https://www.academie-agriculture.fr/membres/annuaire/thierry-pouch
"Ce numéro de la revue Le Portique est l’aboutissement de plusieurs années de séminaires consacrés à la question des usages du marxisme en anthropologie et dans les sciences sociales en France, principalement, mais non exclusivement, après la seconde guerre mondiale. Animé par Jean-Louis Fabiani, Noël Barbe et Jean-François Bert, ce séminaire tenu à l’EHESS entre 2010 et 2012, avait pour but de faire retour sur la vigueur des propositions marxistes et les débats qu’elles ont suscités, malgré l’usure, depuis une trentaine d’années."
"Rémanence, présence ou formes de présence, spectre, absence et éviction, introduction, usages, mémoire, implantation, relecture… autant de termes employés par les auteurs des textes qui composent ce volume. Il s’agit là de s’attacher à une lecture minutieuse de l’établissement, ou non, de Marx dans les sciences sociales en France, du moins certains de leurs espaces disciplinaires : linguistique, anthropologie, économie, histoire, Sciences Studies. Ces lectures peuvent en suivre les instruments (revues, espaces de discussion ou de vulgarisation), s’intéresser aux facteurs socio-économiques de l’entrée et de la sortie de l’espace académique, caractériser les saisies de Marx ou encore les figures prises par le marxisme."
-Noël Barbe, « Présentation », Le Portique [En ligne], 32 | 2014, mis en ligne le 17 mars 2014, consulté le 12 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2714
"Mais parmi les nombreux appels à rouvrir l’œuvre de Marx – qu’ils émanent de philosophes, de sociologues, d’historiens – et singulièrement sa critique de l’économie politique, on ne trouve guère d’économistes, du moins ceux occupant les positions dominantes au sein de l’Université."
"Il faut remonter aux années quatre-vingt pour voir Marx et le marxisme discrédités, rejetés hors du champ de l’économie, au motif qu’ils ne répondaient pas aux critères de la scientificité dans cette discipline."
"C’est à partir du tout début des années cinquante que des professeurs d’économie des Facultés de Droit – essentiellement celle de Paris – vont introduire le marxisme dans leurs cours et leurs publications. Jean Lhomme, Jean Marchal, André Piettre, figurent parmi les économistes les plus réceptifs à la pensée de Marx et au marxisme. [...]
Concernant les raisons internes, il faut y voir la nécessité pour ces professeurs de contenir, voire de contrer la domination que commence à exercer la théorie néo-classique dans le champ de la science économique, surtout depuis le reflux de l’école institutionnaliste américaine, pourtant toute proche de renverser les prétentions à l’hégémonie des économistes néo-classiques durant l’entre-deux guerres. Marx mais aussi Keynes, sont vus comme des remparts à cette affirmation de l’école néo-classique. Une véritable géopolitique des idées économiques se met en place, avec notamment la création en France, en 1950, de la Revue économique (laquelle aurait d’ailleurs dû s’appeler « Revue économique et sociale », signifiant par-là que l’économie devait être à l’écoute des autres sciences sociales, à commencer par la sociologie), autour de Fernand Braudel, Albert Aftalion, Jean Lhomme, les frères Marchal…
Dans le premier numéro de la Revue économique, un article signé de Jacques Lecaillon retient l’attention dans la mesure où il fait de Marx et de Keynes deux auteurs ayant apporté des « contributions décisives au renouvellement de la marche de la science et n’est-ce pas encore les compter que de les placer tous deux sur le plan du génie ? »7. Dans cette nouvelle revue figureront très vite des articles d’économistes marxistes, qui vont par la suite influencer grandement le processus de diffusion et d’implantation de la pensée marxiste en économie (Charles Bettelheim, Suzanne de Brunhoff, Henri Denis…).
Si la montée en puissance de l’économie néo-classique fait réagir les économistes français, c’est parce qu’ils y voient aussi la traduction d’une idéologie libérale qui enferme l’homme dans une logique strictement mercantile, constituant une menace pour la préservation du lien social. C’est pourquoi plusieurs d’entre eux vont réaliser des travaux sur la répartition de la richesse nationale. Les racines de cette posture se situent dans le catholicisme social. On comprend mieux alors pourquoi ils se tournent vers le Marx « humaniste », et non le Marx porteur du projet communiste, car ils voient dans ce système économique tel qu’il se déploie en URSS une autre menace pour l’homme. [...]
Il y a une raison plus externe à cette adhésion toute relative au marxisme chez ces économistes. Il faut en effet y voir une manière de blanchir leur implication, directe ou indirecte, dans l’idéologie corporatiste des années de collaboration. Tous les économistes cités plus haut ont en effet publiés des textes durant les années quarante, traitant des vertus du corporatisme et soulignant l’importance de l’artisanat et de la paysannerie dans le renouveau de la France. Ce fut aussi le cas d’un professeur a priori peu suspect de compromission, tant son œuvre constitua l’un des vecteurs de l’implantation du marxisme en économie dans les Universités françaises. Il s’agit d’Henri Denis. La publication en 1941 de son « Que sais-je ? » aux PUF, La Corporation8, constitue de ce point de vue une bonne illustration des engagements et des revirements idéologiques de ces professeurs d’économie 9. Seule exception à ce tableau, la position d’Henri Bartoli. Ce fils de résistant, intellectuel catholique, proche du courant personnaliste d’Emmanuel Mounier, professeur d’économie à la Faculté de Grenoble, puis à Paris, a, au contraire de ses collègues, tenté de concilier humanisme et communisme. Dans plusieurs ouvrages qui ont contribué à la diffusion de la pensée de Marx en économie, Bartoli indique qu’elle a « restauré la dignité de l’homme », en refusant de faire de celui-ci une marchandise."
