"À l’origine du livre, il y a un travail personnel de recherche entamé en 1908 et destiné à nourrir un rapport présenté en séance à la Chambre le 14 novembre 1910, mais Jaurès ne découvre pas l’armée en 1908 au début de son enquête. L’écriture de L’Armée nouvelle vient au contraire clore une réflexion ininterrompue sur les questions militaires. Tout d’abord, Jean Jaurès et son frère Louis grandissent à Castres, une ville de garnison. Ensuite, la famille appartient à un milieu bourgeois modeste et compte bon nombre d’officiers. La parenté avec l’amiral Benjamin Jaurès ne fut pas pour rien dans la première élection parlementaire en 1885 du jeune professeur de lettres classiques. Elle va surtout permettre à Jaurès d’être le témoin tant de discussions animées sur les raisons de la défaite de Waterloo que de récits de la vie militaire dans ses aspects les plus quotidiens. Cette immersion militaire va conduire Louis à une carrière militaire qui le conduira jusqu’au grade d’amiral, tandis que Jean choisira la voie universitaire classique avant de multiplier les casquettes et les activités : député socialiste pendant plus de 16 ans, journaliste prolixe, et orateur syndical magnétique. Au bénéfice de l’intérêt de Jaurès pour la chose militaire, ajoutons encore qu’il avait choisi la commission permanente du Parlement, « Défense nationale ». Par ses relations familiales, professionnelles et amicales, Jaurès côtoyaient de près nombre de militaires de carrière. À l’heure d’aujourd’hui, ce type d’immersion dans un milieu pourrait être assimilé aux méthodologies d’enquête sociologique, regroupés sous l’appellation « d’observation participante. » C’est d’ailleurs d’abord par la richesse de ses outils méthodologiques que L’Armée nouvelle se distingue parmi les œuvres fondatrices de la sociologie militaire."
"Avant d’être un éditorialiste engagé, Jaurès était un journaliste attaché à l’observation directe des faits, un député très présent dans sa circonscription de Carmaux. Rappelons que ce socialiste de cœur possédait aussi une maîtrise poussée de l’œuvre de Karl Marx (notamment le livre I). Bien que l’imagerie populaire représente Jaurès en perpétuelle suractivité, il avait gardé de ses années d’études une boulimie de lecture, un goût pour la découverte de nouveaux auteurs et de nouvelles cultures. Cette passion était alimentée par le réseau des amitiés qu’il avait tissé à l’École normale supérieure, réseau dont un certain Émile Durkheim faisait partie."
"Se référant d’abord à l’histoire, il utilise donc aussi des méthodes proches de celles des sciences sociales contemporaines, il recense les doctrines militaires dominantes à l’époque, analyse l’enseignement donné dans les écoles de guerre, tel qu’il apparaît dans les manuels et les cours. Il est aussi pionnier dans son analyse sémantique de l’iconographie et des symboles, une méthode qu’il avait éprouvée lors de la rédaction de son Histoire socialiste. Il effectue une analyse sinon statistique du moins systématique de l’origine sociale des membres de certaines promotions d’officiers, préfigurant la sociographie des élites. Ses méthodes sont aussi qualitatives, il rencontre – autant que possible – des officiers et se heurte à la réticence que peut alors inspirer dans les rangs de l’armée un homme qui incarne à lui seul les mondes ouvrier et syndical, le socialisme, et la polémique. Il s’appuie aussi sur la méthode comparative et étudie l’organisation militaire de différents pays, la Suisse surtout, mais aussi la Russie ou l’Allemagne sans préjugé anti-germanique. Il convoque les grands penseurs stratégiques même si sa lecture est parfois très orientée (Clausewitz). L’ouvrage traite du soldat, de l’armée comme organisation complexe et de stratégie. Cette diversité des niveaux d’analyse plaide pour une indulgence vis-à-vis de la scientificité approximative de L’Armée nouvelle. En effet, l’ouvrage est conforme aux exigences d’objectivité et de précision d’un travail scientifique, mais les méthodes employées sont empiriques. Ce caractère empirique, non systématique, ne fait qu’ajouter aux mérites de Jaurès, car les méthodes qu’il a mises en œuvre et exploitées préfigurent de beaucoup celles que la sociologie va contribuer à codifier progressivement au cours du vingtième siècle."
