https://fr.wikipedia.org/wiki/Baptiste_Morizot
https://journals.openedition.org/essais/516
"Les Modernes ont construit une part de leur mythe fondateur sur l’humanisme de la Renaissance, comme émancipation anthropocentrique depuis un monde théocentrique. C’était effectivement une émancipation, et l’humanisme fut un accomplissement moral de ce point de vue. C’est pourquoi les critiques écologistes les plus virulentes à l’égard de l’anthropocentrisme, qui semble aller de pair avec cet humanisme, sont souvent stigmatisées comme antihumanistes. Cette opposition cède à un amalgame conceptuel entre humanisme et anthropocentrisme, dans un univers des idées où les nuances ne président pas simplement à des querelles de détail, mais font toute la différence entre les implications métaphysiques et géopolitiques globales d’une idée. Dans les problèmes théoriques simples, il y a une proportion entre cause et effet, de sorte qu’une différence de détail dans la métaphysique implique une différence de détail dans les implications historiques et géopolitiques. Dans les situations complexes, il y a une hypersensibilité aux conditions théoriques initiales, de telle sorte qu’un minuscule amalgame dans la métaphysique induit des répercussions colossales sur la civilisation qui s’en revendique. Les nuances deviennent le lieu discret où se joue la conception du monde ; et les pratiques qui s’en inspirent et s’y justifient."
"Les humanistes traditionnels trouvent là une brèche facile pour montrer l’antihumanisme misanthrope de ceux qui préfèrent défendre les tigres au détriment des populations autochtones, assimilées aux déshérités de ce monde, qui devraient appeler selon eux une conscience humanitaire. Et il est vrai que le topos misanthrope est omniprésent dans la littérature écologiste biocentrique, au nom d’une certaine monstruosité humaine dont les autres vivants, érigés en derniers innocents de ce monde, seraient bien incapables. L’opposition entre engagement écologique et engagement humanitaire, montre les limites de l’infrastructure de la formulation du problème, c’est-à-dire de l’opposition entre anthropocentrisme humaniste et biocentrisme antihumaniste.
En fait cette opposition même est vouée à l’aporie, parce qu’elle repose sur une plateforme ontologique problématique, une ontologie des substances où ce sont les choses encapsulées en elles-mêmes qui possèdent un monopole ontologique, comme des ensembles clos et mutuellement exclusifs. Par exemple : les humains comme Humanité, bien séparés des vivants comme Biodiversité (ou Nature). Cette métaphysique considère le monde comme constitué par des êtres atomiques et purement distincts, et dotés d’intérêts propres et souvent exclusifs, et non comme constitué par des relations qui font émerger des êtres transitoires et enchevêtrés.
C’est un problème de cartographie ontologique : la manière dont nous nous orientons dans l’existence, à l’aide de schèmes d’intelligibilité qui constituent des représentations intériorisées des frontières et des ponts qui nous articulent aux autres êtres rencontrés dans l’expérience (animaux, végétaux, étoiles, climats, énergies fossiles…). Or cette plateforme ontologique substantialiste, cette carte fondamentale du monde occidental à l’échelle 1 :1, a subi au XXe siècle une série de critiques qui ont conjointement démontré ses errances, et proposé des alternatives : des visions du monde où émerge la conscience que ce ne sont pas les choses séparées qui existent, mais les relations constitutives entre les êtres. Si on les prend au sérieux pour s’orienter, elles défont sans trop d’effort l’opposition entre humanisme et écologisme, qui apparait comme l’archétype d’un faux problème."
"Cela aboutit à ce qu’on appelle un réalisme des relations. Ce dernier stipule que ce qui est le plus réel dans le réel, ce ne sont pas les termes qu’on isole par la perception et la pensée (les individus), mais les relations dynamiques qui constituent ces termes dans un processus d’individuation. Les relata sont secondaires et dérivés à l’égard des relations."
"Bachelard prend appui sur les découvertes de la théorie de la relativité en physique pour questionner notre rapport perceptif et cognitif aux entités du monde codées comme « choses ». Qu’est-ce qu’une chose, ou un individu dans l’expérience ? Un cheval, un arbre, un roc. Une chose se caractérise par quatre attributs : matérialité, solidité, séparabilité, constance. Pour Bachelard, ce sont les révolutions de la microphysique qui permettent de mettre à l’épreuve, et de dépasser, la métaphysique chosiste suivant laquelle les êtres du monde sont par essence des choses."
"[Simondon] opère un premier décalage conceptuel en refusant la séparation logique entre terme et relation : classiquement, l’être doit être une substance séparée et définie, qui dans un second temps est prise dans des relations. Dans son approche, la capacité de relation entre dans la définition originelle de l’être et la relation n’est pas secondaire, mais contemporaine de l’être. C’est sur ce vecteur conceptuel que Simondon aboutit aux formulations les plus énigmatiques de son ontologie de la relation :
L’individu n’est pas à proprement parler en relation avec lui-même ni avec d’autres réalités ; il est l’être de la relation, et non pas être en relation, car la relation est opération intense, centre actif.
Aucun être n’est en relation avec d’autres êtres, car cela impliquerait qu’il préexiste comme terme, secondairement mis en relation, ou à tout le moins que l’on puisse l’isoler de sa relation pour le considérer séparé : c’est une opération mentale chosiste qui manque le fonctionnement intime de la réalité. Simondon soumet ici la pensée à une gymnastique particulièrement difficile : le chosisme est peut-être une loi de la pensée humaine, et sinon, au moins une habitude profondément ancrée. L’ascèse intellectuelle et sensible à laquelle nous convie Simondon revient à apprendre, par une série d’exercices mentaux, à penser chaque être non comme en relation avec les autres, mais comme être de la relation."
"Il y a une extraordinaire difficulté cognitive à décoder l’expérience en termes relationnels, et à désapprendre ou minimiser les réflexes chosistes. La valorisation de la relation devient aisément un mot d’ordre gratuit, qui cache l’enjeu réel : accéder dans les opérations de pensée vivante à une logique de la relation. Reste qu’il est possible d’utiliser une ontologie des relations par provision. Ses principes directeurs sont de cet ordre : ce qui constitue l’essence d’un être (ce sans quoi une chose ne serait pas cette chose), c’est le processus historique de ses relations : si les relations se transforment, il se transforme ; si elles disparaissent, il disparaît ou se transforme."
