ce que nous appellerions aujourd'hui les chômeurs et les non-employables (vieillard et enfants excepté). Plus tard, nous l'avons vu, vint s'ajouter à ces mesures la loi du domicile (Act of Settlement) de 1662, qui concernait le lieu de résidence légal des individus et restreignait au maximum leur mobilité. (La nette distinction entre employés, chômeurs et non-employables est, bien sûr, anachronique, car elle implique l'existence d'un système moderne des salaires, système qui ne devait apparaître que quelque deux cent cinquante ans plus tard: si nous utilisons ces termes dans cette présentation très générale, c'est par souci de simplicité).
Selon le Statut des artisans, l'organisation du travail reposait sur trois piliers: l'obligation de travailler, un apprentissage de sept ans et l'évaluation annuelle des salaires par des fonctionnaires publics. La loi -il faut le souligner- valait pour les travailleurs agricoles aussi bien que pour les artisans, et on l'appliqua aux districts ruraux comme aux villes. Pendant quelque quatre-vingt ans, le Statut fut strictement observé ; par la suite, les clauses touchant l'apprentissage tombèrent partiellement en désuétude: elles ne concernaient que les métiers traditionnels et ne s'appliquèrent tout simplement pas aux nouvelles industries, telles que celle du coton. De même, après la Restauration (1660), suspendit-on, dans une grande partie du pays, les évaluations annuelles des salaires en fonction du coût de la vie. Les clauses touchant les évaluations ne furent officiellement abrogées qu'en 1813, et celles portant sur les salaires qu'en 1814. Cependant, la règle de l'apprentissage survécut à maints égards au Statut: c'est encore aujourd'hui la pratique générale des métiers qualifiés en Angleterre. Dans les campagnes, l'obligation de travailler disparut peu à peu. On peut pourtant dire que, durant les deux siècles et demi en question, le Statut des artisans fixa les grandes lignes d'une organisation du travail fondée sur les principes de la réglementation et du paternalisme.
Le Statut des artisans était donc complété par les lois sur les pauvres, terme très propre à égarer des oreilles modernes, pour lesquelles poor (pauvre) et pauper (indigent) se ressemblent beaucoup. En réalité, les gentilshommes d'Angleterre estimaient pauvres toutes les personnes qui ne possédaient pas de revenus suffisants pour vivre dans l'oisiveté. "Pauvre" était donc pratiquement synonyme de "peuple" ("common people"), et celui-ci comprenait toutes les classes, sauf celle des propriétaires terriens (il n'y avait guère de marchand prospère qui manquât d'acheter des terres). Si bien que le terme de "pauvre" désignait à la fois tous ceux qui étaient dans le besoin, et tout le peuple, si et quand il était dans le besoin Cela incluait évidemment les indigents, mais pas eux seuls. Dans une société qui proclamait qu'il y avait place en son sein pour chaque chrétien, il fallait prendre soin des vieillards, des infirmes et des orphelins. Mais il y avait avant tout les pauvres valides, ceux que nous appellerions les chômeurs, l'hypothèse étant qu'ils auraient la possibilité de gagner leur vie par le travail manuel si seulement ils pouvaient trouver un emploi. La mendicité était sévèrement punie ; le vagabondage, en cas de récidive, était une infraction capitale. La loi sur les pauvres de 1601 décida que le pauvre valide devait être mis au travail de manière à gagner son entretien, que la paroisse devait assurer ; les secours furent carrément mis à la charge de cette dernière, qui reçut pouvoir de lever les sommes nécessaires par des taxes ou des impôts locaux. Ceux-ci devaient être perçus sur tous les propriétaires et locataires, qu'ils fussent riches ou non, selon le loyer de la terre ou des maisons qu'ils occupaient.
(p.139-144)
"Jusqu'en 1785, le public anglais n'eut conscience d'aucun changement majeur dans la vie économique -si ce n'est l'accroissement irrégulier du commerce et l'augmentation du paupérisme.
(pp.144-157)
"L'abolition de Speenhamland fut le vrai acte de naissance de la classe ouvrière moderne, que ses intérêts immédiats destinaient à devenir la protectrice de la société contre les dangers intrinsèques d'une civilisation de la machine. Mais, quoi que leur réservât l'avenir, ce fut ensemble que classe ouvrière et économie de marché apparurent dans l'histoire. La haine pour les secours publics, la méfiance envers l'action de l'Etat, l'accent mis sur la respectabilité et l'indépendance, restèrent des générations durant caractéristiques de l'ouvrier britannique.
L'abrogation de Speenhamland fut l'œuvre d'une nouvelle classe qui faisait son entrée sur la scène de l'histoire: la bourgeoisie anglaise. Le corps des propriétaires fonciers (squires) ne pouvait accomplir la tâche que ces classes étaient destinées à remplir: transformer la société en économie de marché. Avant que cette transformation soit en bonne voie, il fallut abroger des douzaines de lois et en voter des douzaines d'autres. Le Parliamentary Reform Bill de 1832 priva les bourgs pourris de leur représentation et donna une fois pour toutes le pouvoir aux roturiers au sein de la Chambre des Communes. Leur premier grand acte de réforme fut l'abolition de Speenhamland. Maintenant que nous percevons bien à quel point les méthodes paternalistes que supposait cette loi s'étaient incorporées à la vie du pays, nous pouvons comprendre pourquoi les partisans, même les plus radicaux, de la réforme hésitèrent à proposer une période de transition inférieure à dix ou quinze ans. En réalité, la réforme intervint avec une brusquerie qui rend absurde la légende des Anglais qui font les choses pas à pas, légende que l'on cultiva par la suite lorsqu'on eut besoin d'arguments contre une réforme radicale. Le choc brutal causé par cet événement hanta des générations durant les rêves éveillés de la classe ouvrière anglaise. Et pourtant, cette opération déchirante dut son succès à la conviction profonde des larges couches de la population -comprenant les ouvriers eux-mêmes- qui croyaient que le système qui, selon toutes apparences, les aidait, en vérité les dépouillait, et que le "droit de vivre" était la maladie qui conduisait à la mort.
