« [Pour la conception négative de la liberté] être libre n'est rien d'autre et rien de plus que le fait de ne pas être soumis à la volonté d'autrui. » (p.13)
« Selon la conception négative, comme je la comprends, nous sommes libres dans la mesure où personne n'intervient concrètement dans nos vies pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas. Les contraintes qui portent atteinte à notre liberté négative sont purement extérieures : ce sont celles que nous impose la volonté d'autrui. » (p.16)
« [Isaiah Berlin] définit la liberté politique par une formule très simple : c'est l'absence d'obstacles à nos actions du fait d'autrui. » (p.17)
« Alors que la conception négative de la liberté politique se définit par le « silence de la loi », la conception positive affirme que la liberté n'est rien d'autre que l'obéissance à la loi, dans la mesure où nous en sommes nous-mêmes les auteurs. Elle ne voit pas d'inconvénient, non plus, à considérer que des lois à l'élaboration desquelles nous n'avons pas participé soient des expressions de notre liberté positive. Il suffit que ces lois protègent ou promeuvent nos intérêts les plus fondamentaux, même ceux dont nous ne sommes pas conscients. » (p.19)
« Bien que je rejette la conception positive de la liberté, je ne crois pas qu'il soit possible d'endosser sa concurrente négative sans amendements. Dans son état primitif, elle peut servir à justifier des régimes parmi les plus autoritaires ou les plus despotiques. C'est une conséquence plutôt paradoxale pour une théorie de la liberté politique, et qu'on ne peut pas vraiment mettre à son actif Philip Pettit a réussi à identifier les origines de ce paradoxe, dans une analyse particulièrement stimulante Son raisonnement est le suivant : Supposons que nous soyons les esclaves d'un maître paresseux, négligent, ou bienveillant. Il n'intervient pas physiquement pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas. Sommes-nous libres du fait de cette abstention ? Non, répond Pettit, car être libre ne se réduit pas à être empêché d'agir comme nous le voulons. C'est aussi ne pas être soumis aux caprices d'un maître qui pourrait nous empêcher d'agir ainsi s'il en avait le désir. C'est échapper à sa domination. Par ailleurs, ajoute-t-il, certaines lois mises en application par l'État ne sont pas arbitraires, en ce sens qu'elles correspondent à nos intérêts profonds. Ce sont clairement des ingérences dans nos vies, puisqu'elles voudraient nous obliger à faire des choses que nous ne voulons pas, ou nous empêcher de faire des choses que nous voulons. Cessons-nous d'être libres du fait de ces ingérences ? Non, dit Pettit. Ces ingérences ne sont pas des formes de domination, car elles ne sont pas arbitraires. Lorsque nous nous soumettons à ces lois, nous ne perdons nullement notre liberté. D'après la conception classique de la liberté négative, nous sommes libres dans la mesure où personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et où personne ne nous force à faire ce que nous ne voulons pas. Philip Pettit répond que nous pouvons être esclaves même lorsque personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et libres même lorsqu' on nous force à faire ce que nous ne voulons pas. C'est à partir de ces deux objections qu'il élabore, contre l'image classique, sa version personnelle de l'idée de liberté négative : la liberté comme non-domination. » (pp.21-23)
« Mais la conception de la liberté comme non-domination, prise comme une doctrine politique d'ensemble, contient d'autres éléments que je trouve moins attrayants. Elle affirme, par exemple, que nous restons libres même lorsque les autres interviennent dans nos vies, si ces interventions sont utiles, si elles promeuvent nos intérêts profonds. Elle tend à considérer que l'obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté. Je vois ces propositions comme des concessions inutiles à la conception positive de la liberté. En fait, j'estime qu'il est possible de proposer une version de la liberté comme non-domination qui se passerait complètement de ce supplément. C'est, pour moi, une phrase de trop dans la définition de la liberté. Dire que nous sommes libres si nous n'avons pas de maîtres, si personne, État ou autres individus, ne nous domine, n'est-ce pas une caractérisation suffisante de la liberté politique ? À quoi sert-il d'introduire, dans la définition même de la liberté politique, l'idée que si l'État ou la société interviennent dans le sens de nos intérêts profonds, même de ceux dont nous ne sommes pas conscients, nous serons, pour ainsi dire, encore plus libres ? » (p.24)
