https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Grimal
« Plage brillante entre les ténèbres de la préhistoire italienne et celles, presque aussi épaisses, où la décomposition de l’Empire plongea le monde occidental, Rome éclaire d’une vive lumière quelque douze siècles d’histoire humaine. » (p.9)
« Non seulement, argumente Cicéron [dans La République], les villes maritimes sont exposées à de multiples dangers, de la part des pirates et des envahisseurs venus de la mer, dont les incursions sont toujours soudaines et obligent à monter une garde incessante, mais, surtout, la proximité de la mer compte des périls plus graves : c’est d’elle que viennent les influences corruptrices, les innovations apportées de l’étranger, en même temps que les marchandises précieuses et le goût immodéré du luxe. De plus, la mer -route toujours ouverte- invite quotidiennement au voyage. Les habitants des villes maritimes détestent demeurer en repos, dans leur patrie ; leur pensée s’envole, comme leurs voiles, vers des pays lointains, et avec elle leurs espoirs. » (p.11)
« Sur ce site assiégé par l’élément liquide, les Romains manquaient d’eau potable. Sans doute était-il possible de s’en procurer en forant des puits profonds dans les parties basses. Ce que l’on ne manqua pas de faire, puisque les fouilles ont révélé un nombre considérables de tels forages sur le Forum. Mais, sur les collines, il fallut de très bonne heure construire des citernes, expédient coûteux et précaire. Le problème de l’eau ne fut vraiment résolu pour Rome qu’au milieu du IIIe siècle avant Jésus-Christ, quelque cinq cents ans après la fondation, lorsque l’on commença de construire des aqueducs. » (p.13)
« Il n’y eut pas, pour Rome, d’heureuse naissance, d’épanouissement paisible, mais toujours la défiance d’un peuple en guerre contre une nature hostile, inquiet pour sa propre sécurité et retranché du monde. » (p.14)
« Une première vague de peuples incinérants (c’est-à-dire brûlant leurs morts) et connaissance l’usage et la technique du cuivre apparaît en Italie du Nord au IIe millénaire avant Jésus-Christ. » (p.15)
« La race latine, celle d’où est sortie Rome, n’est pas un groupe ethnique pur, mais le résultat d’une synthèse lentement réalisée où les envahisseurs indo-européens s’assimilèrent des Méditerranéens pour donner naissance à un peuple nouveau. » (p.16)
« Conception [mythologique] de l’origine mixte du peuple latin, où les éléments « nés du sol » auraient été civilisés, vivifiés par des étrangers. » (p.17)
« Les Romains, jusqu’à la fin de leur histoire, aimeront se dire « les Fils de la Louve » […] Il existait à Rome même un culte à une certaine Mère des Lares qui pourrait bien n’avoir été, en définitive, que l’excellente mère nourricière des Jumeaux. » (p.19)
« Sur le Capitole, devant le temple « majeur » de la Ville, celui de Jupiter Très Bon et Très Grand. » (p.20)
« Les Romains savaient que leur ville n’était pas seulement un ensemble de maisons et de temples, mais un espace de sol consacré (ce qu’expriment dans des cas divers les mots de pomerium et de templum), un endroit doté de privilèges religieux, où la puissance divine était particulièrement présente et sensible. » (p.21)
« A chaque moment critique de son histoire, Rome s’interrogera avec angoisse, croyant sentir peser sur elle une malédiction. Pas plus qu’à sa naissance elle n’était en paix avec les hommes, elle ne l’était avec les dieux. Cette anxiété religieuse pèsera sur son destin. » (p.21)
« Romulus, après avoir fondé la Ville, assuré la pérennité de sa population, organisé dans ses grandes lignes le fonctionnement de la cité en créant des sénateurs -les patres, chefs de famille- et une assemblée du peuple, puis mené à bien quelques guerres mineures, disparut un jour d’orage, devant tout le peuple réuni au Champ de Mars et la voix populaire proclama qu’il était devenu dieu. On lui rendit un culte sous le nom de Quirinus, vieille divinité qui passait pour sabine et qui avait un sanctuaire sur la colline du Quirinal. » (p.24)
« La vallée du Forum, asséchée de très bonne heure, formait le centre de la vie sociale et de la vie religieuse. C’est là -et non sur le Palatin- que l’on trouve les plus anciens sanctuaires et les plus essentiels, notamment celui de Vesta, foyer commun auprès duquel étaient conservés les Pénates du peuple romain, mystérieux fétiches liés au salut de la Ville. A quelque distance de ce sanctuaire, un autre, appelé la Regia (c’est-à-dire le Palais du Roi), donne asile à Mars et à la déesse Ops, qui est l’Abondance personnifiée. On y conserve d’autres fétiches, des boucliers sacrés, dont l’un passe pour être tombé du ciel, et qui étaient eux aussi garants du salut commun. C’est entre ces deux lieux de culte que passait la Voie Sacrée, chemin des processions solennelles qui menaient périodiquement le Roi, accompagné de son peuple, jusqu’au rocher du Capitole où régnait Jupiter. » (p.26)
« Aux réformes de Numa, la tradition attribue la fondation du temple de Janus, édifice mystérieux situé sur la limite nord du Forum et consacré à une divinité à double visage, sur la nature de laquelle les théologiens de Rome se sont longuement interrogés. Ce qui est assuré, c’est que Janus n’est pas un dieu de la tradition latine. En outre, Numa s’attacha à diviser les fonctions sacerdotales entre plusieurs collèges, au lieu de les laisser comme auparavant attachées à la seule personne royale. C’est à lui que l’on attribuait la fondation des flamines, desservant l’un le culte de Jupiter, l’autre celui de Mars. Ce faisant, il reprenait sans doute une tradition indo-européenne, ainsi qu’en témoigne le nom même de ces prêtres, que l’étymologie rapproche de celui des brahmanes. Mais à côté des flamines, Numa créa ou organisa le collège des Saliens, dont les danses guerrières en l’honneur de Mars sont un très vieux rite italique, attesté en diverses villes et dont les accessoires, notamment les anciles, boucliers à double échancrure, témoignent d’une lointaine influence égéenne et proviennent de la Grèce à l’âge dit géométrique. […] Numa eut soin de désigner un chef chargé de veiller à l’exact accomplissement des rites et d’empêcher, à l’avenir, l’intrusion abusive de nouveautés étrangères. Ce chef fut le Grand Pontife : le nom de pontife (pontifex) demeure pour nous mystérieux. » (pp.27-28)
« C’est sous le règne de Numa que les Romains acquirent leur solide réputation de piété et qu’ils élevèrent un autel à la Bonne Foi (Fides), fondement de la vie sociale et aussi des relations internationales, dans la mesure où la Fides implique la substitution aux rapports de forces, de rapports fondés sur la confiance mutuelle. » (p.29)
« [Servius Tullius] répartit les citoyens en cinq classes « censitaires », la première groupant les citoyens les plus riches, la dernière les plus pauvres. […]
La division en centuries fut adoptée en outre lors des opérations de vote, et cela eut pour résultat pratique de donner dans la cité la prééminence à l’aristocratie de la fortune. Lors des votes, en effet, chaque centuries ne comptait que pour une voix, si bien que, dans les centuries groupant le plus grand nombre de citoyens (celles des classes les plus pauvres), la voix de chaque individu pesait moins que dans les autres. De plus et surtout, les opérations commençaient par les centuries de la première classe et cessaient lorsque avait été obtenue la majorité. Si bien que les centuries des dernières classes ne votaient jamais.
Ce système censitaire persista jusqu’à la fin de la République et survécut même sous l’Empire. Les comices centuriates, c’est-à-dire le peuple convoqué dans ses cadres militaires, continuaient d’élire, encore sous la République, les magistrats supérieurs et de voter certaines lois importantes. » (pp.30-31)
« Avant Servius existait un autre système qui datait du règne même de Remolus : le peuple entier y était divisé en trois tribus, portant les noms archaïques de Ramnes (ou Ramnenses), de Tities et de Luceres. […] L’origine du système était inconnue aux Romains eux-mêmes. Chaque tribu formait dix curies et l’ensemble des trente curies constituait l’assemblée du peuple. Les attributions de ces comices curiates étaient sans doute, à l’origine, fort étendues, mais après la réorganisation servienne, elles allèrent se restreignait. Comme leur rôle essentiel avait été primitivement d’investir le roi désigné à leur suffrage par l’auctoritas du Sénat et de lui conférer l’imperium, c’est toujours à eux qu’il appartint, encore sous la République, de conférer ce même imperium aux magistrats élus par les comices centuriates. On les consultait aussi pour des actions juridiques touchant à la religion, comme les adoptions. L’organisation curiate de la cité reposait en effet sur des liens religieux, la participation à un culte commun de la curie, dont le prêtre portait le nom de curion, de telle sorte qu’il existait entre les membres d’une même curie comme une fraternité sacrée.