"C’est pourquoi il est important de comprendre l’écocentrisme, non pas comme un nouveau produit d’une métaphysique des termes où le patient moral serait une totalité, mais comme une ontologie relationnelle au sens simondonien plus que naessien. En effet, il faut distinguer en philosophie de l’écologie les ontologies de la relation qui postulent a priori que toute chose est reliée à toutes les autres par des liens indissociables et de proximité tels que chacun peut s’identifier à la Totalité (ce sont les approches de type mystique que l’on trouve chez Naess et dans les taos de l’écologie), et de l’autre côté, une ontologie des relations évo-écologiques dans lesquelles « je » ne suis pas la Totalité, ni Gaïa, ni même la forêt amazonienne, mais le produit de mes relations constitutives et évolutionnaires : ce sont d’abord les interactions écologiques réelles (mutualisme, facilitation, prédation, commensalisme...) qui sont les relations constitutives, et elles n’existent qu’entre ceux qu’elles tissent effectivement ensemble. De même du point de vue évolutionnaire, elles ne constituent pas des états de référence, ni des nécessités absolues qui pourraient nous dicter leur loi. Dans Radical Ecopsychology, Andy Fisher montre bien la différence fondamentale entre ces deux ontologies de la relation en philosophie de l’écologie : d’un côté, des relations qui nous assimilent à un tout holistique de la Nature et qui sont de l’ordre du sentiment océanique fusionnel ; de l’autre, des relations senties et documentables avec les êtres autour de nous qui nous fondent et nous constituent (et qu’il attribue plus nettement à l’écoféminisme). C’est plutôt à cette seconde branche qu’il faut rattacher l’ontologie des relations écologiques que l’on tire de Simondon et Shepard, et l’éthique des relations qui s’en inspire.
La question n’est plus de prendre le tout comme patient moral. Il s’agit de prendre certaines relations, dont la mutilation mutile les termes, comme objets de l’éthique, comme lieu d’une éthique attachée à vivifier les relations pour vivifier les termes. Les éthiques écocentriques en ce sens ne se meuvent pas sur le même plan ontologique que les éthiques anthropo-, bio- ou patho-centriques, car ces dernières reposent sur une carte ontologique des Termes, des ensembles exclusifs à prioriser. L’écocentrisme bien compris ne se centre pas sur les ensembles holistiques que sont les entités écologiques, mais sur les relations constitutives à chaque fois précises entre les humains, les biocénoses et les biotopes, la Terre et le Cosmos, dans un tissu de relations que vise le préfixe « éco »."
"La morale dans son sens classique peut être conçue comme une entreprise de détermination des règles de priorité légitimes entre des entités différentes dans des relations où elles sont prises secondairement, et où se manifeste un conflit d’intérêts. Dans les relations où mon bien est divergent et exclusif par rapport au bien d’un autre, quelles sont les règles de conduite qui définissent le bien et le mal : comment prioriser entre moi et l’autre ? Souvent ces règles ont pour fonction de contrebalancer ce qui est interprété comme un égoïsme originel : elles se font au détriment de l’ego : la règle de priorisation qui fonde le Bien revient alors par exemple à traiter mon prochain comme moi-même. Et conséquemment le problème revient toujours à prioriser entre des termes (celui du samaritain ou du miséreux, celui des tigres ou des habitants des Sundarbans). Ainsi il faut postuler une séparation chosiste radicale entre les êtres en présence pour fonder la morale comme dialectique du moi et de l’autre18. Il faut que l’autre soit intrinsèquement autre pour que la demande d’aimer mon prochain comme moi-même soit un commandement, et pas une évidence. La morale traditionnelle (en contexte d’ontologie chosiste) était donc priorisation entre les termes isolés à intérêts contradictoires.
Mais imaginons un instant que le moi n’existe que comme un tissage avec le monde, comme effet qui émerge au centre d’un nœud de relations avec, pas toutes, mais beaucoup des entités du monde naturel, évolutionnairement et écologiquement, socialement et techniquement - alors que se passe-t-il ? Ce changement du fonds de carte de la réalité, transforme de bout en bout la question classique, car elle réforme et le concept d’humanité et celui de morale. Imaginons qu’il n’y ait pas de soi hors de mes relations constitutives à l’autre, à beaucoup, à la plupart des autres. Dans ces conditions, que devient la morale ? Elle devient une éthique des relations.
Les moralisateurs humanistes, porteurs d’une ontologie des substances séparées et autonomes, ont toujours la même objection à l’égard des défenseurs de l’autre qu’humain : vous favorisez les animaux plutôt que les humains, les loups plutôt que les bergers, les baleines plutôt que les pêcheurs japonais sous-payés ; ce faisant vous êtes antihumanistes. C’est ce qu’on peut appeler le sophisme des priorités humanistes. Sa faille discrète repose sur le fait qu’il se fonde sur une définition substantialiste de l’humanité qui est intrinsèquement distinctive et séparatiste : une définition qui manque que l’essence même de l’humanité est diffractée dans ces relations constitutives, écologiques et évolutives, avec le reste du vivant qui la fonde et qu’elle côtoie. Ainsi l’humanisme des substances formule mal le problème : le porteur d’une éthique des relations constitutives vit en secret dans un autre monde, sur une autre carte du monde. Il demande candide : si l’on favorise la relation entre les termes, et pas un terme au détriment de l’autre, que se passe-t-il ? Si l’on travaille pour la relation constitutive, pour son bien, que se passe-t-il ? On peut imaginer un credo d’une éthique de la relation se formulant ainsi : ce qui est bon pour la relation constitutive est bon pour les termes. Pour chacun des termes. Sa version forte dirait même : le meilleur pour chacun des termes est nécessairement ce qui est bon pour la relation19. Si vous favorisez l’un au détriment de l’autre, vous créez du conflit, une inégalité, donc un stress infrastructurel chez tous. Et ce même si la suprématie de l’un est absolue. Rien de ce qui n’est bon que pour l’un comme substance séparée, et pas pour ses relations constitutives aux autres, n’est vraiment bon pour lui."
"Tout le problème revient à désincarcérer l’humanisme de l’anthropocentrisme, à défaire l’équation qui les noue ensemble alors qu’ils ont peu en commun. L’anthropocentrisme n’est que la forme dévoyée de l’humanisme lorsqu’il est construit sur une ontologie des substances, où l’humain serait un règne séparé du reste du vivant et des conditions abiotiques. Mais si l’on conçoit l’humanité en termes relationnels, comme ses relations-mêmes avec les autres, alors l’humanisme prend un autre visage : un humanisme relationnel."
"Notre hyper attention envers l’humain semble nous rendre toxiques pour la terre et les humains futurs. Il ne faut pas aimer moins l’humain, mais mieux : pour ce qu’il est ; c’est-à-dire un nœud de relations avec le vivant."