« La conception politique d'ensemble que je me propose de justifier dans ce livre découle de l'idée de liberté négative dans sa version minimaliste. Elle est libertaire pour les mœurs, et égalitaire du point de vue économique et social. Pour le dire autrement et plus concrètement, elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d'autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.). » (p.29)
« On ne peut pas réduire le conformisme social à l'action délibérée d'agences de propagande ou de publicité spécialisées (même si, bien sûr, elles peuvent jouer un rôle). » (p.44)
« On peut se demander, par ailleurs, si on donne le même sens au mot « liberté » quand on juge qu'on n'est pas libre du fait qu'on n'a pas d'argent pour voyager, et quand on pense qu'on n'est pas libre du fait qu'il est interdit de quitter son pays même si on a assez d'argent pour le faire. Dans le premier cas, ce qui fait obstacle à l'action, c'est l'absence de ressources internes de la personne, dans l'autre, c'est l'intervention extérieure d'autres personnes. La question de savoir si l'absence de ressources internes de la personne est le produit d'une inter-vention extérieure est importante à régler, mais elle est différente. Enfin, il faudrait probablement distinguer plus clairement le cas où on n'est pas libre du fait qu'on risque d'être envoyé en prison si on commet tel ou tel acte et celui dans lequel on n'est pas libre du fait qu'on est en prison parce qu'on l'a commis, et qu'on s'est fait prendre. Une menace est-elle une atteinte à la liberté au même titre qu'une entrave physique concrète ? » (pp.45-46)
« Cette façon d'opposer la liberté négative, qui reviendrait à s'affranchir de quelque chose (de ses chaînes, d'une autorité), et la liberté positive, qui consisterait à se diriger ou être dirigé vers quelque chose de supérieur (une vie meilleure, plus juste), a été contestée dans un essai fameux. L'objection consiste à faire remarquer qu'à un certain niveau d'abstraction, il n'y a qu'un seul concept de liberté politique. Il met en relation trois éléments : X cherche toujours à s'affranchir de Y pour faire ou devenir Z. Toute liberté serait donc à la fois négative (s'affranchir de Y) et positive (faire ou devenir Z). Conclusion : la distinction de Berlin ne tient pas.
Mais Berlin a eu raison de répondre qu'on pouvait très bien vouloir s'affranchir d'une certaine condition (d'un esclavage) sans avoir d'idée précise de l'étape suivante. On peut vouloir être libre, sans savoir ce qu'on fera exactement de cette liberté ! Autrement dit, il y a bel et bien deux conceptions de la liberté, négative et positive. » (p.48)
« De la liberté politique a certaines implications qui devraient susciter la perplexité lorsqu'elle prend pour critère l'absence de frustration des désirs individuels.
Si la liberté négative consiste à pouvoir faire tout ce qu'on désire sans rencontrer d'obstacles, il suffirait de ne plus rien désirer pour être parfaitement libre, idée que les philosophes (stoïciens entre autres) ont défendue, mais qui est plutôt paradoxale. […]
Si la liberté politique consiste seulement à pouvoir faire tout ce qu'on désire sans rencontrer d'obstacles, on devrait estimer qu'on est moins libre dans un pays où les feux de signalisation qui nous contraignent à nous arrêter de circuler sont nombreux que dans un pays où il n'y a pas de feux rouges à respecte. » (p.49-50)
« Le bon sens semble dire que la vraie liberté n'est pas celle de faire n'importe quoi du moment qu'on ne cause aucun dommage aux autres, mais d'agir de façon réfléchie, après avoir évalué et ordonné ses désirs, ses passions, ses préférences. C'est cette conception de la liberté que de très nombreuses personnalités religieuses ou politiques ont à l’esprit, lorsqu'elles tapent sans nuances sur leurs cibles préférées, l’« individualisme destructeur», le «déchaînement incontrôlé des désirs», en insistant lourdement sur ce qui les distingue de ce qu'elles appellent la « liberté authentique ». […]
En dépit de sa popularité, cette conception positive de la liberté contient un paradoxe qu'Aristote avait détecté, pour en faire la base d'une critique. L'État nous rend-il meilleurs ? (mesurée bien sûr) de l'adage socratique « Nul n'est méchant volontairement ». Le paradoxe vient en conclusion du raisonnement suivant :
1. Chaque fois qu'un individu agit mal, c'est parce qu'il est ignorant ou prisonnier de ses passions, c'est-à-dire pas vraiment libre au sens riche ou positif du mot liberté.
