"Même si je soutiens la thèse selon laquelle le conservatisme politique américain est d’une nature protéiforme et contingente, il demeure malgré tout ancré dans certains milieux sociaux bien précis tout en étant un ensemble donné de croyances politiques. Ainsi, les conservateurs politiques de ces dernières décennies ont eu tendance à privilégier les hiérarchies sociales traditionnelles et à se distancier de ceux qui cherchaient à les renverser ; ils ont adhéré à l’économie de marché qui représente selon eux le meilleur garant de la bonne santé économique du pays tout en se méfiant de la main bienveillante de l’État fédéral ; ils s’en sont remis à la foi, aux doctrines religieuses et à la famille comme source principale de certitude morale et de sagesse pratique, laissant ainsi de côté l’expertise laïque et scientifique ; ils ont désavoué toute approche multilatérale en politique étrangère ou toute opinion réfutant la supériorité des États-Unis, la plupart des conservateurs arborant au contraire avec fierté leur patriotisme et leur foi en l’exceptionnalisme américain. Lorsque l’on considère la définition la plus simple du mot « conservatisme », il n’est pas surprenant de constater que les conservateurs ont tendance à craindre toute remise en cause de l’ordre établi. Les leaders conservateurs ont souvent utilisé ces peurs pour convaincre et mobiliser de nouveaux électeurs qui se sentent menacés par certains changements sociaux et culturels. De manière générale, lorsque les « libéraux » (au sens américain de « progressiste ») demandent davantage de contrôle de l’État sur le fonctionnement du marché pour protéger les individus, les conservateurs préconisent au contraire d’utiliser la rigueur de l’économie de marché et des traditions familiales et religieuses pour amener les individus à plus de discipline. Un tel assemblage de principes et de pratiques n’est pas apparu du jour au lendemain et ne fit pas immédiatement l’unanimité parmi les conservateurs, certains d’entre eux continuant à ne pas en accepter toutes les facettes."
"À différentes occasions, les conservateurs revendiqués ont soutenu et défendu toutes sortes de hiérarchies sociales inégalitaires. Ils se sont battus pour faire en sorte que les plus faibles n’acquièrent pas davantage de pouvoir. De manière générale, les conservateurs se sont opposés à l’élargissement des frontières d’une citoyenneté pleine et entière à tous ; ils se sont rassemblés derrière les actions et les discours dénigrant les minorités qui se battaient pour l’égalité de leurs droits devant la loi, comme les féministes, les Afro-Américains, les homosexuel (le)s et les immigrés."
"Lorsque les universitaires et experts de gauche cherchent, entre eux, à cerner le conservatisme, ils en réduisent à l’extrême les caractéristiques, ne tenant compte, dans l’ensemble complexe et fluctuant des valeurs conservatrices, que quelques-unes des plus contestables et des plus insidieuses, telles que le racisme ou l’homophobie. Bien que certains conservateurs partagent en effet ces préjugés tenaces, il est difficile d’en faire une généralité. Mon sentiment est que ce serait non seulement faux, mais également politiquement risqué de considérer les électeurs conservateurs comme des individus mus par une haine irrationnelle ou comme des fanatiques réactionnaires rêvant d’un retour à un ordre social révolu. Beaucoup d’entre eux ne demandent en réalité qu’à retrouver un sentiment de sécurité et d’espoir dans un monde peu amène."
"Les politiciens utilisant la peur et le pessimisme finissent parfois par faire fuir un électorat en quête d’espoir, de changement et d’un avenir meilleur. Se tourner vers le passé, les historiens vous le diront, n’a jamais été une attitude appréciée aux États-Unis."
"Ces deux termes clés que sont « conservatisme » et « libéralisme » ne sont apparus dans le vocabulaire américain que dans les années 1930."
"Il rejetait l’interventionnisme fédéral que les partisans du New Deal pensaient nécessaire pour réguler le fonctionnement de l’économie. Il demeurait opposé à l’ingérence de l’État. Selon lui, ce n’étaient pas les bureaucrates et les politiciens qui étaient le plus à même d’assurer aux Américains à la fois la prospérité et la justice économique, mais les capitalistes. Il s’inscrivit en faux contre la plupart des mesures de régulation de l’économie par l’État fédéral et mena un combat acharné contre la protection des syndicats instituée par le New Deal. D’autres politiciens se sont rapidement ralliés à lui, si bien qu’à la fin des années 1930, pour la première fois, des hommes politiques de stature nationale, en réaction à l’interventionnisme du New Deal, commencèrent à se scinder entra libéraux et conservateurs, même si de nombreux Démocrates et Républicains restèrent encore opposés à ce clivage binaire.