"Penser un humanisme prioritaire aux questions écologiques, c’est manquer et détruire l’humain, car il n’existe pas en dehors de ses relations avec le non humain qu’il appelle son environnement, alors qu’il est son fondement. Notre erreur métaphysique est d’avoir pensé comme environnement, autour d’un centre qui est nous, ce qui est notre essence : le tissu de relations dont nous sommes un nexus tardif, et un produit émergent à chaque instant (diachronie et synchronie des relations constitutives)."
-Baptiste Morizot, « L’écologie contre l’Humanisme », Essais [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 10 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/essais/516 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.516
"Par crise de la sensibilité, nous entendons un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, et de concepts nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les relations entre humains, avec les artefacts ou avec les œuvres d’art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des qualités de disponibilité, se manifeste de manière cruciale dans les réflexions portant sur l’appréciation esthétique de la nature. C’est dans cette mesure que l’esthétique environnementale s’impose comme un lieu-clé pour penser et retisser de nouvelles relations au vivant dans le contexte qui est le nôtre."
"Si l’« on n’y voit rien », ce serait ainsi parce que nous voyons le monde vivant seulement comme un paysage, et ce par ignorance de savoirs écologiques à même d’enrichir notre appréciation. De ce point de vue, la crise de la sensibilité au vivant équivaudrait dans un premier temps à une crise de connaissance et de style d’attention porté sur le vivant."
"Le grand partage de l’enchantement consiste en une dichotomie très profonde entre science et art, dont nous héritons dans le cadre naturaliste. Il est exprimé ici schématiquement, et mille formes de discours y échappent, au point qu’il peut sembler dépassé. Il est même possible qu’il n’existe pas, mais c’est en tant qu’il insiste puissamment, et subrepticement, dans les discours et les pratiques, qu’il mérite d’être formulé dans toute sa schématique et violente clarté. Ce grand partage, dont il faudra retracer la généalogie,, postule implicitement que la science seule pourra apporter des savoirs sur le monde vivant, et que par l’opération d’objectivation qui les constitue, ceux-ci produiront nécessairement un effet de désenchantement des phénomènes vivants, toujours plus réduits à des mécanismes causaux dépourvus de significations, d’intentionnalité, de téléologies locales, d’influences invisibles. Les arts, eux, auront le privilège de produire de l’enchantement de l’expérience, par l’usage de l’imagination, de l’évocation, mais il se fera au prix d’une interdiction fondamentale de prétendre produire à l’égard du vivant des savoirs vrais, c’est-à-dire des représentations fiables du monde qui valent pour une re-description collective partagée et une boussole de l’action. Conséquemment, c’est toute une ontologie qui se déduit de cette répartition de la production des formes symboliques : toute description du cosmos vivant comme riche de sens devient une fiction, heureuse, rêveuse, mais nécessairement erronée, frappée de fausseté par le pacte précédent : car la science, quant à elle, nous rappelle que ce n’est que de la matière, vidée des causes finales, entéléchies, sens, par les progrès de la rationalité. La science aura la vérité mais au prix d’un monde mort, cosmos muet, absurde, et dépourvu de significations. L’art aura le sens, mais au prix de la fiction, au sens ici de fable irrationnelle et consolatrice. La grande violence de ce partage, c’est d’abord qu’il est erroné ; surtout, il condamne toute description des prodiges bien visibles dans les relations écologiques, les héritages évolutionnaires, les formes de communications éthologiques, les myriades d’intelligences non anthropomorphes qui peuplent la Terre, à rester des fables : tout savoir qui restitue ses puissances d’enchantement au vivant tombe hors du savoir, tout art qui prétend s’en emparer reste en dehors de la vérité.
Nous laissons la généalogie exhaustive de ce grand partage de l’enchantement à de meilleurs historiens des idées, mais la grande bifurcation entre qualités premières et qualités secondes, l’idée de la nature comme livre mathématique chez Galilée, la marginalisation du wonder décrite par Lorraine Daston, qui aboutissent à la formulation la plus pure du grand partage de l’enchantement dans la distinction effectuée par Emmanuel Kant entre jugement réfléchissant de l’expérience esthétique et jugement déterminant de l’activité scientifique, comme plus loin dans l’histoire des sciences les théories de la démarcation entre science et non-science, apparaissent comme autant d’étapes-clés."
"Notre hypothèse est la suivante : si les savoirs scientifiques sous leur forme dominante se révèlent comme désenchanteurs, c’est qu’ils s’inscrivent dans une cosmologie naturaliste, qui postule une illisibilité et une insignifiance du monde vivant. Autrement dit, si nous ne voyons rien dans la nature, ce n’est pas seulement par ignorance de savoirs écologiques, éthologiques et évolutionnaires, mais parce que nous vivons dans un cosmos dans lequel il n’y aurait supposément rien à voir, c’est-à-dire ici rien à lire : pas de sens à interpréter. Ce ne serait pas seulement que l’on manquerait de moyens de traduction par ignorance des savoirs, c’est que la cosmologie « scientifique » postule qu’il n’y a pas de significations à déchiffrer. La crise de la sensibilité au vivant excèderait ainsi largement une crise de la connaissance sur le vivant."
"Ce que souligne ici l’Abbé du Bos, c’est l’incapacité de la nature à faire histoire, au sens institué par Alberti dans le De Pictura (1435) : il n’y aurait pas d’articulation sémantique entre ses différentes parties, et elle ne susciterait pas d’émotions. Ce que les propos de l’Abbé du Bos expriment, c’est que la représentation de la nature pose le problème aigu de son illisibilité : si elle ne « nous entretient pas », c’est parce qu’il n’y aurait rien à y lire, c’est-à-dire rien à en retirer en termes de significations, qu’elles soient narratives ou émotionnelles.
En 1800, le peintre français Pierre-Henri de Valenciennes se penche sur cette question : comment donner une légitimité à la représentation de la nature si elle n’est pas digne d’intérêt pour elle-même ? La solution qu’il trouve irriguera la peinture de paysage du xixe siècle jusqu’à nos jours : il s’agira de mettre en évidence « les qualités expressives de la nature » : « L’artiste ne fait pas alors le froid portrait de la Nature insignifiante et inanimée, il la peint parlant à l’âme, ayant une action sentimentale, une expression déterminée, qui se communique facilement à tout homme sensible, écrit Valenciennes. Le vivant n’est plus le décor d’une scène humaine représentée, mais d’une scène intérieure : il devient le lieu de projection des émotions humaines. Celles-ci viennent donner sens et animation à un monde vivant jugé autrement dépourvu de sens."