La nouvelle loi stipulait qu'à l'avenir aucun secours à domicile ne serait accordé. Son administration était nationale et différenciée. A cet égard également, ce fut une réforme complète. Il fut naturellement mis fin à l'aide aux salaires. L'épreuve d'entrée à la workhouse fut rétablie, mais dans un sens nouveau. C'était maintenant au candidat de décider s'il était démuni de toutes ressources au point de fréquenter de son propre gré un abri dont on faisait délibérément un lieu d'horreur. La workhouse fut frappée d'un stigmate ; et y résider devint une torture morale et psychologique, alors même que l'on y satisfait aux exigences de l'hygiène et de la décence -et que l'on utiliser en vérité ces exigences comme prétexte à d'autres dépossessions. Ce n'étaient ni les juges de paix ni les inspecteurs locaux qui devaient appliquer la loi, mais des autorités à la compétence plus large -les guardians- qui exerçaient une surveillance centrale dictatoriale. […]
En 1834, le capitalisme industriel était prêt à prendre le départ, et ce fut la réforme de la loi sur les pauvres. La loi de Speenhamland, qui avait protégé l'Angleterre rurale -donc, la population laborieuse en général- contre la pleine force du mécanisme de marché, rongeait la société jusqu'à la moelle. Au moment de son abrogation, des masses énormes de travailleurs ressemblaient plus aux spectres qui peuvent hanter un cauchemar qu'à des êtres humains. Mais si les ouvriers étaient physiquement déshumanisés, les classes possédantes étaient moralement dégradées. L'unité traditionnelle d'une société chrétienne faisait place chez les gens cossus au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables. Les "Deux Nations" prenaient forme. A l'ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d'une pauvreté inouïe. Les savants proclamaient à l'unisson que l'on avait découvert une science qui ne laissait pas le moindre doute sur les lois qui gouvernaient le monde des hommes. Ce fut sous l'autorité de ces lois que la compassion fut ôtée des cœurs et qu'une détermination stoïque à renoncer à la solidarité humaine au nom du plus grand bonheur du plus grand nombre acquit la dignité d'une religion séculière.
Le mécanisme du marché s'affirmait et réclamait à grands cris d'être parachevé: il fallait que le travail des hommes devînt une marchandise. Le paternalisme réactionnaire avait en vain cherché à résister à cette nécessité. Échappés aux horreurs de Speenhamland, les hommes se ruèrent aveuglément vers le refuge d'une utopique économie de marché." (pp.157-159)
-Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. tel, 1983 (1944 pour la première édition états-unienne), 463 pages.
https://minarchiste.wordpress.com/2016/04/29/karl-polanyi-et-sa-grande-transformation/
"Pour la première fois, on se représentait une sorte particulière de phénomènes sociaux, les phénomènes économiques, comme séparés de la société et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social devait être soumis." (p.7)
"On ne pouvait bien évidemment appliquer aux sociétés non modernes les concepts économiques." (p.
"E. J. Hobsbawm le signale comme "extrêmement intéressant" […] Le jugement, très global, de Fernand Braudel, est tout à l'opposé." (note 4 p.426)
-Louis Dumont, préface à Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. tel, 1983 (1944 pour la première édition états-unienne), 463 pages.
"Notre thèse est que l'idée d'un marché s'ajustant lui-même était purement utopique. Une telle institution ne pourrait exister de façon suivie sans anéantir la substance humaine et naturelle de la société, sans détruire l'homme et sans transformer son milieu en désert. Inévitablement, la société prit des mesures pour se protéger, mais toutes ces mesures, quelles qu'elles fussent, compromirent l'autorégulation du marché, désorganisèrent la vie industrielle, et exposèrent ainsi la société à d'autres dangers." (p.38)
"La civilisation du XIXe siècle fut unique précisément en ce qu'elle reposait sur un mécanisme institutionnel bien déterminé." (p.38)
"Au XIXe siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815 à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les unes aux autres que dix-huit mois au total." (p.39)
"A la fin des années 1870, cependant, l'épisode du libre-échange (1846-1879) touchait à sa fin ; l'utilisation effective de l'étalon-or par l'Allemagne marqua les débuts d'une ère de protectionnisme et d'expansion coloniale." (p.56)
"L'équilibre des puissances, l'étalon-or et l'Etat libéral, ces principes fondamentaux de la civilisation du XIXe siècle, tenaient tous leur forme, en dernière analyse, d'une unique matrice commune, le marché autorégulateur." (p.70)
"Seule la civilisation du XIXe siècle fut économique dans un sens différent et distinct, car elle choisit de se fonder sur un mobile, celui du gain, dont la validité n'est que rarement reconnue dans l'histoire des sociétés humaines." (p.70)
"La société de marché était née en Angleterre […] Pour comprendre le fascisme allemand, nous devons revenir à l'Angleterre de Ricardo. Le XIXe siècle, on ne saurait trop le souligner, fut le siècle de l'Angleterre. La Révolution industrielle fut un événement anglais. L'économie de marché, le libre-échange et l'étalon-or furent des inventions anglaises. Dans les années vingt, ces institutions s'effondrèrent partout- en Allemagne, en Italie ou en Autriche, les choses furent simplement plus politiques et plus dramatiques. Mais, quels qu'aient été le décor et la température des épisodes finaux, c'est dans le pays natal de la Révolution industrielle, l'Angleterre, que l'on doit étudier les facteurs à long terme qui ont causé la ruine de cette civilisation." (p.71)
