"Mon projet remonte à une douzaine d’années. À cette époque ou un peu plus tard, j’en ai fait part à trois personnes pour lesquelles j’ai beaucoup de respect: Pierre Manent, Philippe Raynaud et Pierre Rosanvallon." (p.13)
"Plus encore que le libéralisme, le conservatisme jouit en France d’une réputation exécrable. Il est affecté de deux tares qui, aux yeux de beaucoup de Français, apparaissent rédhibitoires. D’une part, du fait de l’influence depuis une vingtaine d’années du courant néo- conservateur aux États-Unis, il apparaît comme un produit d’importation particulièrement douteux. D’autre part, dans l’opinion commune et parfois même éclairée, le conservatisme est synonyme d’immobilisme." (p.16)
"Le conservatisme est bien une idéologie dont le corps de doctrine sera présenté plus avant, mais il est tout autant ce que Karl Mannheim, autre analyste pertinent du conservatisme, appelait a style of thought, c’est- à- dire un « style de pensée ». Or, c’est ce dernier aspect que l’on retient presque exclusivement et souvent en caricaturant le style of thought conservateur." (p.16)
"Les penseurs conservateurs ont été et restent nombreux en France depuis le siècle. Que l’on songe, notamment, à Cazalès, Montlosier, Lally-Tollendal, Malouet et Mounier (les monarchiens), Rivarol, Maistre, Bonald, Chateaubriand, Royer- Collard, Guizot, Tocqueville (à la fois libéral et conservateur), Le Play (le « conservateur par excellence », au jugement de Nisbet), Taine, Renan, Prévost- Paradol (libéral, mais aussi conservateur), Maritain, Fessard, Ripert, Jouvenel (dirigiste d’abord, puis libéral et conservateur), Ellul (à bien des égards), Freund ou bien encore Villey et Rials." (p.17)
"Au siècle, deux figures conservatrices (parmi d’autres) attestent la permanence de l’influence politique conservatrice en France. Le cas d’André Tardieu, homme politique essentiel de l’entre- deux-guerres, l’illustre de façon assez intéressante.
Dans l’après-guerre français, la figure de Georges Pompidou incarne parfaitement le conservatisme de toujours." (p.18)
"ll serait très abusif de réduire le conservatisme à la seule critique de la Révolution et des principes qui en ont surgi." (p.22)
"Dans l’esprit des conservateurs américains, l’héritage à respecter est l’esprit et les écrits des pères fondateurs, eux-mêmes issus de la pensée virginienne pré-révolutionnaire, bien davantage que le fait révolutionnaire en tant que tel. Cela suggère que les lignes de force du conservatisme préexistaient aux révolutions (à supposer qu’il y ait eu de vraies révolutions, ce qui pour certains pays est très discutable) et que c’est cette essence du conservatisme qu’il s’agit de saisir." (p.23)
"La postérité du courant contre-révolutionnaire n’est pas notre sujet. Mais il est clair que conservatisme et contre- révolution sont deux doctrines radicalement distinctes même si, sur deux points, elles convergent partiellement. Le premier est une méfiance certaine à l’égard de l’idée de révolution. Le second est la critique des droits de l’homme." (p.25)
"La phrase bien connue de Victor Cousin lors des journées de juin1848 « jetons- nous dans les bras des évêques ; eux seuls peuvent nous sauver du péril social » illustre assez bien la possible dérive réactionnaire d’un certain conservatisme." (p.25)
"Le conservatisme vise une certaine stabilité." (p.26)
"La permanence du conservatisme comme doctrine et comme style est attestée au 20e siècle et au début du 21e siècle par les écrits de nombreux auteurs: Leo Strauss, Eric Voegelin, Michael Oakeshott, Aurel Kolnai, Wilhelm Röpke, Julien Freund, Bertrand de Jouvenel, Alasdair MacIntyre, Alexandre Soljenitsyne et Robert Nisbet." (p.27)
"[Sa] est réductrice. Cela tient notamment à ce qu’elle est étroitement dépendante des sources du conservatisme telles qu’identifiées par Kirk, lesquelles sources sont exclusivement anglo- saxonnes. Sans parler de l’apport français au conservatisme (qui est très loin d’être insignifiant et que Kirk néglige totalement), il est frappant de constater que le conservatisme de la République romaine n’est presque jamais évoqué, pas plus que l’apport de Cicéron,
par exemple. Cette omission est d’autant plus surprenante que la référence à la République romaine était très présente à l’esprit des pères fondateurs américains." (p.30)
"La dogmatique (ou doctrine) conservatrice, lorsque l’on tente d’en prendre une vue synthétique, peut être organisée et appréhendée au travers de sept thèmes principaux.
Ce sont:
– Autorité et pouvoir ;
– Liberté et égalité ;
– Individu et bien commun ;
–
Histoire et tradition ;
– Préjugé et raison ;
– Religion et morale ;
– Propriété et vie en société." (p.33)
"Autorité et pouvoir. […]
Autorité a pris de multiples sens qui peuvent se ramener à trois principaux: ordinairement, ce mot désigne le pouvoir juridique qui appartient au prince dans l’État ou plus généralement encore au chef dans une société constituée en droit. C’est ainsi que l’on dit du roi ou du chef de l’État qu’il possède, qu’il a l’autorité suprême. Ce sens, le plus usuel, s’est étendu jusqu’à désigner l’influence, la considération, le pouvoir de fait dont jouit celui qui sait s’imposer à autrui, en raison de qualités personnelles et en dehors de toute considération juridique. Le chef-né est précisément celui qui a de l’autorité, même quand
il n’a pas l’autorité. Enfin, ce sens général s’est spécifié pour caractériser la valeur qui dans son ordre propre, quel qu’il soit, s’impose purement comme valeur. Ainsi, on dira d’un savant qu’il est une autorité dans sa science, ou encore qu’il y fait autorité, visant cette fois non point des qualités personnelles qui s’imposent d’elles- mêmes avant toute justification, mais bien plutôt une valeur déjà vérifiée ou du moins universellement vérifiable. Cette diversité du sens manifeste l’extension du concept. Il englobe en quelque sorte la sphère entière des rapports d’ordre hiérarchique entre les êtres, y visant spécialement le mode par lequel se réalisent leur liaison, leur accord, leur unité. Les conservateurs utilisent le mot autorité dans les trois sens qui viennent d’être évoqués, mais c’est à l’autorité comme valeur qu’ils se réfèrent le plus volontiers.
Dans le système conservateur, l’autorité et l’ordre sont les concepts premiers. Dire qu’ils sont premiers ne signifie en aucun cas qu’ils priment sur la liberté qui pourrait, de quelque façon, être sacrifiée. En somme, intellectuellement (c’est l’influence d’Aristote) et sociologiquement, la liberté ne peut se situer et s’exercer que dans le cadre d’une société politique ordonnée à l’autorité. Sur ce point, Burke (et avec lui tous les conservateurs) est formel: « La seule liberté que je conçoive est une liberté intimement liée à l’ordre ; non seulement elle doit coexister avec l’ordre et la vertu, mais encore elle ne peut absolument pas exister sans eux. »
Cette affirmation de l’essentialité de l’ordre peut sembler abrupte, mais seulement si l’on oublie que l’ordre, pour un conservateur, n’est pas l’affirmation incontrôlée de la force, mais au contraire le mode d’organisation de la société, son ordonnancement." (pp.33-35)
"L’autorité présente trois caractéristiques qui l’opposent au pouvoir. En premier lieu, elle est décentralisée: il n’y a pas une autorité, mais une multiplicité d’autorités, au sens où l’on peut dire d’une personne et d’un groupe qu’ils font autorité. Autorité d’une personne: tel savant par exemple. Autorité d’une collectivité, par exemple une église. Autorité d’une tradition intellectuelle, par exemple l’école néoclassique en économie. Autorité d’un système politique, par exemple la monarchie parlementaire anglaise. L’autorité, au sens global, est donc par nature divisible et multiforme, ce qui n’est guère le cas du pouvoir qui tend constamment à s’augmenter et à se centraliser." (p.37)
"L’autorité, dans tous les groupes humains organisés, repose sur la tradition. Cela est vrai à tous les niveaux. L’autorité qui caractérise les grandes collectivités organisées dépasse l’autorité dont est investi, à tel moment de l’Histoire, tel ou tel de ses représentants. Prenons deux exemples. L’autorité de l’Église catholique ne dépend pas du comportement, plus ou moins inspiré, de tel ou tel pontife, mais d’une succession deux fois millénaire d’adhésions individuelles et donc d’une tradition articulée autour d’un corpus dogmatique. De la même façon, l’autorité du système politique américain, fort peu modifiée dans sa forme constituante depuis 1787, dépend moins de la personnalité de tel ou tel président que de la fidélité à la tradition des pères fondateurs (héritée en grande partie de la tradition anglaise) et du désir, toujours renouvelé, de vivre ensemble." (p.38)
"L’autorité est donc le concept premier du système conservateur parce que c’est autour des autorités que s’ordonne la société: autorité de la famille, autorité de l’école et de l’université, autorité des paroisses et des églises, autorité des entreprises privées, autorité du savoir et de la culture, etc., pour aboutir à l’autorité du système politique. Ce qui rend certains conservateurs très soucieux dans les temps actuels, par exemple Robert Nisbet, c’est
que l’autorité des corps premiers (autorité de la famille, du système éducatif, de l’université, des églises, notamment) tend à se déliter, ce qui contribue à fragiliser d’autant l’autorité de l’ordre politique en favorisant son excroissance et en la transformant en un pouvoir hypertrophié et discrétionnaire." (p.39)
"La bonne autorité implique également l’existence de hiérarchies. La hiérarchie n’est guère à la mode, probablement parce que l’on veut ignorer que les hiérarchies sont le plus souvent spontanées et naturelles et aussi parce qu’elles heurtent de front un préjugé égalitariste." (p.40)
"Liberté et égalité
Pour les conservateurs, la liberté ne se définit pas comme un droit exclusif et universel. Loin d’être un principe, elle est au contraire une suite de franchises obtenues au cours de l’Histoire par les individus et les communautés, aux dépens du pouvoir, et qui trouvent à s’exercer de façon très concrète. La liberté est une suite d’affranchissements, de freedoms, par rapport à la condition servile." (p.42)
"Un autre aspect original de l’approche conservatrice de la liberté, c’est qu’elle concerne évidemment les individus (en cela il y a congruence avec l’approche libérale), mais aussi les personnes morales, c’est- à- dire, pour reprendre la terminologie consacrée, les communautés. Cela a une double importance. D’une part, l’approche conservatrice de la liberté s’inscrit dans la tradition du droit romain, complétée par le droit coutumier, et dans celle du droit canonique. Or, l’un des apports majeurs du droit canonique est de faire des personnes morales des sujets du droit, au même titre que les personnes physiques. D’autre part, les conservateurs voient dans la liberté des communautés naturelles (famille, localités, paroisses, églises, associations, entreprises, etc.) la garantie de la liberté des individus. Il s’agit là d’une thématique qui sera reprise par certains penseurs libéraux (Tocqueville, Laboulaye,
par exemple), mais qui reste souvent chez eux à l’état de désir ou de souhait, alors que pour les conservateurs il n’y a pas de solution de continuité entre la liberté des individus et celle des personnes morales pour la bonne et simple raison que depuis la Grande Charte les progrès des uns ont étroitement dépendu des progrès des autres." (p.43)
"Dans la Rome de la République, le régime politique portait un nom et ça n’était pas celui de République (comme on le pense aujourd’hui), mais celui de Libertas." (p.44)
"Le conservatisme considère qu’il y a incompatibilité absolue entre la liberté et l’égalité, si l’on réserve, toutefois, le cas de l’égalité devant la loi. Cette opposition conservatrice peut sembler excessive, mais elle a deux fondements qu’il convient d’examiner de près, l’un moral, l’autre dogmatique. Sur le plan moral, la méfiance instinctive des conservateurs vis- à- vis de l’égalité tient à ce que celle-ci n’est généralement qu’un prête-nom. Sous l’appellation trop générale d’égalité, d’autres sentiments sont à l’œuvre ; ce sont la jalousie et surtout l’envie qui, selon les époques, se colorent d’apparences trompeuses: égalité réelle, égalité des chances, justice sociale, lutte contre les inégalités, des droits pour tous." (p.46)