"La cécité des Modernes à l’égard du fait que nos espaces de vie sont aussi l’habitat des autres revient en partie au fait que les habitats humains se caractérisent par ce bâti matériel qui transforme le milieu. Par-là, on est tenté de déduire que les autres n’habitent pas ou peu : les oiseaux ne transforment pas le ciel, ni les dauphins la mer sans chemin. Or c’est un biais cognitif de représentativité, caractéristique du primate technicien qu’est l’humain : les autres animaux habitent aussi, certes de manière moins manifeste. Leur façon d’habiter émerge par le pistage, qui révèle leurs chemins familiers, ces chemins qui agencent leur domaine vital de manière très raffinée, reliant les points d’eau, les lieux de nichée ou de couvaison, les dortoirs, les points de vue, les aires de jeu et de parade… Les habitudes de vie, qui laissent partout des indices susceptibles d’être lus, sont la manière animale discrète d’habiter l’espace, de se l’approprier, de le faire familier, foyer (comme c’est également le cas chez les humains). Elles sont l’art animal d’aménager le territoire. Le corps d’habitudes est l’habitat invisible des autres vivants : leur aménagement immatériel du territoire. Il charge tous les lieux d’un écosystème d’une gamme de significations riches, variées, superposées, car multi-spécifiques."
"[Pour Galilée] Le livre [de la nature] est désormais écrit en langage mathématique : c’est ici un des actes fondateurs du naturalisme. Ce faisant, c’est toute la lisibilité de la nature comme qualités sensibles, comme influences invisibles qui disparaît, reléguée dans « un labyrinthe obscur » et illégitime. Il y a une seule bonne manière de lire : identifier figures géométriques et équations cachées. Les autres régimes de lisibilité ne procurent pas de significations fiables, mais des illusions. Lire la nature, c’est abstraire des lois universelles en langage mathématique. Empressons-nous de préciser que ces formes de savoirs mathématisés sont aussi belles que puissantes, et il n’est même pas nécessaire de préciser ici qu’on ne les attaque pas : elles constituent d’exemplaires réussites des régimes de production de savoirs que constituent les sciences modernes. Ce que l’on stigmatise, c’est l’effet collatéral de l’enthousiasme pour ce mythe fondateur, qui défend comme exclusif et monopolistique ce mode de lisibilité à l’égard de la « nature », et du monde vivant, alors même que dans le champ des sciences, différents types de savoirs, fiables et puissants bien que non mathématisés ni mathématisables, subsistent (que l’on pense par exemple à l’histoire évolutive, l’éthologie, la botanique et ses concepts anexacts…). On retrouve ici une expression puissante du grand partage de l’enchantement."
Le choix romantique de revenir à une modalité ontologique analogiste, omniprésente à la Renaissance, n’est pas anodin ici. La spécificité de l’analogie comme régime de lisibilité est en effet de postuler que les formes sensibles (de par leur ressemblance avec d’autres notamment) nous renseignent directement sur les significations cachées, les relations invisibles qui constituent le cosmos. Les formes sensibles ne sont pas des leurres qu’il faut réduire à leur forme mathématique pour pouvoir les appréhender correctement, mais des indices pertinents quant aux significations du monde. Cette particularité de l’approche analogiste est incarnée dans ce motif central du romantisme, qui compare la nature à des hiéroglyphes, comme on peut le trouver dans les écrits de Philip Otto Runge, Joseph Görres ou John Constable. Le motif du hiéroglyphe incarne bien sûr de manière frappante l’affirmation d’une signifiance, d’une lisibilité possible de la nature, mais il signale quelque chose d’encore plus précis : il signale le tissage constitutif du sensible et du sens dans le monde vivant, en tant que le hiéroglyphe constitue le paradigme de la signification encapsulée dans une forme esthétique sensible.
"Ce n’est pas la solution de l’analogisme qui nous intéresse ici, dont les réseaux de correspondance entre l’humain et le monde vivant, par proximité et ressemblance, trouvent leurs limites dans l’absence de savoirs écologiques, éthologiques et évolutionnaires pour les soutenir. Ce qui retient notre attention dans l’analogisme romantique, c’est qu’il donne à voir qu’un des enjeux-clés de reconstitution de notre sensibilité au vivant est de parvenir à faire émerger un régime de lisibilité du vivant qui n’assigne pas à l’insignifiance ce que nous percevons spontanément du monde vivant (ses formes sensibles), postulant que les seuls signifiants et signifiés pertinents sont inaccessibles autrement que par une médiation mathématique, comme dans le régime de lisibilité moderne naturaliste. L’enjeu est de construire un régime de lisibilité du vivant qui reconnecte formes sensibles et significations par des pratiques d’alliance entre sensibilité aiguë et savoirs scientifiques subversifs à l’égard du naturalisme, qui sont susceptibles d’en faire sauter les coutures de l’intérieur. Ce sont notamment les savoirs éco-étho-évolutionnaires qui permettent de révéler des structures invisibles en prenant pour indice les qualités sensibles du vivant."
"Les significations et communications sont omniprésentes dans le vivant : leur traduction, leur interprétation est ourlée de mystère, d’énigmes inépuisables, de malentendus créateurs, elle n’a pas la fluidité d’une interaction discursive claire et distincte entre humains, mais elle n’en est pas moins riche de sens.
Comme forme d’attention et style de sensibilité, branché sur des savoirs subversifs en sciences du vivant, le pistage philosophiquement enrichi confère aux paysages arpentés des dimensions supplémentaires : il les creuse de toutes les manières dont ils sont habités par d’autres formes de vie, qui sont chez elles, il les peuple de voyages, de chasses, de jeux animaux, de conflits, de parades, d’intimidation, de dangers, de craintes, de relations politiques complexes, coopérations, conflits, alliances, modus vivendi et pactes diplomatiques. L’attention au paysage animal et à la sociologie végétale, aux alliances des bactéries et des racines chez les mycorhizes, et la tentative de traduction de toutes ces vies emmêlées, si étranges et si intimement proches, est une forme de lisibilité du vivant largement inexplorée. Ce style d’attention, où se tissent ensemble de manière intime et intensifiée raisonnement, traduction, imagination, intuitions et sensations, par-delà le grand partage de l’enchantement, nous apparaît ainsi comme particulièrement propice pour développer une appréciation esthétique du vivant qui ne soit pas projective (transformant les paysages vivants en supports et prétextes), mais fondée sur la richesse de significations qui leur sont propres, à même d’élargir notre gamme d’affects et de relations au vivant."