"La création en 1954 de la revue marxiste d’économie, Économie et politique, formera une plate-forme à partir de laquelle les débats vont pouvoir s’engager entre les économistes humanistes et ceux se réclamant de Marx en tant que celui-ci fut porteur de l’idée communiste. La place manque ici pour citer les nombreux auteurs d’articles dont la trame est de porter la contradiction aux économistes des Facultés qui redécouvrent Marx et le marxisme. Signalons simplement le rôle décisif qu’y joue Henri Denis, rédacteur en chef de la revue et professeur agrégé d’économie à la Faculté de Droit de Rennes. Dans plusieurs de ses articles, tout comme dans son ouvrage La Valeur, publié aux éditions Sociales en 1950, Denis fustige l’interprétation de l’œuvre économique de Marx par ses collègues de Paris, mais également par le jésuite Pierre-Yves Calvez. À la « science catholique » doit être opposée une « science marxiste » véritable, et le projet révolutionnaire se substituer au projet de libération de l’homme par Dieu. On peut alors mesurer le chemin parcouru par Denis entre ses écrits des années quarante et ses positions à partir de 1950."
"Il faudra attendre la décennie soixante pour voir se dessiner une évolution des rapports de force au sein de l’Université."
"Gravitant autour de Paul Boccara, agrégé d’histoire converti à l’économie et enseignant-chercheur à l’Université d’Amiens, les économistes composant la cellule économique du PCF – certains d’entre eux professeurs d’économie à l’Université – vont même publier des articles dans ce qui devient progressivement la prestigieuse Revue économique. Le fil conducteur de ce qui allait être le point d’ancrage fondamental de l’hétérodoxie économique en France durant les années 1970 indique que le capitalisme a pris une forme nouvelle en atteignant le troisième stade de son développement (après les stades primitif-manufacturier et classique-concurrentiel), le stade impérialiste-monopoliste, prenant la forme du CME, lequel doit nécessairement déboucher sur le socialisme. L’armature théorique de l’analyse du CME et de sa crise s’appuie sur les développements livrés par Marx dans le Livre III du Capital (suraccumulation-dévalorisation du capital, baisse tendancielle du taux de profit, concentration du capital…). La phase de concentration se caractérise par un renforcement du rôle de l’État, ouvrant la voie au socialisme, notamment par le biais des nationalisations des monopoles, constitutive d’une abolition de la propriété privée des moyens de production. La théorie du CME atteint son point culminant avec la parution, en 1971, aux Éditions Sociales, du célèbre Traité marxiste d’économie politique, qui connut un succès important avec plus de 50 000 exemplaires vendus, mais surtout parce qu’il va constituer une source d’inspiration pour les rédacteurs du Programme commun de la gauche."
"Un second pôle émerge à peu près simultanément, plus universitaire que le précédent. Il s’agit de l’économie du développement. Ce pôle se forme dans un contexte de décolonisation, et les économistes français qui en sont les initiateurs avancent que la sortie du sous-développement passe par le socialisme. Ils se sont nourris de la pensée « développementaliste », celle de G. Myrdal, R. Prebisch, C. Furtado et A. Hirschman. Il s’agissait pour ces économistes de faire contrepoids au modèle de Rostow, dont l’ouvrage resté célèbre, Les Étapes de la croissance économique, traduit en français en 1963, avait pour sous-titre, « manifeste non-communiste ». Mais ces débats se radicalisent très vite avec la création, dès 1960, autour d’Henri Laugier, de la Revue Tiers-Monde. Deux figures en constituent les coryphées : Gérard Destanne de Bernis, professeur à l’Université de Grenoble, et Charles Bettelheim, directeur d’études à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE). Le premier produit des analyses – assorties de recommandations au gouvernement – sur le socialisme algérien, et publie, notamment dans Tiers Monde mais aussi dans la revue de François Perroux Économie Appliquée, de nombreux articles consacrés à la théorie des « industries industrialisantes » et de la « substitution d’importations ». Le second, entré dès l’âge de 20 ans aux Jeunesses communistes, directeur de la collection « économie et socialisme » chez Maspero, s’engage dans des analyses visant à montrer que le sous-développement n’est pas un retard à combler selon une logique capitaliste, mais doit être combattu par la voie de la planification socialiste, et construit une véritable économie politique du socialisme, dans laquelle se retrouveront de nombreux économistes assistant à ses conférences à l’EPHE13. Détenant tous les attributs du capital universitaire, Bettelheim et de Bernis articulent tous deux une approche scientifique du marxisme et un militantisme politique, qui les a conduits à conseiller divers gouvernements dans le Tiers-Monde (l’Algérie de Boumediene, l’Égypte de Nasser, l’Inde de Nehru, Castro à Cuba…).
