https://fr.wikipedia.org/wiki/Bernard_Rougier
"Les territoires conquis de l’islamisme raconte l’histoire d’une prise de contrôle. Au cours des deux dernières décennies, à l’image de ce qui s’est produit plus tôt dans les sociétés du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, des entrepreneurs religieux ont exploité en France et en Europe les effets de la crise socio-économique pour imposer leur conception de l’islam sur les segments les plus vulnérables du tissu social et prétendre parler en leur nom. C’est ainsi que des réseaux militants ont transformé les « ghettos urbains » des grandes conurbations françaises en enclaves militantes à tonalité islamiste. Ce qui se dit et ce qui se fait dans ces territoires constitue l’objet de ce livre.
Le présent ouvrage ne parle donc pas de l’islam en soi, mais de sa traduction idéologique actuelle : l’islamisme. Il prend soin de distinguer les deux expressions, en prenant le contre-pied de ceux, idéologues islamistes et intellectuels identitaires, qui s’accordent, pour des raisons opposées, à les confondre. Ses auteurs ne décrivent pas la manière dont une essence religieuse s’accomplirait en actes sur le Vieux Continent, mais se proposent d’illustrer, avec les outils des sciences sociales, les modalités concrètes par lesquelles des courants idéologiques déjà bien implantés dans les sociétés du Sud, ont pu subvertir – lentement mais sûrement – territoires, institutions et croyances dans les sociétés du nord de la Méditerranée." (p.20)
"Une telle transformation s’est accomplie grâce à un travail continu et permanent sur les populations des « quartiers » plus ou moins récemment installées en France, dans le but déclaré d’en refaçonner les catégories de perception et de jugement. Ce travail a pris la forme d’un recodage religieux de la réalité sociale française et européenne. En dépit de différences respectives parfois profondes et d’une compétition interne féroce pour conquérir l’hégémonie sur l’expression religieuse des musulmans en France, ces réseaux religieux ont pour commune particularité de produire un islam en rupture avec la société française, qu’il s’agisse des valeurs constitutives de son pacte social – la République –, des principes de légitimation de son organisation politique et morale – la démocratie libérale – et de la définition historique de son modèle de citoyenneté, avec relégation du religieux dans les frontières du privé.
[...] Les forces cognitives à l’oeuvre dans les quartiers rencontrent peu de contradictions à l’échelle locale, et encore moins d’oppositions franches. Elles occupent le terrain et ferment, par les moyens de la conviction, de la pression ou de l’intimidation, la possibilité d’une offre religieuse alternative, pluraliste et non figée, des Écritures saintes de l’islam, et, a fortiori, la capacité pour l’individu de s’affirmer en dehors de tout référent religieux. Parmi la population, la fidélité au groupe et la crainte de trahir les appartenances d’origine bloquent le plus souvent l’expression assumée d’un refus, au moins dans l’espace public." (p.21)
"Privilégier la dimension psychologique et intrafamiliale au détriment de l’analyse sociologique et idéologique, au motif louable de ne pas fournir à l’extrême droite des arguments supplémentaires dans le débat public à l’encontre des populations d’origine étrangère, empêchait d’observer avec le recul nécessaire les évolutions récentes de la société française et de porter un diagnostic objectif et empirique sur les situations locales les plus inquiétantes en termes de cohésion nationale. Face à ces réalités, l’exagération de l’importance des seuls convertis d’origine européenne était une manière de diluer la pertinence des liens humains et idéologiques entre les deux rives de la Méditerranée dans l’explication des processus de violence." (p.22)
"En interdisant d’explorer d’autres pistes de recherches, le système explicatif par la secte, et son avatar de la radicalisation individuelle avec lequel il se confond sur l’essentiel, passaient par pertes et profits l’ensemble des connaissances constituées par l’étude de l’islamisme au Moyen-Orient et au Maghreb depuis plus d’une trentaine d’années. Insister sur l’ignorance présumée de la langue arabe par les jihadistes francophones était une autre manière de déconsidérer ces études et de lever un obstacle (ou une objection de principe), pour ceux des chercheurs ne maîtrisant aucune langue orientale – soit l’immense majorité d’entre eux." (p.23)
"Les monographies présentées suggèrent la constitution de « territoires d’islam » qui mettent en résonance plusieurs « sites » de diffusion et de confirmation du message religieux – mosquées, écoles confessionnelles, marchés, salles de sport, commerces halal, librairies islamiques, réseaux numériques. Il y a évidemment un rapport entre le degré d’achèvement de cette mise en résonance et le respect scrupuleux de la norme religieuse. Celle-ci tend alors à étendre sa capacité de contrôle sur des lieux de neutralité présumée (collèges et lycées, universités, transports en commun, cafés, entreprises, mairies, etc.). Le groupe social s’apparente ainsi « à un ensemble d’êtres en train de s’imiter » (selon les mots du sociologue Gabriel Tarde) à travers la répétition infinitésimale d’actes, de gestes, de comportements, de formules et de croyances qui tissent la trame d’un nouveau type d’appartenance à l’échelle macro-sociologique.