Un troisième système de classification des citoyens se superposa aux deux précédents lorsque, avec les progrès de la plèbe, celle-ci obtint la reconnaissance officielle de ses assemblées organiques, qui devinrent alors les comices tributes. Ces comices eurent pour cadres les tribus -non les trois tribus de Romulus, mais quatre tribus de caractère topographique instituées par Servius Tullius. Ces quatre tribus correspondaient seulement à quatre régions (nous dirions des « arrondissements ») entre lesquelles ce roi avait divisé la Ville. Plus tard, le nombre des tribus se trouva augmenté lorsqu’on créa, à côté des tribus urbaines, des tribus rustiques groupant les citoyens résidant sur leurs domaines, en dehors de Rome. » (pp.31-32)
« Le conservatisme foncier de la pensée politique romaine n’empêchait nullement les réformes. » (p.32)
« C’est à [Servius Tullius] que l’on attribue la création du census, opération qui consistait, tous les cinq ans, à dresser la liste des citoyens pour assigner à chacun sa juste place dans la cité, d’après son âge et sa fortune, et aussi d’après sa valeur morale. Ce « cens », qui sera plus tard effectué par des magistrats spéciaux, les censeurs, s’accompagnait naturellement de certains rites religieux dont l’essentiel consistait en une purification de tout le peuple : les citoyens, rassemblés au Champ de Mars, se formaient par centurie, à leur rang de soldats ; le célébrant, qu’il fût roi, ou plus tard censeur, faisait cheminer autour de la foule trois animaux : une truie, une brebis et un taureau, puis il sacrifiait aux dieux les trois victimes. Avec cette cérémonie commençait le lustre, ou période de cinq ans au cours de laquelle le classement établi demeurerait valable. » (p.33)
« Rome ne fut libérée d’un joug étranger (étranger du moins aux yeux des Latins et des Sabins de la Ville) qu’avec la révolution qui mit fin au régime des rois et institua la République. » (p.37)
« Jupiter (dont le nom indo-européen n’est que la synthèse du terme désignant le Jour et d’une épithète rituelle pater [père] appliquée dans les invocations aux grandes divinités) était déjà adoré par les Latins, et sans doute aussi par les Sabins. Dans le Latium, il possédait un sanctuaire « fédéral » au sommet du mont Albin (l’actuel Monte Cavo qui domine le lac de Nemi et celui d’Albe), où toutes les villes latines lui rendaient un culte commun. Mais Jupiter appartenait aussi, sous le nom de Tinia, au panthéon étrusque et le groupement des divinités par triades est également un trait de la religion étrusque […] Nous saisissons, avec la fondation du temple capitolin, un épisode de la lente synthèse qui donna naissance à la religion romaine de l’âge classique. » (pp.37-38)
« En cette fin du Vie siècle avant notre ère, l’Etat romain est déjà constitué : matériellement, sa puissance a grandi ; elle domine tout le Latium. Albe, détruite depuis plus d’un siècle, a été rasée et ses habitants transportés à Rome ; les autres cités ont dû former, sous l’hégémonie romaine, une confédération latine. » (p.39)
« Au cours des dernières années du VIe siècle avant Jésus-Christ, Rome, rapporte la tradition, se libéra du joug de Tarquin le Superbe et abolit la royauté. » (p.40)
« Rome perdit à cette époque une partie de son rayonnement et peut-être de sa puissance. La ligue latine, dominée, semble-t-il, jusque-là par une Rome forte et étrusquisée, reprit son indépendance. Certaines citées étrusques paraissent d’autre part avoir été tentées, sinon de restaurer les Tarquins à Rome, du moins de se substituer à eux en profitant de la complicité du clan étrusque qui y était demeuré. Mais les Romains firent face au péril extérieur, liquidèrent à l’intérieur les factions dangereuses, surent maintenir de bons rapports avec plusieurs villes étrusques, telle Caeré, et briser la coalition des Latins à la bataille du lac Régille, sur le territoire de Tusculum, en 499. Pourtant, malgré les avantages remportés, Rome fait figure de ville assiégée ; la paix n’est jamais que précaire, des coalitions menaçantes renaissent sans arrêt. » (p.41)
« Rome […] passant à son tour à l’offensive, voulut se protéger vers le nord en s’emparant de la ville étrusque de Véies, sur les bords de la Crémère. Il est possible d’ailleurs que cette tentative contre Véies ait eu moins pour but d’enrayer d’éventuelles attaques des Étrusques que de barrer aux Sabins, en établissant une base solide sur la rive droite du Tibre, toute possibilité d’envahir le Latium en empruntant la vallée du fleuve. La guerre contre Véies fut de longue durée […] elle ne fut prise que dans les premières années du IVème siècle. » (p.42)
« Les chefs de ces familles siégeaient au Sénat, ce conseil des Anciens institué par les rois et qui survécut à la chute de la royauté. Ces patres avaient autour d’eux, pour accroître leur influence, non seulement leurs proches et leurs alliés, mais des « clients », c’est-à-dire des hommes ne possédant par eux-mêmes aucune fortune et qui s’attachaient à un riche et noble « patron » dont ils recevaient aide et protection en échange de certaines obligations définies. » (p.43)
« Au point de vue religieux, les patriciens possèdent un privilège qui se révélera bientôt précieux : celui de prendre les « auspices », c’est-à-dire d’interpréter directement, sans le secours d’un prêtre, la volonté divine. On mesure l’importance d’un tel pouvoir si l’on songe que tout acte public doit être précédé d’une entente avec les dieux. Aussi les patriciens ne tardèrent-ils à revendiquer le monopole des magistratures qui comportaient la prise des auspices, c’est-à-dire, en pratique, le consulat et les autres magistratures majeures qui, peu à peu, en émanèrent. Cet aspect religieux de l’opposition contribua beaucoup à la durcir et à créer entre les deux moitiés de la société romaine une différence qui parut bientôt irréductible. » (p.44)
« La plèbe, exclue du pouvoir, puisqu’elle ne pouvait avoir accès au consulat qui avait remplacé la fonction royale, menaça de faire sécession. Elle se retira en dehors du pomerium, sur sa colline, l’Aventin, au pied duquel se dressait le temple de Cérès, qui était par excellence la déesse des plébéiens, et déclara vouloir fonder une ville séparée de Rome. Les patriciens acceptèrent alors que fussent créés des magistrats plébéiens, chargés de protéger la plèbe contre tout abus de pouvoir des autres magistrats. Ainsi fut constitué le collège des tribuns de la plèbe, d’abord au nombre de deux, puis de cinq membres. Ces hommes jouissaient de pouvoirs extraordinairement étendus, puisqu’ils avaient le droit d’entraver l’action de n’importe quel magistrat par leur seul veto et étaient eux-mêmes inviolables dans leur personne et dans leurs biens, et c’est là une des institutions les plus curieuses de la République. Considérés comme sacrés, c’est-à-dire littéralement intouchables, ils mèneront jusqu’à l’Empire une existence à part dans la hiérarchie des magistratures, et même une fois effacées toutes les différences politiques entre patriciens et plébéiens, ils demeureront sacro-saints.
La création des tribuns entraîna plusieurs conséquences ; pour élire ces magistrats particuliers à la plèbe et leurs assistants, les édiles plébéiens, il fallut légaliser une assemblée nouvelle, le conseil de la plèbe (concilium plebis), qui se réunit dans le cadre des tribus. Depuis le temps de Servius, de nouvelles tribus avaient été ajoutées aux quatre anciennes. Il y en avait maintenant dix-sept, que l’on appelait rustiques parce que leur territoire s’étendait hors de Rome, dans la campagne latine. Très vite, le concilium plebis, non content d’élire les magistrats plébéiens, vota des motions de portée générale qui, naturellement, n’avaient pas force de loi mais tendaient à concurrencer les décisions des comices centuriates où les patriciens, par leur fortune et le jeu de la hiérarchie censitaire, exerçaient la prépondérance.
En face d’une plèbe ainsi organisée, les privilèges légaux des patriciens ne pouvaient se maintenir longtemps. En fait, les plébéiens réclamèrent très vite le droit de devenir consuls. Les patriciens leur objectèrent que cela était impossible, puisqu’un consul devait prendre lui-même les auspices, et que cette fonction ne pouvait être assumée que par un patricien. Enfin, après bien des difficultés, on adopta un compromis : le consulat serait remplacé par un tribunat militaire à pouvoirs consulaires, auquel seraient éligibles les plébéiens. Encore cette solution ne fut-elle pas définitive ; certaines années, il y avait des consuls patriciens ; on ne recourait à l’expédient des tribuns militaires que les années où la plèbe, particulièrement remuante, imposait des concessions aux patriciens.