"La liberté n’a jamais été obtenue (ni même désirée) par des masses et rarement par des individus isolés, mais par des aristocraties." (p.48)
"Le bien commun varie selon les différents types de sociétés. La famille, qui est la communauté naturelle humaine la plus naturelle, a pour raison d’être le bien- être de tous et de chacun de ses membres, au plan économique comme au plan affectif. La société globale (autrefois la Cité, aujourd’hui l’État) a, elle aussi, son bien commun: le bene vivere, l’obtention des conditions de vie optimales pour l’ensemble des membres de la communauté politique. Un tel résultat n’est véritablement atteint que si les trois conditions fondamentales du bien commun sont réunie: la paix, la justice et l’amitié." (p.50)
"La justice n’est rien d’autre que la situation dans laquelle tous et chacun des membres de la communauté politique possèdent effectivement les biens qui leur sont dus: ceux auxquels ils ont droit. S’ils les ont, il ne faut pas les leur enlever. S’ils ne les ont pas encore, il faut les leur donner. Donner à chacun son droit, telle est la justice et l’on conçoit qu’elle soit une condition du bien commun." (pp.50-51)
"C’est la recherche du bien commun qui fonde la légitimité de l’autorité." (p.61)
"L’Histoire, en effet, peut se résumer à un mot: l’expérience, et c’est un point constant dans l’analyse conservatrice que l’expérience doit primer sur l’abstraction et sur la pensée déductive, dans tous les domaines de la vie sociale." (pp.61-62)
"Le premier est celui de la décadence. La décadence n’est- elle pas, d’une certaine façon, l’envers conservateur du millénarisme des progressistes ? Depuis Cicéron (qui parlait de l’époque qu’il vivait comme de perdita tempora) jusqu’à Pierre Chaunu et surtout à Julien Freund, la décadence fait partie de la thématique et de la rhétorique conservatrices. Il serait erroné d’y voir une passion mortifère alimentée par la dérive des mœurs (O tempora ! o mores !). Il s’agit bien plutôt, au travers de ce thème, d’une conscience aiguë de la précarité de toutes choses et d’une invitation à s’inscrire résolument dans le présent en évitant de projeter dans le futur des fantasmagories politiques ou sociales. Par ailleurs, si le conservatisme insiste sur l’importance de l’Histoire, ça n’est pas pour tomber dans une délectation morbide pour un devoir de mémoire qui sanctifie les tragédies (ou prétendues telles) du passé." (p.66)
"Le plus grand historien conservateur est certainement Tacite, avec les Annales, les Histoires, mais aussi certains ouvrages jugés mineurs." (p.66)
"Guizot a eu des étudiants brillants et admiratifs, Tocqueville par exemple." (p.68)
"Préjugé et raison.
Burke est justement célèbre pour avoir réhabilité la notion de préjugé (coutume) et son utilité, en l’opposant aux dérives de la raison raisonnante. Mais cette apologie du préjugé et de la coutume requiert quelques explications. Dans ses Réflexions, Burke affirme en effet: « Je suis suffisamment effronté pour confesser qu’en cet âge de lumières, nous (les conservateurs) sommes généralement des hommes aux sentiments intuitifs qui, plutôt que de mettre au rancart nos vieux préjugés, les chérissons à un degré considérable et, plus ils sont répandus, plus nous les chérissons. » Pour un esprit avancé, une telle déclaration ne peut être au mieux qu’une grossière provocation et très probablement l’adoration des pires superstitions. Mais la compréhension du préjugé invite à aller au-delà de cette compréhension primaire. En premier lieu, il faut noter que le mot préjugé en français rend très mal compte du prejudice anglais. Ce dernier serait bien mieux traduit en français par le mot précédent (ou celui de coutume) qui a le mérite de rendre compte de la somme d’expériences qui fonde un prejudice. Par ailleurs, le terme précédent a une connotation juridique qui cadre bien avec le système anglo-saxon de common law où ce sont les expériences de justice qui fondent le droit.
En second lieu, pour Burke, le prejudice est avant tout une manière d’appréhender la connaissance, de comprendre et de sentir ; une façon de pressentir qui est en totale opposition avec les manières de penser qui ont prévalu avec les « Lumières françaises » et la Révolution, c’est- à-dire un esprit de géométrie et une recherche purement individualiste de la vérité qui s’inscrit en faux contre la tradition et l’expérience. Cela ne signifie pas que les conservateurs soient radicalement opposés à la raison, au contraire. La place qu’occupent des auteurs comme Aristote, Cicéron et Thomas d’Aquin dans le panthéon conservateur aussi bien que leur postérité intellectuelle témoignent de l’importance de la raison dans la tradition conservatrice. Simplement, la raison ne doit mener à perdre de vue le rôle décisif du sens commun dans la conduite humaine, elle doit s’appuyer sur lui, sauf à risquer d’oublier que la raison est faite pour l’homme et non l’homme pour la raison. Dans sa Grammaire de l’assentiment, Newman utilise un néologisme intéressant (Ilative
sense) pour souligner l’importance qu’ont le sens commun et le bon sens (en définitive les prejudices de Burke) dans la vie en société. Et il fait remarquer que bien des hommes ont sacrifié leur vie pour des questions de foi ou de dogme, alors qu’ils n’auraient pas consacré cinq minutes de leur temps à discuter une conclusion intellectuelle. Et c’est Chesterton, un des grands écrivains conservateurs, qui soulignait qu’un soldat agissant de façon purement rationnelle ne se battrait jamais et qu’un amoureux transi mais rationnel ne se marierait sans doute jamais. Fort heureusement pour l’homme, il n’y a pas que la raison, mais le sens commun, le bon sens et les prejudices." (pp.72-73)
"Michael Oakeshott fait une distinction intéressante entre deux types de savoir: le savoir technique (knowledge of technique) et le savoir pra-
tique (practical knowledge). Le premier s’acquiert de façon purement académique, alors que le second est principalement le fruit de l’expérience, de l’apprentissage du faire et de son incorporation inaliénable à la personne. Oakeshott soutient que ce qu’on peut appeler le « rationalisme politique » dans l’histoire de la pensée moderne occidentale est la glorification et l’exaltation du « savoir technique », ce qu’un autre conservateur, William James appelait le knowledge about. Selon Oakeshott, c’est la prévalence du rationalisme politique dans l’histoire moderne de l’Europe (au travers de généralisations comme le sens de l’Histoire) qui explique les graves mécomptes qu’ont connus les pays occidentaux aux cours des deux siècles passés et singulièrement au siècle. Le conservatisme, en définitive, tout en réservant à la raison une place éminente, estime qu’il est dangereux et en un sens inhumain de vouloir expurger les esprits du sens commun, de l’expérience, des préjugés et des coutumes." (p.74)
"Religion et morale.
On peut volontiers souscrire au propos de Robert Nisbet: « Le conservatisme est unique au sein des principales idéologies par l’importance qu’il accorde à l’église et à la morale judéo- chrétienne. » De Cicéron à Burke et plus récemment à Oakeshott, MacIntyre et Soljenitsyne, il y a incontestablement une remarquable continuité sur ce point." (p.74)
"Cet attachement des conservateurs à la religion a au moins une double origine et une double utilité. D’une part, il apparaît naturel que les fonctions vitales du gouvernement de même que l’ensemble du lien social et politique se voient revêtus d’un caractère empruntant au sacré, dans toute la mesure où cela contribue à les pérenniser. Cette investiture est nécessaire à leur autorité. D’autre part, des Églises établies sont indispensables comme autorités structurantes et pour s’opposer à l’arbitraire du pouvoir. On est loin, avec ce second point, de la conception napoléonienne (« Je ne vois pas dans l’Église
le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social ») et a fortiori du maurrassisme où l’Église est la servante du pouvoir, ancilla potestatis." (p.75)
"Éléments clés de cette dogmatique: autorité et pouvoir, liberté et égalité, individu et bien commun, propriété et vie en société, préjugé et raison, histoire et tradition." (p.79)
"On peut conclure sur les rapports de la religion, de la morale et du pouvoir en citant Michael Oakeshott: « Le gouvernement doit être conçu comme une activité spécifique et limitée. Il ne doit pas interférer avec la vie concrète des personnes privées, mais uniquement avec les activités en général et encore seulement avec les activités qui ont la propension de se heurter les unes les autres. Il ne doit s’occuper ni du bien moral, ni d’ailleurs du mal ; il n’est pas fondé à essayer de rendre les hommes bons et encore moins meilleurs."
"[Leur] attachement viscéral à la propriété tient à plusieurs facteurs. Il y a en premier lieu la conviction que l’homme n’est pleinement et totalement libre que dans sa propriété: la propriété conditionne l’inviolabilité de la liberté humaine. Jouvenel rappelle ainsi une antique loi norvégienne, dont on retrouve d’ailleurs la trace au Moyen Âge dans plusieurs pays (Irlande, Écosse, notamment): « Si le roi viole la demeure d’un homme libre, tous iront vers lui pour le tuer. » Plusieurs auteurs américains, libéraux ou conservateurs, ont analysé sur la période récente les enjeux pour la liberté de ce déclin du droit de propriété.
James W. Ely a procédé à une analyse minutieuse et passionnante de la jurisprudence de la Cour suprême sur une période de 200 ans. Il en ressort que, depuis une cinquantaine d’années, la priorité accordée par la Cour suprême aux droits civiques a presque complètement éclipsé le respect du droit de propriété. S’il regrette cette éviction, dans la mesure où, selon les termes du titre de son livre, le droit de propriété est le gardien de tous les autres droits, il pense néanmoins que le phénomène est réversible ; son optimisme relatif s’appuie notamment sur les décisions récentes des juridictions américaines (hors Cour suprême) et sur les travaux académiques des jurisconsultes américains. La perspective adoptée par Richard Pipes est très sensiblement différente. Il s’intéresse en effet à l’histoire du droit de propriété et à ses rapports avec les systèmes d’organisation politique, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Mais sa conclusion recoupe celle d’Ely, au sens où la corrélation entre liberté individuelle et propriété privée est étroite, de sorte que le déclin de cette dernière conditionne étroitement le destin de la liberté individuelle. En second lieu, il existe un lien intime entre la famille, communauté de base indispensable à la vie en société, et la propriété. Celle-ci a longtemps été le principal attribut de la famille en même temps que le droit qui la soutenait. Il y a là une forte influence du droit romain et, surtout, du droit de la République romaine." (pp.82-83)
"La notion de bien- être social incorpore désormais des éléments – justice sociale, réduction des inégalités, préservation de l’environnement, égalité civique, droits des minorités, etc. –qui sont nouveaux et qui entrent en conflit avec des objectifs plus traditionnels. Il en résulte que les fonctions de bien- être social modernes ont une tendance certaine à entrer en conflit avec des droits naturels: liberté et propriété. Ces dernières acquièrent de ce fait un caractère contingent. Elles ne sont plus un absolu, mais un résidu de la maximisation utilitariste du bien- être. Cette dérive est aux antipodes de l’esprit conservateur. La « tyrannie de l’utilité », pour reprendre le titre d’un livre de Gilles Saint- Paul, qui fait que l’on subordonne, voire que l’on sacrifie tout à la maximisation d’un bien- être social à géométrie variable, est particulièrement préoccupante dans l’optique des libertés fondamentales.
