https://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_Dejours
"L'organisation du travail ne concerne pas que l'entreprise, mais implique l'évolution de la cité [...] Et c'est pour cette même raison que l'organisation du travail mérite d'être considérée comme une question politique à part entière." (p.II)
"L'objectif du livre [...] est essentiellement théorique: comment comprendre la tolérance de nos sociétés à une évolution de l'organisation du travail qui d'un côté génère un enrichissement extraordinaire de ces pays en quantité et en rapidité, de l'autre fait surgir une pauvreté et une misère effarantes avec leur cortège de malheurs de toutes sortes, de pathologies individuelles et de violences collectives qui évoquent [...] le retour au capitalisme sauvage du XIXe siècle en Europe [...]
Le problème principal ici posé est celui de la tolérance incroyable de nos contemporains au progrès de l'injustice sociale en régime libéral. [...]
L'analyse critique proposée dans ce livre s'appuie sur des faits qui n'ont pas été contestés depuis sa parution [...] produits par une méthode d'investigation puissante [...] la clinique du travail, pratiquée selon la méthodologie de la psychodynamique et de la psychopathologie du travail dont les bases ont été jetées à la fin des années 1970 (Dejours, 1980-2007) et qui a permis de décrire dans le détail les processus subjectifs individuels et les stratégies collectives mobilisées par la rencontre avec les contraintes de travail." (pp.II-III)
"Si chacun était strictement discipliné et obéissait, le système tomberait en panne." (p.V)
"Réintégrer le travail comme concept critique, ce à quoi avait renoncé Habermas, et qu'avait aussi récusé Hannah Arendt dans The Human Condition." (p.VII)
"Dans le parisianisme ambiant, évoquer le mal ne peut être que le fait d'un attardé qui n'a pas compris que le "réalisme économique" se situe bien entendu au-delà du bien et du mal ! Mais j'avais besoin de ce concept pour pouvoir discuter la thèse de la "banalité du mal" d'Arendt, et surtout pour avancer l'idée d'une "banalisation" du mal dont mes détracteurs étaient, il faut bien l'admettre, souvent les témoins placides." (p.VIII)
"Nous semblons plutôt enclins à demeurer dans notre élan vers la décadence, si par ce terme on entend la rupture délétère des liens que les hommes se sont efforcés de tout temps de tisser entre le travail ordinaire et la culture." (p.
"La dénonciation n'est pas toujours d'une grande utilité, dans la mesure où, ne proposant pas d'alternative crédible, elle reste peu convaincante et peu mobilisatrice." (p.13)
"Contre la souffrance éprouvée dans le travail, en effet, hommes et femmes érigent des défenses. Les "stratégies de défense" sont subtiles, bouleversantes même d'ingéniosité, de diversité et d'inventivité. Mais elles recèlent aussi, en elles, un piège qui peut se refermer sur ceux qui, grâce à elles, parviennent à endurer la souffrance sans ployer." (p.17)
"[La désocialisation liée au chômage de longue durée] conduit à la maladie mentale ou physique, ou aux deux à la fois, par l'intermédiaire d'une atteinte portée contre le socle de l'identité." (p.19)
"L'exclusion et le malheur infligés à autrui dans nos sociétés, sans mobilisation politique contre l'injustice, viendraient d'une dissociation réalisée entre malheur et injustice, sous l'effet de la banalisation du mal dans l'exercice des actes civils ordinaires par ceux qui ne sont pas (ou pas encore) victimes de l'exclusion, et qui contribuent à exclure et à aggraver le malheur de fractions de plus en plus importantes de la population.
En d'autres termes, l'adhésion à la cause économiciste, qui clive le malheur de l'injustice, ne relèverait pas, comme on le croit souvent, de la simple résignation ou du constat d'impuissance face à un processus qui nous dépasserait, mais elle fonctionnerait aussi comme une défense contre la conscience douloureuse de sa propre complicité, de sa propre collaboration et de sa propre responsabilité dans le développement du malheur social. [...]
Je vais donc tenter d'analyser le processus qui favorise la tolérance sociale au mal et à l'injustice, processus grâce auquel on fait passer pour un malheur ce qui relève en fait de l'exercice du mal commis par certains contre d'autres." (pp.22-23)
"Les journalistes, depuis deux décennies, ont cessé de faire des enquêtes sociales ou des investigations dans le monde du travail ordinaire pour se consacrer à des "reportages" sur les lumières des vitrines du progrès. [...] Seul le martyre des victimes de la violence et des atrocités guerrières, au loin, est offert à la curiosité de nos concitoyens." (p.31)
"Quelles que soient les qualités de l'organisation du travail et de la conception, il est impossible, dans les situations ordinaires de travail, d'atteindre les objectifs de la tâche si l'on respecte scrupuleusement les prescriptions, les consignes et les procédures... Si l'on s'en tenait à une stricte exécution, on se trouverait dans la situation bien connue de la "grève du zèle". Le zèle, c'est précisément tout ce que les opérateurs ajoutent à l'organisation prescrite pour la rendre efficace." (p.33)
"Dans les situations de travail ordinaires, il est fréquent que se produisent des incidents et des accidents dont on ne comprend jamais l'origine (pas toujours frauduleuse comme dans le cas précédent, il s'en faut de beaucoup), qui bouleversent et déstabilisent les travailleurs les plus expérimentés. C'est vrai dans le pilotage des avions, dans la conduite des industries de process et dans toutes les situations de travail techniquement complexes, impliquant des risques pour la sécurité des personnes ou pour la sûreté des installations. Dans ces situations, il est souvent impossible pour les travailleurs de déterminer si leurs échecs procèdent de leur incompétence ou d'anomalies du système technique. Et de cette source de perplexité est aussi une cause d'angoisse et de souffrance qui prend la forme d'une crainte d'être incompétent, de ne pas être à la hauteur ou de se révéler incapable de faire face convenablement à des situations inhabituelles ou erratiques, où, précisément, leur responsabilité est engagée." (pp.35-36)
"Une autre cause fréquente de souffrance dans le travail surgit dans des circonstances, à certains égards, inverses de celles qui viennent d'être évoquées. [...] Alors même que celui qui travaille sait ce qu'il doit faire, il ne peut pas le faire, parce qu'il en est empêché par les contraintes sociales du travail. Des collèges lui mettent des bâtons dans les roues, le climat social est désastreux, chacun travaille seul, cependant que tous pratiquent la rétention d'informations qui ruine la coopération, etc. Les tâches dites d'exécution fourmillent de ce type de contradictions où l'on empêche, en quelque sorte, le travailleur de faire correctement son travail, parce qu'on le coince dans des procédures et des réglementations incompatibles entre elles [...]