C’est au milieu du Ve siècle que la tradition place la rédaction d’un code des lois qui, jusque-là, étaient restées secrètes, connues seulement des pontifes et des magistrats patriciens. Une commission de dix juristes, naturellement patriciens, les decemviri, qui pendant deux ans exerça le pouvoir de fait dans la Ville, fut chargée de ce travail. Le résultat fut la publication de douze tables de lois, qui demeurèrent à la base de toutes les lois futures. » (pp.44-46)
« Rome évoluait donc lentement vers un régime plus largement démocratique, en dépit des égoïsmes de classe et aussi des entraves apportées par la religion, prudemment traditionaliste, lorsque survint une catastrophe qui, un moment, parut devoir mettre fin à son existence même. Depuis les dernières années du Ve siècle, des bandes celtiques avaient pénétré en Italie du Nord, d’où elles avaient entrepris de déloger les Étrusques. L’une de ces bandes, formée de Sénons, se lança hardiment vers le sud et parvint jusqu’à Rome […] La rencontre eut lieu à quelque distance de Rome, sur les bords de l’Allia. Saisis de panique, les Romains s’enfuirent. La route de Rome était libre. Les Gaulois, méfiants, avancèrent avec prudence. Ils s’attendaient à une forte résistance, mais bientôt ils durent se rendre à l’évidence : portes ouvertes, murailles dégarnies, Rome ne se défendait pas. Alors l’ennemi se répandit dans toute la ville, pilla, incendia les maisons et les temples. Les quelques défenseurs, avec les femmes et les vieillards, s’étaient retranchés sur le Capitole, dans la citadelle. Mais assiégés, pressés par la famine, ils durent acheter le retrait des Gaulois moyennant une lourde rançon. » (p.46)
« Les lois liciniennes, votées en 366 […] marquèrent un nouveau progrès de la plèbe. Désormais, l’un des deux consuls pourrait être plébéien ; bientôt même, cette possibilité devint une obligation et les deux moitiés de la cité furent régulièrement représentées à la magistrature suprême.
L’établissement des cadres de la vieille cité eut un résultat immédiat : puisque les patriciens n’avaient plus le monopole du consulat, celui-ci devenait accessible aux nouveaux venus dans la cité romaine, et les villes qui accepteraient de lier leur sort à celui de Rome pouvaient se voir traiter en égales. » (p.47)
« Les cités latines fédérées finirent par être purement et simplement annexées. Au même moment, Rome, de plus en plus inquiète de la menace que continuent à faire peser sur les plaines les peuples sabelliques, est amenée à intervenir en Campanie où l’appelle d’ailleurs l’aristocratie locale. C’était pour elle une occasion inespérée de consolider sa conquête de la côte latine et de couvrir ses colonies. Ainsi se trouva créé, vers 340, un Etat romano-campanien, dans lequel les chevaliers de Capoue -c’est-à-dire la noblesse- obtenaient le droit de cité romaine. Cette nouvelle situation n’avait pas que des avantages pour Rome ; elle lui créait l’obligation impérieuse de mener dorénavant la lutte contre les Samnites, ce qui l’engagea dans une guerre qui dura près de soixante-dix ans et qui fut marquée par de terribles revers, comme la capture d’une armée romaine dans la passe de Caudium (les Fourches caudines).
Les guerres samnites furent une rude école pour l’armée romaine, qui en sortit beaucoup plus solide, plus maniable, entraînée à supporter des opérations de longue durée bien différentes des expéditions organisées contre des villes voisines de Rome. » (p.48)
« La guerre contre Pyrrhus préfigure à bien des égards la longue série de luttes qui occupent la seconde moitié du IIIe siècle et ne trouveront leur conclusion définitive qu’en 146 avec la destruction de Carthage. » (p.52)
« Rome, lassée, construisit une flotte nouvelle avec laquelle le consul C. Lutatius Catulus remporta sur les Carthaginois la victoire décisive des îles Aegates, au printemps de 241. Carthage, épuisé par une lutte qui durait depuis vingt-trois ans, n’insista pas et fit la paix. Les Carthaginois évacuaient la Sicile et s’engageaient à payer une lourde indemnité de guerre. Bientôt, les Romains ajoutèrent d’autres exigences : les Carthaginois devaient leur abandonner la Sardaigne et la Corse -ce qu’ils firent. » (p.53)
« Les Illyiens, effrayés, reconnurent le protectorat de Rome : celle-ci devenait une puissance prépondérante en Adriatique et acquérait une tête de pont dans la péninsule Balkanique. Des ambassadeurs romains purent annoncer officiellement, à Corinthe, la fin du cauchemar illyrien, et les Corinthiens, en remerciement, accordèrent à Rome le droit de participer aux jeux Isthmiques, qui se déroulaient sur leur territoire. Rome se trouvait intégrée, symboliquement, à la communauté religieuse des cités helléniques.
Vers le même temps les armées romaines pénétraient plus avant en Italie du Nord, où étaient installés les envahisseurs gaulois. Elles brisèrent une offensive gauloise et occupèrent Mediolanum (Milan) en 222. Peu de temps après étaient fondées les deux colonies de Crémone et de Plaisance, postes avancés de l’occupation romaine en Gaule cisalpine.
Rome semblait en bonne voie d’achever la conquête de l’Italie lorsque la volonté d’Hannibal, le fils d’Hamilcar, vint tout remettre en question. » (p.54)
« Les opérations militaires commencèrent à la suite d’une provocation consciente d’Hannibal qui, en 219, franchit le Jucar et attaqua Sagonte. Le Sénat demanda réparation à Carthage de cette violation du traité. Les Carthaginois ne voulurent pas désavouer le Barcide et celui-ci se mit en marche, à la tête d’une formidable armée, le long des côtes espagnols. Quelques engagements, mais surtout la terreur qu’il inspirait, lui ouvrirent le passage. […]
Au printemps de 217, Hannibal, dévalant l’Apennin, surgit dans l’Italie centrale. L’un des consuls, C. Flaminius, l’attendait dans la région d’Arretium (Arezzo), mais il laisse surprendre sur les bords du lac Trasimène, et son armée fut anéantie. La route de Rome était libre. Pourtant Hannibal se garda -comme autrefois Pyrrhus- d’attaquer de front le Latium. Il gagne la côte de l’Adriatique, et de là essaya, par la persuasion ou la force, de rallier à sa cause les populations récemment soumises par Rome et tout particulièrement les Campaniens. Cette politique donna quelque répit aux Romains qui eurent le temps de confier une armée à Q. Fabius, l’un des plus traditionalistes parmi les aristocrates. Fabius, par sa tactique prudente de temporisateur, aurait peut-être redressé la situation si l’un des consuls de 216, C. Terentius Varro, n’avait cédé à la tentation de livrer une bataille sur les bords de l’Aufide. De nouveau, Hannibal fut vainqueur, cette fois sur le champ de bataille de Cannes. Cette défaite, un désastre sans précédent pour Rome, acheva de lever les hésitations des Campaniens ; toute l’Italie du Sud se déclara pour Carthage. Capoue abandonna son alliée.
Les Romains, cependant, ne se laissèrent pas décourager. Ils opposèrent à Hannibal une stratégie de la terre brûlée. Le Punique, éloigné de ses bases, avait grand-peine à se ravitailler. Cependant les armées romaines avaient choisi Capoue comme objectif, et, lentement, refermaient le cercle autour d’elle. La ville fut prise en 211 ; l’aristocratie fut massacrée, la plèbe vendue en esclavage, les maisons elles-mêmes abandonnées sans qu’Hannibal ait rien pu tenter pour sauver son alliée.
Après la prise de Capoue, Hannibal songea à élargir le conflit ; se tournant vers le monde grec, il négocia une alliance avec le roi de Macédoine, Philippe V. […]
Le sort de la guerre se joua ailleurs qu’en Italie. C’est en Espagne, où les Barcides continuaient de rassembler des renforts, que le premier coup leur fut porté. Un tout jeune homme, P. Cornelius Scipion, obtint du peuple d’être chargé des opérations en Espagne, où son père et son oncle venaient d’être tués. En quelques mois, il renversa l’équilibre des forces, s’empara de Carthagène, mais ne put empêcher Hasdrubal, le frère cadet d’Hannibal, de franchir les Pyrénées avec une armée. Hannibal se préparait à marcher vers le nord, du Bruttium où les légions romaines le tenaient en respect. Rome semblait sur le point de succomber à ce double assaut, mené simultanément par les deux frères. Mais il se produisit un véritable miracle, qui sauva Rome. Les messagers d’Hasdrubal furent capturés par des soldats romains. Le consul Claudius Néron, qui avait pour mission de surveiller Hannibal en Apulie, apprit l’arrivée des renforts venant d’Espagne. Hardiment, il se porta au-devant d’eux et, ne laissant qu’un rideau de troupes face à Hannibal, opéra sa jonction avec son collègue, Livius Salinator, sur les rives du Métaure. Les deux armées romaines écrasèrent Hasdrubal qui, de désespoir, se fit tuer dans la mêlée (207). Quelques jours plus tard, sa tête, message funèbre, lancée par les Romains, roulait aux pieds d’Hannibal, dans son camp.
Désormais, l’initiative appartenait à Rome. Scipion obtint du Sénat l’autorisation de passer en Afrique et, en 204, il débarquait en vue d’Utique. Hannibal dut quitter l’Italie pour secourir sa patrie, mais tout son génie ne put éviter la défaite de Zama qui, en 202, mit fin à la guerre.