"C'est à juste titre que l'on a dit des enclosures qu'elles étaient une révolution des riches contre les pauvres. Les seigneurs et les nobles bouleversaient l'ordre social et ébranlaient le droit et la coutume d'antan, en employant parfois la violence, souvent les pressions et l'intimidation. Ils volaient littéralement leur part de communaux aux pauvres, et abattaient les maisons que ceux-ci, grâce à la force inébranlable de la coutume, avaient longtemps considérées comme leur appartenant, à eux et à leurs héritiers. Le tissu de la société se déchirait ; les villages abandonnés et les demeures en ruine témoignaient de la violence avec laquelle la révolution faisait rage, mettait en danger les défenses du pays, dévastait ses villes, décimait sa population, changeait en poussière son sol épuisé, harcelait ses habitants et les transformait, d'honnêtes laboureurs qu'ils étaient, en une tourbe de mendiants et de voleurs. Certes, seules certaines régions étaient affectées, mais les tâches sombres menaçaient de se rejoindre et de généraliser ainsi la catastrophe. Contre ce fléau, le roi et son conseil, les chanceliers, les évêques défendaient le bien-être de la communauté et, en vérité, la subsistance humaine et naturelle de la société. Presque sans arrêt, un siècle et demi durant -des années 1490 (au plus tard) aux années 1640-, ils luttèrent contre la dépopulation. La contre-révolution fit périr le Lord protecteur Somerset, effaça du code les lois sur les enclosures et établit la dictature des seigneurs éleveurs (grazier lords), après la défaite de la rébellion de Kett et le massacre de plusieurs milliers de paysans qui l'accompagna. On accusera Somerset, et non sans vérité, d'avoir, par sa ferme dénonciation des enclosures, encouragé les paysans rebelles." (pp.77-78)
"Si l'Angleterre supporta sans grave dommage la calamité des enclosures, ce fut parce que les Tudors et les premiers Stuarts utilisèrent le pouvoir de la Couronne pour ralentir le processus de développement économique jusqu'à ce qu'il devienne socialement supportable -cela, en usant du pouvoir du gouvernement central pour soulager les victimes de la transformation, et en cherchant à canaliser le processus de changement de manière à en rendre le cours moins dévastateur. Les idées de leur chancelleries et courts of prerogative étaient rien moins que conservatrices ; elles étaient bien dans l'esprit, tout scientifique, du nouvel art de gouverner qui favorisait l'immigration des artisans étrangers, implantait avec empressement les nouvelles techniques, adoptait les méthodes statistiques et les habitudes de précision dans la rédaction des rapports, faisait fi de la coutume et de la tradition, s'opposait aux droits consacrés par l'usage, rognait sur les privilèges ecclésiastiques et ignorait le droit coutumier. Si l'innovation fait le révolutionnaire, ils furent les révolutionnaires de l'époque. Leur but était le bien-être du commun des mortels, magnifié dans le pouvoir et la grandeur du souverain. Mais l'avenir appartenait au constitutionnalisme et au Parlement." (pp.81-82)
"Des écrivains de toutes opinions et partis, des conservateurs et des libéraux, des capitalistes et des socialistes, ont immanquablement parlé des conditions sociales sous la Révolution industrielle comme un véritable abîme de dégradation humaine.
Aucune explication satisfaisante de l'événement n'a encore été avancée. Les contemporains imaginèrent qu'ils avaient découvert la clé de la damnation dans les régularités d'airain qui gouvernaient la richesse et la pauvreté, et qu'ils appelèrent loi des salaires et loi de la population ; ils ont été réfutés. L'exploitation fut proposée comme autre explication de la richesse comme de la pauvreté ; mais elle était incapable de rendre compte du fait que les salaires étaient plus élevés dans les taudis industriels que dans toutes les autres régions et qu'ils continuèrent dans l'ensemble à augmenter pendant un siècle encore. On alléguait plus souvent un ensemble complexe (convolute) de causes, ce qui, ici encore, n'était guère satisfaisant.
Notre propre solution n'est rien moins que simple ; elle occupe en fait la plus grande partie du présent livre. Nous pensons qu'une avalanche de dislocations sociales, surpassant de loin celle de la période des enclosures, s'abattit sur l'Angleterre ; que cette catastrophe accompagnait un vaste mouvement d'amélioration économique ; qu'un mécanisme institutionnel entièrement neuf commençait à agir sur la société occidentale ; que ses dangers, quand ils apparurent, touchèrent à ce qu'il y a de plus vital, et que l'on n'en a jamais vraiment triomphé ; et que l'histoire de la civilisation du XIXe siècle fut faite en grande partie de tentatives pour protéger la société contre les ravages de ce mécanisme. La Révolution industrielle fut simplement le début d'une révolution aussi extrême, et aussi radicale, que toutes celles qui avaient jamais enflammé l'esprit des sectaires, mais le nouveau credo était entièrement matérialiste et impliquait que, moyennant une quantité illimitée de biens matériels, tous les problèmes humains pouvaient être résolus.
Cette histoire a été contée d'innombrables fois: comment l'action réciproque de l'expansion des marchés, de la présence de charbon et de fer -ainsi que d'un climat humide favorable à l'industrie cotonnière-, de la multitude de gens dépossédés par les nouvelles enclosures du XVIIIe siècle, de l'existence d'institutions libres, de l'invention des machines, et d'autres causes encore, provoqua la Révolution industrielle. On a démontré de manière concluante qu'aucune cause particulière ne mérite d'être séparée de la chaîne causale et distinguée comme la véritable cause de cet événement soudain et inattendu.