L’ouvrage montre ainsi la manière dont une interprétation particulière de l’islam, influencée par le salafisme, est perçue par des fractions croissantes de la population d’ascendance musulmane comme l’incarnation objective de l’islam et de ses règles d’application." (p.25)
"L’influence considérable de l’islamisme algérien sur le territoire français comme en Belgique (à Roubaix, à Bruxelles, en région lyonnaise, en région parisienne, en Haute-Garonne) doit faire l’objet d’une réévaluation. À titre d’exemple, le milieu religieux toulousain a été travaillé en profondeur par d’anciens militants du Groupe islamique armé (GIA) exilés en France dans les années 1990 et se réclamant à l’époque du Front islamique du salut (FIS).
Ces militants algériens avaient fréquenté le camp de Khaldan à la frontière afgho-pakistanaise à la fin des années 1980 (surnommé, pour cette raison, le « camp des Algériens »), où ils firent l’apprentissage des armes et, surtout, apprirent localement un wahhabisme exclusiviste et intolérant, qui justifierait ultérieurement des séries de massacres au nom du jihad pendant la décennie noire en Algérie. C’est ce courant qui nourrira l’organisation État islamique en Irak et en Syrie sous l’impulsion initiale d’Abou Moussab al-Zarqawi.
Ces héritages militants revêtent une importance considérable dans l’explication du jihadisme en Europe." (p.27)
"La richesse de connexions d’un espace militant est un indice de risque potentiel en termes de rupture avec la société globale. Plus l’espace en question est connecté à d’autres espaces ou foyers idéologiques, à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire national, sous les formes les plus variées (représentations d’institutions islamiques, camps de vacances, réseaux d’enseignements confessionnels, personnalités charismatiques itinérantes, marchés du livre islamique, maisons d’édition, filières migratoires, mosquées, etc.), plus il a de chance de devenir un espace stratégique dans l’expression de l’islamisme. Il existe donc une géographie islamiste du pouvoir dont il convient de retracer la cartographie et les reliefs, les croisements et les noeuds de communication, ainsi que les flux idéologiques, économiques et interpersonnels." (p.28)
"C’est en prison que se pensent et s’élaborent les nouvelles doctrines de l’islamisme, transmises lors des visites ou des discussions téléphoniques sur les messageries cryptées. En amont de la détention, à la Maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, l’immense majorité des détenues s’est socialisée dans
l’islamisme salafiste avant d’évoluer progressivement vers le jihadisme, illustrant – à travers leurs lectures, leurs manières de parler et de penser, les mots de leur révolte –, l’existence d’un continuum idéologique entre salafisme et jihadisme. L’étude des modalités de leur réinsertion sociale après leur séjour carcéral représente un enjeu considérable pour évaluer les interactions entre les deux univers." (p.29)
"On remarquera [...] la très grande plasticité tactique de l’islamisme, capable d’épouser toutes les modes, même et surtout celles qui lui sont contraires, pour son intérêt propre. C’est ainsi qu’une idéologie discriminante dénonce les « discriminations contre l’islam » et qu’un discours patriarcal et misogyne
défend « le droit des femmes musulmanes ». Venue des États-Unis, l’épistémologie postmoderne prétend invalider le savoir universitaire à raison de l’identité culturelle ou raciale de ses producteurs. Elle apporte ici une caution inespérée aux prétentions idéologiques des réseaux islamistes. Ces derniers disposent ainsi d’une nouvelle ressource pour préserver l’omerta sur leurs pratiques et leurs stratégies." (p.31)
-Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis par l'islamisme, PUF/Humensis,, 2020, 438 pages.
"
-Bernard Rougier, "De l’Orient à l’Europe : islamismes et jihadismes en France", chapitre 1 in Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis par l'islamisme, PUF/Humensis,, 2020, 438 pages.