Sur le plan économique, les conservateurs sont tous, à quelques nuances près, partisans du laisser- faire, seul compatible avec la liberté et la propriété. Dans ses Thoughts and Details on Scarcity, Burke met clairement en garde contre le jacobinisme économique: « Pourvoir aux nécessités économiques et sociales n’est pas au pouvoir du gouvernement. Ce serait une présomption fatale pour les hommes publics que de croire qu’ils pourraient le faire. » Il est à noter que même des conservateurs libéraux (rappelons que Tocqueville était bien davantage un disciple de Nassau Senior que de John Stuart Mill sur le plan économique) et des conservateurs sociaux (John Henry Newman, notamment, tel que cela apparaît dans son livre: Who’s to Blame ?, 1855) partagent complètement cette foi en l’initiative privée)." (p.85)
"Les conservateurs, par conséquent, et c’est notamment ce qui les distingue des néo- conservateurs américains, n’ont pas la naïveté de croire que les résultats sociaux du laisser-faire sont à tout moment optimaux." (p.89)
"Existe- t-il une configuration morale qui soit propre au style de pensée conservateur ? Michael Oakeshott, dans un livre consacré à la morale et à la politique dans l’Europe moderne, a distingué trois grandes configurations morales: la morale des liens communaux, la morale de l’individualisme et la morale de l’anti- individualisme (ou morale collectiviste). La morale des liens communaux est, à l’époque moderne, une survivance et une nostalgie: c’est la morale prémoderne des sociétés d’ordres et de communautés qui était celle du Moyen Âge et qui a pratiquement disparu avec le siècle. Cette morale des liens communaux, c’est celle dont sont nostalgiques les traditionalistes et, aussi, certains conservateurs traditionalistes et une minorité de l’Église catholique. Des penseurs comme Thomas Molnar ou Alasdair MacIntyre perpétuent, d’une façon intelligente, cette tradition morale. La deuxième configuration morale identifiée par Oakeshott est la morale de l’individualité ; elle réside dans un principe essentiel, l’approbation de la recherche d’une conduite autodéterminée. Comme le dit Oakeshott: « C’est dans cette approbation – non seulement pour son propre compte, mais également pour les autres – que l’impulsion en faveur de l’individualité devient une disposition morale. C’est là la manière dont les êtres humains devraient vivre, et être privé de cet exercice de l’individualité est non seulement considéré comme le plus grand malheur, mais également regardé comme d’une moindre valeur morale. » Cette configuration morale n’appartient pas qu’aux conservateurs, mais elle est également la leur, tout en réservant naturellement les droits de l’autorité." (p.95)
"L’une des caractéristiques les mieux établie des conservateurs est leur propension à adhérer totalement à la réalité, à son aspect concret, local et expérimental. Le conservateur est l’homme du concret, du local et de la conscience du possible, pas celui des abstractions ou des généralisations utopiques, romantiques ou systématiques. D’une façon qui peut paraître paradoxale, les conservateurs sont les hommes de la réforme, à condition de s’entendre sur
le sens de ce dernier terme. Les conservateurs estiment que le maintien des traditions et des coutumes est en soi désirable, mais ils sont suffisamment réalistes pour savoir que certaines traditions, pour survivre, ont besoin d’être réactualisées par des réformes ponctuelles. Ces réformes nécessaires consistent, pour les conservateurs, à corriger des dérives individuelles par des modifications ou des réformes permettant à des individus nouveaux d’infléchir positivement l’action courante et ainsi de permettre à la tradition de survivre. Face à des problèmes qui naissent de dérives individuelles, le conservatisme propose des solutions individuelles, et c’est dans ce sens qu’il n’est pas opposé à la réforme, tout au contraire. À l’inverse, si la réforme devient synonyme de grand soir ou de nuit du 4 Août permanente, il y est naturellement opposé. L’ancrage dans le local est également une dimension importante du conservatisme: les communes, les associations, les régions, la nation sont des réalités historiques éprouvées et c’est ce qui fait leur valeur éminente. À l’inverse, des incarnations universalistes dans le style SDN, ONU et même, dans une certaine mesure, Union européenne, sont des concepts abstraits, peu opérants, souvent inefficaces et parfois dangereux. Un conservateur regarde la Déclaration universelle des droits de l’homme comme une perversion de l’esprit humain: comment parler de droits qui ne sont fondés ni sur l’Histoire, ni sur la tradition, ni sur un contexte local bien établi comme la nation ?" (pp.96-97)
"De façon très marquée, mais pas inexacte, on peut dire que le rapport au temps est totalement opposé chez les conservateurs et les progressistes. Ces derniers utilisent le futur (un futur utopique ou rêvé) pour interpréter le présent ; les conservateurs utilisent le passé pour interpréter le présent et agir dans l’instant. On peut difficilement imaginer une césure plus radicale entre deux styles de pensée. En fait, le conservatisme apparaît d’abord comme un acte de modestie devant l’Histoire: il n’est ni possible ni souhaitable d’expurger ou de remodeler le passé." (p.98)
"Le style de pensée conservateur a toujours présent à l’esprit ce que peuvent être la violence et le tragique du pouvoir. Cette violence du pouvoir, un Romain ne pouvait y être indifférent, ne serait- ce que parce qu’il avait à l’esprit l’œuvre de Polybe, de Tite- Live, de Salluste, de Tacite et de Suétone. Et quels progrès dans la violence accomplis, depuis l’époque de Tacite, par le pouvoir, si l’on considère simplement le Vingtième siècle ! Pour un conservateur, cette violence du pouvoir (cet imperium) est d’autant plus déchirante qu’elle porte atteinte à sa propre potestas, l’empire qu’il exerce sur lui- même, sa famille et ses biens." (p.99)
"L’horreur des utopies (la Commune en était l’archétype)." (p.100)
"Dans son livre consacré au conservatisme, Philippe Bénéton écarte l’idée d’une pensée conservatrice antérieure à la synthèse de Burke et il prend soin d’indiquer que, selon lui, ni Cicéron ni saint Augustin n’étaient conservateurs." (p.101)
"Quels sont les termes qui reviennent le plus fréquemment dans la pensée politique de Cicéron ? Auctoritas, mos majorum, concordia, virtus, nobilitas, libertas, officii, constitutio. À défaut d’être exhaustif, on se concentre sur les trois premiers termes. Pour Cicéron de même que pour les hommes politiques de la République romaine, l’auctoritas (l’autorité) est l’expression parachevée de l’influence en politique et de l’influence politique. C’est dire s’il s’agit du concept premier de sa pensée politique. Le caractère ancien de cette notion est attesté par l’étude étymologique du mot qui appartient au fonds primitif, juridique et religieux du vocabulaire –dont font également partie augere, augur, auctor, augustus. L’auctoritas est, comme la fides, à la base des relations entre Romains, car c’est un principe constant dans leur vie publique ou privée de ne jamais prendre de décision importante sans recourir à l’avis d’une personne compétente, c’est- à- dire d’une personne investie de l’auctoritas. Cicéron est formel sur ce point dans plusieurs passages du De oratore. Mais qui est revêtu de l’auctoritas sur le plan sociologique ? Ce sont principalement, mais pas exclusivement, les membres des gentes patriciennes, de la nobilitas, qui constituent l’essentiel du recrutement du Sénat. En fait, l’auctoritas, comme le souligne Cicéron dans sa XIIIe Philippique, s’acquiert de deux façons. D’une part, elle résulte de la dignitas familiae, de la dignité de la famille qui a plusieurs attributs: ancienneté, propriété foncière, clientèle, générosité et goût du bien public. Ces éléments peuvent se perdre au cours du temps ou connaître des vicissitudes, comme l’atteste la diminution d’autorité que connut un temps la famille des Claudii. D’autre part, l’auctoritas procède en second lieu de la virtus. Cette extension de l’auctoritas par la virtus se fait de deux façons, comme Cicéron l’a noté dans deux de ses discours (notamment le Pro Flacco). La première est la res gestae, c’est- à-dire les succès militaires comme ce fut le cas pour Scipion Émilien ou pour Pompée ; au contraire, les échecs militaires provoquent une diminution, voire une disparition de l’auctoritas. La seconde voie est naturellement constituée par le rang atteint dans le cursus honorum, lequel atteste lui-même la position du patronus. Cela réserve la possibilité pour un homo novus (comme Cicéron lui- même) d’accéder à l’auctoritas. À ces deux éléments fondamentaux s’ajoute l’âge qui n’est d’ailleurs que la conséquence, sauf exception, des deux modes d’acquisition précédents et c’est un point sur lequel insiste Cicéron dans son Cato Major." (pp.102-103)
"Sur le plan politique (car l’auctoritas est loin d’être un phénomène purement politique: elle est d’abord sociale), l’auctoritas, ce sont d’abord les prérogatives du Sénat. L’autorité des sénateurs, c’est l’autorisation préalable qui seule peut transformer une décision du peuple (votée par les comices) en loi. Mais, d’une façon plus générale, c’est aussi cette compétence morale, ce prestige qui est l’apanage d’une assemblée composée pour l’essentiel des anciens magistrats. Théoriquement, un magistrat (consul, préteur) peut aller à l’encontre des volontés du Sénat ; théoriquement, le peuple –sur l’initiative d’un magistrat: préteur, tribun– peut se passer de lui. En pratique, si l’on excepte le cas de la désignation de Scipion Émilien lors de la deuxième guerre punique, cela ne se produit jamais, du moins jusqu’à la crise des Gracques, tant était grande l’autorité du Sénat, cette « assemblée de rois », pour reprendre l’expression de Polybe." (p.104)
"La mos majorum, la coutume des ancêtres, est le deuxième terme clé de la pensée politique et sociale de Cicéron qui lui a d’ailleurs consacré un traité, le Cato Major, souvent et restrictivement intitulé De la vieillesse. Car le thème en est moins les vertus propres à la vieillesse que les bénéfices que l’on peut recueillir de l’expérience et de la tradition telles qu’elles sont incarnées par la haute figure de Caton l’Ancien." (p.105)
"Au XVIIIe siècle Cicéron était le philosophe politique par excellence, et la connaissance que nous avons de la bibliothèque de Burke suggère qu’il savait son Cicéron par cœur." (p.106)
"Le régime mixte qui a les faveurs de Cicéron combine des éléments monarchiques (l’imperium consulaire), des éléments aristocratiques (l’auctoritas du Sénat) et des éléments démocratiques (comices centuriates, comices tributes, tribunat de la plèbe). Cicéron n’apprécie pas la mixité en tant que telle, mais il y est favorable pour deux raisons: elle constitue la tradition romaine (Polybe avait décrit ce régime romain un siècle avant lui) et elle donne toute sa place à la concordia (ou à la temperatio) pour assurer l’équilibre entre les différentes composantes du pouvoir. Il est clair que Cicéron qui, par son expérience politique, a pu prendre la mesure des excès qui pouvaient résulter d’un équilibre aussi fragile (en particulier du fait des excès des tribuns de la plèbe)." (pp.107-108)