Le rôle décisif que jouent ces économistes engagés dans la diffusion de la pensée marxiste en économie au sein de l’Université va trouver une résonance particulière avec l’enseignement de leur collègue qui dispense le cours d’Histoire de la pensée économique à la Faculté de Droit de Paris, Henri Denis. Son parcours politiquement sinueux a été évoqué plus haut. Il convient maintenant de rappeler l’impact non moins décisif que ce professeur d’économie, récemment muté de Rennes à Paris, a pu avoir sur toute une génération d’étudiants, dont on sait que les effectifs à l’époque augmentent. La publication de son manuel d’Histoire de la pensée économique en 1966, dans l’espace des grands manuels académiques, la collection Thémis aux PUF, est un moment crucial pour la pénétration du marxisme dans l’Université. Plus d’un tiers de l’ouvrage est consacré à Marx et au marxisme, Denis égratignant au passage tous les autres courants de la pensée économique, les néo-classiques bien entendu, mais aussi, plus surprenant aujourd’hui, les keynésiens et les institutionnalistes, position critique qui sera édulcorée dans les éditions suivantes du manuel. La seconde moitié des années soixante consacre ainsi la vitalité de Marx et du marxisme dans un champ universitaire, l’économie, qui, auparavant, l’avait toujours maintenu à distance. Certes, des résistances s’organisent pour contenir l’arrivée des marxistes dans l’Université, mais le processus est bel et bien lancé. Une génération d’économistes talentueux, fins connaisseurs de la théorie économique, détenant tous les attributs du capital universitaire (thèses d’État, articles dans des Revues que l’on nomme aujourd’hui « à comité de lecture », ouvrages, et, pour certains d’entre eux, agrégation de l’enseignement supérieur en économie), vont propulser Marx et le marxisme sur le devant de la scène universitaire."
"Le premier regroupe des économistes gravitant autour des Cahiers d’économie politique, revue fondée en 1974 à Amiens, et dont les travaux seront publiés dans la collection « Interventions en économie politique » aux Presses Universitaires de Grenoble. Carlo Benetti, Jean Cartelier en sont les figures de proue. Toute leur entreprise est tournée vers l’étude de la structure logique de l’économie politique et la production d’une critique. Il s’agit de convoquer Marx non plus pour en faire un support d’une quelconque conquête politique, comme le font les économistes de la théorie du CME, mais pour confronter l’économie de Marx – et essentiellement le Livre I du Capital, seul Livre théorique abouti selon eux – en tant que discours scientifique à l’économie politique classique et néo-classique, dont seront contestées les catégories supposées naturelles. Ces économistes ont été pour la plupart des auditeurs assidus des séminaires de Louis Althusser à l’École Normale Supérieure. On imagine assez mal aujourd’hui le degré auquel fut porté la critique de l’économie néo-classique, contrastant radicalement avec le pouvoir que cette dernière détient dans le champ de la science économique depuis la fin des années soixante-dix16.
Le second groupe se constitue autour d’une autre revue, Critiques de l’économie politique, éditée par Maspero, maison d’éditions dont on ne soulignera jamais assez le rôle déterminant qu’elle joua dans la diffusion de la pensée critique en France. Jean-Luc Dallemagne, Jacques Valier et Pierre Salama en furent les chefs de file. Comme leurs collègues, ils sont agrégés, publient articles et ouvrages, et entendent contribuer à une critique féroce mais scientifique de l’économie politique. Ce qui les différencie en revanche de leurs « camarades » des Cahiers d’économie politique a trait à la fois à leur interprétation de Marx et à leur positionnement dans le militantisme politique. Ces économistes critiques n’entendent pas se limiter au seul Livre I, c’est-à-dire à la seule critique de l’économie politique. Si cette dimension reste centrale, elle doit être complétée par le déploiement d’une économie politique du socialisme. C’est pourquoi ils attachèrent tant d’importance à la lecture du Livre III du Capital, et en particulier à la problématique de la transformation des valeurs en prix de production. Le Livre III fut perçu comme un élément indispensable à la compréhension de la dynamique du capital, de ses contradictions, avec en toile de fond, la controverse autour de la mesure et de l’interprétation de la baisse tendancielle du taux de profit. Ce faisant, ces économistes, pour la plupart membres ou sympathisants – en empruntant parfois des pseudonymes – de la Ligue Communiste révolutionnaire (LCR), ont pour souci de ne pas dissocier analyse théorique et action politique, et inscrivent leurs réflexions et leurs actions militantes, dans le cadre de la IVe Internationale. Ces économistes n’oublient pas en effet l’articulation établie par Marx entre la théorie des rapports sociaux de production et celle de la praxis, les hommes étant les auteurs de leur changement.
Tous ces économistes s’attacheront à revisiter Marx et ses exégètes, Lénine, Rosa Luxemburg, Hilferding… et construiront une critique radicale de la pensée économique bourgeoise, y compris son approche de l’échange international, à un moment où les signes annonciateurs de ce que l’on nomme aujourd’hui la mondialisation se mettent en place. Outre les articles publiés dans des revues académiques, des ouvrages paraissent dans de prestigieuses maisons d’édition, à commencer par les PUF, et notamment dans la collection « économie en liberté », que dirigent Marc Guillaume et Jacques Attali."
"La première école se structure autour de l’Université de Grenoble et du Groupe de Recherche sur la Régulation des Économies Capitalistes (GRREC) avec Gérard Destanne de Bernis comme chef de file, et prolonge en quelque sorte la théorie du CME. La seconde, l’école parisienne de la régulation, connaîtra une audience universitaire considérable, y compris internationale. Ses figures de proue sont Michel Aglietta, Robert Boyer, Alain Lipietz. Ces économistes se différencient de leurs collègues/concurrents de Grenoble par une formation, l’école Polytechnique, par des lieux institutionnels, l’administration économique (INSEE, Direction de la Prévision, le CEPREMAP…) au sein de laquelle ils participent de près ou de loin à l’expérience de la planification à la française et à la construction des modèles macroéconométriques. Leur parcours va les conduire à critiquer ces modèles, à se distancier de la théorie du CME et de sa dimension téléologique, et à entrer en rébellion contre le structuralisme de Louis Althusser.