-Estelle Zhong Mengual & Baptiste Morizot, « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, 2018/2 (n° 22), p. 87-96. DOI : 10.3917/nre.022.0087. URL : https://www.cairn-int.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2018-2-page-87.htm
https://journals.openedition.org/essais/516
"Les Modernes ont construit une part de leur mythe fondateur sur l’humanisme de la Renaissance, comme émancipation anthropocentrique depuis un monde théocentrique. C’était effectivement une émancipation, et l’humanisme fut un accomplissement moral de ce point de vue. C’est pourquoi les critiques écologistes les plus virulentes à l’égard de l’anthropocentrisme, qui semble aller de pair avec cet humanisme, sont souvent stigmatisées comme antihumanistes. Cette opposition cède à un amalgame conceptuel entre humanisme et anthropocentrisme, dans un univers des idées où les nuances ne président pas simplement à des querelles de détail, mais font toute la différence entre les implications métaphysiques et géopolitiques globales d’une idée. Dans les problèmes théoriques simples, il y a une proportion entre cause et effet, de sorte qu’une différence de détail dans la métaphysique implique une différence de détail dans les implications historiques et géopolitiques. Dans les situations complexes, il y a une hypersensibilité aux conditions théoriques initiales, de telle sorte qu’un minuscule amalgame dans la métaphysique induit des répercussions colossales sur la civilisation qui s’en revendique. Les nuances deviennent le lieu discret où se joue la conception du monde ; et les pratiques qui s’en inspirent et s’y justifient."
"Les humanistes traditionnels trouvent là une brèche facile pour montrer l’antihumanisme misanthrope de ceux qui préfèrent défendre les tigres au détriment des populations autochtones, assimilées aux déshérités de ce monde, qui devraient appeler selon eux une conscience humanitaire. Et il est vrai que le topos misanthrope est omniprésent dans la littérature écologiste biocentrique, au nom d’une certaine monstruosité humaine dont les autres vivants, érigés en derniers innocents de ce monde, seraient bien incapables. L’opposition entre engagement écologique et engagement humanitaire, montre les limites de l’infrastructure de la formulation du problème, c’est-à-dire de l’opposition entre anthropocentrisme humaniste et biocentrisme antihumaniste.
En fait cette opposition même est vouée à l’aporie, parce qu’elle repose sur une plateforme ontologique problématique, une ontologie des substances où ce sont les choses encapsulées en elles-mêmes qui possèdent un monopole ontologique, comme des ensembles clos et mutuellement exclusifs. Par exemple : les humains comme Humanité, bien séparés des vivants comme Biodiversité (ou Nature). Cette métaphysique considère le monde comme constitué par des êtres atomiques et purement distincts, et dotés d’intérêts propres et souvent exclusifs, et non comme constitué par des relations qui font émerger des êtres transitoires et enchevêtrés.
C’est un problème de cartographie ontologique : la manière dont nous nous orientons dans l’existence, à l’aide de schèmes d’intelligibilité qui constituent des représentations intériorisées des frontières et des ponts qui nous articulent aux autres êtres rencontrés dans l’expérience (animaux, végétaux, étoiles, climats, énergies fossiles…). Or cette plateforme ontologique substantialiste, cette carte fondamentale du monde occidental à l’échelle 1 :1, a subi au XXe siècle une série de critiques qui ont conjointement démontré ses errances, et proposé des alternatives : des visions du monde où émerge la conscience que ce ne sont pas les choses séparées qui existent, mais les relations constitutives entre les êtres. Si on les prend au sérieux pour s’orienter, elles défont sans trop d’effort l’opposition entre humanisme et écologisme, qui apparait comme l’archétype d’un faux problème."
"Cela aboutit à ce qu’on appelle un réalisme des relations. Ce dernier stipule que ce qui est le plus réel dans le réel, ce ne sont pas les termes qu’on isole par la perception et la pensée (les individus), mais les relations dynamiques qui constituent ces termes dans un processus d’individuation. Les relata sont secondaires et dérivés à l’égard des relations."
"Bachelard prend appui sur les découvertes de la théorie de la relativité en physique pour questionner notre rapport perceptif et cognitif aux entités du monde codées comme « choses ». Qu’est-ce qu’une chose, ou un individu dans l’expérience ? Un cheval, un arbre, un roc. Une chose se caractérise par quatre attributs : matérialité, solidité, séparabilité, constance. Pour Bachelard, ce sont les révolutions de la microphysique qui permettent de mettre à l’épreuve, et de dépasser, la métaphysique chosiste suivant laquelle les êtres du monde sont par essence des choses."
"[Simondon] opère un premier décalage conceptuel en refusant la séparation logique entre terme et relation : classiquement, l’être doit être une substance séparée et définie, qui dans un second temps est prise dans des relations. Dans son approche, la capacité de relation entre dans la définition originelle de l’être et la relation n’est pas secondaire, mais contemporaine de l’être. C’est sur ce vecteur conceptuel que Simondon aboutit aux formulations les plus énigmatiques de son ontologie de la relation :
L’individu n’est pas à proprement parler en relation avec lui-même ni avec d’autres réalités ; il est l’être de la relation, et non pas être en relation, car la relation est opération intense, centre actif.
Aucun être n’est en relation avec d’autres êtres, car cela impliquerait qu’il préexiste comme terme, secondairement mis en relation, ou à tout le moins que l’on puisse l’isoler de sa relation pour le considérer séparé : c’est une opération mentale chosiste qui manque le fonctionnement intime de la réalité. Simondon soumet ici la pensée à une gymnastique particulièrement difficile : le chosisme est peut-être une loi de la pensée humaine, et sinon, au moins une habitude profondément ancrée. L’ascèse intellectuelle et sensible à laquelle nous convie Simondon revient à apprendre, par une série d’exercices mentaux, à penser chaque être non comme en relation avec les autres, mais comme être de la relation."
"Il y a une extraordinaire difficulté cognitive à décoder l’expérience en termes relationnels, et à désapprendre ou minimiser les réflexes chosistes. La valorisation de la relation devient aisément un mot d’ordre gratuit, qui cache l’enjeu réel : accéder dans les opérations de pensée vivante à une logique de la relation. Reste qu’il est possible d’utiliser une ontologie des relations par provision. Ses principes directeurs sont de cet ordre : ce qui constitue l’essence d’un être (ce sans quoi une chose ne serait pas cette chose), c’est le processus historique de ses relations : si les relations se transforment, il se transforme ; si elles disparaissent, il disparaît ou se transforme."