Ainsi un technicien de maintenance dans une centrale nucléaire est chargé d'effectuer le contrôle technique de tâches accomplies par une entreprise sous-traitante de mécanique. Il s'agit d'énormes chantiers et de gros travaux engageant la sûreté des installations, qui sont accomplis par des équipes d'ouvriers se succédant jour et nuit. Mais le technicien responsable du contrôle, qui est statutairement rattaché à l'entreprise donneuse d'ordres (celle qui signe le contrat avec l'entreprise sous-traitante), est seul. Il ne peut pas surveiller le chantier vingt-quatre heures sur vingt-quatre, car il doit aussi se reposer et dormir. Mais il est tenu, cependant, de signer les bordereaux et d'engager sa responsabilité sur la qualité du service accompli par l'entreprise de mécanique.
Malgré ses demandes réitérées, il reste seul responsable et doit, pour éviter de nuire aux travailleurs en statut précaire de l'entreprise sous-traitante, signer les bordereaux et accepter de croire sur parole le chef de l'équipe de nuit sur la qualité du service fait. Cette situation psychologique est difficilement acceptable pour un technicien qui connaît bien les métiers de la mécanique qu'il a pratiqués pendant vingt ans et qui sait combien ils recèlent de chausse-trappes. Les conditions qui lui sont faites, désormais, dans la nouvelle organisation du travail, après les dernières réformes de structure, le placent dans une situation psychologique extrêmement pénible, qui le met en porte-à-faux avec les valeurs du travail bien fait, le sens de la responsabilité et l'éthique professionnelle.
Etre contraint de mal faire son travail, de le bâcler, ou de tricher est une source majeure et extrêmement fréquente de souffrance dans le travail, que l'on retrouve aussi bien dans l'industrie que dans les services ou dans les administrations." (pp.36-37)
"De la reconnaissance dépend en effet le sens de la souffrance. Lorsque la qualité de mon travail est reconnue, ce sont aussi mes efforts, mes angoisses, mes doutes, mes déceptions, mes découragements qui prennent sens. Toute cette souffrance n'a donc pas été vaine, elle a non seulement produit une contribution à l'organisation du travail mais elle a fait, en retour, de moi un sujet différent de celui que j'étais avant la reconnaissance. La reconnaissance du travail, voire de l'oeuvre, le sujet peut la rapatrier ensuite dans le registre de la construction de son identité. Et ce temps se traduit affectivement par un sentiment de soulagement, de plaisir, parfois de légèreté d'être, d'élation même. Alors le travail s'inscrit dans la dynamique de l'accomplissement de soi. L'identité constitue l'armature de la santé mentale. [...] C'est ce qui confère au rapport au travail sa dimension proprement dramatique. Faute des bénéfices de la reconnaissance de son travail et de pouvoir accéder ainsi au sens de son rapport vécu au travail, le sujet est renvoyé à sa souffrance et à elle seule. Souffrance absurde qui ne génère que de la souffrance, selon un cercle vicieux, et bientôt destructurant, capable de déstabiliser l'identité et la personnalité et de conduire à des maladies mentales. De ce fait, il n'y a pas de neutralité du travail vis-à-vis de la santé mentale." (p.41)
"Si la souffrance n'est pas suivie de décompensation psychopathologique (c'est-à-dire d'une rupture de l'équilibre psychique se manifestant par l'éclosion d'une maladie mentale), c'est parce que, contre, le sujet déploie des défenses qui permettent de la contrôler. L'investigation clinique qui permettent de la contrôler. L'investigation clinique a montré que, dans le domaine de la clinique du travail, il existe, à côté des mécanismes de défense classiquement décrits par la psychanalyse, des défenses construites et portées par les travailleurs, collectivement." (p.42)
"[En mai/juin 1968] Le thème de l'aliénation était alors puissamment exprimé dans le monde des ouvriers et des employés, mais il était presque systématiquement écarté de la discussion par les organisations syndicales majoritaires." (p.46)
"Là où les syndicats refusaient de s'aventurer, le patronat et les cadres forgeaient de nouvelles conceptions et introduisaient de nouvelles pratiques concernant la subjectivité et le sens du travail: culture d'entreprise, projet institutionnel, mobilisation organisationnelle, etc., accroissant de façon dramatique le fossé entre capacité d'initiative des cadres et du patronat, d'un côté, capacité de résistance et d'action collective des organisations syndicales, de l'autre.
Mais la conséquence la plus redoutable de cette rétivité syndicale à l'analyse de la subjectivité et de la souffrance dans le rapport au travail est incontestablement que, du même coup, ces organisations ont contribué de façon malencontreuse à la disqualification de la parole sur la souffrance, et, de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective. L'organisation de la tolérance à la souffrance psychique, au malheur, est donc, pour une part, le résultat de la politique des organisations syndicales et gauchistes, ainsi que des partis de gauche. Là est le paradoxe.
Ce faisant, les thèmes de préoccupation avancés par lesdites organisations ne correspondaient plus au vécu des personnes au travail, et cela dès le début des années 70. De sorte qu'une dizaine d'années plus tard, en plein développement du chômage, les salariés ne se reconnaissaient déjà plus dans les thèmes de mobilisation avancés par leurs organisations. La désyndicalisation irrésistible se poursuivit jusqu'à ce que la France soit le pays comptant le plus faible taux de syndiqués de toute l'Europe." (pp.48-49)
"Lorsqu'on évoque la situation de ceux qui souffrent à cause du travail, on déclenche souvent une réaction de recul ou d'indignation, parce que l'on semble, de ce fait, témoigner d'une incapacité à s'émouvoir du sort supposé pire de ceux qui souffrent à cause de la privation du travail.
L'espace ouvert à la parole sur la souffrance au travail se réduit tellement que des drames se produisent depuis ces dernières années qu'on n'avait jamais vus auparavant: tentatives de suicide ou suicides réussis." (p.55)
"Le sujet qui souffre lui-même de son rapport au travail est souvent conduit, dans la situation actuelle, à lutter contre l'expression publique de sa propre souffrance. Il risque alors d'être affectivement dans une posture d'indisponibilité et d'intolérance à l'émotion que déclenche en lui la perception de la souffrance d'autrui. De sorte que, en fin de compte, l'intolérance affective à sa propre émotion réactionnelle conduit le sujet à s'isoler de la souffrance de l'autre par une attitude d'indifférence -donc de tolérance à ce qui provoque sa souffrance.
En d'autres termes, la conscience de -ou l'insensibilité à- la souffrance des chômeurs est indéfectiblement tributaire du rapport du sujet à sa propre souffrance. C'est la raison pour laquelle l'analyse de la tolérance à la souffrance du chômeur et à l'injustice qu'il subit passe par l'élucidation de la souffrance au travail." (pp.58-59)
"Chacun doit d'abord se préoccuper de "tenir". Le malheur d'autrui, non seulement "on n'y peut rien", mais sa perception même constitue une gêne ou une difficulté subjective supplémentaire, qui nuit aux efforts d'endurance. [...] Notre enquête montre que tous, des opérateurs aux cadres, se défendent de la même manière: par le déni de la souffrance des autres et le silence sur la sienne propre." (p.66)
"Les travailleurs soumis à cette forme nouvelle de domination par le maniement managérial de la menace à la précarisation vivent constamment dans la peur." (p.68)
"Sous l'emprise de la peur, par exemple par la menace du licenciement planant sur tous les agents d'un service, la plupart de ceux qui travaillent se révèlent capables de déployer des trésors d'inventivité pour améliorer leur production (en quantité et en qualité), et dans le temps pour gêner leurs voisins de façon à garder un avantage sur ces derniers, face au processus de sélection pour les charrettes de licenciements.