Le succès de ce courant tient également à des lieux de visibilité : les revues académiques en raison du capital symbolique qu’ils détiennent (mathématiques, statistiques, théorie économique…), les ouvrages, les enseignements qu’ils professent dans les Universités, les formations qu’ils effectuent auprès des professeurs de l’enseignement secondaire, ainsi que l’écho que leurs travaux reçoivent dans une revue comme Alternatives économiques, écho qui ira jusqu’à proposer des sujets de baccalauréat (série B puis ES), en particulier sur l’émergence puis la crise du fordisme."
"Revues, ouvrages, thèses, séminaires, cours et manuels, la référence marxiste a constitué durant les années soixante et soixante-dix un point de passage obligé pour ces jeunes économistes et pour des cohortes enthousiasmées d’étudiants, pris par ailleurs dans les dédales du militantisme politique et de la lutte contre l’impérialisme. L’arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981, après près d’un quart de siècle d’opposition, a sans doute sonné comme un aboutissement, une récompense politique à ce déploiement d’énergie intellectuelle. Bien que s’insérant dans un lieu institutionnel plutôt dominé par des forces conservatrices, les économistes font pencher la balance du côté de l’hétérodoxie radicale, le marxisme.
La visibilité du marxisme en économie apparaît toutefois bien paradoxale, car c’est au moment même où ce courant de pensée s’affirme, se répand, que les forces conservatrices se déploient, cherchant à inverser une dynamique engagée depuis les années cinquante. Pour le cas français, le drame fut que la gauche de gouvernement y apporta sa contribution dès 1983."
"Il est intéressant de noter que M. Foucault, dès 1966, entend liquider le marxisme comme idéologie du passé : M. Foucault, Les Mots et les Choses."
"En France, le tournant néolibéral s’opère trois ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir, sous l’impulsion de personnalités comme Jacques Delors, l’un des artisans de la dérégulation et de la financiarisation de l’économie française, sous couvert de poursuivre et d’approfondir la construction européenne, véritable laboratoire d’expérimentation des idées libérales."
"Deux ouvrages fondamentaux apportent une contribution décisive, et, pourrait-on dire, irréversible, au processus de déclin de la pensée critique marxiste. D’abord celui d’Henri Denis, encore lui, qui, dans L’Économie de Marx, histoire d’un échec, paru en 1980 aux PUF, poursuit son décorticage des écrits économiques de Marx, et décèle les contradictions et les limites contenues dans les travaux du philosophe allemand. Elles trouvent leur source dans les hésitations de Marx vis-à-vis de la dialectique hégélienne, le conduisant à opter in fine pour la théorie de la valeur-travail de Ricardo, faisant du même coup de Marx le dernier des classiques. Denis en déduit que Marx a échoué à produire une science authentique de l’économie marchande. Une première étape est franchie dans le long processus qui va aboutir à l’éviction de la théorie de la valeur de Marx.
Faire de Marx l’héritier direct des économistes classiques, et évacuer la valeur et la plus-value, est une entreprise qui trouve son prolongement dans un second livre, celui de Carlo Benetti et Jean Cartelier, Marchands, salariat et capitalistes, publié en 1981 aux Presses Universitaires de Grenoble, dans la collection « Interventions critiques en économie politique », qui disparaîtra d’ailleurs deux ans plus tard. Ils voient dans l’économie de Marx une transposition des catégories des classiques que par ailleurs il ne cesse de critiquer. Quelques années plus tard, Cartelier, dans un article sur la théorie de la régulation co-signé avec Michel de Vroey, indique qu’il faut renoncer à mettre l’accent sur la critique idéologique de la théorie néo-classique, qu’il convient a contrario de se frotter à elle."
"Du côté de l’école de la régulation, la trajectoire est sensiblement la même. L’évacuation de la théorie de la valeur a constitué l’objectif d’Aglietta et Orléan dans La Violence de la monnaie, paru en 1982 aux PUF. Les limites de la valeur les conduisent à construire une théorie de la monnaie fondée sur l’anthropologie girardienne de la violence. Dans tous ces cas de figure, on assiste à un repositionnement des recherches et travaux dans l’espace des publications. Il s’inscrit dans un vaste processus de professionnalisation du champ de l’économie, « le désir de faire science » étant de plus en plus structurant pour les économistes. C’est en effet durant les années soixante-dix que sont imposées les normes scientifiques en vigueur aux États-Unis, sous l’impulsion notamment d’Edmond Malinvaud, alors directeur général de l’INSEE. Les luttes engagées durant la crise américaine des années 1930 contre les courants institutionnalistes avec la création de la Société d’économétrie, trouvent leur point d’aboutissement en France. Beaucoup d’économistes ont pris la mesure du retard pris par la science économique en France, imputable selon eux au keynésianisme et au marxisme. La formalisation devient un langage commun, au même titre que l’anglais, et les revues académiques opèrent une mutation radicale, à l’instar de l’évolution de la Revue économique."