"C’est pourquoi il est important de comprendre l’écocentrisme, non pas comme un nouveau produit d’une métaphysique des termes où le patient moral serait une totalité, mais comme une ontologie relationnelle au sens simondonien plus que naessien. En effet, il faut distinguer en philosophie de l’écologie les ontologies de la relation qui postulent a priori que toute chose est reliée à toutes les autres par des liens indissociables et de proximité tels que chacun peut s’identifier à la Totalité (ce sont les approches de type mystique que l’on trouve chez Naess et dans les taos de l’écologie), et de l’autre côté, une ontologie des relations évo-écologiques dans lesquelles « je » ne suis pas la Totalité, ni Gaïa, ni même la forêt amazonienne, mais le produit de mes relations constitutives et évolutionnaires : ce sont d’abord les interactions écologiques réelles (mutualisme, facilitation, prédation, commensalisme...) qui sont les relations constitutives, et elles n’existent qu’entre ceux qu’elles tissent effectivement ensemble. De même du point de vue évolutionnaire, elles ne constituent pas des états de référence, ni des nécessités absolues qui pourraient nous dicter leur loi. Dans Radical Ecopsychology, Andy Fisher montre bien la différence fondamentale entre ces deux ontologies de la relation en philosophie de l’écologie : d’un côté, des relations qui nous assimilent à un tout holistique de la Nature et qui sont de l’ordre du sentiment océanique fusionnel ; de l’autre, des relations senties et documentables avec les êtres autour de nous qui nous fondent et nous constituent (et qu’il attribue plus nettement à l’écoféminisme). C’est plutôt à cette seconde branche qu’il faut rattacher l’ontologie des relations écologiques que l’on tire de Simondon et Shepard, et l’éthique des relations qui s’en inspire.
La question n’est plus de prendre le tout comme patient moral. Il s’agit de prendre certaines relations, dont la mutilation mutile les termes, comme objets de l’éthique, comme lieu d’une éthique attachée à vivifier les relations pour vivifier les termes. Les éthiques écocentriques en ce sens ne se meuvent pas sur le même plan ontologique que les éthiques anthropo-, bio- ou patho-centriques, car ces dernières reposent sur une carte ontologique des Termes, des ensembles exclusifs à prioriser. L’écocentrisme bien compris ne se centre pas sur les ensembles holistiques que sont les entités écologiques, mais sur les relations constitutives à chaque fois précises entre les humains, les biocénoses et les biotopes, la Terre et le Cosmos, dans un tissu de relations que vise le préfixe « éco »."
"La morale dans son sens classique peut être conçue comme une entreprise de détermination des règles de priorité légitimes entre des entités différentes dans des relations où elles sont prises secondairement, et où se manifeste un conflit d’intérêts. Dans les relations où mon bien est divergent et exclusif par rapport au bien d’un autre, quelles sont les règles de conduite qui définissent le bien et le mal : comment prioriser entre moi et l’autre ? Souvent ces règles ont pour fonction de contrebalancer ce qui est interprété comme un égoïsme originel : elles se font au détriment de l’ego : la règle de priorisation qui fonde le Bien revient alors par exemple à traiter mon prochain comme moi-même. Et conséquemment le problème revient toujours à prioriser entre des termes (celui du samaritain ou du miséreux, celui des tigres ou des habitants des Sundarbans). Ainsi il faut postuler une séparation chosiste radicale entre les êtres en présence pour fonder la morale comme dialectique du moi et de l’autre18. Il faut que l’autre soit intrinsèquement autre pour que la demande d’aimer mon prochain comme moi-même soit un commandement, et pas une évidence. La morale traditionnelle (en contexte d’ontologie chosiste) était donc priorisation entre les termes isolés à intérêts contradictoires.
Mais imaginons un instant que le moi n’existe que comme un tissage avec le monde, comme effet qui émerge au centre d’un nœud de relations avec, pas toutes, mais beaucoup des entités du monde naturel, évolutionnairement et écologiquement, socialement et techniquement - alors que se passe-t-il ? Ce changement du fonds de carte de la réalité, transforme de bout en bout la question classique, car elle réforme et le concept d’humanité et celui de morale. Imaginons qu’il n’y ait pas de soi hors de mes relations constitutives à l’autre, à beaucoup, à la plupart des autres. Dans ces conditions, que devient la morale ? Elle devient une éthique des relations.
Les moralisateurs humanistes, porteurs d’une ontologie des substances séparées et autonomes, ont toujours la même objection à l’égard des défenseurs de l’autre qu’humain : vous favorisez les animaux plutôt que les humains, les loups plutôt que les bergers, les baleines plutôt que les pêcheurs japonais sous-payés ; ce faisant vous êtes antihumanistes. C’est ce qu’on peut appeler le sophisme des priorités humanistes. Sa faille discrète repose sur le fait qu’il se fonde sur une définition substantialiste de l’humanité qui est intrinsèquement distinctive et séparatiste : une définition qui manque que l’essence même de l’humanité est diffractée dans ces relations constitutives, écologiques et évolutives, avec le reste du vivant qui la fonde et qu’elle côtoie. Ainsi l’humanisme des substances formule mal le problème : le porteur d’une éthique des relations constitutives vit en secret dans un autre monde, sur une autre carte du monde. Il demande candide : si l’on favorise la relation entre les termes, et pas un terme au détriment de l’autre, que se passe-t-il ? Si l’on travaille pour la relation constitutive, pour son bien, que se passe-t-il ? On peut imaginer un credo d’une éthique de la relation se formulant ainsi : ce qui est bon pour la relation constitutive est bon pour les termes. Pour chacun des termes. Sa version forte dirait même : le meilleur pour chacun des termes est nécessairement ce qui est bon pour la relation19. Si vous favorisez l’un au détriment de l’autre, vous créez du conflit, une inégalité, donc un stress infrastructurel chez tous. Et ce même si la suprématie de l’un est absolue. Rien de ce qui n’est bon que pour l’un comme substance séparée, et pas pour ses relations constitutives aux autres, n’est vraiment bon pour lui."
"Tout le problème revient à désincarcérer l’humanisme de l’anthropocentrisme, à défaire l’équation qui les noue ensemble alors qu’ils ont peu en commun. L’anthropocentrisme n’est que la forme dévoyée de l’humanisme lorsqu’il est construit sur une ontologie des substances, où l’humain serait un règne séparé du reste du vivant et des conditions abiotiques. Mais si l’on conçoit l’humanité en termes relationnels, comme ses relations-mêmes avec les autres, alors l’humanisme prend un autre visage : un humanisme relationnel."
"Notre hyper attention envers l’humain semble nous rendre toxiques pour la terre et les humains futurs. Il ne faut pas aimer moins l’humain, mais mieux : pour ce qu’il est ; c’est-à-dire un nœud de relations avec le vivant."