La peur comme moteur de l'intelligence ! Elle est utilisée larga manu par le mangement à la menace dans les entreprises actuelles. Elle était aussi le moteur du système nazi, en particulier des camps de travail, de concentration et d'extermination." (p.76)
"Les différentes structures de l'entreprise établissent [...] progressivement, entre elles, des relations de type commercial. Chacune doit donc "se vendre", faire sa propre publicité et trouver des formes de "valorisation" de ses savoir-faire, de ses compétences, de ses résultats, etc. Chaque service, chaque unité consacre ainsi une part de plus en plus importante de son temps à fabriquer son image, à vanter ses mérites, à produire des "plaquettes" ou des prospectus flatteurs, à les diffuser à l'intérieur comme à l'extérieur de l'entreprise, etc. [...]
Ainsi chacun est-il requis pour apporter son concours à la valorisation et au mensonge qu'elle implique. En retour, chacun ne reçoit d'informations sur les autres services que par le truchement des documents et pratiques discursives de valorisation, elles aussi frappées de distorsion." (p.89)
"On y apprend les modes, les slogans dont il faut disposer et savoir user pour être dans le coup, etc. En d'autres termes, ces documents indiquent les grandes lignes du conformisme par rapport à l'évolution de l'esprit maison." (p.97)
"Que la plupart des cadres consentent à laisser se développer la distorsion communicationnelle sans protester est déjà une source d'étonnement. [...]
L'implication de leur responsabilité dans le malheur des autres, ne serait-ce que par leur silence et leur passivité, voire par leur collaboration au mensonge et à l'effacement des traces, place la plupart des sujets dans une situation psychologique de malaise. Certes, s'ils consentent, c'est essentiellement en raison de la menace au licenciement que l'on suspend au-dessus de leurs têtes. Mais commettre des actes qu'on réprouve ou adopter des attitudes iniques vis-à-vis de ses subordonnées, dont on feint d'ignorer la souffrance, ou de ses collègues avec lesquels, pour rester en poste ou pour progresser, on est contraint d'être déloyal, fait surgir une autre souffrance, bien différente de la peur: celle de perdre sa propre dignité et de trahir son idéal et ses valeurs. [...] Du point de vue psychodynamique, il est absolument nécessaire de faire nettement la distinction entre ces deux types de souffrance. C'est pour faire face à cette souffrance très spécifique qu'intervient le recours à la rationalisation du mensonge et des actes moralement répréhensibles. [...] "Rationalisation" désigne ici une défense psychologique qui consiste à donner à un vécu, un comportement ou à des pensées reconnus par le sujet lui-même comme invraisemblables (mais auxquels cependant il ne peut pas renoncer), un semblant de justification en recourant à un raisonnement spécieux plus ou moins alambiqué ou sophistiqué." (pp.98-99)
"Les paranoïaques sont au contraire pourvus d'une rigidité morale maximale par rapport à toutes les autres structures de personnalité décrite en psychologie. Ce sens moral fonctionne rigoureusement -mais à faux- en vertu d'une distorsion décrite sous le nom de paralogisme. En l'occurrence, les paranoïaques sont souvent retrouvés aux postes de commandement, en position de leaders de l'injustice, commise toutefois au nom du bien, de la nécessité, de l'épuration, de la juste sévérité et d'une rationalité dont seules les prémisses sont erronées." (pp.104-105)
"La collaboration zélée, c'est-à-dire non seulement passive mais volontaire et active, est le fait d'une majorité de sujets qui ne sont ni pervers ni paranoïaques, c'est-à-dire qui ne présentent pas de troubles majeurs du sens moral." (p.105)
"Le problème posé est dans celui de l'enrôlement des braves gens dans le mal, comme système de gestion, comme principe organisationnel." (p.108)
"Le retournement de la raison éthique ne peut être soutenu publiquement et emporter l'adhésion des tiers que parce qu'il est fait au titre du travail, de son efficacité et de sa qualité. [...] En le commettant [le mal] au nom du travail, cela peut passer pour "désintéressé"." (p.113)
"Faire le "sale boulot" dans l'entreprise est associé, par ceux qui sont aux postes de direction [...] à la virilité. Celui qui refuse ou ne parvient pas à commettre le mal est dénoncé comme un "pédé", une "femme", un gars "qui n'en a pas", "qui n'a rien entre les cuisses". Et ne pas être reconnu comme un homme viril, c'est évidemment être une "lavette", c'est-à-dire déficient et sans courage, donc sans "la vertu", par excellence." (p.114)
"C'est par la médiation de la menace de castration symbolique que l'on parvient à retourner l'idéal de justice en son contraire.
La virilité, c'est tout autre chose que la dimension de l'intérêt économique, personnel ou égoïste, dont on croit si souvent qu'il est le motif de l'action malveillante [...] Cette dernière proposition est fausse. L'abolition du sens moral passe par l'activation du choix relevant de la rationalité pathique [...] La rationalité stratégique ne constitue pas, ici, une référence de premier plan." (pp.115-116)
"La virilité, c'est le caractère qui confère à l'identité sexuelle mâle la capacité d'expression de la puissance (identifiée à l'exercice de la force, de l'agressivité, de la violence et de la domination sur autrui), soit contre les rivaux sexuels, soit contre les personnes malveillantes à l'égard du sujet ou de ses proches, auxquels, par sa virilité, il est censé assurer protection et sécurité. Le partenaire amoureux d'un sujet viril lui doit reconnaissance, gratitude, soumission et respect, en échange de ces services. [...] En d'autres termes, la virilité, même dans sa dimension psycho-fantasmatique, a partie liée avec la peur et la lutte contre la peur." (p.119)
"Dans ce jugement d'attribution qui considère l'attitude de fuite comme une lâcheté, il y a une équation cachée: l'envie de fuir est considérée comme nécessairement motivée par la peur, et signe donc le manque fondamental et indubitable d'une vertu, le courage. Ce point est décisif: la fuite, c'est la peur. Il s'agit là d'une erreur qui, pour grossière qu'elle soit, n'en est pas moins extrêmement répandue. Je peux parfaitement fuir une situation que je trouve odieuse et insupportable sans épreuve la moindre peur [...] mais [...] pour des motifs psychiques et éthiques, comme l'on fait les quelques gendarmes du 101e bataillon étudié par Christopher Browning, refusant et fuyant le massacre de Juifs sans défense, ou comme l'ont fait, par exemple, certains soldats serbes qui ont déserté pour ne pas devoir participer au viol des femmes bosniaques." (p.121)
"L'idéologie du réalisme consiste [...] à faire passer le cynisme pour de la force de caractère." (p.128)
"L'origine du mal ne semble pas se situer dans la violence elle-même, mais en amont dans les stratégies collectives de défense mobilisées pour lutter contre la peur dans un contexte de rapports sociaux de domination où il est n'est pas possible de déclarer forfait." (p.148)
"Les travailleurs du bâtiment doivent affronter dans leur travail des risques pour leur intégrité physique. Et ils souffrent de la peur. Pour pouvoir continuer de travailler dans le cadre des contraintes organisationnelles qui leur sont imposées (cadences, conditions météorologiques, qualité ou défectuosité des outils, présence ou défaillance des dispositifs de sécurité ou de prévention, modalités de commandement, improvisation de l'organisation du travail, etc.), ils luttent contre la peur par une stratégie qui consiste, en substance, à agir sur la perception qu'ils ont du risque. Ils opposent au risque un déni de perception et une stratégie qui consiste à tourner le risque en dérision, à lancer des défis, à organiser collectivement des épreuves de mise en scène de risques artificiels, que chacun doit ensuite affronter publiquement selon des protocoles variables, pouvant aller jusqu'à l'ordalie.