2. Or il est injuste de punir ceux qui n'étaient pas libres au moment d'agir.
3. Il est injuste de punir ceux qui agissent mal.
Si on estime que cette conclusion est trop paradoxale, il faut rejeter les prémisses qui l'impliquent, c'est-à-dire la conception riche ou positive de la liberté. » (pp.51-52)
« Par ailleurs, si la liberté politique n'était rien d'autre que la maîtrise rationnelle de ses désirs, et l'engagement dans un projet collectif, l'État pourrait forcer les gens à renoncer à leurs passions futiles et à s'associer dans un parti politique ou une ONG, en prétendant qu'il ne porte absolument pas atteinte à leur liberté, puisque, de toute façon, ils ne sont pas vraiment ou pas encore libres. La conception négative de la liberté se contente de définir les limites d'un espace de permissivité à l'intérieur duquel il n'y a ni obligation ni interdiction. Elle ne dit rien de ce qu'on doit faire dans cet espace. La participation active à la vie publique, qu'e les défenseurs de la liberté positive ont tendance à considérer comme un élément constitutif de la liberté politique, devient un choix de vie comme un autre : personne ne doit être contraint de la mettre au centre de son existence. Dans la perspective positive, l'action politique a de la valeur en elle-même, alors que, du point de vue de la liberté négative, elle n'a d'importance que dans la mesure où elle est un moyen efficace d'échapper à la servitude et à la persécution individuelles ou collectives. » (p.53)
« La liberté politique ne se réduit pas à la participation politique active, et ne doit pas être confondue avec elle. Par ailleurs, la conception négative de la liberté admet que nous sommes d'autant plus libres que nous avons un plus grand nombre de possibilités qui nous sont ouvertes. Ce principe s'applique évidemment aussi aux possibilités de voter, de contester, de s'associer. Mais il n'implique pas qu'on soit contraint de concrétiser ces possibilités, d'en faire usage. » (p.54)
« Une base intellectuelle au projet de promouvoir par des moyens coercitifs et non coercitifs une certaine vision de l'excellence humaine (c'est ce qu'on appelle le perfectionnisme), en traitant les citoyens qui ne partagent pas cette vision comme des individus incapables de savoir par eux-mêmes ce qui est bon pour eux (c'est ce qu'on appelle le paternalisme). La conception négative de la liberté a l'avantage d'être étrangère au perfectionnisme, ce qui devrait satisfaire tous ceux qui, comme moi, rejettent cette doctrine parce qu'elle est liée à des conceptions de la « nature humaine » et de ses besoins « universels » et « éternels » hautement contestables. Elle a aussi l'avantage de ne pas être paternaliste, ce qui peut la rendre sympathique aux yeux de tous ceux qui, comme c'est mon cas, estiment que cette attitude est humiliante et constitue un tort causé aux personnes qui en sont les victimes, lorsqu'elle ne vise pas seulement à restaurer leurs capacités physiques ou mentales, mais à les « redresser » moralement ou politiquement. » (p.56)
« À première vue, la liberté négative ne pourrait servir qu'à justifier les « droits libertés » (dits aussi « négatifs », d'ailleurs). Elle ne serait d'aucun secours pour protéger les « droits créances », comme l'accès à la santé ou à l'éducation, ou les droits collectifs de minorités linguistiques, ethniques, sexuelles. Il faudrait faire appel à une notion de liberté positive pour protéger ou promouvoir ce genre de droits. C'est une erreur, à mon avis. Selon la conception que je soutiens, définir des droits humains revient seulement à reconnaître la légitimité de certaines revendications qu'on peut appeler « impersonnelles ». Nous ne pensons pas que les autres pourraient avoir le devoir de nous aider à réaliser certains projets extrêmement personnels, comme celui de faire le tour du monde à la voile ou à vélo. Nous estimons, en revanche, qu'il n'est pas illégitime de demander à tout le monde de respecter notre intégrité physique, et de nous aider à obtenir les moyens de vivre de façon décente. » (p.59)
« Des chercheurs de plus en plus nombreux affirment que Machiavel, Rousseau, et d'autres penseurs dits « républicains », ont défendu des conceptions négatives de la liberté puisqu'ils insistaient sur l'idée qu'être libre, c'est ne pas avoir de maître extérieur. En même temps, ces « républicains » rejetaient complètement l'idée que la liberté négative s'exprime par le « silence de la loi ». Pour eux, la liberté négative consiste avant tout à passer du gouvernement des personnes au gouvernement de la loi, ou de l'« empire des hommes à l'empire du droit ». » (note 8 p.292)
-Ruwen Ogien, L’Etat nous rend-il meilleur ? Essai sur la liberté politique, Gallimard, coll. Folio essais, 2013, 332 pages.