-Thierry Pouch, « Les tumultueuses relations des économistes français avec le marxisme : une mise en perspective historique », Le Portique [En ligne], 32 | 2014, document 3, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 12 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2718
-Noël Barbe, « De quelques formes de présence du marxisme en anthropologie », Le Portique [En ligne], 32 | 2014, document 4, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 12 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2720
"Ce numéro de la revue Le Portique est l’aboutissement de plusieurs années de séminaires consacrés à la question des usages du marxisme en anthropologie et dans les sciences sociales en France, principalement, mais non exclusivement, après la seconde guerre mondiale. Animé par Jean-Louis Fabiani, Noël Barbe et Jean-François Bert, ce séminaire tenu à l’EHESS entre 2010 et 2012, avait pour but de faire retour sur la vigueur des propositions marxistes et les débats qu’elles ont suscités, malgré l’usure, depuis une trentaine d’années."
"Rémanence, présence ou formes de présence, spectre, absence et éviction, introduction, usages, mémoire, implantation, relecture… autant de termes employés par les auteurs des textes qui composent ce volume. Il s’agit là de s’attacher à une lecture minutieuse de l’établissement, ou non, de Marx dans les sciences sociales en France, du moins certains de leurs espaces disciplinaires : linguistique, anthropologie, économie, histoire, Sciences Studies. Ces lectures peuvent en suivre les instruments (revues, espaces de discussion ou de vulgarisation), s’intéresser aux facteurs socio-économiques de l’entrée et de la sortie de l’espace académique, caractériser les saisies de Marx ou encore les figures prises par le marxisme."
-Noël Barbe, « Présentation », Le Portique [En ligne], 32 | 2014, mis en ligne le 17 mars 2014, consulté le 12 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2714
"Mais parmi les nombreux appels à rouvrir l’œuvre de Marx – qu’ils émanent de philosophes, de sociologues, d’historiens – et singulièrement sa critique de l’économie politique, on ne trouve guère d’économistes, du moins ceux occupant les positions dominantes au sein de l’Université."
"Il faut remonter aux années quatre-vingt pour voir Marx et le marxisme discrédités, rejetés hors du champ de l’économie, au motif qu’ils ne répondaient pas aux critères de la scientificité dans cette discipline."
"C’est à partir du tout début des années cinquante que des professeurs d’économie des Facultés de Droit – essentiellement celle de Paris – vont introduire le marxisme dans leurs cours et leurs publications. Jean Lhomme, Jean Marchal, André Piettre, figurent parmi les économistes les plus réceptifs à la pensée de Marx et au marxisme. [...]
Concernant les raisons internes, il faut y voir la nécessité pour ces professeurs de contenir, voire de contrer la domination que commence à exercer la théorie néo-classique dans le champ de la science économique, surtout depuis le reflux de l’école institutionnaliste américaine, pourtant toute proche de renverser les prétentions à l’hégémonie des économistes néo-classiques durant l’entre-deux guerres. Marx mais aussi Keynes, sont vus comme des remparts à cette affirmation de l’école néo-classique. Une véritable géopolitique des idées économiques se met en place, avec notamment la création en France, en 1950, de la Revue économique (laquelle aurait d’ailleurs dû s’appeler « Revue économique et sociale », signifiant par-là que l’économie devait être à l’écoute des autres sciences sociales, à commencer par la sociologie), autour de Fernand Braudel, Albert Aftalion, Jean Lhomme, les frères Marchal…
Dans le premier numéro de la Revue économique, un article signé de Jacques Lecaillon retient l’attention dans la mesure où il fait de Marx et de Keynes deux auteurs ayant apporté des « contributions décisives au renouvellement de la marche de la science et n’est-ce pas encore les compter que de les placer tous deux sur le plan du génie ? »7. Dans cette nouvelle revue figureront très vite des articles d’économistes marxistes, qui vont par la suite influencer grandement le processus de diffusion et d’implantation de la pensée marxiste en économie (Charles Bettelheim, Suzanne de Brunhoff, Henri Denis…).
Si la montée en puissance de l’économie néo-classique fait réagir les économistes français, c’est parce qu’ils y voient aussi la traduction d’une idéologie libérale qui enferme l’homme dans une logique strictement mercantile, constituant une menace pour la préservation du lien social. C’est pourquoi plusieurs d’entre eux vont réaliser des travaux sur la répartition de la richesse nationale. Les racines de cette posture se situent dans le catholicisme social. On comprend mieux alors pourquoi ils se tournent vers le Marx « humaniste », et non le Marx porteur du projet communiste, car ils voient dans ce système économique tel qu’il se déploie en URSS une autre menace pour l’homme. [...]
Il y a une raison plus externe à cette adhésion toute relative au marxisme chez ces économistes. Il faut en effet y voir une manière de blanchir leur implication, directe ou indirecte, dans l’idéologie corporatiste des années de collaboration. Tous les économistes cités plus haut ont en effet publiés des textes durant les années quarante, traitant des vertus du corporatisme et soulignant l’importance de l’artisanat et de la paysannerie dans le renouveau de la France. Ce fut aussi le cas d’un professeur a priori peu suspect de compromission, tant son œuvre constitua l’un des vecteurs de l’implantation du marxisme en économie dans les Universités françaises. Il s’agit d’Henri Denis. La publication en 1941 de son « Que sais-je ? » aux PUF, La Corporation8, constitue de ce point de vue une bonne illustration des engagements et des revirements idéologiques de ces professeurs d’économie 9. Seule exception à ce tableau, la position d’Henri Bartoli. Ce fils de résistant, intellectuel catholique, proche du courant personnaliste d’Emmanuel Mounier, professeur d’économie à la Faculté de Grenoble, puis à Paris, a, au contraire de ses collègues, tenté de concilier humanisme et communisme. Dans plusieurs ouvrages qui ont contribué à la diffusion de la pensée de Marx en économie, Bartoli indique qu’elle a « restauré la dignité de l’homme », en refusant de faire de celui-ci une marchandise."