Ces stratégies, bien entendu, ont plutôt tendance à aggraver qu'à limiter le risque. Elles ne fonctionnent en fait que par rapport à la perception du risque, qu'elles visent à chasser de la conscience. A contrario, en effet, on constate que tout discours sur la peur est interdit de séjour au chantier, et qu'en association à ces comportements de bravade, de résistance face aux consignes de sécurité, d'indiscipline vis-à-vis de la prévention, etc., il y a aussi des tabous." (p.149)
"Ne pas accepter de partager l'alcool, adopter des conduites timorées ou trahissant la peur, refuser de participer aux épreuves de défi du risque, etc., est immanquablement tenu non pour une attitude de souffrance, mais pour une attitude de femme, ou de "pédé". Se soustraire à la stratégie collective de défense, c'est encourir la honte, le mépris, l'exclusion de la communauté des hommes, parfois même l'impitoyable persécution, les coups bas, les chausse-trappes, les pièges tendus par les autres. C'est risquer de devenir la cible de la vindicte collective qui prend toujours une forme d'insulte, de disqualification, voire de violence et d'humiliation sexuelles. De telles stratégies ont été retrouvées dans toutes les situations à risque: chimie, nucléaire, navigation de pêché, et, bien sûr et surtout, dans l'armée où les bizutages atteignent les dimensions que l'on connaît [...] La stratégie collective de défense du cynisme viril rencontrée chez les cadres des entreprises de pointe présente les mêmes caractéristiques structurelles que celle des ouvriers du bâtiment."(p.150)
"La virilité défensive débouche sur le mépris du faible, et aussi, souvent, la haine du faible, parce qu'il dérange un équilibre fragile." (p.152)
"La banalisation du mal n'est pas initiée par des motions psychologiques. Elle est initiée par la manipulation politique de la menace de précarisation et d'exclusion sociale. [...]
Que la division sociale du travail favorise incontestablement ce rétrécissement concentrique de la conscience, de la responsabilité et de l'implication morale. On ne maîtrise pas ce que les autres font, et l'on en dépend. On ignore même souvent ce qui se passe au-delà du monde proximal. On peut même être trompé sur ce qui s'y passe puisque, pour en savoir quelque chose, on est tributaire de la communication et de l'information par les tiers. Cet état de chose est vécu par beaucoup de travailleurs comme une cause légitime de méfiance ou de défiance, ou au moins comme une source d'inquiétude, parfois d'angoisse, d'être "manipulé".
Pour d'autres travailleur, au contraire, cet état de chose est utilisé comme un alibi, un abri, une défense contre l'angoisse de la conscience élargie [...] La division des tâche sert ici de moyen à la division subjective [...] et finalement à l'ignorance conférent "l'innocence" et la sérénité." (pp.171-172)
"L'utilisation de la terreur et de l'assassinat est évidemment ce qui distingue le totalitarisme du système néolibéral. Dans ce dernier, toutes sortes de moyens d'intimidation sont utilisés pour obtenir la peur, mais pas par de la violence contre le corps." (p.182)
"Lutter contre le processus de banalisation du mal implique de travailler dans plusieurs directions.
1/ La première consiste à procéder systématiquement et rigoureusement à la déconstruction de la distortion communicationnelle dans les entreprises et les organisations." (p.193)
"Peut-être conviendrait-il enfin de reprendre la question éthique et philosophique de ce que serait le courage débarrassé de la virilité, en partant de l'analyse du courage au féminin, et de l'analyse des formes spécifiques de construction du courage chez les femmes, qui pourraient bien être caractérisées par l'invention de conduites associant reconnaissance de la perception de la souffrance, prudence, détermination, obstination et pudeur, c'est-à-dire des conduites bien différentes de celle de la virilité, en ce qu'elles ne tentent pas d'opposer de déni à la souffrance ni à la peur, ne proposent pas de recours à la violence, ne procèdent pas à la rationalisation et ne s'inscrivent pas dans la recherche de la gloire." (p.194)
"Le travail est une source inépuisable de paradoxes. Incontestablement, il est à l'origine de processus redoutables d'aliénation, mais il peut aussi être un puissant moyen mis au service de l'émancipation ainsi que de l'apprentissage et de l'expérimentation de la solidarité et de la démocratie.
L'élément décisif qui fait verser le rapport au travail au profit du bien ou du mal, dans le registre moral et politique, est la peur." (p.201)
"La tradition philosophique oppose à la peur le courage, qui est la réponse de la vertu et la raison à la peur. La psychodynamique du travail suggère que, face à la peur, sont aussi construites des réponses défensives qui relèvent de la rationalité pathique et non de la seule raison morale. Elle suggère aussi que certaines stratégies défensives contre la peur peuvent pervertir le courage [...] elles génèrent parfois, à leur tour, des conduites collectives qui peuvent être mises au service du mal et de la violence, à ce point qu'on puisse légitimement se demander si la peur (qui peut d'ailleurs naître en l'absence de violence et de menace réelle et actuelle)." (p.203)
"L'évaluation individualisée des performances sape tendanciellement la convivialité et met à mal les fondements du vivre ensemble: la solidarité est détruite et cela peut s'observer de bas en haut de la hiérarchie. [...]
Dans de nombreuses situations de travail, les collègues ne se parlent plus. L'attention à l'autre, le respect de l'autre, la prévenance et le savoir-vivre s'effacent. [...]
L'investigation clinique montre que, plus du harcèlement ou de l'injustice, ce qui fait le plus souffrir la victime, c'est précisément la défection des collègues, des pairs, des camarades, leur silence, leur refus de témoigner: leur trahison, en somme." (pp.212-213)
-Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Éditions du Seuil, 2009 (1998 pour la première édition), 238 pages.