Rétrospectivement, Robert Taft était cependant un conservateur assez modéré. Il fut par exemple un opposant acharné du Ku Klux Klan, organisation très puissante dans l’Ohio, son État d’origine, où elle perdura jusqu’aux années 1930. Il dénonça publiquement le racisme et se prononça officiellement pour le droit des Afro-Américains à l’auto détermination. Il fut un « wet », autrement dit un opposant à la loi prohibitionniste, et il se montra peu intéressé par le christianisme traditionnel (‘Old Time’ religion). Il critiqua également le libre-échange et devint même un des principaux porte-parole des opposants à l’entrée des États-Unis dans la mondialisation, à l’augmentation du militarisme et des budgets de défense après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, nous pourrions facilement dire que Robert Taft était un conservateur économique avec des tendances libertariennes et un modéré dans le domaine social."
"Dans les années 1950, les conservateurs commencèrent à évoquer l’idée d’une « fusion » avec pour objectif la création d’une coalition plus vaste. Ce programme ambitieux visant à réunir les conservateurs économiques et les partisans d’un traditionalisme religieux et culturel au sein d’un seul et même mouvement politique fut défendu principalement par William Buckley, fondateur et rédacteur en chef du magazine conservateur National Review. Sans le spectre du communisme international, la fusion de ces deux tendances conservatrices souhaitée par William Buckley n’aurait a priori pas pu voir le jour en ce début de guerre froide. Comme la perception de la menace communiste s’aggravait, à la fois nationalement et internationalement, de nombreuses personnes se rallièrent à la cause politique conservatrice, quelle que soit leur appartenance de classe, alors même que l’économie politique du New Deal faisait consensus chez la plupart des Américains – des républicains partisans d’Eisenhower aux progressistes soutenant Adlai Stevenson –, car elle paraissait le meilleur moyen de créer et de maintenir la prospérité du pays."
"Les conservateurs plus discrets, comme William Buckley, avaient conscience de la nécessité de rendre l’idéologie conservatrice plus attractive à des sympathisants qui n’étaient pas particulièrement favorisés socialement et qui n’avaient pas étudié les économistes autrichiens ni la philosophie thomiste ; mais ils étaient inquiets de la simplicité de raisonnement des anticommunistes. William Buckley s’en ouvrit à William Rusher, éditeur conservateur de la National Review et consultant politique. Il y a trop d’anticommunistes fanatiques, lui dit-il, qui « déforment la réalité ». La réponse de William Rusher résonna parmi les leaders des cercles conservateurs pendant plusieurs décennies : « La majeure partie de nos lecteurs, de nos soutiens et des individus que nous pouvons mobiliser pour avancer dans la direction désirée appartiennent à une droite plus ou moins organisée, et de larges pans de la droite sont bien plus simplistes que nous… ». C’est là le dilemme auquel les élites conservatrices seront constamment confrontées : attiser les peurs permet de mobiliser efficacement les masses de sympathisants, mais cela devient vite dangereux quand il s’agit d’adopter des lois, de réformer les institutions et de faire cohabiter au sein du même mouvement les fanatiques et les modérés sans que ces derniers ne soient effrayés."
"Everett Dirksen s’inscrivait dans la continuité de Robert Taft. Pour reprendre les termes de ses descendants politiques dans l’actuel Illinois House Republican Caucus, « Dirksen incarnait le conservatisme du Midwest des années 1950 ». Il bâtit sa carrière politique sur la lutte contre ce qu’il considérait être le montant excessif des dépenses publiques, laissant à la postérité sa fameuse réplique : « Un milliard par ci, un milliard par là, et en moins que rien, on se retrouve avec un sacrée somme ! ». De plus, c’était un homme fier d’être membre du « Parti de Lincoln » et qui ne comprenait pas pourquoi un conservateur ne pourrait pas aussi défendre le principe affirmé constitutionnellement à la fin de la guerre de Sécession : l’égalité de tous devant la loi quelle que soit la couleur de peau. Everett Dirksen proposa plusieurs projets de loi sur les droits civiques et, en 1964, il rejoignit les républicains du Sénat pour s’opposer à une obstruction parlementaire (filibuster) des démocrates sudistes et ainsi permettre le vote de la loi pour les droits civiques.