Rome sortait de la seconde guerre punique meurtrie, mais durcie et parée d’un prestige extraordinaire dans tout le monde méditerranéen. […] Une victoire décisive obtenue en 197 à Cynoscéphales permit à Rome de libérer les cités grecques du joug macédonien : aux jeux Isthmiques de 196, les villes grecques furent déclarées indépendantes et libres de s’administrer elles-mêmes. […]
A l’intérieur, le Sénat, qui avait été l’âme de la lutte, jouissait d’un prestige renouvelé. » (pp.55-58)
« Vers le milieu du [deuxième] siècle, la puissance romaine était installée sur tout le pourtour de la Méditerranée. Carthage, ruinée par les exigences romaines, fut assiégée et prise par Scipion Émilien, le second Africain, vers le temps où Corinthe, capitale de la Confédération achéenne révoltée, était elle prise et saccagée. En Espagne, où la résistance des populations indigènes se poursuivit longtemps, la pacification fut menée sans relâche. Elle se termine, en 133, par le terrible siège de Numance, dernier bastion des Celtibères. En Asie, le dernier roi de Pergame, Attale III, légua son royaume aux Romains, qui acceptèrent l’héritage et constituèrent ainsi le premier noyau de la province d’Asie. » (p.59)
« Les principaux bénéficiaires des conquêtes avaient été les aristocrates, qui avaient acquis des domaines immenses où leurs esclaves, en bandes innombrables, se livraient à la culture et surtout à l’élevage. Le commerce avait enrichi, de leur côté, les chevaliers qui formaient une bourgeoisie puissante et active. En face de ces classes privilégiées, la plèbe de Rome et des campagnes demeurait dans une situation économique précaire. Le développement de l’économie capitaliste, la rapacité des affairistes et des publicains, souvent associée au conservatisme sénatorial, engendrait la misère des petits propriétaires. Dans la Ville même, l’accroissement de l’Empire avait attiré quantité d’émigrants sans ressources, Italiens déracinés, Grecs en quête de protecteurs et surtout affranchis de toutes races qui formaient une masse misérable et oisive. Cette plèbe besogneuse trouva des défenseurs au sein même de l’aristocratie, chez des hommes qu’avaient touchés des idées formulées par les philosophes grecs au nom de la justice et de l’humanité, et qui, surtout, se souvenaient que la force de Rome avait, en tout temps, résidé dans la solidité d’une classe de paysans, bien décidés à défendre leur terre, et à s’y maintenir.
En 133, Tibérius Gracchus, petit-fils par sa mère de Scipion le premier Africain, fut élu tribun de la plèbe, et aussitôt il prit en main la cause des pauvres. Il déposa une loi agraire, demandant qu’on limitât le droit d’occupation de l’ager publicus par les grands propriétaires et que l’on attribuât aux citoyens démunis des lots de terre inaliénables. Les oligarques irréductibles soulevèrent contre lui une émeute où il périt. Son programme fut alors repris par son frère, Caius Gracchus, avec une ampleur nouvelle. Comprenant que l’on ne pouvait obtenir de résultat sérieux qu’au prix d’une réforme profonde de l’Etat, il essaya de limiter par diverses mesures les pouvoirs du Sénat et d’appeler au droit de cité les masses italiennes. […] Mais lui aussi, comme son frère, tomba victime de la violence. Pourtant, l’œuvre des Gracques, assez mince si l’on considère les seuls résultats pratiques, se révéla fort importante en provoquant la formation d’un parti populaire dont les chefs harcèleront, jusqu’à la fin de la République, le parti sénatorial. Et, le malaise grandissant, bientôt éclata une crise qui ébranla les fondements mêmes de la puissance romaine.
Les Italiens, en effet, mécontents d’être exclus de la cité romaine, menacés de voir leurs territoires occupés par des colons à la suite des lois agraires, se soulevèrent en 91. Les vieilles haines flambèrent de nouveau. Les plus acharnés parmi les insurgés furent les peuples samnites, qui fondèrent une capitale au nom symbolique, Italica, et tentèrent d’entraîner avec eux Campaniens et Étrusques. La peur arracha à la noblesse romaine les concessions refusées jusqu’alors. La guerre sociale se termina à l’avantage de Rome, et l’Italie en sortit transformée : le vieil Etat-cité est en train de devenir une nation, la nation italienne. Dans l’ensemble des municipes, désormais organisés sur le modèle de la métropole, tous les habitants jouissent intégralement des droits reconnus aux citoyens de Rome même : si, éloignés de la capitale, ils ne les exercent pas, en temps ordinaire, ne participent pas, en fait, aux élections et au vote des lois, ils ont toujours la possibilité de faire le voyage, si quelque circonstance grave se présente, et leur présence est de nature à changer les majorités. C’est ce qui se produira plusieurs fois au temps de Cicéron.
Mais de nouveaux troubles bouleversent Rome. La guerre sociale à peine achevée, voici que s’ouvre l’ère des guerres civiles. » (p.60)
« Le premier épisode des guerres civiles fut la lutte entre Marius, champion du parti populaire, et Sulla, vainqueur en Orient du roi du Pont, Mithridate (121-64). Marius, dont Salluste a retracé les brillants débuts pendant la campagne contre Jugurtha, avait ensuite sauvé Rome d’une double invasion barbare, en triomphant des Teutons et des Cimbres à Aix-en-Provence et à Verceil (100-101). Sulla était porté par la faveur des aristocrates. C’est lui qui remporta finalement l’avantage, mais sa victoire coûta beaucoup de sang. Plus grave encore, il fallut, pour ramener la paix, suspendre le jeu normal des institutions républicaines et attribuer à Sulla des pouvoirs extraordinaires qui firent de lui un roi sans le titre et lui permirent de procéder impunément à des proscriptions, c’est-à-dire de faire assassiner ses ennemis politiques, qui étaient ceux de l’oligarchie sénatoriale. C’est à restaurer la puissance du Sénat que Sulla s’employa, abattant les obstacles qui s’étaient opposés jusque-là, depuis une quarantaine d’années, au gouvernement des aristocrates. Il décida, par exemple, que les tribunaux seraient uniquement composés de sénateurs, à l’exclusion des chevaliers -ce qui assurait automatiquement l’impunité aux gouverneurs de provinces prévaricateurs, certains de connaître, s’ils étaient accusés, devant leurs pairs dont l’indulgence leur était acquise, à charge de revanche. Les pouvoirs des tribuns furent restreints, et la plèbe eut l’impression que des siècles de lutte se trouvaient abolis et que l’on revenait aux temps les plus sombres de l’oppression du peuple par les nobles.
Ses réformes accomplies, Sulla abdiqua la dictature (79). » (p.63)
« Plusieurs des problèmes que Sulla s’imaginait avoir résolus se posent de nouveau, après lui, avec acuité. Le dictateur avait cru unifier l’Italie en imposant partout le même type de constitution municipale. Or, en Espagne, un Italien, Sertorius, se proclamait le défenseur de ses compatriotes contre la tyrannie romaine. Dans le sud de l’Italie, les esclaves révoltés se groupaient autour du Thrace Spartacus, et dix légions furent nécessaires pour les réduire. La plèbe continuait cependant son agitation et réclamait des terres et des distributions de blé. Le ravitaillement de la Ville n’était en effet pas assuré avec une suffisante régularité : Rome, tributaire pour sa consommation de blé des provinces lointaines, ne pouvait subsister que si les communications maritimes étaient assurées. Or, toute la Méditerranée était parcourue par des pirates qui interceptaient les convois.
Toutes ces difficultés, dont aucune prise à part ne semblait dépasser les forces de Rome, finirent en se conjuguant par créer une menace mortelle, surtout lorsque le roi Mithridate, reprenant la lutte après deux guerres malheureuses, essaya de coordonner les efforts des ennemis de Rome. […] Sous la pression non seulement de la plèbe mais des chevaliers, et, plus généralement, de toute la bourgeoisie possédante, le Sénat dut accepter des concessions de plus en plus graves. On rendit aux tribuns leurs attributions anciennes, on ouvrit à nouveau les tribunaux aux chevaliers (le scandale de Verrès ne fut pas étranger à cette mesure), et surtout on dut confier à un seul homme un vaste commandement, dépassant les attributions d’un magistrat. Cet homme, Pompée, qui jouissait de la confiance des chevaliers et plus particulièrement des publicains (lesquels avaient la charge et le précieux privilège d’affermer la perception des impôts dans les provinces), était un ancien lieutenant de Sulla et l’un des vainqueurs de Sertorius. En quelques mois il vient à bout des pirates ; puis, très rapidement, il pacifie l’Orient, et met fin à la guerre contre Mithridate. Achevant l’œuvre commencée un siècle plus tôt, il chasse de Syrie les derniers Séleucides et transforme le pays en province. Désormais, sur les côtes de la Méditerranée, il n’y a plus qu’un royaume libre : l’Égypte.
Pourtant, ces victoires extérieures ne résolvaient pas tous les problèmes de l’Etat, et en particulier la grave crise économique qui, par suite du développement du commerce avec l’Orient, drainait la plus grande partie du numéraire dans les entreprises d’importation et rendait le crédit plus cher pour les petits et moyens propriétaires fonciers. Les mécontents de toute sorte se groupèrent autour de Catilina, un aventurier non dénué de prestige, et, en cette année 63, sans la vigilance du consul Cicéron, le régime eût succombé dans l’incendie et les massacres. De simples mesures de police prise à temps déjouèrent la conjuration, mais il fallut une bataille rangée pour venir à bout du soulèvement qu’elle entraîna, en Étrurie, parmi les anciens vétérans de Sulla. » (pp.64-65)
-Pierre Grimal, La civilisation romaine, Flammarion, 1981 (1960 pour la première édition), 478 pages.