Mais comment définir cette Révolution elle-même ? Quelle était sa caractéristique fondamentale ? Était-ce l'essor des petites villes industrielles (factory towns), l'apparition des taudis, les longues heures de travail des enfants, les bas salaires de certaines catégories d'ouvriers, l'augmentation du taux de croissance démographique, la concentration des industries ? Nous avançons l'idée que tout cela était simplement le résultat d'un uniquement changement fondamental, la création d'une économie de marché." (pp.83-84)
"En dépit du chœur d'incantations universitaires, si opiniâtre tout au long du XIXe siècle, le gain et le profit tiré des échanges n'avaient jamais joué auparavant un rôle important dans l'économie humaine. Quoique l'institution du marché ait été tout à fait courante depuis la fin de l'Age de pierre, son rôle n'avait jamais été que secondaire dans la vie économique." (p.87)
"Max Weber fut le premier, parmi les historiens modernes de l'économie, à protester contre la mise à l'écart de l'économie primitive sous prétexte qu'elle était sans rapports avec la question des mobiles et des mécanismes des sociétés civilisées." (p.90)
"En gros […] tous les systèmes économiques qui nous sont connus jusqu'à la fin de la féodalité en Europe occidentale étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité ou de la redistribution, soit de l'administration domestique, soit d'une combinaison des trois. Ces principes furent institutionnalisés à l'aide d'une organisation sociale qui utilisait, entre autres, les modèles de la symétrie, de la centralité et de l'autarcie. Dans ce cadre, la production et la distribution ordonnées des biens étaient assurées grâce à toutes sortes de mobiles individuels disciplinés par des principes généraux de comportement. Parmi ces mobiles, le gain n'occupait pas la première place. La coutume et le droit, la magie et la religion induisaient de concert l'individu à se conformer à des règles de comportement qui lui permettraient en définitive de fonctionner dans le système économique.
A cet égard, la période gréco-romaine, en dépit de l'extrême développement de son commerce, n'a pas représenté de rupture. Elle s'est caractérisée par la grande échelle sur laquelle la redistribution des gains était pratiquée par l'administration romaine au sein d'une économie par ailleurs fondée sur l'administration domestique ; elle ne fit nullement exception à cette règle qui prévalut jusqu'à la fin du Moyen Age, et qui voulait que les marchés ne jouent aucun rôle important dans le système économique ; d'autres modèles institutionnels prédominaient.
A partir du XVIe siècle, les marchés furent à la fois nombreux et importants. Dans le système mercantile, ils devinrent en fait une des préoccupations principales de l'Etat ; aucun signe, pourtant n'annonçait encore la mainmise des marchés sur la société humaine. Au contraire. La réglementation et l'enrégimentation étaient plus strictes que jamais ; on n'avait même pas l'idée d'un marché auto-régulateur." (pp.101-102)
"Les villes dressaient tous les obstacles possibles à la formation de ce marché national ou intérieur que réclamait le grossiste capitaliste. En maintenant le principe d'un commerce local non concurrentiel et d'un commerce au long cours également non concurrentiel et assuré de ville à ville, les bourgeois empêchaient par tous les moyes à leur disposition l'absorption des campagnes dans l'espace du commerce ainsi que l'instauration de la liberté du commerce (indiscriminate trade) entre les villes du pays. Ce fut cette évolution qui contraignit l'Etat territorial à se porter au premier plan comme instrument de la "nationalisation" du marché et comme créateur du commerce intérieur.
Aux XVe et XVIe siècles, l'action délibérée de l'Etat imposa le système mercantile au protectionnisme acharné des villes et des principautés." (p.114)
"Corporations de métiers et privilèges féodaux ne furent abolis en France qu'en 1790 ; en Angleterre, ce fut seulement en 1813-1814 qu'on abrogea le Statut des artisans et en 1834 la loi sur les pauvres. Dans ces deux pays, il fallut attendre la dernière décennie du XVIIIe siècle pour simplement débattre de la création d'un marché libre du travail ; quant à l'idée d'une autorégulation de la vie économique, elle dépassait tout à fait l'horizon de l'époque." (p.120)
"C'est à l'aide du concept du marchandise (commodity) que le mécanisme du marché s'enclenche sur les divers éléments de la vie industrielle. Les marchandises sont ici empiriquement définies comme des objets produits pour la vente sur le marché ; et les marchés sont eux aussi empiriquement définis comme des contacts effectifs entre acheteurs et vendeurs. […]
Le point fondamental est le suivant: le travail, la terre et l'argent sont des éléments essentiels de l'industrie ; ils doivent eux aussi être organisés en marchés ; ces marchés forment en fait une partie absolument essentielle du système économique. Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises ; en ce qui les concerne, le postulat selon lequel tout ce qui est acheté et vendu doit être été produit pour la vente est carrément faux. En d'autres termes, si l'on s'en tient à la définition empirique de la marchandise, ce ne sont pas des marchandises. Le travail n'est que l'autre nom de l'activité économique qui accompagne la vie elle-même -laquelle, de son côté, n'est pas produite pour la vente mais pour des raisons entièrement différentes-, et cette activité ne peut pas non plus être détachée du reste de la vie, être entreposée ou mobilisée ; la terre n'est que l'autre nom de la nature, qui n'est pas produite par l'homme ; enfin, la monnaie réelle est simplement un signe de pouvoir d'achat qui, en règle générale, n'est pas le moins du monde produit, mais est une création du mécanisme de la banque ou de la finance d'Etat. Aucun de ces trois éléments -travail, terre, monnaie- n'est produit pour la vente ; lorsqu'on les décrit comme des marchandises, c'est entièrement fictif.