Barry Goldwater avait une tout autre vision des choses. Barry Goldwater et Everett Dirksen préconisaient tous les deux une intervention limitée de l’État fédéral dans l’économie, mais Barry Goldwater appliquait ce principe antiétatique à d’autres domaines. Selon lui, l’État fédéral n’avait tout simplement pas le droit d’interférer avec les décisions privées et locales en matière de pratiques raciales. Le Civil Rights Act de 1964, déclara-t-il au Sénat, allait transformer les États-Unis en un « État policier » et entraînerait « la destruction de la société libre ». Il ajoutait que ses principes conservateurs l’empêchaient en son âme et conscience de soutenir le projet de loi. Everett Dirksen récusa cette interprétation des principes conservateurs et attaqua vigoureusement Barry Goldwater."
"En réalité, Barry Goldwater ne croyait pas à la suprématie blanche. Tout comme Robert Taft avant lui, il avait déclaré publiquement que la ségrégation et la discrimination raciales étaient immorales. Mais il avait également avoué à ses partisans que le racisme était une bonne stratégie politique, car « les républicains n’obtiendront pas les voix des Nègres… alors autant aller chasser le gibier là où il se trouve ». L’éditeur de la National Review, William Rusher, approuva cette idée et écrivit à ses lecteurs que les conservateurs ne devaient pas nécessairement accueillir les racistes les plus violents et les plus virulents, mais seulement les Blancs les plus « modérés » parmi les classes moyennes sudistes qui s’opposaient à « la cour Warren et à ses expérimentations dans le domaine social… il se pourrait bien que ce soit eux qui aient quelque chose à apprendre aux conservateurs du Nord ». À partir de 1964, le mouvement conservateur connut un véritable essor en accueillant les opposants à toute mesure de l’État fédéral visant à promouvoir l’égalité raciale. Il comprenait à présent de nouveaux électeurs, de nouveaux donateurs et de nouveaux militants."
"Quelques jours après sa nomination comme candidat pour le Parti républicain, l’ancienne star hollywoodienne, rayonnant, fit un coup médiatique remarquable à Neshoba dans le Mississippi, ville dans laquelle trois militants pour les droits civiques avaient été assassinés seize ans plus tôt. C’est ce lieu hautement symbolique que Ronald Reagan choisit pour affirmer son allégeance aux droits des États (States’ Rights) et, indirectement, au droit des Blancs à poursuivre leurs pratiques racistes. Il fit par la suite des discours condamnant les féministes ainsi que tous ceux qui ne respectaient pas suffisamment les valeurs traditionnelles. Continuant le travail entrepris par le mouvement chrétien anticommuniste dont il avait été un membre très médiatique dans les années 1950, il attisa la peur du communisme soviétique et fit l’éloge d’un patriotisme musclé. [...]
Sous Reagan, les conservateurs sont devenus des symboles de réussite et de combativité, des hommes et des femmes ayant une foi indéfectible dans l’économie de marché, sa discipline et sa capacité à offrir de vraies opportunités. De la même manière, les conservateurs reaganiens se félicitaient d’être mus par une volonté sans faille et une grande vertu morale. Au contraire, le libéralisme apparaissait, leur comme le parti des victimes et des assistés, du relativisme moral et de la débauche, des individualistes dénués de toute morale religieuse et insensibles aux principes éternels des Pères fondateurs. Dans l’Amérique de Reagan, les optimistes étaient désormais les conservateurs ; ils étaient convaincus que des individus disciplinés, soutenus par leur foi religieuse et l’amour de la famille, avaient à portée de main un avenir aux possibilités infinies. Ronald Reagan a démontré que le parti de la peur pouvait incarner une image plus positive. Il a laissé son empreinte sur le conservatisme moderne et, encore aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre des responsables politiques se référer à lui pour faire valoir leur légitimité et leur autorité. Si au XXIe siècle, peu de Démocrates se revendiquent encore comme les héritiers du New Deal, il existe toujours de nombreux « républicains reaganiens »."