"Jaurès n’est pas des socialistes qui regardent les officiers avec défiance, et redoutent une prise de pouvoir par les militaires. Ses prises de position lui valurent l’accusation d’être au service de la guerre dans l’hebdomadaire guesdiste, Le Socialisme, et de l’Allemagne par la droite nationaliste. Pour lui, l’armée française est l’héritière d’une tradition de loyalisme. Jaurès n’est pas un antimilitariste. Contrairement à certains de ses amis socialistes, il ne nourrit pas de préjugés à l’encontre des hommes en uniforme. En revanche, il sait le dur métier des armes et admire ceux qui l’exercent. Mais cette sympathie l’incite à un examen objectif, sans complaisance, de l’armée. C’est après une enquête minutieuse qu’il prend la défense de Dreyfus, compare l’état-major à une « forgerie du faux » et dénonce la couverture par l’autorité politique de ces pratiques.
À l’instar du penseur auquel on l’oppose traditionnellement, de Gaulle, Jaurès sait la primauté de la toge sur les armes."
"Jaurès écrit une histoire qu’il date depuis la Grèce antique pour montrer que la patrie n’est pas un concept bourgeois ou foncier, mais l’un des éléments de l’identité, « un fonds d’impressions communes formé, dans la familiarité des jours, au fond de toutes les consciences. » [J. Jaurès, L’Armée nouvelle, Collection Acteurs de l’Histoire dirigée par Georges Duby, Paris, Imprimerie nationale, 1982, présentée par J.-N. Jeanneney, 2 volumes, 599 pages, vol. 2, p. 482]. Il est étranger à l’antipatriotisme de la CGT. Socialiste et internationaliste, Jaurès ne gomme pas le fait national, mais paradoxalement, lui donne un rôle dans l’avènement de la paix. Soucieux du lien entre l’armée et la société, il rejette une armée de techniciens et lui préfère le modèle d’une armée de citoyens."
"En appui de son modèle de défense nationale basée sur des milices, Jaurès veut permettre aux Français des départements limitrophes de l’Allemagne de conserver des armes dans leur foyer. Cette idée est tournée en dérision à l’époque, mais elle effraie aussi. La violence des conflits sociaux fait redouter à l’autorité politique une grève ouvrière insurrectionnelle. Aujourd’hui encore, l’idée paraît choquante, elle rappelle le modèle américain qui permet aux citoyens de posséder une arme."
-Lucile Desmoulins, « Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, un « essai » de sociologie militaire », Les Champs de Mars, 2001/2 (N° 10), p. 71-84. DOI : 10.3917/lcdm1.010.0071. URL : https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-ldm-2001-2-page-71.htm
"Avant d’être un éditorialiste engagé, Jaurès était un journaliste attaché à l’observation directe des faits, un député très présent dans sa circonscription de Carmaux. Rappelons que ce socialiste de cœur possédait aussi une maîtrise poussée de l’œuvre de Karl Marx (notamment le livre I). Bien que l’imagerie populaire représente Jaurès en perpétuelle suractivité, il avait gardé de ses années d’études une boulimie de lecture, un goût pour la découverte de nouveaux auteurs et de nouvelles cultures. Cette passion était alimentée par le réseau des amitiés qu’il avait tissé à l’École normale supérieure, réseau dont un certain Émile Durkheim faisait partie."