"Penser un humanisme prioritaire aux questions écologiques, c’est manquer et détruire l’humain, car il n’existe pas en dehors de ses relations avec le non humain qu’il appelle son environnement, alors qu’il est son fondement. Notre erreur métaphysique est d’avoir pensé comme environnement, autour d’un centre qui est nous, ce qui est notre essence : le tissu de relations dont nous sommes un nexus tardif, et un produit émergent à chaque instant (diachronie et synchronie des relations constitutives)."
-Baptiste Morizot, « L’écologie contre l’Humanisme », Essais [En ligne], 13 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 10 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/essais/516 ; DOI : https://doi.org/10.4000/essais.516
"Par crise de la sensibilité, nous entendons un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, et de concepts nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les relations entre humains, avec les artefacts ou avec les œuvres d’art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des qualités de disponibilité, se manifeste de manière cruciale dans les réflexions portant sur l’appréciation esthétique de la nature. C’est dans cette mesure que l’esthétique environnementale s’impose comme un lieu-clé pour penser et retisser de nouvelles relations au vivant dans le contexte qui est le nôtre."
"Si l’« on n’y voit rien », ce serait ainsi parce que nous voyons le monde vivant seulement comme un paysage, et ce par ignorance de savoirs écologiques à même d’enrichir notre appréciation. De ce point de vue, la crise de la sensibilité au vivant équivaudrait dans un premier temps à une crise de connaissance et de style d’attention porté sur le vivant."
"Le grand partage de l’enchantement consiste en une dichotomie très profonde entre science et art, dont nous héritons dans le cadre naturaliste. Il est exprimé ici schématiquement, et mille formes de discours y échappent, au point qu’il peut sembler dépassé. Il est même possible qu’il n’existe pas, mais c’est en tant qu’il insiste puissamment, et subrepticement, dans les discours et les pratiques, qu’il mérite d’être formulé dans toute sa schématique et violente clarté. Ce grand partage, dont il faudra retracer la généalogie,, postule implicitement que la science seule pourra apporter des savoirs sur le monde vivant, et que par l’opération d’objectivation qui les constitue, ceux-ci produiront nécessairement un effet de désenchantement des phénomènes vivants, toujours plus réduits à des mécanismes causaux dépourvus de significations, d’intentionnalité, de téléologies locales, d’influences invisibles. Les arts, eux, auront le privilège de produire de l’enchantement de l’expérience, par l’usage de l’imagination, de l’évocation, mais il se fera au prix d’une interdiction fondamentale de prétendre produire à l’égard du vivant des savoirs vrais, c’est-à-dire des représentations fiables du monde qui valent pour une re-description collective partagée et une boussole de l’action. Conséquemment, c’est toute une ontologie qui se déduit de cette répartition de la production des formes symboliques : toute description du cosmos vivant comme riche de sens devient une fiction, heureuse, rêveuse, mais nécessairement erronée, frappée de fausseté par le pacte précédent : car la science, quant à elle, nous rappelle que ce n’est que de la matière, vidée des causes finales, entéléchies, sens, par les progrès de la rationalité. La science aura la vérité mais au prix d’un monde mort, cosmos muet, absurde, et dépourvu de significations. L’art aura le sens, mais au prix de la fiction, au sens ici de fable irrationnelle et consolatrice. La grande violence de ce partage, c’est d’abord qu’il est erroné ; surtout, il condamne toute description des prodiges bien visibles dans les relations écologiques, les héritages évolutionnaires, les formes de communications éthologiques, les myriades d’intelligences non anthropomorphes qui peuplent la Terre, à rester des fables : tout savoir qui restitue ses puissances d’enchantement au vivant tombe hors du savoir, tout art qui prétend s’en emparer reste en dehors de la vérité.
Nous laissons la généalogie exhaustive de ce grand partage de l’enchantement à de meilleurs historiens des idées, mais la grande bifurcation entre qualités premières et qualités secondes, l’idée de la nature comme livre mathématique chez Galilée, la marginalisation du wonder décrite par Lorraine Daston, qui aboutissent à la formulation la plus pure du grand partage de l’enchantement dans la distinction effectuée par Emmanuel Kant entre jugement réfléchissant de l’expérience esthétique et jugement déterminant de l’activité scientifique, comme plus loin dans l’histoire des sciences les théories de la démarcation entre science et non-science, apparaissent comme autant d’étapes-clés."
"Notre hypothèse est la suivante : si les savoirs scientifiques sous leur forme dominante se révèlent comme désenchanteurs, c’est qu’ils s’inscrivent dans une cosmologie naturaliste, qui postule une illisibilité et une insignifiance du monde vivant. Autrement dit, si nous ne voyons rien dans la nature, ce n’est pas seulement par ignorance de savoirs écologiques, éthologiques et évolutionnaires, mais parce que nous vivons dans un cosmos dans lequel il n’y aurait supposément rien à voir, c’est-à-dire ici rien à lire : pas de sens à interpréter. Ce ne serait pas seulement que l’on manquerait de moyens de traduction par ignorance des savoirs, c’est que la cosmologie « scientifique » postule qu’il n’y a pas de significations à déchiffrer. La crise de la sensibilité au vivant excèderait ainsi largement une crise de la connaissance sur le vivant."
"Ce que souligne ici l’Abbé du Bos, c’est l’incapacité de la nature à faire histoire, au sens institué par Alberti dans le De Pictura (1435) : il n’y aurait pas d’articulation sémantique entre ses différentes parties, et elle ne susciterait pas d’émotions. Ce que les propos de l’Abbé du Bos expriment, c’est que la représentation de la nature pose le problème aigu de son illisibilité : si elle ne « nous entretient pas », c’est parce qu’il n’y aurait rien à y lire, c’est-à-dire rien à en retirer en termes de significations, qu’elles soient narratives ou émotionnelles.
En 1800, le peintre français Pierre-Henri de Valenciennes se penche sur cette question : comment donner une légitimité à la représentation de la nature si elle n’est pas digne d’intérêt pour elle-même ? La solution qu’il trouve irriguera la peinture de paysage du xixe siècle jusqu’à nos jours : il s’agira de mettre en évidence « les qualités expressives de la nature » : « L’artiste ne fait pas alors le froid portrait de la Nature insignifiante et inanimée, il la peint parlant à l’âme, ayant une action sentimentale, une expression déterminée, qui se communique facilement à tout homme sensible, écrit Valenciennes. Le vivant n’est plus le décor d’une scène humaine représentée, mais d’une scène intérieure : il devient le lieu de projection des émotions humaines. Celles-ci viennent donner sens et animation à un monde vivant jugé autrement dépourvu de sens."