"La mos majorum n’est pas une morale indépendante de l’histoire, une morale a- historique. C’est l’Histoire qui devient une morale. Le rôle que les historiens romains – Tite- Live, Tacite, notamment – jouent dans l’enseignement et la transmission de la morale est révélateur. La morale conservatrice romaine repose sur des exempla, des faits ou dits exemplaires. Le livre de Valère Maxime, Faits et dits mémorables, Facta et dicta memorabilia, est une collection de quelque 900 exempla qui disent la morale." (p.109)
"Le cas de Caton d’Utique, grand Romain de la fin de la guerre civile est très atypique. Caton d’Utique, pénétré de morale stoïcienne, se suicide en lisant le Phédon de Platon, consacré, comme chacun sait, à l’immortalité de l’âme. Le cas est presque aberrant aux yeux d’un Romain conservateur." (p.110)
"Dans les Partitiones oratoriae, Cicéron réduit à deux les vertus cardinales: scientia, qui comprend la sagesse et temperantia, qui comprend les trois autres (justice, courage, maîtrise de soi)." (p.110)
"Roger Scruton (né en 1944) est un philosophe anglais, spécialisé en esthétique. Il a écrit une bonne trentaine de livres, dont deux, The Meaning of Conservatism (1980) et How to Be a Conservative ? (2014) sont consacrés spécifiquement au conservatisme. Il a été de ceux qui ont fondé en 1982 la Salisbury Review, une revue délibérément conservatrice dont il a été le rédacteur en chef pendant 18ans. Certains numéros de cette revue ont d’ailleurs été réunis en volumes et consacrés aux penseurs conservateurs." (p.112)
"L’intention de base du conservatisme, c’est de continuer à être ensemble, de préserver le vivre-ensemble et la société civile. […] Le seul but politique qu’une société puisse se fixer dans l’optique conservatrice est un objectif procédural: continuer à vivre ensemble. Cette modestie peut sembler déroutante, notamment au regard de certaines ambitions des idéologies modernes. Mais le réflexe conservateur est sain. Au demeurant, beaucoup d’activités humaines n’ont aucun but explicite, de but extérieur aux activités et personnes elles- mêmes. Le conservatisme n’a pas de finalité en vue (end in view et même endstate): il ne cherche qu’à préserver et à procurer aux individus associés les moyens de continuer à vivre ensemble." (p.114)
"La rencontre des besoins d’allégeance et de l’offre d’autorités a pour effet de produire une réelle cohésion de la société, via l’autorité et la coordination spontanée des comportements individuels qu’elle permet. La dialectique de l’allégeance et de l’autorité n’est pas seulement un élément de la doctrine conservatrice ; c’est le caractère essentiel de son style de pensée. Cela conduit, d’ailleurs, à s’interroger sur la nature profonde de l’idée conservatrice: est- ce une doctrine politique ?" (p.115)
"La nostalgie n’est pas conservatrice pour une raison importante, qu’il convient d’expliciter. Elle est une forme de sentimentalité qui conduit le sujet à se tenir à l’écart, à refuser d’entrer dans l’action pratique et rationnelle. Elle est une forme d’évitement qui consiste à préférer vivre dans les limbes de Dante (ce lieu sans espoir et de simple désir), plutôt que de s’inscrire résolument dans l’action et dans le présent." (p.116)
"Dans la lignée de Rousseau, Kant, Rawls et Nussbaum, l’égalitarisme progressiste repose donc sur un article de foi: l’homme est naturellement disposé au bien ; si, par aventure, il fait mal, cela ne vient pas contredire cet article de foi, cela signifie simplement que l’environnement social et politique s’est révélé inapproprié ; et qu’il suffit de le modifier. Bref, l’idée même d’un péché originel et d’une nature humaine peccable est tenue pour absurde. Un conservateur est précisément convaincu du contraire: il croit, lui, au péché originel ou, du moins, à sa possibilité. De ce fait, il regarde le principe égalitariste d’égale considération avec beaucoup de suspicion. Cette suspicion est encore plus grande à l’égard d’un autre élément de la foi optimiste de l’égalitarisme: la capacité démesurée de l’homme moderne à modifier, pour le meilleur, l’ordre humain et celui du monde dans son ensemble. Cette foi totale implique que les progressistes évoluent constamment dans une ambition démesurée, une hubris sans bornes, parfois (mais c’est rare) pour le meilleur, mais le plus souvent pour le pire." (p.119)
"Dans un monde qui est supposé être caractérisé par les continuels progrès de l’esprit humain, la mort n’a plus sa place, car elle constitue la contradiction fondamentale et incontournable du projet progressiste. Elle doit donc être cachée, reléguée, escamotée, oblitérée." (p.122)
"Dans le style de pensée conservateur, la mort est toujours présente." (p.123)
"Michael Oakeshott (1901-1990) est sans aucun doute un des grands philosophes politiques du 20ème siècle. Et il était conservateur. Mais son influence sur ses contemporains semble avoir été limitée, même si certains n’ont pas craint d’affirmer qu’il était « l’éminence grise philosophique du thatchérisme » (ce qui est très réducteur). Par ailleurs, il n’a jamais cherché la publicité ni les honneurs. Lorsqu’on lui a annoncé que les Beatles avaient reçu la British Empire Medal (BEM, l’équivalent de la Légion d’honneur), il a eu cette remarque: « C’est tout à fait approprié. Les honneurs vont à ceux qui les recherchent. » Oakeshott a été professeur de philosophie politique pratiquement toute sa vie et c’est à la London School of Economics qu’il a enseigné pour l’essentiel. Ses principaux travaux ont porté sur l’expérience, sur Hobbes et l’association civile, sur la morale et l’éducation.
Il est l’auteur de plusieurs livres qui sont devenus des classiques de la philosophie politique, en particulier De la conduite humaine (1975, traduit aux PUF en 1995), Morale et politique dans l’Europe moderne (1958, traduction aux Belles Lettres en 2006) et Rationalism in Politics and other Essays (Methuen, 1962)." (p.127)
"Oakeshott est très probablement le philosophe conservateur par excellence du 20ème siècle. Toutefois, son conservatisme individualiste est assez hétérodoxe et très original si on le compare à celui d’autres penseurs conservateurs contemporains et, aussi, au conservatisme de figures historiques comme Edmund Burke. Oakeshott est conservateur, au sens où son conservatisme est davantage un style de pensée (pour reprendre l’expression de Karl Mannheim) qu’une adhésion à un corpus doctrinal précis. Il a peu de sympathie pour Burke, par exemple, ce qui le place, au sein de la mouvance conservatrice, dans une situation assez marginale. Ce manque d’affinités vient notamment de ce qu’il soupçonne chez Burke une approche « théologique » qui heurte son scepticisme résolu et son individualisme foncier. Il se sent beaucoup plus proche de Hume, par exemple.
Michael Oakeshott a écrit en 1956 un essai, On Being Conservative, qui sera par la suite publié avec d’autres essais dans un volume appelé Rationalism in Politics and other Essays (1962). Cet essai de vingt pages est très remarquable à bien des égards et mérite qu’on s’y arrête. Dans cet essai, Oakeshott prend nettement ses distances par rapport au père du conservatisme, Edmund Burke.
Pour Oakeshott, le problème avec Burke et ses épigones contemporains, c’est qu’ils cherchent à doper le conservatisme avec des concepts de nature soit métaphysique, soit religieuse, par exemple la loi naturelle ou bien encore la croyance en un ordre providentiel. Oakeshott considère que des croyances aussi spéculatives ne sont absolument pas nécessaires pour fonder une position conservatrice en politique." (p.128)
"Le conservatisme d’Oakeshott a été qualifié de conservatisme minimal (little conservatism) tandis que celui de Strauss est souvent appelé conservatisme maximal (big conservatism). Ces labels n’épuisent certes pas la question ; mais ils mettent en lumière une distinction fondamentale dans la pensée conservatrice moderne." (p.129)
"Le conservatisme d’Oakeshott est donc profondément original: individualiste, rationaliste (mais pas constructiviste !), sceptique, areligieux." (p.132)
"Il existe deux variantes principales du conservatisme. La première, illustrée par Burke, Oakeshott, Jouvenel (entre autres) peut être qualifiée de conservatisme libéral. Mais il existe une seconde tradition intellectuelle du conservatisme que l’on pourrait qualifier de conservatisme illibéral, dans la lignée des travaux de Donoso Cortés, de Coleridge et de Frédéric Le Play, par exemple, et qu’on retrouve chez Thomas Molnar et surtout MacIntyre à l’époque contemporaine. Quels sont les traits principaux de ce conservatisme ?
Le conservatisme de MacIntyre est d’abord communautarien. Cet adjectif est porteur en France de contresens évidents vu la proximité lexicale avec communautarisme ; il mérite donc quelques précisions. En philosophie morale, les communautariens s’opposent aux libéraux. Les libéraux (au sens américain de ce terme), comme John Rawls par exemple, sont des néo- kantiens et ils se caractérisent par leur universalisme, que ce soit en matière de droits ou de justice. À l’inverse, les communautariens, comme Michael Sandel, Michael Walzer et MacIntyre, rejettent cet universalisme: pour eux le maître mot est imbedded, c’est- à-dire littéralement « inséré », « intégré », « enchâssé ». Autrement dit, il n’y a pas de philosophie morale et politique, de tradition intellectuelle qui ne puissent s’exercer utilement et de façon profitable sans référence à un contexte (historique, moral, social, philosophique) délimité. Si la philosophie morale s’abstrait de ce contexte, ses concepts risquent de perdre leur sens. Les communautariens pourraient donc avantageusement être appelés contextualistes, par opposition aux universalistes que sont les kantiens. MacIntyre, par exemple, n’accorde aucune créance à l’un des éléments essentiels du credo libéral: l’existence de droits subjectifs individuels – les fameux droits de l’homme. « Ne nous égarons pas, la vérité est simple: ces droits n’existent pas, et croire en eux, c’est croire aux sorcières et aux licornes. » Cette critique conservatrice fait écho à la triple critique (Burke, Bentham, de Maistre) dont le droit naturel a fait l’objet. Pour reprendre Perreau- Saussine: « MacIntyre a si peu de sympathie pour la prolifération des droits individuels ou subjectifs qu’il va jusqu’à en nier la réalité. Comme les partisans de l’école contre-révolutionnaire, il a tendance à soutenir qu’en tant que capacité des individus, la raison doit s’appuyer sur des coutumes et des traditions qui fassent autorité. »." (pp.133-134)
"Il est juste de considérer les Principes de la philosophie du droit de Hegel comme un des ouvrages majeurs du panthéon du conservatisme." (p.136)
-Jean-Philippe Vincent, Qu'est-ce que le conservatisme ? Histoire intellectuelle d'une idée politique, Paris, Les Belles Lettres, coll. Penseurs de la liberté, 2016, 266 pages.