"L'organisation du travail ne concerne pas que l'entreprise, mais implique l'évolution de la cité [...] Et c'est pour cette même raison que l'organisation du travail mérite d'être considérée comme une question politique à part entière." (p.II)
"L'objectif du livre [...] est essentiellement théorique: comment comprendre la tolérance de nos sociétés à une évolution de l'organisation du travail qui d'un côté génère un enrichissement extraordinaire de ces pays en quantité et en rapidité, de l'autre fait surgir une pauvreté et une misère effarantes avec leur cortège de malheurs de toutes sortes, de pathologies individuelles et de violences collectives qui évoquent [...] le retour au capitalisme sauvage du XIXe siècle en Europe [...]
Le problème principal ici posé est celui de la tolérance incroyable de nos contemporains au progrès de l'injustice sociale en régime libéral. [...]
L'analyse critique proposée dans ce livre s'appuie sur des faits qui n'ont pas été contestés depuis sa parution [...] produits par une méthode d'investigation puissante [...] la clinique du travail, pratiquée selon la méthodologie de la psychodynamique et de la psychopathologie du travail dont les bases ont été jetées à la fin des années 1970 (Dejours, 1980-2007) et qui a permis de décrire dans le détail les processus subjectifs individuels et les stratégies collectives mobilisées par la rencontre avec les contraintes de travail." (pp.II-III)
"Si chacun était strictement discipliné et obéissait, le système tomberait en panne." (p.V)
"Réintégrer le travail comme concept critique, ce à quoi avait renoncé Habermas, et qu'avait aussi récusé Hannah Arendt dans The Human Condition." (p.VII)
"Dans le parisianisme ambiant, évoquer le mal ne peut être que le fait d'un attardé qui n'a pas compris que le "réalisme économique" se situe bien entendu au-delà du bien et du mal ! Mais j'avais besoin de ce concept pour pouvoir discuter la thèse de la "banalité du mal" d'Arendt, et surtout pour avancer l'idée d'une "banalisation" du mal dont mes détracteurs étaient, il faut bien l'admettre, souvent les témoins placides." (p.VIII)
"Nous semblons plutôt enclins à demeurer dans notre élan vers la décadence, si par ce terme on entend la rupture délétère des liens que les hommes se sont efforcés de tout temps de tisser entre le travail ordinaire et la culture." (p.
"La dénonciation n'est pas toujours d'une grande utilité, dans la mesure où, ne proposant pas d'alternative crédible, elle reste peu convaincante et peu mobilisatrice." (p.13)
"Contre la souffrance éprouvée dans le travail, en effet, hommes et femmes érigent des défenses. Les "stratégies de défense" sont subtiles, bouleversantes même d'ingéniosité, de diversité et d'inventivité. Mais elles recèlent aussi, en elles, un piège qui peut se refermer sur ceux qui, grâce à elles, parviennent à endurer la souffrance sans ployer." (p.17)
"[La désocialisation liée au chômage de longue durée] conduit à la maladie mentale ou physique, ou aux deux à la fois, par l'intermédiaire d'une atteinte portée contre le socle de l'identité." (p.19)
"L'exclusion et le malheur infligés à autrui dans nos sociétés, sans mobilisation politique contre l'injustice, viendraient d'une dissociation réalisée entre malheur et injustice, sous l'effet de la banalisation du mal dans l'exercice des actes civils ordinaires par ceux qui ne sont pas (ou pas encore) victimes de l'exclusion, et qui contribuent à exclure et à aggraver le malheur de fractions de plus en plus importantes de la population.
En d'autres termes, l'adhésion à la cause économiciste, qui clive le malheur de l'injustice, ne relèverait pas, comme on le croit souvent, de la simple résignation ou du constat d'impuissance face à un processus qui nous dépasserait, mais elle fonctionnerait aussi comme une défense contre la conscience douloureuse de sa propre complicité, de sa propre collaboration et de sa propre responsabilité dans le développement du malheur social. [...]
Je vais donc tenter d'analyser le processus qui favorise la tolérance sociale au mal et à l'injustice, processus grâce auquel on fait passer pour un malheur ce qui relève en fait de l'exercice du mal commis par certains contre d'autres." (pp.22-23)
"Les journalistes, depuis deux décennies, ont cessé de faire des enquêtes sociales ou des investigations dans le monde du travail ordinaire pour se consacrer à des "reportages" sur les lumières des vitrines du progrès. [...] Seul le martyre des victimes de la violence et des atrocités guerrières, au loin, est offert à la curiosité de nos concitoyens." (p.31)
"Quelles que soient les qualités de l'organisation du travail et de la conception, il est impossible, dans les situations ordinaires de travail, d'atteindre les objectifs de la tâche si l'on respecte scrupuleusement les prescriptions, les consignes et les procédures... Si l'on s'en tenait à une stricte exécution, on se trouverait dans la situation bien connue de la "grève du zèle". Le zèle, c'est précisément tout ce que les opérateurs ajoutent à l'organisation prescrite pour la rendre efficace." (p.33)
"Dans les situations de travail ordinaires, il est fréquent que se produisent des incidents et des accidents dont on ne comprend jamais l'origine (pas toujours frauduleuse comme dans le cas précédent, il s'en faut de beaucoup), qui bouleversent et déstabilisent les travailleurs les plus expérimentés. C'est vrai dans le pilotage des avions, dans la conduite des industries de process et dans toutes les situations de travail techniquement complexes, impliquant des risques pour la sécurité des personnes ou pour la sûreté des installations. Dans ces situations, il est souvent impossible pour les travailleurs de déterminer si leurs échecs procèdent de leur incompétence ou d'anomalies du système technique. Et de cette source de perplexité est aussi une cause d'angoisse et de souffrance qui prend la forme d'une crainte d'être incompétent, de ne pas être à la hauteur ou de se révéler incapable de faire face convenablement à des situations inhabituelles ou erratiques, où, précisément, leur responsabilité est engagée." (pp.35-36)
"Une autre cause fréquente de souffrance dans le travail surgit dans des circonstances, à certains égards, inverses de celles qui viennent d'être évoquées. [...] Alors même que celui qui travaille sait ce qu'il doit faire, il ne peut pas le faire, parce qu'il en est empêché par les contraintes sociales du travail. Des collèges lui mettent des bâtons dans les roues, le climat social est désastreux, chacun travaille seul, cependant que tous pratiquent la rétention d'informations qui ruine la coopération, etc. Les tâches dites d'exécution fourmillent de ce type de contradictions où l'on empêche, en quelque sorte, le travailleur de faire correctement son travail, parce qu'on le coince dans des procédures et des réglementations incompatibles entre elles [...]