« Selon la conception négative, comme je la comprends, nous sommes libres dans la mesure où personne n'intervient concrètement dans nos vies pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas. Les contraintes qui portent atteinte à notre liberté négative sont purement extérieures : ce sont celles que nous impose la volonté d'autrui. » (p.16)
« [Isaiah Berlin] définit la liberté politique par une formule très simple : c'est l'absence d'obstacles à nos actions du fait d'autrui. » (p.17)
« Alors que la conception négative de la liberté politique se définit par le « silence de la loi », la conception positive affirme que la liberté n'est rien d'autre que l'obéissance à la loi, dans la mesure où nous en sommes nous-mêmes les auteurs. Elle ne voit pas d'inconvénient, non plus, à considérer que des lois à l'élaboration desquelles nous n'avons pas participé soient des expressions de notre liberté positive. Il suffit que ces lois protègent ou promeuvent nos intérêts les plus fondamentaux, même ceux dont nous ne sommes pas conscients. » (p.19)
« Bien que je rejette la conception positive de la liberté, je ne crois pas qu'il soit possible d'endosser sa concurrente négative sans amendements. Dans son état primitif, elle peut servir à justifier des régimes parmi les plus autoritaires ou les plus despotiques. C'est une conséquence plutôt paradoxale pour une théorie de la liberté politique, et qu'on ne peut pas vraiment mettre à son actif Philip Pettit a réussi à identifier les origines de ce paradoxe, dans une analyse particulièrement stimulante Son raisonnement est le suivant : Supposons que nous soyons les esclaves d'un maître paresseux, négligent, ou bienveillant. Il n'intervient pas physiquement pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas. Sommes-nous libres du fait de cette abstention ? Non, répond Pettit, car être libre ne se réduit pas à être empêché d'agir comme nous le voulons. C'est aussi ne pas être soumis aux caprices d'un maître qui pourrait nous empêcher d'agir ainsi s'il en avait le désir. C'est échapper à sa domination. Par ailleurs, ajoute-t-il, certaines lois mises en application par l'État ne sont pas arbitraires, en ce sens qu'elles correspondent à nos intérêts profonds. Ce sont clairement des ingérences dans nos vies, puisqu'elles voudraient nous obliger à faire des choses que nous ne voulons pas, ou nous empêcher de faire des choses que nous voulons. Cessons-nous d'être libres du fait de ces ingérences ? Non, dit Pettit. Ces ingérences ne sont pas des formes de domination, car elles ne sont pas arbitraires. Lorsque nous nous soumettons à ces lois, nous ne perdons nullement notre liberté. D'après la conception classique de la liberté négative, nous sommes libres dans la mesure où personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et où personne ne nous force à faire ce que nous ne voulons pas. Philip Pettit répond que nous pouvons être esclaves même lorsque personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et libres même lorsqu' on nous force à faire ce que nous ne voulons pas. C'est à partir de ces deux objections qu'il élabore, contre l'image classique, sa version personnelle de l'idée de liberté négative : la liberté comme non-domination. » (pp.21-23)
« Mais la conception de la liberté comme non-domination, prise comme une doctrine politique d'ensemble, contient d'autres éléments que je trouve moins attrayants. Elle affirme, par exemple, que nous restons libres même lorsque les autres interviennent dans nos vies, si ces interventions sont utiles, si elles promeuvent nos intérêts profonds. Elle tend à considérer que l'obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté. Je vois ces propositions comme des concessions inutiles à la conception positive de la liberté. En fait, j'estime qu'il est possible de proposer une version de la liberté comme non-domination qui se passerait complètement de ce supplément. C'est, pour moi, une phrase de trop dans la définition de la liberté. Dire que nous sommes libres si nous n'avons pas de maîtres, si personne, État ou autres individus, ne nous domine, n'est-ce pas une caractérisation suffisante de la liberté politique ? À quoi sert-il d'introduire, dans la définition même de la liberté politique, l'idée que si l'État ou la société interviennent dans le sens de nos intérêts profonds, même de ceux dont nous ne sommes pas conscients, nous serons, pour ainsi dire, encore plus libres ? » (p.24)