"Plus encore que le libéralisme, le conservatisme jouit en France d’une réputation exécrable. Il est affecté de deux tares qui, aux yeux de beaucoup de Français, apparaissent rédhibitoires. D’une part, du fait de l’influence depuis une vingtaine d’années du courant néo- conservateur aux États-Unis, il apparaît comme un produit d’importation particulièrement douteux. D’autre part, dans l’opinion commune et parfois même éclairée, le conservatisme est synonyme d’immobilisme." (p.16)
"Le conservatisme est bien une idéologie dont le corps de doctrine sera présenté plus avant, mais il est tout autant ce que Karl Mannheim, autre analyste pertinent du conservatisme, appelait a style of thought, c’est- à- dire un « style de pensée ». Or, c’est ce dernier aspect que l’on retient presque exclusivement et souvent en caricaturant le style of thought conservateur." (p.16)
"Les penseurs conservateurs ont été et restent nombreux en France depuis le siècle. Que l’on songe, notamment, à Cazalès, Montlosier, Lally-Tollendal, Malouet et Mounier (les monarchiens), Rivarol, Maistre, Bonald, Chateaubriand, Royer- Collard, Guizot, Tocqueville (à la fois libéral et conservateur), Le Play (le « conservateur par excellence », au jugement de Nisbet), Taine, Renan, Prévost- Paradol (libéral, mais aussi conservateur), Maritain, Fessard, Ripert, Jouvenel (dirigiste d’abord, puis libéral et conservateur), Ellul (à bien des égards), Freund ou bien encore Villey et Rials." (p.17)
"Au siècle, deux figures conservatrices (parmi d’autres) attestent la permanence de l’influence politique conservatrice en France. Le cas d’André Tardieu, homme politique essentiel de l’entre- deux-guerres, l’illustre de façon assez intéressante.
Dans l’après-guerre français, la figure de Georges Pompidou incarne parfaitement le conservatisme de toujours." (p.18)
"ll serait très abusif de réduire le conservatisme à la seule critique de la Révolution et des principes qui en ont surgi." (p.22)
"Dans l’esprit des conservateurs américains, l’héritage à respecter est l’esprit et les écrits des pères fondateurs, eux-mêmes issus de la pensée virginienne pré-révolutionnaire, bien davantage que le fait révolutionnaire en tant que tel. Cela suggère que les lignes de force du conservatisme préexistaient aux révolutions (à supposer qu’il y ait eu de vraies révolutions, ce qui pour certains pays est très discutable) et que c’est cette essence du conservatisme qu’il s’agit de saisir." (p.23)
"La postérité du courant contre-révolutionnaire n’est pas notre sujet. Mais il est clair que conservatisme et contre- révolution sont deux doctrines radicalement distinctes même si, sur deux points, elles convergent partiellement. Le premier est une méfiance certaine à l’égard de l’idée de révolution. Le second est la critique des droits de l’homme." (p.25)
"La phrase bien connue de Victor Cousin lors des journées de juin1848 « jetons- nous dans les bras des évêques ; eux seuls peuvent nous sauver du péril social » illustre assez bien la possible dérive réactionnaire d’un certain conservatisme." (p.25)
"Le conservatisme vise une certaine stabilité." (p.26)
"La permanence du conservatisme comme doctrine et comme style est attestée au 20e siècle et au début du 21e siècle par les écrits de nombreux auteurs: Leo Strauss, Eric Voegelin, Michael Oakeshott, Aurel Kolnai, Wilhelm Röpke, Julien Freund, Bertrand de Jouvenel, Alasdair MacIntyre, Alexandre Soljenitsyne et Robert Nisbet." (p.27)
"[Sa] est réductrice. Cela tient notamment à ce qu’elle est étroitement dépendante des sources du conservatisme telles qu’identifiées par Kirk, lesquelles sources sont exclusivement anglo- saxonnes. Sans parler de l’apport français au conservatisme (qui est très loin d’être insignifiant et que Kirk néglige totalement), il est frappant de constater que le conservatisme de la République romaine n’est presque jamais évoqué, pas plus que l’apport de Cicéron,
par exemple. Cette omission est d’autant plus surprenante que la référence à la République romaine était très présente à l’esprit des pères fondateurs américains." (p.30)
"La dogmatique (ou doctrine) conservatrice, lorsque l’on tente d’en prendre une vue synthétique, peut être organisée et appréhendée au travers de sept thèmes principaux.
Ce sont:
– Autorité et pouvoir ;
– Liberté et égalité ;
– Individu et bien commun ;
–
Histoire et tradition ;
– Préjugé et raison ;
– Religion et morale ;
– Propriété et vie en société." (p.33)
"Autorité et pouvoir. […]
Autorité a pris de multiples sens qui peuvent se ramener à trois principaux: ordinairement, ce mot désigne le pouvoir juridique qui appartient au prince dans l’État ou plus généralement encore au chef dans une société constituée en droit. C’est ainsi que l’on dit du roi ou du chef de l’État qu’il possède, qu’il a l’autorité suprême. Ce sens, le plus usuel, s’est étendu jusqu’à désigner l’influence, la considération, le pouvoir de fait dont jouit celui qui sait s’imposer à autrui, en raison de qualités personnelles et en dehors de toute considération juridique. Le chef-né est précisément celui qui a de l’autorité, même quand
il n’a pas l’autorité. Enfin, ce sens général s’est spécifié pour caractériser la valeur qui dans son ordre propre, quel qu’il soit, s’impose purement comme valeur. Ainsi, on dira d’un savant qu’il est une autorité dans sa science, ou encore qu’il y fait autorité, visant cette fois non point des qualités personnelles qui s’imposent d’elles- mêmes avant toute justification, mais bien plutôt une valeur déjà vérifiée ou du moins universellement vérifiable. Cette diversité du sens manifeste l’extension du concept. Il englobe en quelque sorte la sphère entière des rapports d’ordre hiérarchique entre les êtres, y visant spécialement le mode par lequel se réalisent leur liaison, leur accord, leur unité. Les conservateurs utilisent le mot autorité dans les trois sens qui viennent d’être évoqués, mais c’est à l’autorité comme valeur qu’ils se réfèrent le plus volontiers.
Dans le système conservateur, l’autorité et l’ordre sont les concepts premiers. Dire qu’ils sont premiers ne signifie en aucun cas qu’ils priment sur la liberté qui pourrait, de quelque façon, être sacrifiée. En somme, intellectuellement (c’est l’influence d’Aristote) et sociologiquement, la liberté ne peut se situer et s’exercer que dans le cadre d’une société politique ordonnée à l’autorité. Sur ce point, Burke (et avec lui tous les conservateurs) est formel: « La seule liberté que je conçoive est une liberté intimement liée à l’ordre ; non seulement elle doit coexister avec l’ordre et la vertu, mais encore elle ne peut absolument pas exister sans eux. »
Cette affirmation de l’essentialité de l’ordre peut sembler abrupte, mais seulement si l’on oublie que l’ordre, pour un conservateur, n’est pas l’affirmation incontrôlée de la force, mais au contraire le mode d’organisation de la société, son ordonnancement." (pp.33-35)
"L’autorité présente trois caractéristiques qui l’opposent au pouvoir. En premier lieu, elle est décentralisée: il n’y a pas une autorité, mais une multiplicité d’autorités, au sens où l’on peut dire d’une personne et d’un groupe qu’ils font autorité. Autorité d’une personne: tel savant par exemple. Autorité d’une collectivité, par exemple une église. Autorité d’une tradition intellectuelle, par exemple l’école néoclassique en économie. Autorité d’un système politique, par exemple la monarchie parlementaire anglaise. L’autorité, au sens global, est donc par nature divisible et multiforme, ce qui n’est guère le cas du pouvoir qui tend constamment à s’augmenter et à se centraliser." (p.37)
"L’autorité, dans tous les groupes humains organisés, repose sur la tradition. Cela est vrai à tous les niveaux. L’autorité qui caractérise les grandes collectivités organisées dépasse l’autorité dont est investi, à tel moment de l’Histoire, tel ou tel de ses représentants. Prenons deux exemples. L’autorité de l’Église catholique ne dépend pas du comportement, plus ou moins inspiré, de tel ou tel pontife, mais d’une succession deux fois millénaire d’adhésions individuelles et donc d’une tradition articulée autour d’un corpus dogmatique. De la même façon, l’autorité du système politique américain, fort peu modifiée dans sa forme constituante depuis 1787, dépend moins de la personnalité de tel ou tel président que de la fidélité à la tradition des pères fondateurs (héritée en grande partie de la tradition anglaise) et du désir, toujours renouvelé, de vivre ensemble." (p.38)
"L’autorité est donc le concept premier du système conservateur parce que c’est autour des autorités que s’ordonne la société: autorité de la famille, autorité de l’école et de l’université, autorité des paroisses et des églises, autorité des entreprises privées, autorité du savoir et de la culture, etc., pour aboutir à l’autorité du système politique. Ce qui rend certains conservateurs très soucieux dans les temps actuels, par exemple Robert Nisbet, c’est
que l’autorité des corps premiers (autorité de la famille, du système éducatif, de l’université, des églises, notamment) tend à se déliter, ce qui contribue à fragiliser d’autant l’autorité de l’ordre politique en favorisant son excroissance et en la transformant en un pouvoir hypertrophié et discrétionnaire." (p.39)
"La bonne autorité implique également l’existence de hiérarchies. La hiérarchie n’est guère à la mode, probablement parce que l’on veut ignorer que les hiérarchies sont le plus souvent spontanées et naturelles et aussi parce qu’elles heurtent de front un préjugé égalitariste." (p.40)
"Liberté et égalité
Pour les conservateurs, la liberté ne se définit pas comme un droit exclusif et universel. Loin d’être un principe, elle est au contraire une suite de franchises obtenues au cours de l’Histoire par les individus et les communautés, aux dépens du pouvoir, et qui trouvent à s’exercer de façon très concrète. La liberté est une suite d’affranchissements, de freedoms, par rapport à la condition servile." (p.42)
"Un autre aspect original de l’approche conservatrice de la liberté, c’est qu’elle concerne évidemment les individus (en cela il y a congruence avec l’approche libérale), mais aussi les personnes morales, c’est- à- dire, pour reprendre la terminologie consacrée, les communautés. Cela a une double importance. D’une part, l’approche conservatrice de la liberté s’inscrit dans la tradition du droit romain, complétée par le droit coutumier, et dans celle du droit canonique. Or, l’un des apports majeurs du droit canonique est de faire des personnes morales des sujets du droit, au même titre que les personnes physiques. D’autre part, les conservateurs voient dans la liberté des communautés naturelles (famille, localités, paroisses, églises, associations, entreprises, etc.) la garantie de la liberté des individus. Il s’agit là d’une thématique qui sera reprise par certains penseurs libéraux (Tocqueville, Laboulaye,
par exemple), mais qui reste souvent chez eux à l’état de désir ou de souhait, alors que pour les conservateurs il n’y a pas de solution de continuité entre la liberté des individus et celle des personnes morales pour la bonne et simple raison que depuis la Grande Charte les progrès des uns ont étroitement dépendu des progrès des autres." (p.43)
"Dans la Rome de la République, le régime politique portait un nom et ça n’était pas celui de République (comme on le pense aujourd’hui), mais celui de Libertas." (p.44)
"Le conservatisme considère qu’il y a incompatibilité absolue entre la liberté et l’égalité, si l’on réserve, toutefois, le cas de l’égalité devant la loi. Cette opposition conservatrice peut sembler excessive, mais elle a deux fondements qu’il convient d’examiner de près, l’un moral, l’autre dogmatique. Sur le plan moral, la méfiance instinctive des conservateurs vis- à- vis de l’égalité tient à ce que celle-ci n’est généralement qu’un prête-nom. Sous l’appellation trop générale d’égalité, d’autres sentiments sont à l’œuvre ; ce sont la jalousie et surtout l’envie qui, selon les époques, se colorent d’apparences trompeuses: égalité réelle, égalité des chances, justice sociale, lutte contre les inégalités, des droits pour tous." (p.46)