"La création en 1954 de la revue marxiste d’économie, Économie et politique, formera une plate-forme à partir de laquelle les débats vont pouvoir s’engager entre les économistes humanistes et ceux se réclamant de Marx en tant que celui-ci fut porteur de l’idée communiste. La place manque ici pour citer les nombreux auteurs d’articles dont la trame est de porter la contradiction aux économistes des Facultés qui redécouvrent Marx et le marxisme. Signalons simplement le rôle décisif qu’y joue Henri Denis, rédacteur en chef de la revue et professeur agrégé d’économie à la Faculté de Droit de Rennes. Dans plusieurs de ses articles, tout comme dans son ouvrage La Valeur, publié aux éditions Sociales en 1950, Denis fustige l’interprétation de l’œuvre économique de Marx par ses collègues de Paris, mais également par le jésuite Pierre-Yves Calvez. À la « science catholique » doit être opposée une « science marxiste » véritable, et le projet révolutionnaire se substituer au projet de libération de l’homme par Dieu. On peut alors mesurer le chemin parcouru par Denis entre ses écrits des années quarante et ses positions à partir de 1950."
"Il faudra attendre la décennie soixante pour voir se dessiner une évolution des rapports de force au sein de l’Université."
"Gravitant autour de Paul Boccara, agrégé d’histoire converti à l’économie et enseignant-chercheur à l’Université d’Amiens, les économistes composant la cellule économique du PCF – certains d’entre eux professeurs d’économie à l’Université – vont même publier des articles dans ce qui devient progressivement la prestigieuse Revue économique. Le fil conducteur de ce qui allait être le point d’ancrage fondamental de l’hétérodoxie économique en France durant les années 1970 indique que le capitalisme a pris une forme nouvelle en atteignant le troisième stade de son développement (après les stades primitif-manufacturier et classique-concurrentiel), le stade impérialiste-monopoliste, prenant la forme du CME, lequel doit nécessairement déboucher sur le socialisme. L’armature théorique de l’analyse du CME et de sa crise s’appuie sur les développements livrés par Marx dans le Livre III du Capital (suraccumulation-dévalorisation du capital, baisse tendancielle du taux de profit, concentration du capital…). La phase de concentration se caractérise par un renforcement du rôle de l’État, ouvrant la voie au socialisme, notamment par le biais des nationalisations des monopoles, constitutive d’une abolition de la propriété privée des moyens de production. La théorie du CME atteint son point culminant avec la parution, en 1971, aux Éditions Sociales, du célèbre Traité marxiste d’économie politique, qui connut un succès important avec plus de 50 000 exemplaires vendus, mais surtout parce qu’il va constituer une source d’inspiration pour les rédacteurs du Programme commun de la gauche."
"Un second pôle émerge à peu près simultanément, plus universitaire que le précédent. Il s’agit de l’économie du développement. Ce pôle se forme dans un contexte de décolonisation, et les économistes français qui en sont les initiateurs avancent que la sortie du sous-développement passe par le socialisme. Ils se sont nourris de la pensée « développementaliste », celle de G. Myrdal, R. Prebisch, C. Furtado et A. Hirschman. Il s’agissait pour ces économistes de faire contrepoids au modèle de Rostow, dont l’ouvrage resté célèbre, Les Étapes de la croissance économique, traduit en français en 1963, avait pour sous-titre, « manifeste non-communiste ». Mais ces débats se radicalisent très vite avec la création, dès 1960, autour d’Henri Laugier, de la Revue Tiers-Monde. Deux figures en constituent les coryphées : Gérard Destanne de Bernis, professeur à l’Université de Grenoble, et Charles Bettelheim, directeur d’études à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE). Le premier produit des analyses – assorties de recommandations au gouvernement – sur le socialisme algérien, et publie, notamment dans Tiers Monde mais aussi dans la revue de François Perroux Économie Appliquée, de nombreux articles consacrés à la théorie des « industries industrialisantes » et de la « substitution d’importations ». Le second, entré dès l’âge de 20 ans aux Jeunesses communistes, directeur de la collection « économie et socialisme » chez Maspero, s’engage dans des analyses visant à montrer que le sous-développement n’est pas un retard à combler selon une logique capitaliste, mais doit être combattu par la voie de la planification socialiste, et construit une véritable économie politique du socialisme, dans laquelle se retrouveront de nombreux économistes assistant à ses conférences à l’EPHE13. Détenant tous les attributs du capital universitaire, Bettelheim et de Bernis articulent tous deux une approche scientifique du marxisme et un militantisme politique, qui les a conduits à conseiller divers gouvernements dans le Tiers-Monde (l’Algérie de Boumediene, l’Égypte de Nasser, l’Inde de Nehru, Castro à Cuba…).