C'est néanmoins à l'aide de cette fiction que s'organisent dans la réalité les marchés du travail, de la terre et de la monnaie ; ceux-ci sont réellement achetés et vendus sur le marché […] La fiction de la marchandise fournit par conséquent un principe d'organisation d'importance vitale, qui concerne l'ensemble de la société, et qui affecte presque toutes ses institutions de la façon la plus variée." (pp.122-123)
"Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l'utilisation du pouvoir d'achat, cela aurait pour résultat de détruire la société. Car la prétendue marchandise qui a nom "force de travail" ne peut être bousculée, employée à tors et à travers, ou même laissée inutilisée, sans que soit également affecté l'individu humain qui se trouve être le porteur de cette marchandise particulière. En disposant de la force de travail d'un homme, le système disposerait d'ailleurs de l'entité physique, psychologique et morale "homme" qui s'attache à cette force. Dépouillés de la couverture protectrice des institutions culturelles, les êtres humains périraient, ainsi exposés à la société ; ils mourraient, victimes d'une désorganisation sociale aiguë, tués par le vice, la perversion, le crime et l'inanition. La nature serait réduite à ses éléments, l'environnement naturel et les paysages souillés, les rivières polluées, la sécurité militaire compromise, le pouvoir de produire de la nourriture et des matières premières détruit. Et, pour finir, l'administration du pouvoir d'achat par le marché soumettrait les entreprises commerciales à des liquidations périodiques, car l'alternance de la pénurie et de la surabondance de monnaie se révèlerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour la société primitive. Les marchés du travail, de la terre et de la monnaie sont sans aucun doute essentiels pour l'économie de marché. Mais aucune société ne pourrait supporter, ne fût-ce que pendant le temps le plus bref, les effets d'un pareil systèmes fondé sur des fictions grossières, si sa substance humaine et naturelle comme son organisation commerciale n'étaient pas protégées contre les ravages de cette fabrique du diable." (pp.123-124)
"Rien ne sauva le petit peuple d'Angleterre du choc de la Révolution industrielle. Une foi aveugle dans le progrès spontané s'était emparée des esprits, et les plus éclairés parmi eux hâtèrent avec le fanatisme des sectaires un changement social sans limites et sans règles. Les effets que celui-ci eut sur la vie des gens dépassèrent en horreur toute description. Au vrai, la société aurait été anéantie, n'eussent été les contre-mouvements protecteurs qui amortirent l'action de ce mécanisme autodestructeur." (p.127)
"Durant la période la plus active de la Révolution industriel, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d'empêcher la création d'un marché du travail en Angleterre.
Le marché du travail fut en fait le dernier marché à être organisé dans le nouveau système industriel, et cette ultime étape ne fut franchie que lorsque l'économie de marché fut prêt à démarrer, et lorsqu'on constata que l'absence de marché du travail était un mal pire même, pour le petit peuple, que les calamités qui devaient accompagner son institution. En définitive, le marché libre du travail, en dépit des méthodes inhumaines que l'on utilisa pour le créer, se révéla financièrement profitable pour tous les intéressés.
C'est alors, et alors seulement, que le problème essentiel devint visible. Les avantages économiques d'un marche libre du travail ne pouvaient compenser la destruction sociale qu'il avait provoquée. Il fallait introduire une réglementation d'un type nouveau qui protégeait à son tour le travail, mais, cette fois, contre le fonctionnement du mécanisme même du marché. Bien que les nouvelles institutions protectrices, telles que les syndicats et les lois sur les fabriques (factory laws), répondissent autant que possible aux exigences du mécanisme économique, elles n'en intervinrent pas moins dans l'autorégulation de celui-ci et, pour finir, détruisirent le système." (pp.128-129)
"L'ouvrier (laborer) était pratiquement attaché à sa paroisse. L'Act of Settlement de 1662 (loi du domicile) qui posait les règles de ce qu'on appelle le servage paroissial (parish serfdom) ne fut assoupli qu'en 1795: cette mesure aurait possible l'établissement d'un marché national du travail, si la loi de Speenhamland, ou "système des secours" (allowance system), n'avait été introduire exactement la même année. Cette loi allait dans la direction contraire: elle visait à un puissant renforcement du système paternaliste de l'organisation du travail tel que l'avaient légué les Tudors et les Stuarts. Les juges (justices) du Berkshire, réunis le 6 mai 1795, en un temps de grande détresse, à l'auberge du Pélican, à Speenhamland, près de Newbury, décidèrent qu'il fallait accorder des complètements de salaires (subsidies in aid of wages) conformément à un barème indexé sur le prix du pain, si bien qu'un revenu minimum devait être assuré aux pauvres indépendamment de leurs gains. […] Les chiffres variaient quelque peu selon les comtés, mais on adopta dans la plupart des cas le barème de Speenhamland. Il était conçu comme une mesure d'urgence, et son instauration n'eut pas de caractère officiel. Bien que communément appelé "loi", le barème lui-même ne fut jamais voté. Pourtant, il devint très vite la loi du pays dans la plupart des campagnes, et même, plus tard, dans un certain nombre de districts manufacturiers. En réalité, l'innovation sociale et économique dont il était porteur n'était rien de moins que le "droit de vivre", et jusqu'à son abrogation, en 1834, il interdit efficacement la création d'un marché concurrentiel du travail. Deux ans plus tôt, en 1832, la bourgeoisie (middle class) s'était frayé la voie vers le pouvoir, en partie pour écarter cet obstacle à la nouvelle économie capitaliste. […] Le système salarial exigeait impérativement l'abolition du "droit de vivre", tel qu'il avait été proclamé à Speenhamland: car, dans le nouveau régime de l'homme économique, personne ne travaillerait pour un salaire s'il pouvait gagner sa vie sans rien faire." (pp.129-130)
"En principe, Speenhamland signifiait que la loi sur les pauvres devait être appliquée avec générosité -en fait, on lui donna un sens opposé à celui de son intention première. Selon la loi élisabéthaine, les pauvres étaient forcés de travailler pour le salaire, quel qu'il fût, qu'ils pouvaient obtenir, et seuls ceux qui ne pouvaient trouver de travail avaient droit à un secours ; aucun secours n'était prévu ni accordé en complément de salaire. Selon la loi de Speenhamland, un homme était secouru même s'il avait un emploi, tant que son salaire était inférieur au revenu familial que lui accordait le barème. Aucun travailleur n'avait donc d'intérêt matériel à satisfaire son employeur, son revenu étant le même quel que fût le salaire gagné. Les choses n'étaient différentes que dans le cas où le salaire courant -le salaire réellement payé- dépassait le barème, cas plutôt rare à la campagne, puisque l'employeur pouvait se procurer du travail pour presque n'importe quel salaire ; il pouvait payer très peu, le subside tiré de l'impôt mettait les revenus des travailleurs en accord avec le barème. En l'espace de quelques années, la productivité du travail se mit à baisser au niveau de celle des indigents, ce qui fournit aux employeurs une raison supplémentaire pour ne pas augmenter les salaires au-delà de ce que fixait le barème. Car dès lors qu'on ne l'exécutait plus qu'avec une intensité, un soin, une efficacité qui étaient au-dessous d'un certain niveau, le travail ne se distinguait plus de la sinécure, ou d'un semblant d'activité maintenu pour sauvegarder les apparences. Bien qu'en principe le travail fût toujours imposé, en pratique, les secours à domicile se généralisaient, et même quand les secours étaient administrés au sein de l'asile des pauvres, l'occupation forcée des pensionnaires méritait à peine, désormais, le nom de travail. Cela revenait à abandonner la législation des Tudors au nom d'un paternalisme renforcé, et non pas atténué. L'extension des secours à domicile, l'introduction du complément de salaire, augmenté d'allocations distinctes pour l'épouse et les enfants, chacun de ces éléments montant et baissant avec le prix du pain, marquaient le retour spectaculaire, à l'égard du travail, de ce même principe régulateur que l'on était en train d'éliminer rapidement de l'ensemble de la vie industrielle.
