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    Jérémie Duhamel, Usages et mésusages de la vertu dans le républicanisme contemporain. Philip Pettit et la tentation perfectionniste

    Johnathan R. Razorback
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    Jérémie Duhamel, Usages et mésusages de la vertu dans le républicanisme contemporain. Philip Pettit et la tentation perfectionniste Empty Jérémie Duhamel, Usages et mésusages de la vertu dans le républicanisme contemporain. Philip Pettit et la tentation perfectionniste

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 12 Oct - 12:05

    "Le travail de Pettit a été marqué par la volonté de réconcilier le républicanisme et le pluralisme axiologique, ce qui l’a conduit à rompre catégoriquement avec les variantes communautariennes (de Charles Taylor ou de Michael Sandel) et néo-aristotéliciennes (de John G. A. Pocock ou de Hannah Arendt) du républicanisme. À ses yeux, le principal défaut de ces approches – que l’on a coutume d’associer, à tort ou à raison, à la tradition de l’humanisme civique – est d’accréditer, à travers une identification avec la conception positive de la liberté, des exigences de vertu qui menacent de disqualifier les fins personnelles qui ne correspondent pas au critère de la hiérarchisation des fins défini par la forme de vie jugée bonne par la communauté politique. Pour minimiser ces risques, Pettit en est venu à défendre les vertus, et en particulier les « habitudes de civilité », au moyen d’un raisonnement de type conséquentialiste suivant lequel certaines dispositions acquièrent une valeur non pas parce qu’elles sont considérées comme des traits essentiels de la vie bonne mais en raison de leur apport à la protection de la liberté contre la domination, que celle-ci émane des pouvoirs publics (imperium) ou des individus et/ou des groupes particuliers (dominium). Dans cette conception dite « politique » du républicanisme, la vertu ne constitue pas une fin en soi au contenu fixé une fois pour toutes ; elle est une condition et un instrument de la réalisation des institutions et des relations interpersonnelles républicaines.

    Pour Pettit, la liberté comme non-domination ne peut être réalisée que dans une société où la civilité fait l’objet d’une large diffusion. Mais, à l’instar de John Rawls, il a manifesté une réticence importante quant à la possibilité que les pouvoirs politiques interviennent de façon directe et active, notamment à travers l’éducation publique, dans le développement de ces vertus.

    Pour échapper au paternalisme de l’État sans tomber dans l’illusion libérale de l’autorégulation spontanée des mœurs, Pettit fait ainsi appel au mécanisme de la main intangible dont le propre est de chercher à favoriser la fidélité aux normes communes de civilité à partir d’une logique endogène d’incitation et de dissuasion. Si ce modèle de régulation paraît doté de ressources importantes pour limiter les dérives paternalistes du républicanisme, est-ce que les ressources qu’il met à disposition des institutions et des citoyen(ne)s sont suffisantes pour que se développe l’ethos requis par un tel projet ? Pour d’aucuns, Pettit aurait fait trop de concessions au libéralisme politique, au point où il ne serait pas en mesure de rendre compte des moyens par lesquels se développent les vertus que sa théorie suppose par ailleurs. Je souhaiterais examiner deux de ces critiques qui ont émané du sein même du courant républicain."

    "L’essentiel de la critique de Weithman porte sur les présupposés motivationnels d’une conception du républicanisme dans laquelle la vertu civique n’apparaît pas comme une qualité constitutive de l’excellence humaine ou de la vie bonne, mais comme un trait de caractère qui permet aux individus de jouer adéquatement leur rôle de citoyens et d’assurer la défense des institutions de la liberté. Pour lui, une telle approche pose des problèmes inextricables qui ne peuvent que miner les chances du républicanisme de s’établir et d’assurer sa viabilité. En faisant reposer l’engagement des individus sur une identification jugée trop abstraite avec la citoyenneté et les devoirs généraux qui lui sont associés, ce mode de justification instrumental de la vertu s’avérerait incapable d’assurer le développement d’une motivation suffisante pour soutenir les exigences sociales et politiques républicaines, selon Weithman. Le principal obstacle sur lequel achoppe cette perspective découle du fait que les individus peuvent se soustraire avec une relative facilité à l’identité de la citoyenneté républicaine.