« La conception politique d'ensemble que je me propose de justifier dans ce livre découle de l'idée de liberté négative dans sa version minimaliste. Elle est libertaire pour les mœurs, et égalitaire du point de vue économique et social. Pour le dire autrement et plus concrètement, elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d'autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.). » (p.29)
« On ne peut pas réduire le conformisme social à l'action délibérée d'agences de propagande ou de publicité spécialisées (même si, bien sûr, elles peuvent jouer un rôle). » (p.44)
« On peut se demander, par ailleurs, si on donne le même sens au mot « liberté » quand on juge qu'on n'est pas libre du fait qu'on n'a pas d'argent pour voyager, et quand on pense qu'on n'est pas libre du fait qu'il est interdit de quitter son pays même si on a assez d'argent pour le faire. Dans le premier cas, ce qui fait obstacle à l'action, c'est l'absence de ressources internes de la personne, dans l'autre, c'est l'intervention extérieure d'autres personnes. La question de savoir si l'absence de ressources internes de la personne est le produit d'une inter-vention extérieure est importante à régler, mais elle est différente. Enfin, il faudrait probablement distinguer plus clairement le cas où on n'est pas libre du fait qu'on risque d'être envoyé en prison si on commet tel ou tel acte et celui dans lequel on n'est pas libre du fait qu'on est en prison parce qu'on l'a commis, et qu'on s'est fait prendre. Une menace est-elle une atteinte à la liberté au même titre qu'une entrave physique concrète ? » (pp.45-46)
« Cette façon d'opposer la liberté négative, qui reviendrait à s'affranchir de quelque chose (de ses chaînes, d'une autorité), et la liberté positive, qui consisterait à se diriger ou être dirigé vers quelque chose de supérieur (une vie meilleure, plus juste), a été contestée dans un essai fameux. L'objection consiste à faire remarquer qu'à un certain niveau d'abstraction, il n'y a qu'un seul concept de liberté politique. Il met en relation trois éléments : X cherche toujours à s'affranchir de Y pour faire ou devenir Z. Toute liberté serait donc à la fois négative (s'affranchir de Y) et positive (faire ou devenir Z). Conclusion : la distinction de Berlin ne tient pas.
Mais Berlin a eu raison de répondre qu'on pouvait très bien vouloir s'affranchir d'une certaine condition (d'un esclavage) sans avoir d'idée précise de l'étape suivante. On peut vouloir être libre, sans savoir ce qu'on fera exactement de cette liberté ! Autrement dit, il y a bel et bien deux conceptions de la liberté, négative et positive. » (p.48)
« De la liberté politique a certaines implications qui devraient susciter la perplexité lorsqu'elle prend pour critère l'absence de frustration des désirs individuels.
Si la liberté négative consiste à pouvoir faire tout ce qu'on désire sans rencontrer d'obstacles, il suffirait de ne plus rien désirer pour être parfaitement libre, idée que les philosophes (stoïciens entre autres) ont défendue, mais qui est plutôt paradoxale. […]
Si la liberté politique consiste seulement à pouvoir faire tout ce qu'on désire sans rencontrer d'obstacles, on devrait estimer qu'on est moins libre dans un pays où les feux de signalisation qui nous contraignent à nous arrêter de circuler sont nombreux que dans un pays où il n'y a pas de feux rouges à respecte. » (p.49-50)
« Le bon sens semble dire que la vraie liberté n'est pas celle de faire n'importe quoi du moment qu'on ne cause aucun dommage aux autres, mais d'agir de façon réfléchie, après avoir évalué et ordonné ses désirs, ses passions, ses préférences. C'est cette conception de la liberté que de très nombreuses personnalités religieuses ou politiques ont à l’esprit, lorsqu'elles tapent sans nuances sur leurs cibles préférées, l’« individualisme destructeur», le «déchaînement incontrôlé des désirs», en insistant lourdement sur ce qui les distingue de ce qu'elles appellent la « liberté authentique ». […]
En dépit de sa popularité, cette conception positive de la liberté contient un paradoxe qu'Aristote avait détecté, pour en faire la base d'une critique. L'État nous rend-il meilleurs ? (mesurée bien sûr) de l'adage socratique « Nul n'est méchant volontairement ». Le paradoxe vient en conclusion du raisonnement suivant :
1. Chaque fois qu'un individu agit mal, c'est parce qu'il est ignorant ou prisonnier de ses passions, c'est-à-dire pas vraiment libre au sens riche ou positif du mot liberté.