"La cécité des Modernes à l’égard du fait que nos espaces de vie sont aussi l’habitat des autres revient en partie au fait que les habitats humains se caractérisent par ce bâti matériel qui transforme le milieu. Par-là, on est tenté de déduire que les autres n’habitent pas ou peu : les oiseaux ne transforment pas le ciel, ni les dauphins la mer sans chemin. Or c’est un biais cognitif de représentativité, caractéristique du primate technicien qu’est l’humain : les autres animaux habitent aussi, certes de manière moins manifeste. Leur façon d’habiter émerge par le pistage, qui révèle leurs chemins familiers, ces chemins qui agencent leur domaine vital de manière très raffinée, reliant les points d’eau, les lieux de nichée ou de couvaison, les dortoirs, les points de vue, les aires de jeu et de parade… Les habitudes de vie, qui laissent partout des indices susceptibles d’être lus, sont la manière animale discrète d’habiter l’espace, de se l’approprier, de le faire familier, foyer (comme c’est également le cas chez les humains). Elles sont l’art animal d’aménager le territoire. Le corps d’habitudes est l’habitat invisible des autres vivants : leur aménagement immatériel du territoire. Il charge tous les lieux d’un écosystème d’une gamme de significations riches, variées, superposées, car multi-spécifiques."
"[Pour Galilée] Le livre [de la nature] est désormais écrit en langage mathématique : c’est ici un des actes fondateurs du naturalisme. Ce faisant, c’est toute la lisibilité de la nature comme qualités sensibles, comme influences invisibles qui disparaît, reléguée dans « un labyrinthe obscur » et illégitime. Il y a une seule bonne manière de lire : identifier figures géométriques et équations cachées. Les autres régimes de lisibilité ne procurent pas de significations fiables, mais des illusions. Lire la nature, c’est abstraire des lois universelles en langage mathématique. Empressons-nous de préciser que ces formes de savoirs mathématisés sont aussi belles que puissantes, et il n’est même pas nécessaire de préciser ici qu’on ne les attaque pas : elles constituent d’exemplaires réussites des régimes de production de savoirs que constituent les sciences modernes. Ce que l’on stigmatise, c’est l’effet collatéral de l’enthousiasme pour ce mythe fondateur, qui défend comme exclusif et monopolistique ce mode de lisibilité à l’égard de la « nature », et du monde vivant, alors même que dans le champ des sciences, différents types de savoirs, fiables et puissants bien que non mathématisés ni mathématisables, subsistent (que l’on pense par exemple à l’histoire évolutive, l’éthologie, la botanique et ses concepts anexacts…). On retrouve ici une expression puissante du grand partage de l’enchantement."
Le choix romantique de revenir à une modalité ontologique analogiste, omniprésente à la Renaissance, n’est pas anodin ici. La spécificité de l’analogie comme régime de lisibilité est en effet de postuler que les formes sensibles (de par leur ressemblance avec d’autres notamment) nous renseignent directement sur les significations cachées, les relations invisibles qui constituent le cosmos. Les formes sensibles ne sont pas des leurres qu’il faut réduire à leur forme mathématique pour pouvoir les appréhender correctement, mais des indices pertinents quant aux significations du monde. Cette particularité de l’approche analogiste est incarnée dans ce motif central du romantisme, qui compare la nature à des hiéroglyphes, comme on peut le trouver dans les écrits de Philip Otto Runge, Joseph Görres ou John Constable. Le motif du hiéroglyphe incarne bien sûr de manière frappante l’affirmation d’une signifiance, d’une lisibilité possible de la nature, mais il signale quelque chose d’encore plus précis : il signale le tissage constitutif du sensible et du sens dans le monde vivant, en tant que le hiéroglyphe constitue le paradigme de la signification encapsulée dans une forme esthétique sensible.
"Ce n’est pas la solution de l’analogisme qui nous intéresse ici, dont les réseaux de correspondance entre l’humain et le monde vivant, par proximité et ressemblance, trouvent leurs limites dans l’absence de savoirs écologiques, éthologiques et évolutionnaires pour les soutenir. Ce qui retient notre attention dans l’analogisme romantique, c’est qu’il donne à voir qu’un des enjeux-clés de reconstitution de notre sensibilité au vivant est de parvenir à faire émerger un régime de lisibilité du vivant qui n’assigne pas à l’insignifiance ce que nous percevons spontanément du monde vivant (ses formes sensibles), postulant que les seuls signifiants et signifiés pertinents sont inaccessibles autrement que par une médiation mathématique, comme dans le régime de lisibilité moderne naturaliste. L’enjeu est de construire un régime de lisibilité du vivant qui reconnecte formes sensibles et significations par des pratiques d’alliance entre sensibilité aiguë et savoirs scientifiques subversifs à l’égard du naturalisme, qui sont susceptibles d’en faire sauter les coutures de l’intérieur. Ce sont notamment les savoirs éco-étho-évolutionnaires qui permettent de révéler des structures invisibles en prenant pour indice les qualités sensibles du vivant."
"Les significations et communications sont omniprésentes dans le vivant : leur traduction, leur interprétation est ourlée de mystère, d’énigmes inépuisables, de malentendus créateurs, elle n’a pas la fluidité d’une interaction discursive claire et distincte entre humains, mais elle n’en est pas moins riche de sens.
Comme forme d’attention et style de sensibilité, branché sur des savoirs subversifs en sciences du vivant, le pistage philosophiquement enrichi confère aux paysages arpentés des dimensions supplémentaires : il les creuse de toutes les manières dont ils sont habités par d’autres formes de vie, qui sont chez elles, il les peuple de voyages, de chasses, de jeux animaux, de conflits, de parades, d’intimidation, de dangers, de craintes, de relations politiques complexes, coopérations, conflits, alliances, modus vivendi et pactes diplomatiques. L’attention au paysage animal et à la sociologie végétale, aux alliances des bactéries et des racines chez les mycorhizes, et la tentative de traduction de toutes ces vies emmêlées, si étranges et si intimement proches, est une forme de lisibilité du vivant largement inexplorée. Ce style d’attention, où se tissent ensemble de manière intime et intensifiée raisonnement, traduction, imagination, intuitions et sensations, par-delà le grand partage de l’enchantement, nous apparaît ainsi comme particulièrement propice pour développer une appréciation esthétique du vivant qui ne soit pas projective (transformant les paysages vivants en supports et prétextes), mais fondée sur la richesse de significations qui leur sont propres, à même d’élargir notre gamme d’affects et de relations au vivant."
-Estelle Zhong Mengual & Baptiste Morizot, « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, 2018/2 (n° 22), p. 87-96. DOI : 10.3917/nre.022.0087. URL : https://www.cairn-int.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2018-2-page-87.htm