    « Leur besoin de participer à l’auto-gouvernement ne recèle pas un caractère d’urgence. Réfléchissant à leurs vies, à leurs différents rôles sociaux et leurs multiples obligations et engagements, ils peuvent ou bien prendre une distance importante avec leur rôle de citoyen actif ou bien l’abandonner complètement moyennant des coûts à peine perceptibles. » 

    Pour reprendre l’expression de Pettit qui figure dans l’épigraphe, nous pourrions dire que l’orientation privilégiée par le républicanisme politique est trop austère pour gagner l’assentiment d’individus qui ont de nombreuses et fortes raisons de se détourner de l’idéal de non-domination.

    Puisqu’il fait appel à l’agent moral dans sa plénitude et pas seulement à la personnalité civique des individus, le républicanisme perfectionniste ne serait pas en butte à une telle difficulté. Cette approche tire son efficacité d’une donnée que Weithman cherche à mettre en lumière : le fait de se soustraire au statut d’agent moral engendre des coûts très élevés en matière d’estime de soi et de capacité à délibérer et à choisir. Il en résulte, précise-t-il, que « les catégories et les normes associées à notre statut d’agent moral sont plus profondément impliquées dans notre raisonnement pratique que ne le sont celles qui sont associées à la citoyenneté républicaine ». Les arguments moraux ayant plus de résonance dans la délibération individuelle que les arguments strictement politiques, il conviendrait, en somme, d’y réfléchir à deux fois avant de les exclure de l’équation républicaine et de se priver d’aussi puissants ferments de vertu.

    Pour étayer son propos, Weithman recourt à l’exemple de la tempérance, dont il dit qu’elle constitue, surtout chez les mieux nantis, une vertu indispensable à la mise en œuvre des standards néorépublicains en matière de délibération, de redistribution de la richesse et de pratiques de consommation. Pour développer la tempérance, affirme Weithman, l’individu doit s’y exercer en dehors de la sphère publique : elle requiert un ensemble de dispositions affectives, intellectuelles et appétitives se déployant dans des activités qui sont sans rapport direct avec la citoyenneté proprement dite. Or, pour favoriser la formation de la tempérance, la reconnaître comme un trait essentiel de la vie bonne s’avère indispensable, car cela fournit à l’agent(e) des raisons d’agir supplémentaires qui permettent de renforcer sa détermination personnelle à développer cette disposition. Weithman entend ainsi montrer que, en se coupant des motivations extra-civiques, le républicanisme politique se prive de ressources essentielles à la formation des vertus qu’il suppose. Il estime que, parce qu’elle permet de s’appuyer sur une gamme plus étendue de motivations, dont les motivations civiques ne constituent plus qu’un type parmi d’autres, la justification perfectionniste est plus attrayante et qu’elle sied mieux aux desseins du néorépublicanisme. En somme, l’originalité de la critique de Weithman réside dans le fait d’articuler une proposition perfectionniste sur la base d’un raisonnement de type conséquentialiste : plutôt que de faire la promotion des vertus comme biens intrinsèques, son perfectionnisme consiste à défendre la valeur des vertus à l’aune de l’idéal de non-domination. Cette proposition pose néanmoins une série de problèmes qu’il convient d’analyser plus avant."

    "S’il laisse entendre, par exemple, que l’avantage du républicanisme perfectionniste serait de ne pas dépendre d’une forte participation citoyenne, les correctifs qu’il propose s’accompagnent néanmoins sur le plan politique d’une « exhortation à être une bonne personne ». dont on ne sait pas très bien comment elle sera encadrée afin qu’elle ne débouche pas sur des interférences arbitraires dans la vie des individus. De fait, son pluralisme a des airs de pétition de principe : Weithman postule que son perfectionnisme n’est pas en désaccord avec le pluralisme, mais ne précise pas les moyens, institutionnels notamment, de s’en prémunir. L’on peut certainement affirmer que Weithman surestime les ressources dont il dispose pour composer avec le fait du pluralisme et pour se prémunir contre le paternalisme et la tyrannie de la majorité. Cela constitue une régression notable par rapport au républicanisme de Pettit, qui s’attache à minimiser les menaces de paternalisme qui sont potentiellement associées à l’intervention des pouvoirs publics. En effet, pour Pettit, ces pouvoirs jouent un rôle de première importance dans la mise en œuvre de la liberté et de la civilité républicaines. Mais ces actes, qui s’appuient de près ou de loin sur un certain pouvoir discrétionnaire, sont soumis à des conditions de constitutionnalité qui ont pour vocation de s’assurer que l’État ne se convertisse pas en source de domination. L’on ne trouve guère de balises et de garde-fous équivalents chez Weithman."