"La liberté n’a jamais été obtenue (ni même désirée) par des masses et rarement par des individus isolés, mais par des aristocraties." (p.48)
"Le bien commun varie selon les différents types de sociétés. La famille, qui est la communauté naturelle humaine la plus naturelle, a pour raison d’être le bien- être de tous et de chacun de ses membres, au plan économique comme au plan affectif. La société globale (autrefois la Cité, aujourd’hui l’État) a, elle aussi, son bien commun: le bene vivere, l’obtention des conditions de vie optimales pour l’ensemble des membres de la communauté politique. Un tel résultat n’est véritablement atteint que si les trois conditions fondamentales du bien commun sont réunie: la paix, la justice et l’amitié." (p.50)
"La justice n’est rien d’autre que la situation dans laquelle tous et chacun des membres de la communauté politique possèdent effectivement les biens qui leur sont dus: ceux auxquels ils ont droit. S’ils les ont, il ne faut pas les leur enlever. S’ils ne les ont pas encore, il faut les leur donner. Donner à chacun son droit, telle est la justice et l’on conçoit qu’elle soit une condition du bien commun." (pp.50-51)
"C’est la recherche du bien commun qui fonde la légitimité de l’autorité." (p.61)
"L’Histoire, en effet, peut se résumer à un mot: l’expérience, et c’est un point constant dans l’analyse conservatrice que l’expérience doit primer sur l’abstraction et sur la pensée déductive, dans tous les domaines de la vie sociale." (pp.61-62)
"Le premier est celui de la décadence. La décadence n’est- elle pas, d’une certaine façon, l’envers conservateur du millénarisme des progressistes ? Depuis Cicéron (qui parlait de l’époque qu’il vivait comme de perdita tempora) jusqu’à Pierre Chaunu et surtout à Julien Freund, la décadence fait partie de la thématique et de la rhétorique conservatrices. Il serait erroné d’y voir une passion mortifère alimentée par la dérive des mœurs (O tempora ! o mores !). Il s’agit bien plutôt, au travers de ce thème, d’une conscience aiguë de la précarité de toutes choses et d’une invitation à s’inscrire résolument dans le présent en évitant de projeter dans le futur des fantasmagories politiques ou sociales. Par ailleurs, si le conservatisme insiste sur l’importance de l’Histoire, ça n’est pas pour tomber dans une délectation morbide pour un devoir de mémoire qui sanctifie les tragédies (ou prétendues telles) du passé." (p.66)
"Le plus grand historien conservateur est certainement Tacite, avec les Annales, les Histoires, mais aussi certains ouvrages jugés mineurs." (p.66)
"Guizot a eu des étudiants brillants et admiratifs, Tocqueville par exemple." (p.68)
"Préjugé et raison.
Burke est justement célèbre pour avoir réhabilité la notion de préjugé (coutume) et son utilité, en l’opposant aux dérives de la raison raisonnante. Mais cette apologie du préjugé et de la coutume requiert quelques explications. Dans ses Réflexions, Burke affirme en effet: « Je suis suffisamment effronté pour confesser qu’en cet âge de lumières, nous (les conservateurs) sommes généralement des hommes aux sentiments intuitifs qui, plutôt que de mettre au rancart nos vieux préjugés, les chérissons à un degré considérable et, plus ils sont répandus, plus nous les chérissons. » Pour un esprit avancé, une telle déclaration ne peut être au mieux qu’une grossière provocation et très probablement l’adoration des pires superstitions. Mais la compréhension du préjugé invite à aller au-delà de cette compréhension primaire. En premier lieu, il faut noter que le mot préjugé en français rend très mal compte du prejudice anglais. Ce dernier serait bien mieux traduit en français par le mot précédent (ou celui de coutume) qui a le mérite de rendre compte de la somme d’expériences qui fonde un prejudice. Par ailleurs, le terme précédent a une connotation juridique qui cadre bien avec le système anglo-saxon de common law où ce sont les expériences de justice qui fondent le droit.
En second lieu, pour Burke, le prejudice est avant tout une manière d’appréhender la connaissance, de comprendre et de sentir ; une façon de pressentir qui est en totale opposition avec les manières de penser qui ont prévalu avec les « Lumières françaises » et la Révolution, c’est- à-dire un esprit de géométrie et une recherche purement individualiste de la vérité qui s’inscrit en faux contre la tradition et l’expérience. Cela ne signifie pas que les conservateurs soient radicalement opposés à la raison, au contraire. La place qu’occupent des auteurs comme Aristote, Cicéron et Thomas d’Aquin dans le panthéon conservateur aussi bien que leur postérité intellectuelle témoignent de l’importance de la raison dans la tradition conservatrice. Simplement, la raison ne doit mener à perdre de vue le rôle décisif du sens commun dans la conduite humaine, elle doit s’appuyer sur lui, sauf à risquer d’oublier que la raison est faite pour l’homme et non l’homme pour la raison. Dans sa Grammaire de l’assentiment, Newman utilise un néologisme intéressant (Ilative
sense) pour souligner l’importance qu’ont le sens commun et le bon sens (en définitive les prejudices de Burke) dans la vie en société. Et il fait remarquer que bien des hommes ont sacrifié leur vie pour des questions de foi ou de dogme, alors qu’ils n’auraient pas consacré cinq minutes de leur temps à discuter une conclusion intellectuelle. Et c’est Chesterton, un des grands écrivains conservateurs, qui soulignait qu’un soldat agissant de façon purement rationnelle ne se battrait jamais et qu’un amoureux transi mais rationnel ne se marierait sans doute jamais. Fort heureusement pour l’homme, il n’y a pas que la raison, mais le sens commun, le bon sens et les prejudices." (pp.72-73)
"Michael Oakeshott fait une distinction intéressante entre deux types de savoir: le savoir technique (knowledge of technique) et le savoir pra-
tique (practical knowledge). Le premier s’acquiert de façon purement académique, alors que le second est principalement le fruit de l’expérience, de l’apprentissage du faire et de son incorporation inaliénable à la personne. Oakeshott soutient que ce qu’on peut appeler le « rationalisme politique » dans l’histoire de la pensée moderne occidentale est la glorification et l’exaltation du « savoir technique », ce qu’un autre conservateur, William James appelait le knowledge about. Selon Oakeshott, c’est la prévalence du rationalisme politique dans l’histoire moderne de l’Europe (au travers de généralisations comme le sens de l’Histoire) qui explique les graves mécomptes qu’ont connus les pays occidentaux aux cours des deux siècles passés et singulièrement au siècle. Le conservatisme, en définitive, tout en réservant à la raison une place éminente, estime qu’il est dangereux et en un sens inhumain de vouloir expurger les esprits du sens commun, de l’expérience, des préjugés et des coutumes." (p.74)
"Religion et morale.
On peut volontiers souscrire au propos de Robert Nisbet: « Le conservatisme est unique au sein des principales idéologies par l’importance qu’il accorde à l’église et à la morale judéo- chrétienne. » De Cicéron à Burke et plus récemment à Oakeshott, MacIntyre et Soljenitsyne, il y a incontestablement une remarquable continuité sur ce point." (p.74)
"Cet attachement des conservateurs à la religion a au moins une double origine et une double utilité. D’une part, il apparaît naturel que les fonctions vitales du gouvernement de même que l’ensemble du lien social et politique se voient revêtus d’un caractère empruntant au sacré, dans toute la mesure où cela contribue à les pérenniser. Cette investiture est nécessaire à leur autorité. D’autre part, des Églises établies sont indispensables comme autorités structurantes et pour s’opposer à l’arbitraire du pouvoir. On est loin, avec ce second point, de la conception napoléonienne (« Je ne vois pas dans l’Église
le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social ») et a fortiori du maurrassisme où l’Église est la servante du pouvoir, ancilla potestatis." (p.75)
"Éléments clés de cette dogmatique: autorité et pouvoir, liberté et égalité, individu et bien commun, propriété et vie en société, préjugé et raison, histoire et tradition." (p.79)
"On peut conclure sur les rapports de la religion, de la morale et du pouvoir en citant Michael Oakeshott: « Le gouvernement doit être conçu comme une activité spécifique et limitée. Il ne doit pas interférer avec la vie concrète des personnes privées, mais uniquement avec les activités en général et encore seulement avec les activités qui ont la propension de se heurter les unes les autres. Il ne doit s’occuper ni du bien moral, ni d’ailleurs du mal ; il n’est pas fondé à essayer de rendre les hommes bons et encore moins meilleurs."
"[Leur] attachement viscéral à la propriété tient à plusieurs facteurs. Il y a en premier lieu la conviction que l’homme n’est pleinement et totalement libre que dans sa propriété: la propriété conditionne l’inviolabilité de la liberté humaine. Jouvenel rappelle ainsi une antique loi norvégienne, dont on retrouve d’ailleurs la trace au Moyen Âge dans plusieurs pays (Irlande, Écosse, notamment): « Si le roi viole la demeure d’un homme libre, tous iront vers lui pour le tuer. » Plusieurs auteurs américains, libéraux ou conservateurs, ont analysé sur la période récente les enjeux pour la liberté de ce déclin du droit de propriété.
James W. Ely a procédé à une analyse minutieuse et passionnante de la jurisprudence de la Cour suprême sur une période de 200 ans. Il en ressort que, depuis une cinquantaine d’années, la priorité accordée par la Cour suprême aux droits civiques a presque complètement éclipsé le respect du droit de propriété. S’il regrette cette éviction, dans la mesure où, selon les termes du titre de son livre, le droit de propriété est le gardien de tous les autres droits, il pense néanmoins que le phénomène est réversible ; son optimisme relatif s’appuie notamment sur les décisions récentes des juridictions américaines (hors Cour suprême) et sur les travaux académiques des jurisconsultes américains. La perspective adoptée par Richard Pipes est très sensiblement différente. Il s’intéresse en effet à l’histoire du droit de propriété et à ses rapports avec les systèmes d’organisation politique, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Mais sa conclusion recoupe celle d’Ely, au sens où la corrélation entre liberté individuelle et propriété privée est étroite, de sorte que le déclin de cette dernière conditionne étroitement le destin de la liberté individuelle. En second lieu, il existe un lien intime entre la famille, communauté de base indispensable à la vie en société, et la propriété. Celle-ci a longtemps été le principal attribut de la famille en même temps que le droit qui la soutenait. Il y a là une forte influence du droit romain et, surtout, du droit de la République romaine." (pp.82-83)
"La notion de bien- être social incorpore désormais des éléments – justice sociale, réduction des inégalités, préservation de l’environnement, égalité civique, droits des minorités, etc. –qui sont nouveaux et qui entrent en conflit avec des objectifs plus traditionnels. Il en résulte que les fonctions de bien- être social modernes ont une tendance certaine à entrer en conflit avec des droits naturels: liberté et propriété. Ces dernières acquièrent de ce fait un caractère contingent. Elles ne sont plus un absolu, mais un résidu de la maximisation utilitariste du bien- être. Cette dérive est aux antipodes de l’esprit conservateur. La « tyrannie de l’utilité », pour reprendre le titre d’un livre de Gilles Saint- Paul, qui fait que l’on subordonne, voire que l’on sacrifie tout à la maximisation d’un bien- être social à géométrie variable, est particulièrement préoccupante dans l’optique des libertés fondamentales.