Le rôle décisif que jouent ces économistes engagés dans la diffusion de la pensée marxiste en économie au sein de l’Université va trouver une résonance particulière avec l’enseignement de leur collègue qui dispense le cours d’Histoire de la pensée économique à la Faculté de Droit de Paris, Henri Denis. Son parcours politiquement sinueux a été évoqué plus haut. Il convient maintenant de rappeler l’impact non moins décisif que ce professeur d’économie, récemment muté de Rennes à Paris, a pu avoir sur toute une génération d’étudiants, dont on sait que les effectifs à l’époque augmentent. La publication de son manuel d’Histoire de la pensée économique en 1966, dans l’espace des grands manuels académiques, la collection Thémis aux PUF, est un moment crucial pour la pénétration du marxisme dans l’Université. Plus d’un tiers de l’ouvrage est consacré à Marx et au marxisme, Denis égratignant au passage tous les autres courants de la pensée économique, les néo-classiques bien entendu, mais aussi, plus surprenant aujourd’hui, les keynésiens et les institutionnalistes, position critique qui sera édulcorée dans les éditions suivantes du manuel. La seconde moitié des années soixante consacre ainsi la vitalité de Marx et du marxisme dans un champ universitaire, l’économie, qui, auparavant, l’avait toujours maintenu à distance. Certes, des résistances s’organisent pour contenir l’arrivée des marxistes dans l’Université, mais le processus est bel et bien lancé. Une génération d’économistes talentueux, fins connaisseurs de la théorie économique, détenant tous les attributs du capital universitaire (thèses d’État, articles dans des Revues que l’on nomme aujourd’hui « à comité de lecture », ouvrages, et, pour certains d’entre eux, agrégation de l’enseignement supérieur en économie), vont propulser Marx et le marxisme sur le devant de la scène universitaire."
"Le premier regroupe des économistes gravitant autour des Cahiers d’économie politique, revue fondée en 1974 à Amiens, et dont les travaux seront publiés dans la collection « Interventions en économie politique » aux Presses Universitaires de Grenoble. Carlo Benetti, Jean Cartelier en sont les figures de proue. Toute leur entreprise est tournée vers l’étude de la structure logique de l’économie politique et la production d’une critique. Il s’agit de convoquer Marx non plus pour en faire un support d’une quelconque conquête politique, comme le font les économistes de la théorie du CME, mais pour confronter l’économie de Marx – et essentiellement le Livre I du Capital, seul Livre théorique abouti selon eux – en tant que discours scientifique à l’économie politique classique et néo-classique, dont seront contestées les catégories supposées naturelles. Ces économistes ont été pour la plupart des auditeurs assidus des séminaires de Louis Althusser à l’École Normale Supérieure. On imagine assez mal aujourd’hui le degré auquel fut porté la critique de l’économie néo-classique, contrastant radicalement avec le pouvoir que cette dernière détient dans le champ de la science économique depuis la fin des années soixante-dix16.
Le second groupe se constitue autour d’une autre revue, Critiques de l’économie politique, éditée par Maspero, maison d’éditions dont on ne soulignera jamais assez le rôle déterminant qu’elle joua dans la diffusion de la pensée critique en France. Jean-Luc Dallemagne, Jacques Valier et Pierre Salama en furent les chefs de file. Comme leurs collègues, ils sont agrégés, publient articles et ouvrages, et entendent contribuer à une critique féroce mais scientifique de l’économie politique. Ce qui les différencie en revanche de leurs « camarades » des Cahiers d’économie politique a trait à la fois à leur interprétation de Marx et à leur positionnement dans le militantisme politique. Ces économistes critiques n’entendent pas se limiter au seul Livre I, c’est-à-dire à la seule critique de l’économie politique. Si cette dimension reste centrale, elle doit être complétée par le déploiement d’une économie politique du socialisme. C’est pourquoi ils attachèrent tant d’importance à la lecture du Livre III du Capital, et en particulier à la problématique de la transformation des valeurs en prix de production. Le Livre III fut perçu comme un élément indispensable à la compréhension de la dynamique du capital, de ses contradictions, avec en toile de fond, la controverse autour de la mesure et de l’interprétation de la baisse tendancielle du taux de profit. Ce faisant, ces économistes, pour la plupart membres ou sympathisants – en empruntant parfois des pseudonymes – de la Ligue Communiste révolutionnaire (LCR), ont pour souci de ne pas dissocier analyse théorique et action politique, et inscrivent leurs réflexions et leurs actions militantes, dans le cadre de la IVe Internationale. Ces économistes n’oublient pas en effet l’articulation établie par Marx entre la théorie des rapports sociaux de production et celle de la praxis, les hommes étant les auteurs de leur changement.
Tous ces économistes s’attacheront à revisiter Marx et ses exégètes, Lénine, Rosa Luxemburg, Hilferding… et construiront une critique radicale de la pensée économique bourgeoise, y compris son approche de l’échange international, à un moment où les signes annonciateurs de ce que l’on nomme aujourd’hui la mondialisation se mettent en place. Outre les articles publiés dans des revues académiques, des ouvrages paraissent dans de prestigieuses maisons d’édition, à commencer par les PUF, et notamment dans la collection « économie en liberté », que dirigent Marc Guillaume et Jacques Attali."
"La première école se structure autour de l’Université de Grenoble et du Groupe de Recherche sur la Régulation des Économies Capitalistes (GRREC) avec Gérard Destanne de Bernis comme chef de file, et prolonge en quelque sorte la théorie du CME. La seconde, l’école parisienne de la régulation, connaîtra une audience universitaire considérable, y compris internationale. Ses figures de proue sont Michel Aglietta, Robert Boyer, Alain Lipietz. Ces économistes se différencient de leurs collègues/concurrents de Grenoble par une formation, l’école Polytechnique, par des lieux institutionnels, l’administration économique (INSEE, Direction de la Prévision, le CEPREMAP…) au sein de laquelle ils participent de près ou de loin à l’expérience de la planification à la française et à la construction des modèles macroéconométriques. Leur parcours va les conduire à critiquer ces modèles, à se distancier de la théorie du CME et de sa dimension téléologique, et à entrer en rébellion contre le structuralisme de Louis Althusser.