"Se référant d’abord à l’histoire, il utilise donc aussi des méthodes proches de celles des sciences sociales contemporaines, il recense les doctrines militaires dominantes à l’époque, analyse l’enseignement donné dans les écoles de guerre, tel qu’il apparaît dans les manuels et les cours. Il est aussi pionnier dans son analyse sémantique de l’iconographie et des symboles, une méthode qu’il avait éprouvée lors de la rédaction de son Histoire socialiste. Il effectue une analyse sinon statistique du moins systématique de l’origine sociale des membres de certaines promotions d’officiers, préfigurant la sociographie des élites. Ses méthodes sont aussi qualitatives, il rencontre – autant que possible – des officiers et se heurte à la réticence que peut alors inspirer dans les rangs de l’armée un homme qui incarne à lui seul les mondes ouvrier et syndical, le socialisme, et la polémique. Il s’appuie aussi sur la méthode comparative et étudie l’organisation militaire de différents pays, la Suisse surtout, mais aussi la Russie ou l’Allemagne sans préjugé anti-germanique. Il convoque les grands penseurs stratégiques même si sa lecture est parfois très orientée (Clausewitz). L’ouvrage traite du soldat, de l’armée comme organisation complexe et de stratégie. Cette diversité des niveaux d’analyse plaide pour une indulgence vis-à-vis de la scientificité approximative de L’Armée nouvelle. En effet, l’ouvrage est conforme aux exigences d’objectivité et de précision d’un travail scientifique, mais les méthodes employées sont empiriques. Ce caractère empirique, non systématique, ne fait qu’ajouter aux mérites de Jaurès, car les méthodes qu’il a mises en œuvre et exploitées préfigurent de beaucoup celles que la sociologie va contribuer à codifier progressivement au cours du vingtième siècle."
"Jaurès n’est pas des socialistes qui regardent les officiers avec défiance, et redoutent une prise de pouvoir par les militaires. Ses prises de position lui valurent l’accusation d’être au service de la guerre dans l’hebdomadaire guesdiste, Le Socialisme, et de l’Allemagne par la droite nationaliste. Pour lui, l’armée française est l’héritière d’une tradition de loyalisme. Jaurès n’est pas un antimilitariste. Contrairement à certains de ses amis socialistes, il ne nourrit pas de préjugés à l’encontre des hommes en uniforme. En revanche, il sait le dur métier des armes et admire ceux qui l’exercent. Mais cette sympathie l’incite à un examen objectif, sans complaisance, de l’armée. C’est après une enquête minutieuse qu’il prend la défense de Dreyfus, compare l’état-major à une « forgerie du faux » et dénonce la couverture par l’autorité politique de ces pratiques.
À l’instar du penseur auquel on l’oppose traditionnellement, de Gaulle, Jaurès sait la primauté de la toge sur les armes."
"Jaurès écrit une histoire qu’il date depuis la Grèce antique pour montrer que la patrie n’est pas un concept bourgeois ou foncier, mais l’un des éléments de l’identité, « un fonds d’impressions communes formé, dans la familiarité des jours, au fond de toutes les consciences. » [J. Jaurès, L’Armée nouvelle, Collection Acteurs de l’Histoire dirigée par Georges Duby, Paris, Imprimerie nationale, 1982, présentée par J.-N. Jeanneney, 2 volumes, 599 pages, vol. 2, p. 482]. Il est étranger à l’antipatriotisme de la CGT. Socialiste et internationaliste, Jaurès ne gomme pas le fait national, mais paradoxalement, lui donne un rôle dans l’avènement de la paix. Soucieux du lien entre l’armée et la société, il rejette une armée de techniciens et lui préfère le modèle d’une armée de citoyens."
"En appui de son modèle de défense nationale basée sur des milices, Jaurès veut permettre aux Français des départements limitrophes de l’Allemagne de conserver des armes dans leur foyer. Cette idée est tournée en dérision à l’époque, mais elle effraie aussi. La violence des conflits sociaux fait redouter à l’autorité politique une grève ouvrière insurrectionnelle. Aujourd’hui encore, l’idée paraît choquante, elle rappelle le modèle américain qui permet aux citoyens de posséder une arme."
-Lucile Desmoulins, « Jean Jaurès, L’Armée nouvelle, un « essai » de sociologie militaire », Les Champs de Mars, 2001/2 (N° 10), p. 71-84. DOI : 10.3917/lcdm1.010.0071. URL : https://www.cairn.info/revue-les-champs-de-mars-ldm-2001-2-page-71.htm