Sur le plan économique, les conservateurs sont tous, à quelques nuances près, partisans du laisser- faire, seul compatible avec la liberté et la propriété. Dans ses Thoughts and Details on Scarcity, Burke met clairement en garde contre le jacobinisme économique: « Pourvoir aux nécessités économiques et sociales n’est pas au pouvoir du gouvernement. Ce serait une présomption fatale pour les hommes publics que de croire qu’ils pourraient le faire. » Il est à noter que même des conservateurs libéraux (rappelons que Tocqueville était bien davantage un disciple de Nassau Senior que de John Stuart Mill sur le plan économique) et des conservateurs sociaux (John Henry Newman, notamment, tel que cela apparaît dans son livre: Who’s to Blame ?, 1855) partagent complètement cette foi en l’initiative privée)." (p.85)
"Les conservateurs, par conséquent, et c’est notamment ce qui les distingue des néo- conservateurs américains, n’ont pas la naïveté de croire que les résultats sociaux du laisser-faire sont à tout moment optimaux." (p.89)
"Existe- t-il une configuration morale qui soit propre au style de pensée conservateur ? Michael Oakeshott, dans un livre consacré à la morale et à la politique dans l’Europe moderne, a distingué trois grandes configurations morales: la morale des liens communaux, la morale de l’individualisme et la morale de l’anti- individualisme (ou morale collectiviste). La morale des liens communaux est, à l’époque moderne, une survivance et une nostalgie: c’est la morale prémoderne des sociétés d’ordres et de communautés qui était celle du Moyen Âge et qui a pratiquement disparu avec le siècle. Cette morale des liens communaux, c’est celle dont sont nostalgiques les traditionalistes et, aussi, certains conservateurs traditionalistes et une minorité de l’Église catholique. Des penseurs comme Thomas Molnar ou Alasdair MacIntyre perpétuent, d’une façon intelligente, cette tradition morale. La deuxième configuration morale identifiée par Oakeshott est la morale de l’individualité ; elle réside dans un principe essentiel, l’approbation de la recherche d’une conduite autodéterminée. Comme le dit Oakeshott: « C’est dans cette approbation – non seulement pour son propre compte, mais également pour les autres – que l’impulsion en faveur de l’individualité devient une disposition morale. C’est là la manière dont les êtres humains devraient vivre, et être privé de cet exercice de l’individualité est non seulement considéré comme le plus grand malheur, mais également regardé comme d’une moindre valeur morale. » Cette configuration morale n’appartient pas qu’aux conservateurs, mais elle est également la leur, tout en réservant naturellement les droits de l’autorité." (p.95)
"L’une des caractéristiques les mieux établie des conservateurs est leur propension à adhérer totalement à la réalité, à son aspect concret, local et expérimental. Le conservateur est l’homme du concret, du local et de la conscience du possible, pas celui des abstractions ou des généralisations utopiques, romantiques ou systématiques. D’une façon qui peut paraître paradoxale, les conservateurs sont les hommes de la réforme, à condition de s’entendre sur
le sens de ce dernier terme. Les conservateurs estiment que le maintien des traditions et des coutumes est en soi désirable, mais ils sont suffisamment réalistes pour savoir que certaines traditions, pour survivre, ont besoin d’être réactualisées par des réformes ponctuelles. Ces réformes nécessaires consistent, pour les conservateurs, à corriger des dérives individuelles par des modifications ou des réformes permettant à des individus nouveaux d’infléchir positivement l’action courante et ainsi de permettre à la tradition de survivre. Face à des problèmes qui naissent de dérives individuelles, le conservatisme propose des solutions individuelles, et c’est dans ce sens qu’il n’est pas opposé à la réforme, tout au contraire. À l’inverse, si la réforme devient synonyme de grand soir ou de nuit du 4 Août permanente, il y est naturellement opposé. L’ancrage dans le local est également une dimension importante du conservatisme: les communes, les associations, les régions, la nation sont des réalités historiques éprouvées et c’est ce qui fait leur valeur éminente. À l’inverse, des incarnations universalistes dans le style SDN, ONU et même, dans une certaine mesure, Union européenne, sont des concepts abstraits, peu opérants, souvent inefficaces et parfois dangereux. Un conservateur regarde la Déclaration universelle des droits de l’homme comme une perversion de l’esprit humain: comment parler de droits qui ne sont fondés ni sur l’Histoire, ni sur la tradition, ni sur un contexte local bien établi comme la nation ?" (pp.96-97)
"De façon très marquée, mais pas inexacte, on peut dire que le rapport au temps est totalement opposé chez les conservateurs et les progressistes. Ces derniers utilisent le futur (un futur utopique ou rêvé) pour interpréter le présent ; les conservateurs utilisent le passé pour interpréter le présent et agir dans l’instant. On peut difficilement imaginer une césure plus radicale entre deux styles de pensée. En fait, le conservatisme apparaît d’abord comme un acte de modestie devant l’Histoire: il n’est ni possible ni souhaitable d’expurger ou de remodeler le passé." (p.98)
"Le style de pensée conservateur a toujours présent à l’esprit ce que peuvent être la violence et le tragique du pouvoir. Cette violence du pouvoir, un Romain ne pouvait y être indifférent, ne serait- ce que parce qu’il avait à l’esprit l’œuvre de Polybe, de Tite- Live, de Salluste, de Tacite et de Suétone. Et quels progrès dans la violence accomplis, depuis l’époque de Tacite, par le pouvoir, si l’on considère simplement le Vingtième siècle ! Pour un conservateur, cette violence du pouvoir (cet imperium) est d’autant plus déchirante qu’elle porte atteinte à sa propre potestas, l’empire qu’il exerce sur lui- même, sa famille et ses biens." (p.99)
"L’horreur des utopies (la Commune en était l’archétype)." (p.100)
"Dans son livre consacré au conservatisme, Philippe Bénéton écarte l’idée d’une pensée conservatrice antérieure à la synthèse de Burke et il prend soin d’indiquer que, selon lui, ni Cicéron ni saint Augustin n’étaient conservateurs." (p.101)
"Quels sont les termes qui reviennent le plus fréquemment dans la pensée politique de Cicéron ? Auctoritas, mos majorum, concordia, virtus, nobilitas, libertas, officii, constitutio. À défaut d’être exhaustif, on se concentre sur les trois premiers termes. Pour Cicéron de même que pour les hommes politiques de la République romaine, l’auctoritas (l’autorité) est l’expression parachevée de l’influence en politique et de l’influence politique. C’est dire s’il s’agit du concept premier de sa pensée politique. Le caractère ancien de cette notion est attesté par l’étude étymologique du mot qui appartient au fonds primitif, juridique et religieux du vocabulaire –dont font également partie augere, augur, auctor, augustus. L’auctoritas est, comme la fides, à la base des relations entre Romains, car c’est un principe constant dans leur vie publique ou privée de ne jamais prendre de décision importante sans recourir à l’avis d’une personne compétente, c’est- à- dire d’une personne investie de l’auctoritas. Cicéron est formel sur ce point dans plusieurs passages du De oratore. Mais qui est revêtu de l’auctoritas sur le plan sociologique ? Ce sont principalement, mais pas exclusivement, les membres des gentes patriciennes, de la nobilitas, qui constituent l’essentiel du recrutement du Sénat. En fait, l’auctoritas, comme le souligne Cicéron dans sa XIIIe Philippique, s’acquiert de deux façons. D’une part, elle résulte de la dignitas familiae, de la dignité de la famille qui a plusieurs attributs: ancienneté, propriété foncière, clientèle, générosité et goût du bien public. Ces éléments peuvent se perdre au cours du temps ou connaître des vicissitudes, comme l’atteste la diminution d’autorité que connut un temps la famille des Claudii. D’autre part, l’auctoritas procède en second lieu de la virtus. Cette extension de l’auctoritas par la virtus se fait de deux façons, comme Cicéron l’a noté dans deux de ses discours (notamment le Pro Flacco). La première est la res gestae, c’est- à-dire les succès militaires comme ce fut le cas pour Scipion Émilien ou pour Pompée ; au contraire, les échecs militaires provoquent une diminution, voire une disparition de l’auctoritas. La seconde voie est naturellement constituée par le rang atteint dans le cursus honorum, lequel atteste lui-même la position du patronus. Cela réserve la possibilité pour un homo novus (comme Cicéron lui- même) d’accéder à l’auctoritas. À ces deux éléments fondamentaux s’ajoute l’âge qui n’est d’ailleurs que la conséquence, sauf exception, des deux modes d’acquisition précédents et c’est un point sur lequel insiste Cicéron dans son Cato Major." (pp.102-103)
"Sur le plan politique (car l’auctoritas est loin d’être un phénomène purement politique: elle est d’abord sociale), l’auctoritas, ce sont d’abord les prérogatives du Sénat. L’autorité des sénateurs, c’est l’autorisation préalable qui seule peut transformer une décision du peuple (votée par les comices) en loi. Mais, d’une façon plus générale, c’est aussi cette compétence morale, ce prestige qui est l’apanage d’une assemblée composée pour l’essentiel des anciens magistrats. Théoriquement, un magistrat (consul, préteur) peut aller à l’encontre des volontés du Sénat ; théoriquement, le peuple –sur l’initiative d’un magistrat: préteur, tribun– peut se passer de lui. En pratique, si l’on excepte le cas de la désignation de Scipion Émilien lors de la deuxième guerre punique, cela ne se produit jamais, du moins jusqu’à la crise des Gracques, tant était grande l’autorité du Sénat, cette « assemblée de rois », pour reprendre l’expression de Polybe." (p.104)
"La mos majorum, la coutume des ancêtres, est le deuxième terme clé de la pensée politique et sociale de Cicéron qui lui a d’ailleurs consacré un traité, le Cato Major, souvent et restrictivement intitulé De la vieillesse. Car le thème en est moins les vertus propres à la vieillesse que les bénéfices que l’on peut recueillir de l’expérience et de la tradition telles qu’elles sont incarnées par la haute figure de Caton l’Ancien." (p.105)
"Au XVIIIe siècle Cicéron était le philosophe politique par excellence, et la connaissance que nous avons de la bibliothèque de Burke suggère qu’il savait son Cicéron par cœur." (p.106)
"Le régime mixte qui a les faveurs de Cicéron combine des éléments monarchiques (l’imperium consulaire), des éléments aristocratiques (l’auctoritas du Sénat) et des éléments démocratiques (comices centuriates, comices tributes, tribunat de la plèbe). Cicéron n’apprécie pas la mixité en tant que telle, mais il y est favorable pour deux raisons: elle constitue la tradition romaine (Polybe avait décrit ce régime romain un siècle avant lui) et elle donne toute sa place à la concordia (ou à la temperatio) pour assurer l’équilibre entre les différentes composantes du pouvoir. Il est clair que Cicéron qui, par son expérience politique, a pu prendre la mesure des excès qui pouvaient résulter d’un équilibre aussi fragile (en particulier du fait des excès des tribuns de la plèbe)." (pp.107-108)