Le succès de ce courant tient également à des lieux de visibilité : les revues académiques en raison du capital symbolique qu’ils détiennent (mathématiques, statistiques, théorie économique…), les ouvrages, les enseignements qu’ils professent dans les Universités, les formations qu’ils effectuent auprès des professeurs de l’enseignement secondaire, ainsi que l’écho que leurs travaux reçoivent dans une revue comme Alternatives économiques, écho qui ira jusqu’à proposer des sujets de baccalauréat (série B puis ES), en particulier sur l’émergence puis la crise du fordisme."
"Revues, ouvrages, thèses, séminaires, cours et manuels, la référence marxiste a constitué durant les années soixante et soixante-dix un point de passage obligé pour ces jeunes économistes et pour des cohortes enthousiasmées d’étudiants, pris par ailleurs dans les dédales du militantisme politique et de la lutte contre l’impérialisme. L’arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981, après près d’un quart de siècle d’opposition, a sans doute sonné comme un aboutissement, une récompense politique à ce déploiement d’énergie intellectuelle. Bien que s’insérant dans un lieu institutionnel plutôt dominé par des forces conservatrices, les économistes font pencher la balance du côté de l’hétérodoxie radicale, le marxisme.
La visibilité du marxisme en économie apparaît toutefois bien paradoxale, car c’est au moment même où ce courant de pensée s’affirme, se répand, que les forces conservatrices se déploient, cherchant à inverser une dynamique engagée depuis les années cinquante. Pour le cas français, le drame fut que la gauche de gouvernement y apporta sa contribution dès 1983."
"Il est intéressant de noter que M. Foucault, dès 1966, entend liquider le marxisme comme idéologie du passé : M. Foucault, Les Mots et les Choses."
"En France, le tournant néolibéral s’opère trois ans après l’arrivée de la gauche au pouvoir, sous l’impulsion de personnalités comme Jacques Delors, l’un des artisans de la dérégulation et de la financiarisation de l’économie française, sous couvert de poursuivre et d’approfondir la construction européenne, véritable laboratoire d’expérimentation des idées libérales."
"Deux ouvrages fondamentaux apportent une contribution décisive, et, pourrait-on dire, irréversible, au processus de déclin de la pensée critique marxiste. D’abord celui d’Henri Denis, encore lui, qui, dans L’Économie de Marx, histoire d’un échec, paru en 1980 aux PUF, poursuit son décorticage des écrits économiques de Marx, et décèle les contradictions et les limites contenues dans les travaux du philosophe allemand. Elles trouvent leur source dans les hésitations de Marx vis-à-vis de la dialectique hégélienne, le conduisant à opter in fine pour la théorie de la valeur-travail de Ricardo, faisant du même coup de Marx le dernier des classiques. Denis en déduit que Marx a échoué à produire une science authentique de l’économie marchande. Une première étape est franchie dans le long processus qui va aboutir à l’éviction de la théorie de la valeur de Marx.
Faire de Marx l’héritier direct des économistes classiques, et évacuer la valeur et la plus-value, est une entreprise qui trouve son prolongement dans un second livre, celui de Carlo Benetti et Jean Cartelier, Marchands, salariat et capitalistes, publié en 1981 aux Presses Universitaires de Grenoble, dans la collection « Interventions critiques en économie politique », qui disparaîtra d’ailleurs deux ans plus tard. Ils voient dans l’économie de Marx une transposition des catégories des classiques que par ailleurs il ne cesse de critiquer. Quelques années plus tard, Cartelier, dans un article sur la théorie de la régulation co-signé avec Michel de Vroey, indique qu’il faut renoncer à mettre l’accent sur la critique idéologique de la théorie néo-classique, qu’il convient a contrario de se frotter à elle."
"Du côté de l’école de la régulation, la trajectoire est sensiblement la même. L’évacuation de la théorie de la valeur a constitué l’objectif d’Aglietta et Orléan dans La Violence de la monnaie, paru en 1982 aux PUF. Les limites de la valeur les conduisent à construire une théorie de la monnaie fondée sur l’anthropologie girardienne de la violence. Dans tous ces cas de figure, on assiste à un repositionnement des recherches et travaux dans l’espace des publications. Il s’inscrit dans un vaste processus de professionnalisation du champ de l’économie, « le désir de faire science » étant de plus en plus structurant pour les économistes. C’est en effet durant les années soixante-dix que sont imposées les normes scientifiques en vigueur aux États-Unis, sous l’impulsion notamment d’Edmond Malinvaud, alors directeur général de l’INSEE. Les luttes engagées durant la crise américaine des années 1930 contre les courants institutionnalistes avec la création de la Société d’économétrie, trouvent leur point d’aboutissement en France. Beaucoup d’économistes ont pris la mesure du retard pris par la science économique en France, imputable selon eux au keynésianisme et au marxisme. La formalisation devient un langage commun, au même titre que l’anglais, et les revues académiques opèrent une mutation radicale, à l’instar de l’évolution de la Revue économique."
-Thierry Pouch, « Les tumultueuses relations des économistes français avec le marxisme : une mise en perspective historique », Le Portique [En ligne], 32 | 2014, document 3, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 12 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2718
-Noël Barbe, « De quelques formes de présence du marxisme en anthropologie », Le Portique [En ligne], 32 | 2014, document 4, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 12 février 2021. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2720