« Plage brillante entre les ténèbres de la préhistoire italienne et celles, presque aussi épaisses, où la décomposition de l’Empire plongea le monde occidental, Rome éclaire d’une vive lumière quelque douze siècles d’histoire humaine. » (p.9)
« Non seulement, argumente Cicéron [dans La République], les villes maritimes sont exposées à de multiples dangers, de la part des pirates et des envahisseurs venus de la mer, dont les incursions sont toujours soudaines et obligent à monter une garde incessante, mais, surtout, la proximité de la mer compte des périls plus graves : c’est d’elle que viennent les influences corruptrices, les innovations apportées de l’étranger, en même temps que les marchandises précieuses et le goût immodéré du luxe. De plus, la mer -route toujours ouverte- invite quotidiennement au voyage. Les habitants des villes maritimes détestent demeurer en repos, dans leur patrie ; leur pensée s’envole, comme leurs voiles, vers des pays lointains, et avec elle leurs espoirs. » (p.11)
« Sur ce site assiégé par l’élément liquide, les Romains manquaient d’eau potable. Sans doute était-il possible de s’en procurer en forant des puits profonds dans les parties basses. Ce que l’on ne manqua pas de faire, puisque les fouilles ont révélé un nombre considérables de tels forages sur le Forum. Mais, sur les collines, il fallut de très bonne heure construire des citernes, expédient coûteux et précaire. Le problème de l’eau ne fut vraiment résolu pour Rome qu’au milieu du IIIe siècle avant Jésus-Christ, quelque cinq cents ans après la fondation, lorsque l’on commença de construire des aqueducs. » (p.13)
« Il n’y eut pas, pour Rome, d’heureuse naissance, d’épanouissement paisible, mais toujours la défiance d’un peuple en guerre contre une nature hostile, inquiet pour sa propre sécurité et retranché du monde. » (p.14)
« Une première vague de peuples incinérants (c’est-à-dire brûlant leurs morts) et connaissance l’usage et la technique du cuivre apparaît en Italie du Nord au IIe millénaire avant Jésus-Christ. » (p.15)
« La race latine, celle d’où est sortie Rome, n’est pas un groupe ethnique pur, mais le résultat d’une synthèse lentement réalisée où les envahisseurs indo-européens s’assimilèrent des Méditerranéens pour donner naissance à un peuple nouveau. » (p.16)
« Conception [mythologique] de l’origine mixte du peuple latin, où les éléments « nés du sol » auraient été civilisés, vivifiés par des étrangers. » (p.17)
« Les Romains, jusqu’à la fin de leur histoire, aimeront se dire « les Fils de la Louve » […] Il existait à Rome même un culte à une certaine Mère des Lares qui pourrait bien n’avoir été, en définitive, que l’excellente mère nourricière des Jumeaux. » (p.19)
« Sur le Capitole, devant le temple « majeur » de la Ville, celui de Jupiter Très Bon et Très Grand. » (p.20)
« Les Romains savaient que leur ville n’était pas seulement un ensemble de maisons et de temples, mais un espace de sol consacré (ce qu’expriment dans des cas divers les mots de pomerium et de templum), un endroit doté de privilèges religieux, où la puissance divine était particulièrement présente et sensible. » (p.21)
« A chaque moment critique de son histoire, Rome s’interrogera avec angoisse, croyant sentir peser sur elle une malédiction. Pas plus qu’à sa naissance elle n’était en paix avec les hommes, elle ne l’était avec les dieux. Cette anxiété religieuse pèsera sur son destin. » (p.21)
« Romulus, après avoir fondé la Ville, assuré la pérennité de sa population, organisé dans ses grandes lignes le fonctionnement de la cité en créant des sénateurs -les patres, chefs de famille- et une assemblée du peuple, puis mené à bien quelques guerres mineures, disparut un jour d’orage, devant tout le peuple réuni au Champ de Mars et la voix populaire proclama qu’il était devenu dieu. On lui rendit un culte sous le nom de Quirinus, vieille divinité qui passait pour sabine et qui avait un sanctuaire sur la colline du Quirinal. » (p.24)
« La vallée du Forum, asséchée de très bonne heure, formait le centre de la vie sociale et de la vie religieuse. C’est là -et non sur le Palatin- que l’on trouve les plus anciens sanctuaires et les plus essentiels, notamment celui de Vesta, foyer commun auprès duquel étaient conservés les Pénates du peuple romain, mystérieux fétiches liés au salut de la Ville. A quelque distance de ce sanctuaire, un autre, appelé la Regia (c’est-à-dire le Palais du Roi), donne asile à Mars et à la déesse Ops, qui est l’Abondance personnifiée. On y conserve d’autres fétiches, des boucliers sacrés, dont l’un passe pour être tombé du ciel, et qui étaient eux aussi garants du salut commun. C’est entre ces deux lieux de culte que passait la Voie Sacrée, chemin des processions solennelles qui menaient périodiquement le Roi, accompagné de son peuple, jusqu’au rocher du Capitole où régnait Jupiter. » (p.26)
« Aux réformes de Numa, la tradition attribue la fondation du temple de Janus, édifice mystérieux situé sur la limite nord du Forum et consacré à une divinité à double visage, sur la nature de laquelle les théologiens de Rome se sont longuement interrogés. Ce qui est assuré, c’est que Janus n’est pas un dieu de la tradition latine. En outre, Numa s’attacha à diviser les fonctions sacerdotales entre plusieurs collèges, au lieu de les laisser comme auparavant attachées à la seule personne royale. C’est à lui que l’on attribuait la fondation des flamines, desservant l’un le culte de Jupiter, l’autre celui de Mars. Ce faisant, il reprenait sans doute une tradition indo-européenne, ainsi qu’en témoigne le nom même de ces prêtres, que l’étymologie rapproche de celui des brahmanes. Mais à côté des flamines, Numa créa ou organisa le collège des Saliens, dont les danses guerrières en l’honneur de Mars sont un très vieux rite italique, attesté en diverses villes et dont les accessoires, notamment les anciles, boucliers à double échancrure, témoignent d’une lointaine influence égéenne et proviennent de la Grèce à l’âge dit géométrique. […] Numa eut soin de désigner un chef chargé de veiller à l’exact accomplissement des rites et d’empêcher, à l’avenir, l’intrusion abusive de nouveautés étrangères. Ce chef fut le Grand Pontife : le nom de pontife (pontifex) demeure pour nous mystérieux. » (pp.27-28)
« C’est sous le règne de Numa que les Romains acquirent leur solide réputation de piété et qu’ils élevèrent un autel à la Bonne Foi (Fides), fondement de la vie sociale et aussi des relations internationales, dans la mesure où la Fides implique la substitution aux rapports de forces, de rapports fondés sur la confiance mutuelle. » (p.29)
« [Servius Tullius] répartit les citoyens en cinq classes « censitaires », la première groupant les citoyens les plus riches, la dernière les plus pauvres. […]
La division en centuries fut adoptée en outre lors des opérations de vote, et cela eut pour résultat pratique de donner dans la cité la prééminence à l’aristocratie de la fortune. Lors des votes, en effet, chaque centuries ne comptait que pour une voix, si bien que, dans les centuries groupant le plus grand nombre de citoyens (celles des classes les plus pauvres), la voix de chaque individu pesait moins que dans les autres. De plus et surtout, les opérations commençaient par les centuries de la première classe et cessaient lorsque avait été obtenue la majorité. Si bien que les centuries des dernières classes ne votaient jamais.
Ce système censitaire persista jusqu’à la fin de la République et survécut même sous l’Empire. Les comices centuriates, c’est-à-dire le peuple convoqué dans ses cadres militaires, continuaient d’élire, encore sous la République, les magistrats supérieurs et de voter certaines lois importantes. » (pp.30-31)
« Avant Servius existait un autre système qui datait du règne même de Remolus : le peuple entier y était divisé en trois tribus, portant les noms archaïques de Ramnes (ou Ramnenses), de Tities et de Luceres. […] L’origine du système était inconnue aux Romains eux-mêmes. Chaque tribu formait dix curies et l’ensemble des trente curies constituait l’assemblée du peuple. Les attributions de ces comices curiates étaient sans doute, à l’origine, fort étendues, mais après la réorganisation servienne, elles allèrent se restreignait. Comme leur rôle essentiel avait été primitivement d’investir le roi désigné à leur suffrage par l’auctoritas du Sénat et de lui conférer l’imperium, c’est toujours à eux qu’il appartint, encore sous la République, de conférer ce même imperium aux magistrats élus par les comices centuriates. On les consultait aussi pour des actions juridiques touchant à la religion, comme les adoptions. L’organisation curiate de la cité reposait en effet sur des liens religieux, la participation à un culte commun de la curie, dont le prêtre portait le nom de curion, de telle sorte qu’il existait entre les membres d’une même curie comme une fraternité sacrée.