"Si la plupart des fondamentalistes ‘anti-Obama’, comme les « Birthers », sont effrayés par la couleur de peau du Président, par l’éducation qu’il a reçue, ainsi que par la sonorité étrangère de son nom, quasiment aucun conservateur ne s’attaque aujourd’hui publiquement aux droits civiques ou à l’égalité des chances des Afro-Américains et des femmes. Leurs attaques portent désormais sur la communauté homosexuelle et l’immigration clandestine. Ainsi, l’identité du conservatisme est toujours fondée sur l’intolérance, bien que les groupes stigmatisés aient changé avec le temps."
-David Farber, « Le conservatisme américain : un processus politique à la recherche d'une idéologie », Politique américaine, 2014/1 (N° 23), p. 111-137. DOI : 10.3917/polam.023.0111. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-americaine-2014-1-page-111.htm
"À différentes occasions, les conservateurs revendiqués ont soutenu et défendu toutes sortes de hiérarchies sociales inégalitaires. Ils se sont battus pour faire en sorte que les plus faibles n’acquièrent pas davantage de pouvoir. De manière générale, les conservateurs se sont opposés à l’élargissement des frontières d’une citoyenneté pleine et entière à tous ; ils se sont rassemblés derrière les actions et les discours dénigrant les minorités qui se battaient pour l’égalité de leurs droits devant la loi, comme les féministes, les Afro-Américains, les homosexuel (le)s et les immigrés."
"Lorsque les universitaires et experts de gauche cherchent, entre eux, à cerner le conservatisme, ils en réduisent à l’extrême les caractéristiques, ne tenant compte, dans l’ensemble complexe et fluctuant des valeurs conservatrices, que quelques-unes des plus contestables et des plus insidieuses, telles que le racisme ou l’homophobie. Bien que certains conservateurs partagent en effet ces préjugés tenaces, il est difficile d’en faire une généralité. Mon sentiment est que ce serait non seulement faux, mais également politiquement risqué de considérer les électeurs conservateurs comme des individus mus par une haine irrationnelle ou comme des fanatiques réactionnaires rêvant d’un retour à un ordre social révolu. Beaucoup d’entre eux ne demandent en réalité qu’à retrouver un sentiment de sécurité et d’espoir dans un monde peu amène."
"Les politiciens utilisant la peur et le pessimisme finissent parfois par faire fuir un électorat en quête d’espoir, de changement et d’un avenir meilleur. Se tourner vers le passé, les historiens vous le diront, n’a jamais été une attitude appréciée aux États-Unis."
"Ces deux termes clés que sont « conservatisme » et « libéralisme » ne sont apparus dans le vocabulaire américain que dans les années 1930."
"Il rejetait l’interventionnisme fédéral que les partisans du New Deal pensaient nécessaire pour réguler le fonctionnement de l’économie. Il demeurait opposé à l’ingérence de l’État. Selon lui, ce n’étaient pas les bureaucrates et les politiciens qui étaient le plus à même d’assurer aux Américains à la fois la prospérité et la justice économique, mais les capitalistes. Il s’inscrivit en faux contre la plupart des mesures de régulation de l’économie par l’État fédéral et mena un combat acharné contre la protection des syndicats instituée par le New Deal. D’autres politiciens se sont rapidement ralliés à lui, si bien qu’à la fin des années 1930, pour la première fois, des hommes politiques de stature nationale, en réaction à l’interventionnisme du New Deal, commencèrent à se scinder entra libéraux et conservateurs, même si de nombreux Démocrates et Républicains restèrent encore opposés à ce clivage binaire.
Rétrospectivement, Robert Taft était cependant un conservateur assez modéré. Il fut par exemple un opposant acharné du Ku Klux Klan, organisation très puissante dans l’Ohio, son État d’origine, où elle perdura jusqu’aux années 1930. Il dénonça publiquement le racisme et se prononça officiellement pour le droit des Afro-Américains à l’auto détermination. Il fut un « wet », autrement dit un opposant à la loi prohibitionniste, et il se montra peu intéressé par le christianisme traditionnel (‘Old Time’ religion). Il critiqua également le libre-échange et devint même un des principaux porte-parole des opposants à l’entrée des États-Unis dans la mondialisation, à l’augmentation du militarisme et des budgets de défense après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, nous pourrions facilement dire que Robert Taft était un conservateur économique avec des tendances libertariennes et un modéré dans le domaine social."