Jamais mesure ne fut plus universellement populaire. Les parents étaient libres de pas s'occuper de leurs enfants, et ceux-ci ne dépendaient plus de leurs parents ; les employeurs pouvaient réduire les salaires à volonté, et les ouvriers, qu'ils fussent occupés ou oisifs, étaient à l'abri de la faim ; les humanitaristes applaudissaient la mesure comme un acte de miséricorde […] et les contribuables eux-mêmes furent lents à comprendre ce qu'il adviendrait de leurs impôts dans un système qui proclamait le "droit de vivre", qu'un homme gagnât ou non un salaire lui permettant de subsister.
A la longue le résultat fut affreux. S'il fallut un certain temps pour que l'homme du commun perdît tout amour-propre au point de préférer à un salaire le secours aux indigents, son salaire, subventionné sur les fonds publics, était voué à tomber si bas qu'il devait en être réduit à vivre on the rates, aux frais du contribuable. […] Sans l'effet prolongé du système des allocations, on ne saurait expliquer la dégradation humaine et sociale des débuts du capitalisme. […]
Si tout le monde vit dans le Reform Bill (loi de réforme de la loi électorale) de 1832 et le Poor Law Amendment Bill (amendement à la loi sur les pauvres) de 1834 le point de départ du capitalisme moderne, ce fut parce qu'ils mirent fin au règne du propriétaire terrien charitable et à son système d'allocations. La tentative faite pour créer un ordre capitaliste dépourvu de marché du travail avait désastreusement échoué. Les lois qui gouvernaient cet ordre s'étaient affirmées et avaient manifesté leur antagonisme radical avec le principe du paternalisme. […]
Sous Speenhamland, la société était déchirée par deux influences opposées ; l'une émanait du paternalisme et protégeait le travail contre les dangers du système du marché, l'autre organisait les éléments de la production, terre comprise, en un système de marché, dépouillait ainsi le petit peuple de son ancien statut, et le contraignait à gagner sa vie en mettant son travail en vente -et cela, tout en ôtant à ce travail sa valeur marchande. Une nouvelle classe d'employeurs se créait, mais aucune classe correspondante d'employées ne pouvait se constituer. Une gigantesque nouvelle vague d'enclosures mobilisait la terre et donnait naissance à un prolétariat rural, auquel la "mauvaise administration de la loi sur les pauvres" interdisait de gagner sa vie par son travail. Rien d'étonnant que les contemporains fussent atterrés par les contradictions apparentes entre une croissance presque miraculeuse de la production et le fait que les masses étaient presque affamées. Dès 1834, la conviction était générale -et passionnée chez de nombreux hommes de réflexion- que tout était préférable à la persistance de Speenhamland. Il fallait, ou bien détruire les machines, comme les luddistes avaient cherché à le faire, ou bien créer un vrai marché du travail." (pp.130-132)
"Il s'agissait essentiellement d'une époque précapitaliste, où les gens du peuple avaient encore une mentalité traditionnelle et où leur comportement était loin de dépendre des seuls mobiles monétaires. La grande majorité des campagnards étaient des propriétaires-occupants ou des tenanciers-viagers qui préféraient n'importe quel type d'existence au statut d'indigent, même si ce statut n'était pas délibérément alourdi, comme il advint par la suite, d'incapacités pénibles et ignominieuses. Si les travailleurs avaient eu la liberté de s'associer pour faire avancer leurs intérêts, le système des allocations aurait évidemment pu avoir un effet contraire sur la norme des salaires: car l'action syndicale aurait tiré de grands avantages du secours aux chômeurs […] Ce fut probablement là une des raisons des injustes lois de 1799-1800 contre les coalitions (Anti-Combination Laws), qui seraient sans cela difficilement explicables, puisque, dans l'ensemble, les magistrats du Berkshire et les membres du Parlement se souciaient les uns et les autres de la situation économique des pauvres, et puisque l'agitation politique s'était apaisée depuis 1797." (p.133)
"En 1834, la réforme de la loi sur les pauvres élimina cet obstacle au marché du travail: le "droit de vivre" fut aboli. La cruauté scientifique de la loi de réforme choqua tant le sentiment public, dans les années 1830 et 1840, et les protestations des contemporains furent si véhémentes, que la postérité se fit de la situation une idée déformée. C'est vrai: nombre des pauvres les plus nécessiteux furent abandonnés à leur sort quand les secours à domicile furent supprimés, et parmi ceux qui en souffrirent le plus amèrement se trouvaient les "pauvres méritants", trop fiers pour entrer à l'asile (workhouse), qui était devenu le séjour de la honte. Jamais peut-être dans toute l'époque moderne un acte aussi impitoyable de réforme sociale n'a été perpétré ; en prétendant simplement fournir un critère du dénuement authentique, avec l'épreuve de la workhouse, il écrasa des multitudes de vies. D'aimables philanthropes prônèrent froidement la torture psychologique et la mirent doucement en pratique ; ils y voyaient un moyen d'huiler les rouages du moulin du travail. Cependant, le gros des plaintes provenait en réalité de la brutalité avec laquelle on avait extirpé une institution ancienne et appliqué précipitamment une transformation radicale. Disraeli dénonça cette "inconcevable révolution" dans la vie des gens. Pourtant, si l'on n'avait tenu compte que des revenus en argent, on n'aurait pas tardé à estimer que la condition populaire s'était améliorée.