Un troisième système de classification des citoyens se superposa aux deux précédents lorsque, avec les progrès de la plèbe, celle-ci obtint la reconnaissance officielle de ses assemblées organiques, qui devinrent alors les comices tributes. Ces comices eurent pour cadres les tribus -non les trois tribus de Romulus, mais quatre tribus de caractère topographique instituées par Servius Tullius. Ces quatre tribus correspondaient seulement à quatre régions (nous dirions des « arrondissements ») entre lesquelles ce roi avait divisé la Ville. Plus tard, le nombre des tribus se trouva augmenté lorsqu’on créa, à côté des tribus urbaines, des tribus rustiques groupant les citoyens résidant sur leurs domaines, en dehors de Rome. » (pp.31-32)
« Le conservatisme foncier de la pensée politique romaine n’empêchait nullement les réformes. » (p.32)
« C’est à [Servius Tullius] que l’on attribue la création du census, opération qui consistait, tous les cinq ans, à dresser la liste des citoyens pour assigner à chacun sa juste place dans la cité, d’après son âge et sa fortune, et aussi d’après sa valeur morale. Ce « cens », qui sera plus tard effectué par des magistrats spéciaux, les censeurs, s’accompagnait naturellement de certains rites religieux dont l’essentiel consistait en une purification de tout le peuple : les citoyens, rassemblés au Champ de Mars, se formaient par centurie, à leur rang de soldats ; le célébrant, qu’il fût roi, ou plus tard censeur, faisait cheminer autour de la foule trois animaux : une truie, une brebis et un taureau, puis il sacrifiait aux dieux les trois victimes. Avec cette cérémonie commençait le lustre, ou période de cinq ans au cours de laquelle le classement établi demeurerait valable. » (p.33)
« Rome ne fut libérée d’un joug étranger (étranger du moins aux yeux des Latins et des Sabins de la Ville) qu’avec la révolution qui mit fin au régime des rois et institua la République. » (p.37)
« Jupiter (dont le nom indo-européen n’est que la synthèse du terme désignant le Jour et d’une épithète rituelle pater [père] appliquée dans les invocations aux grandes divinités) était déjà adoré par les Latins, et sans doute aussi par les Sabins. Dans le Latium, il possédait un sanctuaire « fédéral » au sommet du mont Albin (l’actuel Monte Cavo qui domine le lac de Nemi et celui d’Albe), où toutes les villes latines lui rendaient un culte commun. Mais Jupiter appartenait aussi, sous le nom de Tinia, au panthéon étrusque et le groupement des divinités par triades est également un trait de la religion étrusque […] Nous saisissons, avec la fondation du temple capitolin, un épisode de la lente synthèse qui donna naissance à la religion romaine de l’âge classique. » (pp.37-38)
« En cette fin du Vie siècle avant notre ère, l’Etat romain est déjà constitué : matériellement, sa puissance a grandi ; elle domine tout le Latium. Albe, détruite depuis plus d’un siècle, a été rasée et ses habitants transportés à Rome ; les autres cités ont dû former, sous l’hégémonie romaine, une confédération latine. » (p.39)
« Au cours des dernières années du VIe siècle avant Jésus-Christ, Rome, rapporte la tradition, se libéra du joug de Tarquin le Superbe et abolit la royauté. » (p.40)
« Rome perdit à cette époque une partie de son rayonnement et peut-être de sa puissance. La ligue latine, dominée, semble-t-il, jusque-là par une Rome forte et étrusquisée, reprit son indépendance. Certaines citées étrusques paraissent d’autre part avoir été tentées, sinon de restaurer les Tarquins à Rome, du moins de se substituer à eux en profitant de la complicité du clan étrusque qui y était demeuré. Mais les Romains firent face au péril extérieur, liquidèrent à l’intérieur les factions dangereuses, surent maintenir de bons rapports avec plusieurs villes étrusques, telle Caeré, et briser la coalition des Latins à la bataille du lac Régille, sur le territoire de Tusculum, en 499. Pourtant, malgré les avantages remportés, Rome fait figure de ville assiégée ; la paix n’est jamais que précaire, des coalitions menaçantes renaissent sans arrêt. » (p.41)
« Rome […] passant à son tour à l’offensive, voulut se protéger vers le nord en s’emparant de la ville étrusque de Véies, sur les bords de la Crémère. Il est possible d’ailleurs que cette tentative contre Véies ait eu moins pour but d’enrayer d’éventuelles attaques des Étrusques que de barrer aux Sabins, en établissant une base solide sur la rive droite du Tibre, toute possibilité d’envahir le Latium en empruntant la vallée du fleuve. La guerre contre Véies fut de longue durée […] elle ne fut prise que dans les premières années du IVème siècle. » (p.42)
« Les chefs de ces familles siégeaient au Sénat, ce conseil des Anciens institué par les rois et qui survécut à la chute de la royauté. Ces patres avaient autour d’eux, pour accroître leur influence, non seulement leurs proches et leurs alliés, mais des « clients », c’est-à-dire des hommes ne possédant par eux-mêmes aucune fortune et qui s’attachaient à un riche et noble « patron » dont ils recevaient aide et protection en échange de certaines obligations définies. » (p.43)
« Au point de vue religieux, les patriciens possèdent un privilège qui se révélera bientôt précieux : celui de prendre les « auspices », c’est-à-dire d’interpréter directement, sans le secours d’un prêtre, la volonté divine. On mesure l’importance d’un tel pouvoir si l’on songe que tout acte public doit être précédé d’une entente avec les dieux. Aussi les patriciens ne tardèrent-ils à revendiquer le monopole des magistratures qui comportaient la prise des auspices, c’est-à-dire, en pratique, le consulat et les autres magistratures majeures qui, peu à peu, en émanèrent. Cet aspect religieux de l’opposition contribua beaucoup à la durcir et à créer entre les deux moitiés de la société romaine une différence qui parut bientôt irréductible. » (p.44)
« La plèbe, exclue du pouvoir, puisqu’elle ne pouvait avoir accès au consulat qui avait remplacé la fonction royale, menaça de faire sécession. Elle se retira en dehors du pomerium, sur sa colline, l’Aventin, au pied duquel se dressait le temple de Cérès, qui était par excellence la déesse des plébéiens, et déclara vouloir fonder une ville séparée de Rome. Les patriciens acceptèrent alors que fussent créés des magistrats plébéiens, chargés de protéger la plèbe contre tout abus de pouvoir des autres magistrats. Ainsi fut constitué le collège des tribuns de la plèbe, d’abord au nombre de deux, puis de cinq membres. Ces hommes jouissaient de pouvoirs extraordinairement étendus, puisqu’ils avaient le droit d’entraver l’action de n’importe quel magistrat par leur seul veto et étaient eux-mêmes inviolables dans leur personne et dans leurs biens, et c’est là une des institutions les plus curieuses de la République. Considérés comme sacrés, c’est-à-dire littéralement intouchables, ils mèneront jusqu’à l’Empire une existence à part dans la hiérarchie des magistratures, et même une fois effacées toutes les différences politiques entre patriciens et plébéiens, ils demeureront sacro-saints.
La création des tribuns entraîna plusieurs conséquences ; pour élire ces magistrats particuliers à la plèbe et leurs assistants, les édiles plébéiens, il fallut légaliser une assemblée nouvelle, le conseil de la plèbe (concilium plebis), qui se réunit dans le cadre des tribus. Depuis le temps de Servius, de nouvelles tribus avaient été ajoutées aux quatre anciennes. Il y en avait maintenant dix-sept, que l’on appelait rustiques parce que leur territoire s’étendait hors de Rome, dans la campagne latine. Très vite, le concilium plebis, non content d’élire les magistrats plébéiens, vota des motions de portée générale qui, naturellement, n’avaient pas force de loi mais tendaient à concurrencer les décisions des comices centuriates où les patriciens, par leur fortune et le jeu de la hiérarchie censitaire, exerçaient la prépondérance.
En face d’une plèbe ainsi organisée, les privilèges légaux des patriciens ne pouvaient se maintenir longtemps. En fait, les plébéiens réclamèrent très vite le droit de devenir consuls. Les patriciens leur objectèrent que cela était impossible, puisqu’un consul devait prendre lui-même les auspices, et que cette fonction ne pouvait être assumée que par un patricien. Enfin, après bien des difficultés, on adopta un compromis : le consulat serait remplacé par un tribunat militaire à pouvoirs consulaires, auquel seraient éligibles les plébéiens. Encore cette solution ne fut-elle pas définitive ; certaines années, il y avait des consuls patriciens ; on ne recourait à l’expédient des tribuns militaires que les années où la plèbe, particulièrement remuante, imposait des concessions aux patriciens.