Ainsi un technicien de maintenance dans une centrale nucléaire est chargé d'effectuer le contrôle technique de tâches accomplies par une entreprise sous-traitante de mécanique. Il s'agit d'énormes chantiers et de gros travaux engageant la sûreté des installations, qui sont accomplis par des équipes d'ouvriers se succédant jour et nuit. Mais le technicien responsable du contrôle, qui est statutairement rattaché à l'entreprise donneuse d'ordres (celle qui signe le contrat avec l'entreprise sous-traitante), est seul. Il ne peut pas surveiller le chantier vingt-quatre heures sur vingt-quatre, car il doit aussi se reposer et dormir. Mais il est tenu, cependant, de signer les bordereaux et d'engager sa responsabilité sur la qualité du service accompli par l'entreprise de mécanique.
Malgré ses demandes réitérées, il reste seul responsable et doit, pour éviter de nuire aux travailleurs en statut précaire de l'entreprise sous-traitante, signer les bordereaux et accepter de croire sur parole le chef de l'équipe de nuit sur la qualité du service fait. Cette situation psychologique est difficilement acceptable pour un technicien qui connaît bien les métiers de la mécanique qu'il a pratiqués pendant vingt ans et qui sait combien ils recèlent de chausse-trappes. Les conditions qui lui sont faites, désormais, dans la nouvelle organisation du travail, après les dernières réformes de structure, le placent dans une situation psychologique extrêmement pénible, qui le met en porte-à-faux avec les valeurs du travail bien fait, le sens de la responsabilité et l'éthique professionnelle.
Etre contraint de mal faire son travail, de le bâcler, ou de tricher est une source majeure et extrêmement fréquente de souffrance dans le travail, que l'on retrouve aussi bien dans l'industrie que dans les services ou dans les administrations." (pp.36-37)
"De la reconnaissance dépend en effet le sens de la souffrance. Lorsque la qualité de mon travail est reconnue, ce sont aussi mes efforts, mes angoisses, mes doutes, mes déceptions, mes découragements qui prennent sens. Toute cette souffrance n'a donc pas été vaine, elle a non seulement produit une contribution à l'organisation du travail mais elle a fait, en retour, de moi un sujet différent de celui que j'étais avant la reconnaissance. La reconnaissance du travail, voire de l'oeuvre, le sujet peut la rapatrier ensuite dans le registre de la construction de son identité. Et ce temps se traduit affectivement par un sentiment de soulagement, de plaisir, parfois de légèreté d'être, d'élation même. Alors le travail s'inscrit dans la dynamique de l'accomplissement de soi. L'identité constitue l'armature de la santé mentale. [...] C'est ce qui confère au rapport au travail sa dimension proprement dramatique. Faute des bénéfices de la reconnaissance de son travail et de pouvoir accéder ainsi au sens de son rapport vécu au travail, le sujet est renvoyé à sa souffrance et à elle seule. Souffrance absurde qui ne génère que de la souffrance, selon un cercle vicieux, et bientôt destructurant, capable de déstabiliser l'identité et la personnalité et de conduire à des maladies mentales. De ce fait, il n'y a pas de neutralité du travail vis-à-vis de la santé mentale." (p.41)
"Si la souffrance n'est pas suivie de décompensation psychopathologique (c'est-à-dire d'une rupture de l'équilibre psychique se manifestant par l'éclosion d'une maladie mentale), c'est parce que, contre, le sujet déploie des défenses qui permettent de la contrôler. L'investigation clinique qui permettent de la contrôler. L'investigation clinique a montré que, dans le domaine de la clinique du travail, il existe, à côté des mécanismes de défense classiquement décrits par la psychanalyse, des défenses construites et portées par les travailleurs, collectivement." (p.42)
"[En mai/juin 1968] Le thème de l'aliénation était alors puissamment exprimé dans le monde des ouvriers et des employés, mais il était presque systématiquement écarté de la discussion par les organisations syndicales majoritaires." (p.46)
"Là où les syndicats refusaient de s'aventurer, le patronat et les cadres forgeaient de nouvelles conceptions et introduisaient de nouvelles pratiques concernant la subjectivité et le sens du travail: culture d'entreprise, projet institutionnel, mobilisation organisationnelle, etc., accroissant de façon dramatique le fossé entre capacité d'initiative des cadres et du patronat, d'un côté, capacité de résistance et d'action collective des organisations syndicales, de l'autre.
Mais la conséquence la plus redoutable de cette rétivité syndicale à l'analyse de la subjectivité et de la souffrance dans le rapport au travail est incontestablement que, du même coup, ces organisations ont contribué de façon malencontreuse à la disqualification de la parole sur la souffrance, et, de ce fait, à la tolérance à la souffrance subjective. L'organisation de la tolérance à la souffrance psychique, au malheur, est donc, pour une part, le résultat de la politique des organisations syndicales et gauchistes, ainsi que des partis de gauche. Là est le paradoxe.
Ce faisant, les thèmes de préoccupation avancés par lesdites organisations ne correspondaient plus au vécu des personnes au travail, et cela dès le début des années 70. De sorte qu'une dizaine d'années plus tard, en plein développement du chômage, les salariés ne se reconnaissaient déjà plus dans les thèmes de mobilisation avancés par leurs organisations. La désyndicalisation irrésistible se poursuivit jusqu'à ce que la France soit le pays comptant le plus faible taux de syndiqués de toute l'Europe." (pp.48-49)
"Lorsqu'on évoque la situation de ceux qui souffrent à cause du travail, on déclenche souvent une réaction de recul ou d'indignation, parce que l'on semble, de ce fait, témoigner d'une incapacité à s'émouvoir du sort supposé pire de ceux qui souffrent à cause de la privation du travail.
L'espace ouvert à la parole sur la souffrance au travail se réduit tellement que des drames se produisent depuis ces dernières années qu'on n'avait jamais vus auparavant: tentatives de suicide ou suicides réussis." (p.55)
"Le sujet qui souffre lui-même de son rapport au travail est souvent conduit, dans la situation actuelle, à lutter contre l'expression publique de sa propre souffrance. Il risque alors d'être affectivement dans une posture d'indisponibilité et d'intolérance à l'émotion que déclenche en lui la perception de la souffrance d'autrui. De sorte que, en fin de compte, l'intolérance affective à sa propre émotion réactionnelle conduit le sujet à s'isoler de la souffrance de l'autre par une attitude d'indifférence -donc de tolérance à ce qui provoque sa souffrance.
En d'autres termes, la conscience de -ou l'insensibilité à- la souffrance des chômeurs est indéfectiblement tributaire du rapport du sujet à sa propre souffrance. C'est la raison pour laquelle l'analyse de la tolérance à la souffrance du chômeur et à l'injustice qu'il subit passe par l'élucidation de la souffrance au travail." (pp.58-59)
"Chacun doit d'abord se préoccuper de "tenir". Le malheur d'autrui, non seulement "on n'y peut rien", mais sa perception même constitue une gêne ou une difficulté subjective supplémentaire, qui nuit aux efforts d'endurance. [...] Notre enquête montre que tous, des opérateurs aux cadres, se défendent de la même manière: par le déni de la souffrance des autres et le silence sur la sienne propre." (p.66)
"Les travailleurs soumis à cette forme nouvelle de domination par le maniement managérial de la menace à la précarisation vivent constamment dans la peur." (p.68)
"Sous l'emprise de la peur, par exemple par la menace du licenciement planant sur tous les agents d'un service, la plupart de ceux qui travaillent se révèlent capables de déployer des trésors d'inventivité pour améliorer leur production (en quantité et en qualité), et dans le temps pour gêner leurs voisins de façon à garder un avantage sur ces derniers, face au processus de sélection pour les charrettes de licenciements.