Les problèmes de la troisième période furent incomparablement plus profonds. Les atrocités bureaucratiques commises contre les pauvres au cours des dix années qui ont suivi 1834 par les autorités chargées d'appliquer la nouvelle loi sur les pauvres centralisée ne furent que sporadiques, et elles n'étaient rien si on les compare aux effets globaux de la puissante de toutes les institutions modernes, le marché du travail. Par son ampleur, la menace fut analogue à celle qu'avait présentée Speenhamland, avec cette différence importante que ce n'était pas l'absence, mais la présence d'un marché concurentiel du travail qui était maintenant la source de danger. Si Speenhamland avait empêché l'apparition d'une classe ouvrière, celle-ci se constituait désormais avec les pauvres au travail sous la pression d'un mécanisme inhumain." (pp.134-135)
"L'autoprotection de la société s'instaura presque immédiatement: on assista à l'apparition des lois sur les fabriques, de la législation sociale et d'un mouvement ouvrier politique et syndical." (p.136)
"Le système de Speenhamland ne fut à l'origine qu'un expédient. Pourtant, peu d'institutions ont exercé une influence plus décisive que ce système -dont il fallut se défaire avant que l'ère nouvelle pût commencer- sur le destin d'une civilisation tout entière. Produit typique d'une époque de transformation, Speenhamland mérite l'attention de tous ceux qui étudient aujourd'hui les affaires humaines.
En Angleterre, dans le système mercantiliste, l'organisation du travail reposait sur la loi sur les pauvres et sur le Statut des artisans (Statute of Artificers). Parler de "loi sur les pauvres" pour désigner les lois de 1536 à 1601, c'est, de l'aveu général, faire une erreur ; ces lois, en réalité, et les amendements qui suivirent, représentaient la moitié du code du travail anglais ; l'autre moitié était faite du Statut des artisans de 1563. Celui-ci portait sur les employés ; la loi sur les pauvres, sur ce que nous appellerions aujourd'hui les chômeurs et les non-employables (vieillard et enfants excepté). Plus tard, nous l'avons vu, vint s'ajouter à ces mesures la loi du domicile (Act of Settlement) de 1662, qui concernait le lieu de résidence légal des individus et restreignait au maximum leur mobilité. (La nette distinction entre employés, chômeurs et non-employables est, bien sûr, anachronique, car elle implique l'existence d'un système moderne des salaires, système qui ne devait apparaître que quelque deux cent cinquante ans plus tard: si nous utilisons ces termes dans cette présentation très générale, c'est par souci de simplicité).
Selon le Statut des artisans, l'organisation du travail reposait sur trois piliers: l'obligation de travailler, un apprentissage de sept ans et l'évaluation annuelle des salaires par des fonctionnaires publics. La loi -il faut le souligner- valait pour les travailleurs agricoles aussi bien que pour les artisans, et on l'appliqua aux districts ruraux comme aux villes. Pendant quelque quatre-vingt ans, le Statut fut strictement observé ; par la suite, les clauses touchant l'apprentissage tombèrent partiellement en désuétude: elles ne concernaient que les métiers traditionnels et ne s'appliquèrent tout simplement pas aux nouvelles industries, telles que celle du coton. De même, après la Restauration (1660), suspendit-on, dans une grande partie du pays, les évaluations annuelles des salaires en fonction du coût de la vie. Les clauses touchant les évaluations ne furent officiellement abrogées qu'en 1813, et celles portant sur les salaires qu'en 1814. Cependant, la règle de l'apprentissage survécut à maints égards au Statut: c'est encore aujourd'hui la pratique générale des métiers qualifiés en Angleterre. Dans les campagnes, l'obligation de travailler disparut peu à peu. On peut pourtant dire que, durant les deux siècles et demi en question, le Statut des artisans fixa les grandes lignes d'une organisation du travail fondée sur les principes de la réglementation et du paternalisme.
Le Statut des artisans était donc complété par les lois sur les pauvres, terme très propre à égarer des oreilles modernes, pour lesquelles poor (pauvre) et pauper (indigent) se ressemblent beaucoup. En réalité, les gentilshommes d'Angleterre estimaient pauvres toutes les personnes qui ne possédaient pas de revenus suffisants pour vivre dans l'oisiveté. "Pauvre" était donc pratiquement synonyme de "peuple" ("common people"), et celui-ci comprenait toutes les classes, sauf celle des propriétaires terriens (il n'y avait guère de marchand prospère qui manquât d'acheter des terres). Si bien que le terme de "pauvre" désignait à la fois tous ceux qui étaient dans le besoin, et tout le peuple, si et quand il était dans le besoin Cela incluait évidemment les indigents, mais pas eux seuls. Dans une société qui proclamait qu'il y avait place en son sein pour chaque chrétien, il fallait prendre soin des vieillards, des infirmes et des orphelins. Mais il y avait avant tout les pauvres valides, ceux que nous appellerions les chômeurs, l'hypothèse étant qu'ils auraient la possibilité de gagner leur vie par le travail manuel si seulement ils pouvaient trouver un emploi. La mendicité était sévèrement punie ; le vagabondage, en cas de récidive, était une infraction capitale. La loi sur les pauvres de 1601 décida que le pauvre valide devait être mis au travail de manière à gagner son entretien, que la paroisse devait assurer ; les secours furent carrément mis à la charge de cette dernière, qui reçut pouvoir de lever les sommes nécessaires par des taxes ou des impôts locaux. Ceux-ci devaient être perçus sur tous les propriétaires et locataires, qu'ils fussent riches ou non, selon le loyer de la terre ou des maisons qu'ils occupaient.