"La mos majorum n’est pas une morale indépendante de l’histoire, une morale a- historique. C’est l’Histoire qui devient une morale. Le rôle que les historiens romains – Tite- Live, Tacite, notamment – jouent dans l’enseignement et la transmission de la morale est révélateur. La morale conservatrice romaine repose sur des exempla, des faits ou dits exemplaires. Le livre de Valère Maxime, Faits et dits mémorables, Facta et dicta memorabilia, est une collection de quelque 900 exempla qui disent la morale." (p.109)
"Le cas de Caton d’Utique, grand Romain de la fin de la guerre civile est très atypique. Caton d’Utique, pénétré de morale stoïcienne, se suicide en lisant le Phédon de Platon, consacré, comme chacun sait, à l’immortalité de l’âme. Le cas est presque aberrant aux yeux d’un Romain conservateur." (p.110)
"Dans les Partitiones oratoriae, Cicéron réduit à deux les vertus cardinales: scientia, qui comprend la sagesse et temperantia, qui comprend les trois autres (justice, courage, maîtrise de soi)." (p.110)
"Roger Scruton (né en 1944) est un philosophe anglais, spécialisé en esthétique. Il a écrit une bonne trentaine de livres, dont deux, The Meaning of Conservatism (1980) et How to Be a Conservative ? (2014) sont consacrés spécifiquement au conservatisme. Il a été de ceux qui ont fondé en 1982 la Salisbury Review, une revue délibérément conservatrice dont il a été le rédacteur en chef pendant 18ans. Certains numéros de cette revue ont d’ailleurs été réunis en volumes et consacrés aux penseurs conservateurs." (p.112)
"L’intention de base du conservatisme, c’est de continuer à être ensemble, de préserver le vivre-ensemble et la société civile. […] Le seul but politique qu’une société puisse se fixer dans l’optique conservatrice est un objectif procédural: continuer à vivre ensemble. Cette modestie peut sembler déroutante, notamment au regard de certaines ambitions des idéologies modernes. Mais le réflexe conservateur est sain. Au demeurant, beaucoup d’activités humaines n’ont aucun but explicite, de but extérieur aux activités et personnes elles- mêmes. Le conservatisme n’a pas de finalité en vue (end in view et même endstate): il ne cherche qu’à préserver et à procurer aux individus associés les moyens de continuer à vivre ensemble." (p.114)
"La rencontre des besoins d’allégeance et de l’offre d’autorités a pour effet de produire une réelle cohésion de la société, via l’autorité et la coordination spontanée des comportements individuels qu’elle permet. La dialectique de l’allégeance et de l’autorité n’est pas seulement un élément de la doctrine conservatrice ; c’est le caractère essentiel de son style de pensée. Cela conduit, d’ailleurs, à s’interroger sur la nature profonde de l’idée conservatrice: est- ce une doctrine politique ?" (p.115)
"La nostalgie n’est pas conservatrice pour une raison importante, qu’il convient d’expliciter. Elle est une forme de sentimentalité qui conduit le sujet à se tenir à l’écart, à refuser d’entrer dans l’action pratique et rationnelle. Elle est une forme d’évitement qui consiste à préférer vivre dans les limbes de Dante (ce lieu sans espoir et de simple désir), plutôt que de s’inscrire résolument dans l’action et dans le présent." (p.116)
"Dans la lignée de Rousseau, Kant, Rawls et Nussbaum, l’égalitarisme progressiste repose donc sur un article de foi: l’homme est naturellement disposé au bien ; si, par aventure, il fait mal, cela ne vient pas contredire cet article de foi, cela signifie simplement que l’environnement social et politique s’est révélé inapproprié ; et qu’il suffit de le modifier. Bref, l’idée même d’un péché originel et d’une nature humaine peccable est tenue pour absurde. Un conservateur est précisément convaincu du contraire: il croit, lui, au péché originel ou, du moins, à sa possibilité. De ce fait, il regarde le principe égalitariste d’égale considération avec beaucoup de suspicion. Cette suspicion est encore plus grande à l’égard d’un autre élément de la foi optimiste de l’égalitarisme: la capacité démesurée de l’homme moderne à modifier, pour le meilleur, l’ordre humain et celui du monde dans son ensemble. Cette foi totale implique que les progressistes évoluent constamment dans une ambition démesurée, une hubris sans bornes, parfois (mais c’est rare) pour le meilleur, mais le plus souvent pour le pire." (p.119)
"Dans un monde qui est supposé être caractérisé par les continuels progrès de l’esprit humain, la mort n’a plus sa place, car elle constitue la contradiction fondamentale et incontournable du projet progressiste. Elle doit donc être cachée, reléguée, escamotée, oblitérée." (p.122)
"Dans le style de pensée conservateur, la mort est toujours présente." (p.123)
"Michael Oakeshott (1901-1990) est sans aucun doute un des grands philosophes politiques du 20ème siècle. Et il était conservateur. Mais son influence sur ses contemporains semble avoir été limitée, même si certains n’ont pas craint d’affirmer qu’il était « l’éminence grise philosophique du thatchérisme » (ce qui est très réducteur). Par ailleurs, il n’a jamais cherché la publicité ni les honneurs. Lorsqu’on lui a annoncé que les Beatles avaient reçu la British Empire Medal (BEM, l’équivalent de la Légion d’honneur), il a eu cette remarque: « C’est tout à fait approprié. Les honneurs vont à ceux qui les recherchent. » Oakeshott a été professeur de philosophie politique pratiquement toute sa vie et c’est à la London School of Economics qu’il a enseigné pour l’essentiel. Ses principaux travaux ont porté sur l’expérience, sur Hobbes et l’association civile, sur la morale et l’éducation.
Il est l’auteur de plusieurs livres qui sont devenus des classiques de la philosophie politique, en particulier De la conduite humaine (1975, traduit aux PUF en 1995), Morale et politique dans l’Europe moderne (1958, traduction aux Belles Lettres en 2006) et Rationalism in Politics and other Essays (Methuen, 1962)." (p.127)
"Oakeshott est très probablement le philosophe conservateur par excellence du 20ème siècle. Toutefois, son conservatisme individualiste est assez hétérodoxe et très original si on le compare à celui d’autres penseurs conservateurs contemporains et, aussi, au conservatisme de figures historiques comme Edmund Burke. Oakeshott est conservateur, au sens où son conservatisme est davantage un style de pensée (pour reprendre l’expression de Karl Mannheim) qu’une adhésion à un corpus doctrinal précis. Il a peu de sympathie pour Burke, par exemple, ce qui le place, au sein de la mouvance conservatrice, dans une situation assez marginale. Ce manque d’affinités vient notamment de ce qu’il soupçonne chez Burke une approche « théologique » qui heurte son scepticisme résolu et son individualisme foncier. Il se sent beaucoup plus proche de Hume, par exemple.
Michael Oakeshott a écrit en 1956 un essai, On Being Conservative, qui sera par la suite publié avec d’autres essais dans un volume appelé Rationalism in Politics and other Essays (1962). Cet essai de vingt pages est très remarquable à bien des égards et mérite qu’on s’y arrête. Dans cet essai, Oakeshott prend nettement ses distances par rapport au père du conservatisme, Edmund Burke.
Pour Oakeshott, le problème avec Burke et ses épigones contemporains, c’est qu’ils cherchent à doper le conservatisme avec des concepts de nature soit métaphysique, soit religieuse, par exemple la loi naturelle ou bien encore la croyance en un ordre providentiel. Oakeshott considère que des croyances aussi spéculatives ne sont absolument pas nécessaires pour fonder une position conservatrice en politique." (p.128)
"Le conservatisme d’Oakeshott a été qualifié de conservatisme minimal (little conservatism) tandis que celui de Strauss est souvent appelé conservatisme maximal (big conservatism). Ces labels n’épuisent certes pas la question ; mais ils mettent en lumière une distinction fondamentale dans la pensée conservatrice moderne." (p.129)
"Le conservatisme d’Oakeshott est donc profondément original: individualiste, rationaliste (mais pas constructiviste !), sceptique, areligieux." (p.132)
"Il existe deux variantes principales du conservatisme. La première, illustrée par Burke, Oakeshott, Jouvenel (entre autres) peut être qualifiée de conservatisme libéral. Mais il existe une seconde tradition intellectuelle du conservatisme que l’on pourrait qualifier de conservatisme illibéral, dans la lignée des travaux de Donoso Cortés, de Coleridge et de Frédéric Le Play, par exemple, et qu’on retrouve chez Thomas Molnar et surtout MacIntyre à l’époque contemporaine. Quels sont les traits principaux de ce conservatisme ?
Le conservatisme de MacIntyre est d’abord communautarien. Cet adjectif est porteur en France de contresens évidents vu la proximité lexicale avec communautarisme ; il mérite donc quelques précisions. En philosophie morale, les communautariens s’opposent aux libéraux. Les libéraux (au sens américain de ce terme), comme John Rawls par exemple, sont des néo- kantiens et ils se caractérisent par leur universalisme, que ce soit en matière de droits ou de justice. À l’inverse, les communautariens, comme Michael Sandel, Michael Walzer et MacIntyre, rejettent cet universalisme: pour eux le maître mot est imbedded, c’est- à-dire littéralement « inséré », « intégré », « enchâssé ». Autrement dit, il n’y a pas de philosophie morale et politique, de tradition intellectuelle qui ne puissent s’exercer utilement et de façon profitable sans référence à un contexte (historique, moral, social, philosophique) délimité. Si la philosophie morale s’abstrait de ce contexte, ses concepts risquent de perdre leur sens. Les communautariens pourraient donc avantageusement être appelés contextualistes, par opposition aux universalistes que sont les kantiens. MacIntyre, par exemple, n’accorde aucune créance à l’un des éléments essentiels du credo libéral: l’existence de droits subjectifs individuels – les fameux droits de l’homme. « Ne nous égarons pas, la vérité est simple: ces droits n’existent pas, et croire en eux, c’est croire aux sorcières et aux licornes. » Cette critique conservatrice fait écho à la triple critique (Burke, Bentham, de Maistre) dont le droit naturel a fait l’objet. Pour reprendre Perreau- Saussine: « MacIntyre a si peu de sympathie pour la prolifération des droits individuels ou subjectifs qu’il va jusqu’à en nier la réalité. Comme les partisans de l’école contre-révolutionnaire, il a tendance à soutenir qu’en tant que capacité des individus, la raison doit s’appuyer sur des coutumes et des traditions qui fassent autorité. »." (pp.133-134)
"Il est juste de considérer les Principes de la philosophie du droit de Hegel comme un des ouvrages majeurs du panthéon du conservatisme." (p.136)
-Jean-Philippe Vincent, Qu'est-ce que le conservatisme ? Histoire intellectuelle d'une idée politique, Paris, Les Belles Lettres, coll. Penseurs de la liberté, 2016, 266 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Dim 12 Juil - 16:10, édité 1 fois