"Dans les années 1950, les conservateurs commencèrent à évoquer l’idée d’une « fusion » avec pour objectif la création d’une coalition plus vaste. Ce programme ambitieux visant à réunir les conservateurs économiques et les partisans d’un traditionalisme religieux et culturel au sein d’un seul et même mouvement politique fut défendu principalement par William Buckley, fondateur et rédacteur en chef du magazine conservateur National Review. Sans le spectre du communisme international, la fusion de ces deux tendances conservatrices souhaitée par William Buckley n’aurait a priori pas pu voir le jour en ce début de guerre froide. Comme la perception de la menace communiste s’aggravait, à la fois nationalement et internationalement, de nombreuses personnes se rallièrent à la cause politique conservatrice, quelle que soit leur appartenance de classe, alors même que l’économie politique du New Deal faisait consensus chez la plupart des Américains – des républicains partisans d’Eisenhower aux progressistes soutenant Adlai Stevenson –, car elle paraissait le meilleur moyen de créer et de maintenir la prospérité du pays."
"Les conservateurs plus discrets, comme William Buckley, avaient conscience de la nécessité de rendre l’idéologie conservatrice plus attractive à des sympathisants qui n’étaient pas particulièrement favorisés socialement et qui n’avaient pas étudié les économistes autrichiens ni la philosophie thomiste ; mais ils étaient inquiets de la simplicité de raisonnement des anticommunistes. William Buckley s’en ouvrit à William Rusher, éditeur conservateur de la National Review et consultant politique. Il y a trop d’anticommunistes fanatiques, lui dit-il, qui « déforment la réalité ». La réponse de William Rusher résonna parmi les leaders des cercles conservateurs pendant plusieurs décennies : « La majeure partie de nos lecteurs, de nos soutiens et des individus que nous pouvons mobiliser pour avancer dans la direction désirée appartiennent à une droite plus ou moins organisée, et de larges pans de la droite sont bien plus simplistes que nous… ». C’est là le dilemme auquel les élites conservatrices seront constamment confrontées : attiser les peurs permet de mobiliser efficacement les masses de sympathisants, mais cela devient vite dangereux quand il s’agit d’adopter des lois, de réformer les institutions et de faire cohabiter au sein du même mouvement les fanatiques et les modérés sans que ces derniers ne soient effrayés."
"Everett Dirksen s’inscrivait dans la continuité de Robert Taft. Pour reprendre les termes de ses descendants politiques dans l’actuel Illinois House Republican Caucus, « Dirksen incarnait le conservatisme du Midwest des années 1950 ». Il bâtit sa carrière politique sur la lutte contre ce qu’il considérait être le montant excessif des dépenses publiques, laissant à la postérité sa fameuse réplique : « Un milliard par ci, un milliard par là, et en moins que rien, on se retrouve avec un sacrée somme ! ». De plus, c’était un homme fier d’être membre du « Parti de Lincoln » et qui ne comprenait pas pourquoi un conservateur ne pourrait pas aussi défendre le principe affirmé constitutionnellement à la fin de la guerre de Sécession : l’égalité de tous devant la loi quelle que soit la couleur de peau. Everett Dirksen proposa plusieurs projets de loi sur les droits civiques et, en 1964, il rejoignit les républicains du Sénat pour s’opposer à une obstruction parlementaire (filibuster) des démocrates sudistes et ainsi permettre le vote de la loi pour les droits civiques.
Barry Goldwater avait une tout autre vision des choses. Barry Goldwater et Everett Dirksen préconisaient tous les deux une intervention limitée de l’État fédéral dans l’économie, mais Barry Goldwater appliquait ce principe antiétatique à d’autres domaines. Selon lui, l’État fédéral n’avait tout simplement pas le droit d’interférer avec les décisions privées et locales en matière de pratiques raciales. Le Civil Rights Act de 1964, déclara-t-il au Sénat, allait transformer les États-Unis en un « État policier » et entraînerait « la destruction de la société libre ». Il ajoutait que ses principes conservateurs l’empêchaient en son âme et conscience de soutenir le projet de loi. Everett Dirksen récusa cette interprétation des principes conservateurs et attaqua vigoureusement Barry Goldwater."