"Les territoires conquis de l’islamisme raconte l’histoire d’une prise de contrôle. Au cours des deux dernières décennies, à l’image de ce qui s’est produit plus tôt dans les sociétés du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, des entrepreneurs religieux ont exploité en France et en Europe les effets de la crise socio-économique pour imposer leur conception de l’islam sur les segments les plus vulnérables du tissu social et prétendre parler en leur nom. C’est ainsi que des réseaux militants ont transformé les « ghettos urbains » des grandes conurbations françaises en enclaves militantes à tonalité islamiste. Ce qui se dit et ce qui se fait dans ces territoires constitue l’objet de ce livre.
Le présent ouvrage ne parle donc pas de l’islam en soi, mais de sa traduction idéologique actuelle : l’islamisme. Il prend soin de distinguer les deux expressions, en prenant le contre-pied de ceux, idéologues islamistes et intellectuels identitaires, qui s’accordent, pour des raisons opposées, à les confondre. Ses auteurs ne décrivent pas la manière dont une essence religieuse s’accomplirait en actes sur le Vieux Continent, mais se proposent d’illustrer, avec les outils des sciences sociales, les modalités concrètes par lesquelles des courants idéologiques déjà bien implantés dans les sociétés du Sud, ont pu subvertir – lentement mais sûrement – territoires, institutions et croyances dans les sociétés du nord de la Méditerranée." (p.20)
"Une telle transformation s’est accomplie grâce à un travail continu et permanent sur les populations des « quartiers » plus ou moins récemment installées en France, dans le but déclaré d’en refaçonner les catégories de perception et de jugement. Ce travail a pris la forme d’un recodage religieux de la réalité sociale française et européenne. En dépit de différences respectives parfois profondes et d’une compétition interne féroce pour conquérir l’hégémonie sur l’expression religieuse des musulmans en France, ces réseaux religieux ont pour commune particularité de produire un islam en rupture avec la société française, qu’il s’agisse des valeurs constitutives de son pacte social – la République –, des principes de légitimation de son organisation politique et morale – la démocratie libérale – et de la définition historique de son modèle de citoyenneté, avec relégation du religieux dans les frontières du privé.
[...] Les forces cognitives à l’oeuvre dans les quartiers rencontrent peu de contradictions à l’échelle locale, et encore moins d’oppositions franches. Elles occupent le terrain et ferment, par les moyens de la conviction, de la pression ou de l’intimidation, la possibilité d’une offre religieuse alternative, pluraliste et non figée, des Écritures saintes de l’islam, et, a fortiori, la capacité pour l’individu de s’affirmer en dehors de tout référent religieux. Parmi la population, la fidélité au groupe et la crainte de trahir les appartenances d’origine bloquent le plus souvent l’expression assumée d’un refus, au moins dans l’espace public." (p.21)
"Privilégier la dimension psychologique et intrafamiliale au détriment de l’analyse sociologique et idéologique, au motif louable de ne pas fournir à l’extrême droite des arguments supplémentaires dans le débat public à l’encontre des populations d’origine étrangère, empêchait d’observer avec le recul nécessaire les évolutions récentes de la société française et de porter un diagnostic objectif et empirique sur les situations locales les plus inquiétantes en termes de cohésion nationale. Face à ces réalités, l’exagération de l’importance des seuls convertis d’origine européenne était une manière de diluer la pertinence des liens humains et idéologiques entre les deux rives de la Méditerranée dans l’explication des processus de violence." (p.22)
"En interdisant d’explorer d’autres pistes de recherches, le système explicatif par la secte, et son avatar de la radicalisation individuelle avec lequel il se confond sur l’essentiel, passaient par pertes et profits l’ensemble des connaissances constituées par l’étude de l’islamisme au Moyen-Orient et au Maghreb depuis plus d’une trentaine d’années. Insister sur l’ignorance présumée de la langue arabe par les jihadistes francophones était une autre manière de déconsidérer ces études et de lever un obstacle (ou une objection de principe), pour ceux des chercheurs ne maîtrisant aucune langue orientale – soit l’immense majorité d’entre eux." (p.23)
"Les monographies présentées suggèrent la constitution de « territoires d’islam » qui mettent en résonance plusieurs « sites » de diffusion et de confirmation du message religieux – mosquées, écoles confessionnelles, marchés, salles de sport, commerces halal, librairies islamiques, réseaux numériques. Il y a évidemment un rapport entre le degré d’achèvement de cette mise en résonance et le respect scrupuleux de la norme religieuse. Celle-ci tend alors à étendre sa capacité de contrôle sur des lieux de neutralité présumée (collèges et lycées, universités, transports en commun, cafés, entreprises, mairies, etc.). Le groupe social s’apparente ainsi « à un ensemble d’êtres en train de s’imiter » (selon les mots du sociologue Gabriel Tarde) à travers la répétition infinitésimale d’actes, de gestes, de comportements, de formules et de croyances qui tissent la trame d’un nouveau type d’appartenance à l’échelle macro-sociologique.