C’est au milieu du Ve siècle que la tradition place la rédaction d’un code des lois qui, jusque-là, étaient restées secrètes, connues seulement des pontifes et des magistrats patriciens. Une commission de dix juristes, naturellement patriciens, les decemviri, qui pendant deux ans exerça le pouvoir de fait dans la Ville, fut chargée de ce travail. Le résultat fut la publication de douze tables de lois, qui demeurèrent à la base de toutes les lois futures. » (pp.44-46)
« Rome évoluait donc lentement vers un régime plus largement démocratique, en dépit des égoïsmes de classe et aussi des entraves apportées par la religion, prudemment traditionaliste, lorsque survint une catastrophe qui, un moment, parut devoir mettre fin à son existence même. Depuis les dernières années du Ve siècle, des bandes celtiques avaient pénétré en Italie du Nord, d’où elles avaient entrepris de déloger les Étrusques. L’une de ces bandes, formée de Sénons, se lança hardiment vers le sud et parvint jusqu’à Rome […] La rencontre eut lieu à quelque distance de Rome, sur les bords de l’Allia. Saisis de panique, les Romains s’enfuirent. La route de Rome était libre. Les Gaulois, méfiants, avancèrent avec prudence. Ils s’attendaient à une forte résistance, mais bientôt ils durent se rendre à l’évidence : portes ouvertes, murailles dégarnies, Rome ne se défendait pas. Alors l’ennemi se répandit dans toute la ville, pilla, incendia les maisons et les temples. Les quelques défenseurs, avec les femmes et les vieillards, s’étaient retranchés sur le Capitole, dans la citadelle. Mais assiégés, pressés par la famine, ils durent acheter le retrait des Gaulois moyennant une lourde rançon. » (p.46)
« Les lois liciniennes, votées en 366 […] marquèrent un nouveau progrès de la plèbe. Désormais, l’un des deux consuls pourrait être plébéien ; bientôt même, cette possibilité devint une obligation et les deux moitiés de la cité furent régulièrement représentées à la magistrature suprême.
L’établissement des cadres de la vieille cité eut un résultat immédiat : puisque les patriciens n’avaient plus le monopole du consulat, celui-ci devenait accessible aux nouveaux venus dans la cité romaine, et les villes qui accepteraient de lier leur sort à celui de Rome pouvaient se voir traiter en égales. » (p.47)
« Les cités latines fédérées finirent par être purement et simplement annexées. Au même moment, Rome, de plus en plus inquiète de la menace que continuent à faire peser sur les plaines les peuples sabelliques, est amenée à intervenir en Campanie où l’appelle d’ailleurs l’aristocratie locale. C’était pour elle une occasion inespérée de consolider sa conquête de la côte latine et de couvrir ses colonies. Ainsi se trouva créé, vers 340, un Etat romano-campanien, dans lequel les chevaliers de Capoue -c’est-à-dire la noblesse- obtenaient le droit de cité romaine. Cette nouvelle situation n’avait pas que des avantages pour Rome ; elle lui créait l’obligation impérieuse de mener dorénavant la lutte contre les Samnites, ce qui l’engagea dans une guerre qui dura près de soixante-dix ans et qui fut marquée par de terribles revers, comme la capture d’une armée romaine dans la passe de Caudium (les Fourches caudines).
Les guerres samnites furent une rude école pour l’armée romaine, qui en sortit beaucoup plus solide, plus maniable, entraînée à supporter des opérations de longue durée bien différentes des expéditions organisées contre des villes voisines de Rome. » (p.48)
« La guerre contre Pyrrhus préfigure à bien des égards la longue série de luttes qui occupent la seconde moitié du IIIe siècle et ne trouveront leur conclusion définitive qu’en 146 avec la destruction de Carthage. » (p.52)
« Rome, lassée, construisit une flotte nouvelle avec laquelle le consul C. Lutatius Catulus remporta sur les Carthaginois la victoire décisive des îles Aegates, au printemps de 241. Carthage, épuisé par une lutte qui durait depuis vingt-trois ans, n’insista pas et fit la paix. Les Carthaginois évacuaient la Sicile et s’engageaient à payer une lourde indemnité de guerre. Bientôt, les Romains ajoutèrent d’autres exigences : les Carthaginois devaient leur abandonner la Sardaigne et la Corse -ce qu’ils firent. » (p.53)
« Les Illyiens, effrayés, reconnurent le protectorat de Rome : celle-ci devenait une puissance prépondérante en Adriatique et acquérait une tête de pont dans la péninsule Balkanique. Des ambassadeurs romains purent annoncer officiellement, à Corinthe, la fin du cauchemar illyrien, et les Corinthiens, en remerciement, accordèrent à Rome le droit de participer aux jeux Isthmiques, qui se déroulaient sur leur territoire. Rome se trouvait intégrée, symboliquement, à la communauté religieuse des cités helléniques.
Vers le même temps les armées romaines pénétraient plus avant en Italie du Nord, où étaient installés les envahisseurs gaulois. Elles brisèrent une offensive gauloise et occupèrent Mediolanum (Milan) en 222. Peu de temps après étaient fondées les deux colonies de Crémone et de Plaisance, postes avancés de l’occupation romaine en Gaule cisalpine.
Rome semblait en bonne voie d’achever la conquête de l’Italie lorsque la volonté d’Hannibal, le fils d’Hamilcar, vint tout remettre en question. » (p.54)
« Les opérations militaires commencèrent à la suite d’une provocation consciente d’Hannibal qui, en 219, franchit le Jucar et attaqua Sagonte. Le Sénat demanda réparation à Carthage de cette violation du traité. Les Carthaginois ne voulurent pas désavouer le Barcide et celui-ci se mit en marche, à la tête d’une formidable armée, le long des côtes espagnols. Quelques engagements, mais surtout la terreur qu’il inspirait, lui ouvrirent le passage. […]
Au printemps de 217, Hannibal, dévalant l’Apennin, surgit dans l’Italie centrale. L’un des consuls, C. Flaminius, l’attendait dans la région d’Arretium (Arezzo), mais il laisse surprendre sur les bords du lac Trasimène, et son armée fut anéantie. La route de Rome était libre. Pourtant Hannibal se garda -comme autrefois Pyrrhus- d’attaquer de front le Latium. Il gagne la côte de l’Adriatique, et de là essaya, par la persuasion ou la force, de rallier à sa cause les populations récemment soumises par Rome et tout particulièrement les Campaniens. Cette politique donna quelque répit aux Romains qui eurent le temps de confier une armée à Q. Fabius, l’un des plus traditionalistes parmi les aristocrates. Fabius, par sa tactique prudente de temporisateur, aurait peut-être redressé la situation si l’un des consuls de 216, C. Terentius Varro, n’avait cédé à la tentation de livrer une bataille sur les bords de l’Aufide. De nouveau, Hannibal fut vainqueur, cette fois sur le champ de bataille de Cannes. Cette défaite, un désastre sans précédent pour Rome, acheva de lever les hésitations des Campaniens ; toute l’Italie du Sud se déclara pour Carthage. Capoue abandonna son alliée.
Les Romains, cependant, ne se laissèrent pas décourager. Ils opposèrent à Hannibal une stratégie de la terre brûlée. Le Punique, éloigné de ses bases, avait grand-peine à se ravitailler. Cependant les armées romaines avaient choisi Capoue comme objectif, et, lentement, refermaient le cercle autour d’elle. La ville fut prise en 211 ; l’aristocratie fut massacrée, la plèbe vendue en esclavage, les maisons elles-mêmes abandonnées sans qu’Hannibal ait rien pu tenter pour sauver son alliée.
Après la prise de Capoue, Hannibal songea à élargir le conflit ; se tournant vers le monde grec, il négocia une alliance avec le roi de Macédoine, Philippe V. […]
Le sort de la guerre se joua ailleurs qu’en Italie. C’est en Espagne, où les Barcides continuaient de rassembler des renforts, que le premier coup leur fut porté. Un tout jeune homme, P. Cornelius Scipion, obtint du peuple d’être chargé des opérations en Espagne, où son père et son oncle venaient d’être tués. En quelques mois, il renversa l’équilibre des forces, s’empara de Carthagène, mais ne put empêcher Hasdrubal, le frère cadet d’Hannibal, de franchir les Pyrénées avec une armée. Hannibal se préparait à marcher vers le nord, du Bruttium où les légions romaines le tenaient en respect. Rome semblait sur le point de succomber à ce double assaut, mené simultanément par les deux frères. Mais il se produisit un véritable miracle, qui sauva Rome. Les messagers d’Hasdrubal furent capturés par des soldats romains. Le consul Claudius Néron, qui avait pour mission de surveiller Hannibal en Apulie, apprit l’arrivée des renforts venant d’Espagne. Hardiment, il se porta au-devant d’eux et, ne laissant qu’un rideau de troupes face à Hannibal, opéra sa jonction avec son collègue, Livius Salinator, sur les rives du Métaure. Les deux armées romaines écrasèrent Hasdrubal qui, de désespoir, se fit tuer dans la mêlée (207). Quelques jours plus tard, sa tête, message funèbre, lancée par les Romains, roulait aux pieds d’Hannibal, dans son camp.
Désormais, l’initiative appartenait à Rome. Scipion obtint du Sénat l’autorisation de passer en Afrique et, en 204, il débarquait en vue d’Utique. Hannibal dut quitter l’Italie pour secourir sa patrie, mais tout son génie ne put éviter la défaite de Zama qui, en 202, mit fin à la guerre.