(p.139-144)
"Jusqu'en 1785, le public anglais n'eut conscience d'aucun changement majeur dans la vie économique -si ce n'est l'accroissement irrégulier du commerce et l'augmentation du paupérisme.
(pp.144-157)
"L'abolition de Speenhamland fut le vrai acte de naissance de la classe ouvrière moderne, que ses intérêts immédiats destinaient à devenir la protectrice de la société contre les dangers intrinsèques d'une civilisation de la machine. Mais, quoi que leur réservât l'avenir, ce fut ensemble que classe ouvrière et économie de marché apparurent dans l'histoire. La haine pour les secours publics, la méfiance envers l'action de l'Etat, l'accent mis sur la respectabilité et l'indépendance, restèrent des générations durant caractéristiques de l'ouvrier britannique.
L'abrogation de Speenhamland fut l'œuvre d'une nouvelle classe qui faisait son entrée sur la scène de l'histoire: la bourgeoisie anglaise. Le corps des propriétaires fonciers (squires) ne pouvait accomplir la tâche que ces classes étaient destinées à remplir: transformer la société en économie de marché. Avant que cette transformation soit en bonne voie, il fallut abroger des douzaines de lois et en voter des douzaines d'autres. Le Parliamentary Reform Bill de 1832 priva les bourgs pourris de leur représentation et donna une fois pour toutes le pouvoir aux roturiers au sein de la Chambre des Communes. Leur premier grand acte de réforme fut l'abolition de Speenhamland. Maintenant que nous percevons bien à quel point les méthodes paternalistes que supposait cette loi s'étaient incorporées à la vie du pays, nous pouvons comprendre pourquoi les partisans, même les plus radicaux, de la réforme hésitèrent à proposer une période de transition inférieure à dix ou quinze ans. En réalité, la réforme intervint avec une brusquerie qui rend absurde la légende des Anglais qui font les choses pas à pas, légende que l'on cultiva par la suite lorsqu'on eut besoin d'arguments contre une réforme radicale. Le choc brutal causé par cet événement hanta des générations durant les rêves éveillés de la classe ouvrière anglaise. Et pourtant, cette opération déchirante dut son succès à la conviction profonde des larges couches de la population -comprenant les ouvriers eux-mêmes- qui croyaient que le système qui, selon toutes apparences, les aidait, en vérité les dépouillait, et que le "droit de vivre" était la maladie qui conduisait à la mort.
La nouvelle loi stipulait qu'à l'avenir aucun secours à domicile ne serait accordé. Son administration était nationale et différenciée. A cet égard également, ce fut une réforme complète. Il fut naturellement mis fin à l'aide aux salaires. L'épreuve d'entrée à la workhouse fut rétablie, mais dans un sens nouveau. C'était maintenant au candidat de décider s'il était démuni de toutes ressources au point de fréquenter de son propre gré un abri dont on faisait délibérément un lieu d'horreur. La workhouse fut frappée d'un stigmate ; et y résider devint une torture morale et psychologique, alors même que l'on y satisfait aux exigences de l'hygiène et de la décence -et que l'on utiliser en vérité ces exigences comme prétexte à d'autres dépossessions. Ce n'étaient ni les juges de paix ni les inspecteurs locaux qui devaient appliquer la loi, mais des autorités à la compétence plus large -les guardians- qui exerçaient une surveillance centrale dictatoriale. […]
En 1834, le capitalisme industriel était prêt à prendre le départ, et ce fut la réforme de la loi sur les pauvres. La loi de Speenhamland, qui avait protégé l'Angleterre rurale -donc, la population laborieuse en général- contre la pleine force du mécanisme de marché, rongeait la société jusqu'à la moelle. Au moment de son abrogation, des masses énormes de travailleurs ressemblaient plus aux spectres qui peuvent hanter un cauchemar qu'à des êtres humains. Mais si les ouvriers étaient physiquement déshumanisés, les classes possédantes étaient moralement dégradées. L'unité traditionnelle d'une société chrétienne faisait place chez les gens cossus au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables. Les "Deux Nations" prenaient forme. A l'ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d'une pauvreté inouïe. Les savants proclamaient à l'unisson que l'on avait découvert une science qui ne laissait pas le moindre doute sur les lois qui gouvernaient le monde des hommes. Ce fut sous l'autorité de ces lois que la compassion fut ôtée des cœurs et qu'une détermination stoïque à renoncer à la solidarité humaine au nom du plus grand bonheur du plus grand nombre acquit la dignité d'une religion séculière.
Le mécanisme du marché s'affirmait et réclamait à grands cris d'être parachevé: il fallait que le travail des hommes devînt une marchandise. Le paternalisme réactionnaire avait en vain cherché à résister à cette nécessité. Échappés aux horreurs de Speenhamland, les hommes se ruèrent aveuglément vers le refuge d'une utopique économie de marché." (pp.157-159)
-Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, coll. tel, 1983 (1944 pour la première édition états-unienne), 463 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 1 Fév - 11:03, édité 2 fois