L’ouvrage montre ainsi la manière dont une interprétation particulière de l’islam, influencée par le salafisme, est perçue par des fractions croissantes de la population d’ascendance musulmane comme l’incarnation objective de l’islam et de ses règles d’application." (p.25)
"L’influence considérable de l’islamisme algérien sur le territoire français comme en Belgique (à Roubaix, à Bruxelles, en région lyonnaise, en région parisienne, en Haute-Garonne) doit faire l’objet d’une réévaluation. À titre d’exemple, le milieu religieux toulousain a été travaillé en profondeur par d’anciens militants du Groupe islamique armé (GIA) exilés en France dans les années 1990 et se réclamant à l’époque du Front islamique du salut (FIS).
Ces militants algériens avaient fréquenté le camp de Khaldan à la frontière afgho-pakistanaise à la fin des années 1980 (surnommé, pour cette raison, le « camp des Algériens »), où ils firent l’apprentissage des armes et, surtout, apprirent localement un wahhabisme exclusiviste et intolérant, qui justifierait ultérieurement des séries de massacres au nom du jihad pendant la décennie noire en Algérie. C’est ce courant qui nourrira l’organisation État islamique en Irak et en Syrie sous l’impulsion initiale d’Abou Moussab al-Zarqawi.
Ces héritages militants revêtent une importance considérable dans l’explication du jihadisme en Europe." (p.27)
"La richesse de connexions d’un espace militant est un indice de risque potentiel en termes de rupture avec la société globale. Plus l’espace en question est connecté à d’autres espaces ou foyers idéologiques, à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire national, sous les formes les plus variées (représentations d’institutions islamiques, camps de vacances, réseaux d’enseignements confessionnels, personnalités charismatiques itinérantes, marchés du livre islamique, maisons d’édition, filières migratoires, mosquées, etc.), plus il a de chance de devenir un espace stratégique dans l’expression de l’islamisme. Il existe donc une géographie islamiste du pouvoir dont il convient de retracer la cartographie et les reliefs, les croisements et les noeuds de communication, ainsi que les flux idéologiques, économiques et interpersonnels." (p.28)
"C’est en prison que se pensent et s’élaborent les nouvelles doctrines de l’islamisme, transmises lors des visites ou des discussions téléphoniques sur les messageries cryptées. En amont de la détention, à la Maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, l’immense majorité des détenues s’est socialisée dans
l’islamisme salafiste avant d’évoluer progressivement vers le jihadisme, illustrant – à travers leurs lectures, leurs manières de parler et de penser, les mots de leur révolte –, l’existence d’un continuum idéologique entre salafisme et jihadisme. L’étude des modalités de leur réinsertion sociale après leur séjour carcéral représente un enjeu considérable pour évaluer les interactions entre les deux univers." (p.29)
"On remarquera [...] la très grande plasticité tactique de l’islamisme, capable d’épouser toutes les modes, même et surtout celles qui lui sont contraires, pour son intérêt propre. C’est ainsi qu’une idéologie discriminante dénonce les « discriminations contre l’islam » et qu’un discours patriarcal et misogyne
défend « le droit des femmes musulmanes ». Venue des États-Unis, l’épistémologie postmoderne prétend invalider le savoir universitaire à raison de l’identité culturelle ou raciale de ses producteurs. Elle apporte ici une caution inespérée aux prétentions idéologiques des réseaux islamistes. Ces derniers disposent ainsi d’une nouvelle ressource pour préserver l’omerta sur leurs pratiques et leurs stratégies." (p.31)
-Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis par l'islamisme, PUF/Humensis,, 2020, 438 pages.
"
-Bernard Rougier, "De l’Orient à l’Europe : islamismes et jihadismes en France", chapitre 1 in Bernard Rougier (dir.), Les Territoires conquis par l'islamisme, PUF/Humensis,, 2020, 438 pages.