"En réalité, Barry Goldwater ne croyait pas à la suprématie blanche. Tout comme Robert Taft avant lui, il avait déclaré publiquement que la ségrégation et la discrimination raciales étaient immorales. Mais il avait également avoué à ses partisans que le racisme était une bonne stratégie politique, car « les républicains n’obtiendront pas les voix des Nègres… alors autant aller chasser le gibier là où il se trouve ». L’éditeur de la National Review, William Rusher, approuva cette idée et écrivit à ses lecteurs que les conservateurs ne devaient pas nécessairement accueillir les racistes les plus violents et les plus virulents, mais seulement les Blancs les plus « modérés » parmi les classes moyennes sudistes qui s’opposaient à « la cour Warren et à ses expérimentations dans le domaine social… il se pourrait bien que ce soit eux qui aient quelque chose à apprendre aux conservateurs du Nord ». À partir de 1964, le mouvement conservateur connut un véritable essor en accueillant les opposants à toute mesure de l’État fédéral visant à promouvoir l’égalité raciale. Il comprenait à présent de nouveaux électeurs, de nouveaux donateurs et de nouveaux militants."
"Quelques jours après sa nomination comme candidat pour le Parti républicain, l’ancienne star hollywoodienne, rayonnant, fit un coup médiatique remarquable à Neshoba dans le Mississippi, ville dans laquelle trois militants pour les droits civiques avaient été assassinés seize ans plus tôt. C’est ce lieu hautement symbolique que Ronald Reagan choisit pour affirmer son allégeance aux droits des États (States’ Rights) et, indirectement, au droit des Blancs à poursuivre leurs pratiques racistes. Il fit par la suite des discours condamnant les féministes ainsi que tous ceux qui ne respectaient pas suffisamment les valeurs traditionnelles. Continuant le travail entrepris par le mouvement chrétien anticommuniste dont il avait été un membre très médiatique dans les années 1950, il attisa la peur du communisme soviétique et fit l’éloge d’un patriotisme musclé. [...]
Sous Reagan, les conservateurs sont devenus des symboles de réussite et de combativité, des hommes et des femmes ayant une foi indéfectible dans l’économie de marché, sa discipline et sa capacité à offrir de vraies opportunités. De la même manière, les conservateurs reaganiens se félicitaient d’être mus par une volonté sans faille et une grande vertu morale. Au contraire, le libéralisme apparaissait, leur comme le parti des victimes et des assistés, du relativisme moral et de la débauche, des individualistes dénués de toute morale religieuse et insensibles aux principes éternels des Pères fondateurs. Dans l’Amérique de Reagan, les optimistes étaient désormais les conservateurs ; ils étaient convaincus que des individus disciplinés, soutenus par leur foi religieuse et l’amour de la famille, avaient à portée de main un avenir aux possibilités infinies. Ronald Reagan a démontré que le parti de la peur pouvait incarner une image plus positive. Il a laissé son empreinte sur le conservatisme moderne et, encore aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre des responsables politiques se référer à lui pour faire valoir leur légitimité et leur autorité. Si au XXIe siècle, peu de Démocrates se revendiquent encore comme les héritiers du New Deal, il existe toujours de nombreux « républicains reaganiens »."
"Si la plupart des fondamentalistes ‘anti-Obama’, comme les « Birthers », sont effrayés par la couleur de peau du Président, par l’éducation qu’il a reçue, ainsi que par la sonorité étrangère de son nom, quasiment aucun conservateur ne s’attaque aujourd’hui publiquement aux droits civiques ou à l’égalité des chances des Afro-Américains et des femmes. Leurs attaques portent désormais sur la communauté homosexuelle et l’immigration clandestine. Ainsi, l’identité du conservatisme est toujours fondée sur l’intolérance, bien que les groupes stigmatisés aient changé avec le temps."
-David Farber, « Le conservatisme américain : un processus politique à la recherche d'une idéologie », Politique américaine, 2014/1 (N° 23), p. 111-137. DOI : 10.3917/polam.023.0111. URL : https://www.cairn.info/revue-politique-americaine-2014-1-page-111.htm