2. Or il est injuste de punir ceux qui n'étaient pas libres au moment d'agir.
3. Il est injuste de punir ceux qui agissent mal.
Si on estime que cette conclusion est trop paradoxale, il faut rejeter les prémisses qui l'impliquent, c'est-à-dire la conception riche ou positive de la liberté. » (pp.51-52)
« Par ailleurs, si la liberté politique n'était rien d'autre que la maîtrise rationnelle de ses désirs, et l'engagement dans un projet collectif, l'État pourrait forcer les gens à renoncer à leurs passions futiles et à s'associer dans un parti politique ou une ONG, en prétendant qu'il ne porte absolument pas atteinte à leur liberté, puisque, de toute façon, ils ne sont pas vraiment ou pas encore libres. La conception négative de la liberté se contente de définir les limites d'un espace de permissivité à l'intérieur duquel il n'y a ni obligation ni interdiction. Elle ne dit rien de ce qu'on doit faire dans cet espace. La participation active à la vie publique, qu'e les défenseurs de la liberté positive ont tendance à considérer comme un élément constitutif de la liberté politique, devient un choix de vie comme un autre : personne ne doit être contraint de la mettre au centre de son existence. Dans la perspective positive, l'action politique a de la valeur en elle-même, alors que, du point de vue de la liberté négative, elle n'a d'importance que dans la mesure où elle est un moyen efficace d'échapper à la servitude et à la persécution individuelles ou collectives. » (p.53)
« La liberté politique ne se réduit pas à la participation politique active, et ne doit pas être confondue avec elle. Par ailleurs, la conception négative de la liberté admet que nous sommes d'autant plus libres que nous avons un plus grand nombre de possibilités qui nous sont ouvertes. Ce principe s'applique évidemment aussi aux possibilités de voter, de contester, de s'associer. Mais il n'implique pas qu'on soit contraint de concrétiser ces possibilités, d'en faire usage. » (p.54)
« Une base intellectuelle au projet de promouvoir par des moyens coercitifs et non coercitifs une certaine vision de l'excellence humaine (c'est ce qu'on appelle le perfectionnisme), en traitant les citoyens qui ne partagent pas cette vision comme des individus incapables de savoir par eux-mêmes ce qui est bon pour eux (c'est ce qu'on appelle le paternalisme). La conception négative de la liberté a l'avantage d'être étrangère au perfectionnisme, ce qui devrait satisfaire tous ceux qui, comme moi, rejettent cette doctrine parce qu'elle est liée à des conceptions de la « nature humaine » et de ses besoins « universels » et « éternels » hautement contestables. Elle a aussi l'avantage de ne pas être paternaliste, ce qui peut la rendre sympathique aux yeux de tous ceux qui, comme c'est mon cas, estiment que cette attitude est humiliante et constitue un tort causé aux personnes qui en sont les victimes, lorsqu'elle ne vise pas seulement à restaurer leurs capacités physiques ou mentales, mais à les « redresser » moralement ou politiquement. » (p.56)
« À première vue, la liberté négative ne pourrait servir qu'à justifier les « droits libertés » (dits aussi « négatifs », d'ailleurs). Elle ne serait d'aucun secours pour protéger les « droits créances », comme l'accès à la santé ou à l'éducation, ou les droits collectifs de minorités linguistiques, ethniques, sexuelles. Il faudrait faire appel à une notion de liberté positive pour protéger ou promouvoir ce genre de droits. C'est une erreur, à mon avis. Selon la conception que je soutiens, définir des droits humains revient seulement à reconnaître la légitimité de certaines revendications qu'on peut appeler « impersonnelles ». Nous ne pensons pas que les autres pourraient avoir le devoir de nous aider à réaliser certains projets extrêmement personnels, comme celui de faire le tour du monde à la voile ou à vélo. Nous estimons, en revanche, qu'il n'est pas illégitime de demander à tout le monde de respecter notre intégrité physique, et de nous aider à obtenir les moyens de vivre de façon décente. » (p.59)
« Des chercheurs de plus en plus nombreux affirment que Machiavel, Rousseau, et d'autres penseurs dits « républicains », ont défendu des conceptions négatives de la liberté puisqu'ils insistaient sur l'idée qu'être libre, c'est ne pas avoir de maître extérieur. En même temps, ces « républicains » rejetaient complètement l'idée que la liberté négative s'exprime par le « silence de la loi ». Pour eux, la liberté négative consiste avant tout à passer du gouvernement des personnes au gouvernement de la loi, ou de l'« empire des hommes à l'empire du droit ». » (note 8 p.292)
-Ruwen Ogien, L’Etat nous rend-il meilleur ? Essai sur la liberté politique, Gallimard, coll. Folio essais, 2013, 332 pages.