La peur comme moteur de l'intelligence ! Elle est utilisée larga manu par le mangement à la menace dans les entreprises actuelles. Elle était aussi le moteur du système nazi, en particulier des camps de travail, de concentration et d'extermination." (p.76)
"Les différentes structures de l'entreprise établissent [...] progressivement, entre elles, des relations de type commercial. Chacune doit donc "se vendre", faire sa propre publicité et trouver des formes de "valorisation" de ses savoir-faire, de ses compétences, de ses résultats, etc. Chaque service, chaque unité consacre ainsi une part de plus en plus importante de son temps à fabriquer son image, à vanter ses mérites, à produire des "plaquettes" ou des prospectus flatteurs, à les diffuser à l'intérieur comme à l'extérieur de l'entreprise, etc. [...]
Ainsi chacun est-il requis pour apporter son concours à la valorisation et au mensonge qu'elle implique. En retour, chacun ne reçoit d'informations sur les autres services que par le truchement des documents et pratiques discursives de valorisation, elles aussi frappées de distorsion." (p.89)
"On y apprend les modes, les slogans dont il faut disposer et savoir user pour être dans le coup, etc. En d'autres termes, ces documents indiquent les grandes lignes du conformisme par rapport à l'évolution de l'esprit maison." (p.97)
"Que la plupart des cadres consentent à laisser se développer la distorsion communicationnelle sans protester est déjà une source d'étonnement. [...]
L'implication de leur responsabilité dans le malheur des autres, ne serait-ce que par leur silence et leur passivité, voire par leur collaboration au mensonge et à l'effacement des traces, place la plupart des sujets dans une situation psychologique de malaise. Certes, s'ils consentent, c'est essentiellement en raison de la menace au licenciement que l'on suspend au-dessus de leurs têtes. Mais commettre des actes qu'on réprouve ou adopter des attitudes iniques vis-à-vis de ses subordonnées, dont on feint d'ignorer la souffrance, ou de ses collègues avec lesquels, pour rester en poste ou pour progresser, on est contraint d'être déloyal, fait surgir une autre souffrance, bien différente de la peur: celle de perdre sa propre dignité et de trahir son idéal et ses valeurs. [...] Du point de vue psychodynamique, il est absolument nécessaire de faire nettement la distinction entre ces deux types de souffrance. C'est pour faire face à cette souffrance très spécifique qu'intervient le recours à la rationalisation du mensonge et des actes moralement répréhensibles. [...] "Rationalisation" désigne ici une défense psychologique qui consiste à donner à un vécu, un comportement ou à des pensées reconnus par le sujet lui-même comme invraisemblables (mais auxquels cependant il ne peut pas renoncer), un semblant de justification en recourant à un raisonnement spécieux plus ou moins alambiqué ou sophistiqué." (pp.98-99)
"Les paranoïaques sont au contraire pourvus d'une rigidité morale maximale par rapport à toutes les autres structures de personnalité décrite en psychologie. Ce sens moral fonctionne rigoureusement -mais à faux- en vertu d'une distorsion décrite sous le nom de paralogisme. En l'occurrence, les paranoïaques sont souvent retrouvés aux postes de commandement, en position de leaders de l'injustice, commise toutefois au nom du bien, de la nécessité, de l'épuration, de la juste sévérité et d'une rationalité dont seules les prémisses sont erronées." (pp.104-105)
"La collaboration zélée, c'est-à-dire non seulement passive mais volontaire et active, est le fait d'une majorité de sujets qui ne sont ni pervers ni paranoïaques, c'est-à-dire qui ne présentent pas de troubles majeurs du sens moral." (p.105)
"Le problème posé est dans celui de l'enrôlement des braves gens dans le mal, comme système de gestion, comme principe organisationnel." (p.108)
"Le retournement de la raison éthique ne peut être soutenu publiquement et emporter l'adhésion des tiers que parce qu'il est fait au titre du travail, de son efficacité et de sa qualité. [...] En le commettant [le mal] au nom du travail, cela peut passer pour "désintéressé"." (p.113)
"Faire le "sale boulot" dans l'entreprise est associé, par ceux qui sont aux postes de direction [...] à la virilité. Celui qui refuse ou ne parvient pas à commettre le mal est dénoncé comme un "pédé", une "femme", un gars "qui n'en a pas", "qui n'a rien entre les cuisses". Et ne pas être reconnu comme un homme viril, c'est évidemment être une "lavette", c'est-à-dire déficient et sans courage, donc sans "la vertu", par excellence." (p.114)
"C'est par la médiation de la menace de castration symbolique que l'on parvient à retourner l'idéal de justice en son contraire.
La virilité, c'est tout autre chose que la dimension de l'intérêt économique, personnel ou égoïste, dont on croit si souvent qu'il est le motif de l'action malveillante [...] Cette dernière proposition est fausse. L'abolition du sens moral passe par l'activation du choix relevant de la rationalité pathique [...] La rationalité stratégique ne constitue pas, ici, une référence de premier plan." (pp.115-116)
"La virilité, c'est le caractère qui confère à l'identité sexuelle mâle la capacité d'expression de la puissance (identifiée à l'exercice de la force, de l'agressivité, de la violence et de la domination sur autrui), soit contre les rivaux sexuels, soit contre les personnes malveillantes à l'égard du sujet ou de ses proches, auxquels, par sa virilité, il est censé assurer protection et sécurité. Le partenaire amoureux d'un sujet viril lui doit reconnaissance, gratitude, soumission et respect, en échange de ces services. [...] En d'autres termes, la virilité, même dans sa dimension psycho-fantasmatique, a partie liée avec la peur et la lutte contre la peur." (p.119)
"Dans ce jugement d'attribution qui considère l'attitude de fuite comme une lâcheté, il y a une équation cachée: l'envie de fuir est considérée comme nécessairement motivée par la peur, et signe donc le manque fondamental et indubitable d'une vertu, le courage. Ce point est décisif: la fuite, c'est la peur. Il s'agit là d'une erreur qui, pour grossière qu'elle soit, n'en est pas moins extrêmement répandue. Je peux parfaitement fuir une situation que je trouve odieuse et insupportable sans épreuve la moindre peur [...] mais [...] pour des motifs psychiques et éthiques, comme l'on fait les quelques gendarmes du 101e bataillon étudié par Christopher Browning, refusant et fuyant le massacre de Juifs sans défense, ou comme l'ont fait, par exemple, certains soldats serbes qui ont déserté pour ne pas devoir participer au viol des femmes bosniaques." (p.121)
"L'idéologie du réalisme consiste [...] à faire passer le cynisme pour de la force de caractère." (p.128)
"L'origine du mal ne semble pas se situer dans la violence elle-même, mais en amont dans les stratégies collectives de défense mobilisées pour lutter contre la peur dans un contexte de rapports sociaux de domination où il est n'est pas possible de déclarer forfait." (p.148)
"Les travailleurs du bâtiment doivent affronter dans leur travail des risques pour leur intégrité physique. Et ils souffrent de la peur. Pour pouvoir continuer de travailler dans le cadre des contraintes organisationnelles qui leur sont imposées (cadences, conditions météorologiques, qualité ou défectuosité des outils, présence ou défaillance des dispositifs de sécurité ou de prévention, modalités de commandement, improvisation de l'organisation du travail, etc.), ils luttent contre la peur par une stratégie qui consiste, en substance, à agir sur la perception qu'ils ont du risque. Ils opposent au risque un déni de perception et une stratégie qui consiste à tourner le risque en dérision, à lancer des défis, à organiser collectivement des épreuves de mise en scène de risques artificiels, que chacun doit ensuite affronter publiquement selon des protocoles variables, pouvant aller jusqu'à l'ordalie.