Rome sortait de la seconde guerre punique meurtrie, mais durcie et parée d’un prestige extraordinaire dans tout le monde méditerranéen. […] Une victoire décisive obtenue en 197 à Cynoscéphales permit à Rome de libérer les cités grecques du joug macédonien : aux jeux Isthmiques de 196, les villes grecques furent déclarées indépendantes et libres de s’administrer elles-mêmes. […]
A l’intérieur, le Sénat, qui avait été l’âme de la lutte, jouissait d’un prestige renouvelé. » (pp.55-58)
« Vers le milieu du [deuxième] siècle, la puissance romaine était installée sur tout le pourtour de la Méditerranée. Carthage, ruinée par les exigences romaines, fut assiégée et prise par Scipion Émilien, le second Africain, vers le temps où Corinthe, capitale de la Confédération achéenne révoltée, était elle prise et saccagée. En Espagne, où la résistance des populations indigènes se poursuivit longtemps, la pacification fut menée sans relâche. Elle se termine, en 133, par le terrible siège de Numance, dernier bastion des Celtibères. En Asie, le dernier roi de Pergame, Attale III, légua son royaume aux Romains, qui acceptèrent l’héritage et constituèrent ainsi le premier noyau de la province d’Asie. » (p.59)
« Les principaux bénéficiaires des conquêtes avaient été les aristocrates, qui avaient acquis des domaines immenses où leurs esclaves, en bandes innombrables, se livraient à la culture et surtout à l’élevage. Le commerce avait enrichi, de leur côté, les chevaliers qui formaient une bourgeoisie puissante et active. En face de ces classes privilégiées, la plèbe de Rome et des campagnes demeurait dans une situation économique précaire. Le développement de l’économie capitaliste, la rapacité des affairistes et des publicains, souvent associée au conservatisme sénatorial, engendrait la misère des petits propriétaires. Dans la Ville même, l’accroissement de l’Empire avait attiré quantité d’émigrants sans ressources, Italiens déracinés, Grecs en quête de protecteurs et surtout affranchis de toutes races qui formaient une masse misérable et oisive. Cette plèbe besogneuse trouva des défenseurs au sein même de l’aristocratie, chez des hommes qu’avaient touchés des idées formulées par les philosophes grecs au nom de la justice et de l’humanité, et qui, surtout, se souvenaient que la force de Rome avait, en tout temps, résidé dans la solidité d’une classe de paysans, bien décidés à défendre leur terre, et à s’y maintenir.
En 133, Tibérius Gracchus, petit-fils par sa mère de Scipion le premier Africain, fut élu tribun de la plèbe, et aussitôt il prit en main la cause des pauvres. Il déposa une loi agraire, demandant qu’on limitât le droit d’occupation de l’ager publicus par les grands propriétaires et que l’on attribuât aux citoyens démunis des lots de terre inaliénables. Les oligarques irréductibles soulevèrent contre lui une émeute où il périt. Son programme fut alors repris par son frère, Caius Gracchus, avec une ampleur nouvelle. Comprenant que l’on ne pouvait obtenir de résultat sérieux qu’au prix d’une réforme profonde de l’Etat, il essaya de limiter par diverses mesures les pouvoirs du Sénat et d’appeler au droit de cité les masses italiennes. […] Mais lui aussi, comme son frère, tomba victime de la violence. Pourtant, l’œuvre des Gracques, assez mince si l’on considère les seuls résultats pratiques, se révéla fort importante en provoquant la formation d’un parti populaire dont les chefs harcèleront, jusqu’à la fin de la République, le parti sénatorial. Et, le malaise grandissant, bientôt éclata une crise qui ébranla les fondements mêmes de la puissance romaine.
Les Italiens, en effet, mécontents d’être exclus de la cité romaine, menacés de voir leurs territoires occupés par des colons à la suite des lois agraires, se soulevèrent en 91. Les vieilles haines flambèrent de nouveau. Les plus acharnés parmi les insurgés furent les peuples samnites, qui fondèrent une capitale au nom symbolique, Italica, et tentèrent d’entraîner avec eux Campaniens et Étrusques. La peur arracha à la noblesse romaine les concessions refusées jusqu’alors. La guerre sociale se termina à l’avantage de Rome, et l’Italie en sortit transformée : le vieil Etat-cité est en train de devenir une nation, la nation italienne. Dans l’ensemble des municipes, désormais organisés sur le modèle de la métropole, tous les habitants jouissent intégralement des droits reconnus aux citoyens de Rome même : si, éloignés de la capitale, ils ne les exercent pas, en temps ordinaire, ne participent pas, en fait, aux élections et au vote des lois, ils ont toujours la possibilité de faire le voyage, si quelque circonstance grave se présente, et leur présence est de nature à changer les majorités. C’est ce qui se produira plusieurs fois au temps de Cicéron.
Mais de nouveaux troubles bouleversent Rome. La guerre sociale à peine achevée, voici que s’ouvre l’ère des guerres civiles. » (p.60)
« Le premier épisode des guerres civiles fut la lutte entre Marius, champion du parti populaire, et Sulla, vainqueur en Orient du roi du Pont, Mithridate (121-64). Marius, dont Salluste a retracé les brillants débuts pendant la campagne contre Jugurtha, avait ensuite sauvé Rome d’une double invasion barbare, en triomphant des Teutons et des Cimbres à Aix-en-Provence et à Verceil (100-101). Sulla était porté par la faveur des aristocrates. C’est lui qui remporta finalement l’avantage, mais sa victoire coûta beaucoup de sang. Plus grave encore, il fallut, pour ramener la paix, suspendre le jeu normal des institutions républicaines et attribuer à Sulla des pouvoirs extraordinaires qui firent de lui un roi sans le titre et lui permirent de procéder impunément à des proscriptions, c’est-à-dire de faire assassiner ses ennemis politiques, qui étaient ceux de l’oligarchie sénatoriale. C’est à restaurer la puissance du Sénat que Sulla s’employa, abattant les obstacles qui s’étaient opposés jusque-là, depuis une quarantaine d’années, au gouvernement des aristocrates. Il décida, par exemple, que les tribunaux seraient uniquement composés de sénateurs, à l’exclusion des chevaliers -ce qui assurait automatiquement l’impunité aux gouverneurs de provinces prévaricateurs, certains de connaître, s’ils étaient accusés, devant leurs pairs dont l’indulgence leur était acquise, à charge de revanche. Les pouvoirs des tribuns furent restreints, et la plèbe eut l’impression que des siècles de lutte se trouvaient abolis et que l’on revenait aux temps les plus sombres de l’oppression du peuple par les nobles.
Ses réformes accomplies, Sulla abdiqua la dictature (79). » (p.63)
« Plusieurs des problèmes que Sulla s’imaginait avoir résolus se posent de nouveau, après lui, avec acuité. Le dictateur avait cru unifier l’Italie en imposant partout le même type de constitution municipale. Or, en Espagne, un Italien, Sertorius, se proclamait le défenseur de ses compatriotes contre la tyrannie romaine. Dans le sud de l’Italie, les esclaves révoltés se groupaient autour du Thrace Spartacus, et dix légions furent nécessaires pour les réduire. La plèbe continuait cependant son agitation et réclamait des terres et des distributions de blé. Le ravitaillement de la Ville n’était en effet pas assuré avec une suffisante régularité : Rome, tributaire pour sa consommation de blé des provinces lointaines, ne pouvait subsister que si les communications maritimes étaient assurées. Or, toute la Méditerranée était parcourue par des pirates qui interceptaient les convois.
Toutes ces difficultés, dont aucune prise à part ne semblait dépasser les forces de Rome, finirent en se conjuguant par créer une menace mortelle, surtout lorsque le roi Mithridate, reprenant la lutte après deux guerres malheureuses, essaya de coordonner les efforts des ennemis de Rome. […] Sous la pression non seulement de la plèbe mais des chevaliers, et, plus généralement, de toute la bourgeoisie possédante, le Sénat dut accepter des concessions de plus en plus graves. On rendit aux tribuns leurs attributions anciennes, on ouvrit à nouveau les tribunaux aux chevaliers (le scandale de Verrès ne fut pas étranger à cette mesure), et surtout on dut confier à un seul homme un vaste commandement, dépassant les attributions d’un magistrat. Cet homme, Pompée, qui jouissait de la confiance des chevaliers et plus particulièrement des publicains (lesquels avaient la charge et le précieux privilège d’affermer la perception des impôts dans les provinces), était un ancien lieutenant de Sulla et l’un des vainqueurs de Sertorius. En quelques mois il vient à bout des pirates ; puis, très rapidement, il pacifie l’Orient, et met fin à la guerre contre Mithridate. Achevant l’œuvre commencée un siècle plus tôt, il chasse de Syrie les derniers Séleucides et transforme le pays en province. Désormais, sur les côtes de la Méditerranée, il n’y a plus qu’un royaume libre : l’Égypte.
Pourtant, ces victoires extérieures ne résolvaient pas tous les problèmes de l’Etat, et en particulier la grave crise économique qui, par suite du développement du commerce avec l’Orient, drainait la plus grande partie du numéraire dans les entreprises d’importation et rendait le crédit plus cher pour les petits et moyens propriétaires fonciers. Les mécontents de toute sorte se groupèrent autour de Catilina, un aventurier non dénué de prestige, et, en cette année 63, sans la vigilance du consul Cicéron, le régime eût succombé dans l’incendie et les massacres. De simples mesures de police prise à temps déjouèrent la conjuration, mais il fallut une bataille rangée pour venir à bout du soulèvement qu’elle entraîna, en Étrurie, parmi les anciens vétérans de Sulla. » (pp.64-65)
-Pierre Grimal, La civilisation romaine, Flammarion, 1981 (1960 pour la première édition), 478 pages.