    "Aux yeux de Maynor, la stratégie de Pettit n’est pas la plus appropriée pour assurer le développement de ces dispositions personnelles, interpersonnelles et institutionnelles. Pour que la république puisse se maintenir, elle doit plutôt favoriser directement les formes de vie qui lui sont favorables. C’est pourquoi, conclut-il de façon tranchante, il est indispensable de fonder le républicanisme sur une conception compréhensive du bien. Maynor se défend cependant de préconiser une perspective qui serait assimilable au perfectionnisme : l’approche qu’il privilégie, dite « quasi perfectionniste », ne cherche pas à déterminer le contenu spécifique de la forme de vie jugée la meilleure, mais à identifier et à promouvoir ses conditions formelles d’engendrement.
    La démarche de Maynor s’apparente à maints égards à la…. Il s’agit, autrement dit, de fournir aux citoyen(ne)s les moyens nécessaires pour qu’ils et elles soient mieux disposé(e)s à faire le bien par eux-mêmes."

    "La vertu civique articule, en somme, une disposition politique à défendre les institutions libres, une disposition sociale à ne pas dominer autrui et une disposition personnelle à régler son intérêt particulier sur le bien commun de la liberté.

    De toute évidence, chacune de ces facettes de la vertu républicaine suppose le développement d’aptitudes et de sensibilités. De façon caractéristique, Pettit omet toutefois d’en proposer une description peu ou prou précise. Cela dit, nous pourrions sans doute faire l’hypothèse que, pour accomplir ses devoirs politiques, l’individu doit faire montre d’un esprit critique et d’une certaine probité intellectuelle. De même, pour respecter les exigences de non-domination dans ses relations avec autrui, il doit développer différentes qualités d’écoute, d’empathie, de considération, de délibération et faire montre d’un sens de la justice qui intègre la disposition à justifier rationnellement ses exigences.

    Nous pourrions aller plus loin et dire, avec Iris Marion Young,…. Enfin, au plan personnel, l’individu doit développer un certain nombre d’aptitudes qui lui permettront de déterminer ses intérêts et les meilleurs moyens de les satisfaire à la lumière du bien commun de la non-domination. En somme, même si la participation proprement politique des citoyen(ne)s est limitée, il n’en demeure pas moins que la réalisation du républicanisme politique requiert des dispositions dont l’étendue et les exigences s’avèrent plus importantes que ne le laisse entendre Pettit.

    En outre, Pettit tend à sous-estimer la fragilité constitutive de la vertu républicaine et la gravité des menaces auxquelles elle est exposée à notre époque. Il convient de souligner que le développement des dispositions républicaines est d’abord en butte à une fragilité intrinsèque. Comme toute vertu, les qualités civiques d’esprit républicain ne sont pas innées ; elles résultent d’un processus délicat d’apprentissage et requiert le soutien d’un environnement propice."

    "Les inégalités socio-économiques croissantes, l’effritement des institutions publiques de solidarité, la précarisation progressive des conditions de travail, la licence du capitalisme financier ne constituent que quelques exemples de tendances lourdes qui accentuent la fragilité de la vertu républicaine. Or, par son attention presque exclusive portée au cadre institutionnel, l’approche de Pettit risque de nous priver de la reconnaissance d’autres éléments de contexte avec lesquels le projet républicain doit composer aujourd’hui."

    "Réfléchir à la manière dont les institutions peuvent fournir aux individus les ressources nécessaires pour exercer leur liberté et résister à la domination sans porter atteinte à leur égale liberté devrait figurer au sommet des priorités du républicanisme politique."
    -Jérémie Duhamel, « Usages et mésusages de la vertu dans le républicanisme contemporain. Philip Pettit et la tentation perfectionniste », Revue française de science politique, 2015/1 (Vol. 65), p. 5-25: https://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2015-1-page-5.htm




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