Ces stratégies, bien entendu, ont plutôt tendance à aggraver qu'à limiter le risque. Elles ne fonctionnent en fait que par rapport à la perception du risque, qu'elles visent à chasser de la conscience. A contrario, en effet, on constate que tout discours sur la peur est interdit de séjour au chantier, et qu'en association à ces comportements de bravade, de résistance face aux consignes de sécurité, d'indiscipline vis-à-vis de la prévention, etc., il y a aussi des tabous." (p.149)
"Ne pas accepter de partager l'alcool, adopter des conduites timorées ou trahissant la peur, refuser de participer aux épreuves de défi du risque, etc., est immanquablement tenu non pour une attitude de souffrance, mais pour une attitude de femme, ou de "pédé". Se soustraire à la stratégie collective de défense, c'est encourir la honte, le mépris, l'exclusion de la communauté des hommes, parfois même l'impitoyable persécution, les coups bas, les chausse-trappes, les pièges tendus par les autres. C'est risquer de devenir la cible de la vindicte collective qui prend toujours une forme d'insulte, de disqualification, voire de violence et d'humiliation sexuelles. De telles stratégies ont été retrouvées dans toutes les situations à risque: chimie, nucléaire, navigation de pêché, et, bien sûr et surtout, dans l'armée où les bizutages atteignent les dimensions que l'on connaît [...] La stratégie collective de défense du cynisme viril rencontrée chez les cadres des entreprises de pointe présente les mêmes caractéristiques structurelles que celle des ouvriers du bâtiment."(p.150)
"La virilité défensive débouche sur le mépris du faible, et aussi, souvent, la haine du faible, parce qu'il dérange un équilibre fragile." (p.152)
"La banalisation du mal n'est pas initiée par des motions psychologiques. Elle est initiée par la manipulation politique de la menace de précarisation et d'exclusion sociale. [...]
Que la division sociale du travail favorise incontestablement ce rétrécissement concentrique de la conscience, de la responsabilité et de l'implication morale. On ne maîtrise pas ce que les autres font, et l'on en dépend. On ignore même souvent ce qui se passe au-delà du monde proximal. On peut même être trompé sur ce qui s'y passe puisque, pour en savoir quelque chose, on est tributaire de la communication et de l'information par les tiers. Cet état de chose est vécu par beaucoup de travailleurs comme une cause légitime de méfiance ou de défiance, ou au moins comme une source d'inquiétude, parfois d'angoisse, d'être "manipulé".
Pour d'autres travailleur, au contraire, cet état de chose est utilisé comme un alibi, un abri, une défense contre l'angoisse de la conscience élargie [...] La division des tâche sert ici de moyen à la division subjective [...] et finalement à l'ignorance conférent "l'innocence" et la sérénité." (pp.171-172)
"L'utilisation de la terreur et de l'assassinat est évidemment ce qui distingue le totalitarisme du système néolibéral. Dans ce dernier, toutes sortes de moyens d'intimidation sont utilisés pour obtenir la peur, mais pas par de la violence contre le corps." (p.182)
"Lutter contre le processus de banalisation du mal implique de travailler dans plusieurs directions.
1/ La première consiste à procéder systématiquement et rigoureusement à la déconstruction de la distortion communicationnelle dans les entreprises et les organisations." (p.193)
"Peut-être conviendrait-il enfin de reprendre la question éthique et philosophique de ce que serait le courage débarrassé de la virilité, en partant de l'analyse du courage au féminin, et de l'analyse des formes spécifiques de construction du courage chez les femmes, qui pourraient bien être caractérisées par l'invention de conduites associant reconnaissance de la perception de la souffrance, prudence, détermination, obstination et pudeur, c'est-à-dire des conduites bien différentes de celle de la virilité, en ce qu'elles ne tentent pas d'opposer de déni à la souffrance ni à la peur, ne proposent pas de recours à la violence, ne procèdent pas à la rationalisation et ne s'inscrivent pas dans la recherche de la gloire." (p.194)
"Le travail est une source inépuisable de paradoxes. Incontestablement, il est à l'origine de processus redoutables d'aliénation, mais il peut aussi être un puissant moyen mis au service de l'émancipation ainsi que de l'apprentissage et de l'expérimentation de la solidarité et de la démocratie.
L'élément décisif qui fait verser le rapport au travail au profit du bien ou du mal, dans le registre moral et politique, est la peur." (p.201)
"La tradition philosophique oppose à la peur le courage, qui est la réponse de la vertu et la raison à la peur. La psychodynamique du travail suggère que, face à la peur, sont aussi construites des réponses défensives qui relèvent de la rationalité pathique et non de la seule raison morale. Elle suggère aussi que certaines stratégies défensives contre la peur peuvent pervertir le courage [...] elles génèrent parfois, à leur tour, des conduites collectives qui peuvent être mises au service du mal et de la violence, à ce point qu'on puisse légitimement se demander si la peur (qui peut d'ailleurs naître en l'absence de violence et de menace réelle et actuelle)." (p.203)
"L'évaluation individualisée des performances sape tendanciellement la convivialité et met à mal les fondements du vivre ensemble: la solidarité est détruite et cela peut s'observer de bas en haut de la hiérarchie. [...]
Dans de nombreuses situations de travail, les collègues ne se parlent plus. L'attention à l'autre, le respect de l'autre, la prévenance et le savoir-vivre s'effacent. [...]
L'investigation clinique montre que, plus du harcèlement ou de l'injustice, ce qui fait le plus souffrir la victime, c'est précisément la défection des collègues, des pairs, des camarades, leur silence, leur refus de témoigner: leur trahison, en somme." (pp.212-213)
-Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l'injustice sociale, Éditions du Seuil, 2009 (1998 pour la première édition), 238 pages.