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"Ni Reclus ni Kropotkine ne distinguaient leur réflexion politique de leurs travaux scientifiques ; on peut d'ailleurs affirmer sans se tromper que leur engagement anarchiste a stimulé leur approche de la géographie en insufflant une créativité remarquable à leur pratique savante." (p.12)
"Penser de façon relationnelle implique à la fois de souligner le lien entre espace et temps et de reconnaître qu'aucun lieu n'est isolé de la vaste histoire de l'espace. Dans cette perspective, l'espace ne se résume pas à un simple contenant à remplir de quelque substance, mais à une réalité toujours matérielle et déjà porteuse de sens. Le concept demande également de réfléchir à la signification et à la nature des "relations" ainsi qu'à leurs liens avec le pouvoir. En résumé, la géographie relationnelle cherche à donner sens à un monde infiniment complexe, en perpétuel devenir. Cependant, la notion d'espace relationnel est aussi porteuse d'un projet politique, d'une possibilité d'élargir le cercle de l'empathie et de réorganiser les lieux de pouvoir en renforçant les liens de solidarité. Ainsi, au lieu de se limiter au devenir, l'espace, sous sa forme politique idéalisée, appelle à devenir beau. [...]
Dans son volumineux traité intitulé Nouvelle géographie universelle. La Terre et les hommes, Élisée Reclus développe de façon très rigoureuse l'idée selon laquelle tous les humains devraient partager la Terre de manière fraternelle et refuser collectivement toute prétention à la supériorité d'une culture sur une autre. Il s'agit certes d'une idée optimiste ; du point de vue postcolonial et poststructuraliste contemporain, la notion même d' "universel" peut laisser un goût amer. La pensée de Reclus s'inscrit dans les limites de la philosophie européenne du XIXe siècle, mais, comme l'explique Federico Ferretti, son universalisme n'est "pas l'affirmation de quelques assimilation incontournable ou d'un processus évolutif immuable: il s'agit plutôt de l'affirmation d'un espoir de voir les principes de "coopération" et de "libre fédération" se répandre sur toute la planète". C'est pourquoi il importe de considérer son œuvre comme une tentative de proposer une solution de rechange au discours colonialiste et raciste qui prédominait alors en Europe. Ainsi peut-on trouver chez Reclus une variante précoce d'un courant politique qui envisage le lien (ou la relationalité) comme un levier. Son langage n'est pas celui, beaucoup plus nuancé, des géographes qui appartiennent au courant relationnel contemporain, mais ceux-ci partagent essentiellement son désir de tisser des liens dans l'espace en vue d'élargir l'horizon de l'empathie. Son œuvre recèle d'autres parallèles avec ce courant: plutôt que de ne s'intéresser qu'au sort des êtres humains, Reclus propose une vision large de leur relation globale à l'environnement et prône le rétablissement de l'équilibre et de l'égalité entre l'humanité et la biosphère." (p.17-18)
"La propriété est un rapport de domination [...] il faut la considérer comme une forme particulière de violence. Ainsi, quand on entend que des anarchistes auraient commis des actes de "violence" contre la propriété [...] de tels actes peuvent difficilement être considérés comme violents. Ils constituent plutôt une forme de résistance contre la violence. Je ne considère pas non plus l'auto-défense comme une forme de violence, car celle-ci ne vise aucunement la coercition ou la domination, mais plutôt la préservation de soi. Dans ces pages, je prône un anarchisme pacifique [...] Quand je parle de violence, je mets en question un rapport de pouvoir inégal comportant une composante de coercition ou de domination [...] Je ne crois pas qu'il faille s'agenouiller aux pieds de son oppresseur si l'on est écrasé par la violence. On peut ressentir le besoin de se soulever et de se défendre -ce qu'il ne faut pas confondre avec la violence-, mais je ne saurais appuyer la moindre attaque préméditée ou préventive qui viserait à mutiler ou à tuer [...] Parce que l'anarchisme unit les moyens et les fins en un tout indissociable et qu'il porte le désir d'un monde équitable et paisible, la violence est incompatible avec son projet." (pp.24-25)
"Le poststructuralisme a amplement démontré que la vérité est nécessairement une notion construite, et que la connaissance émerge de propositions incomplètes, subjectives et contestées." (p.31)
"Je rejette l'idée voulant qu'une contribution originale à la géographie doive nécessairement découler de l'interprétation de faits empiriques. Ainsi, ce livre ne constitue pas une analyse détaillée d'expressions géographiques particulières des pratiques de l'anarchisme ; il propose plutôt une géographie anarchiste." (p.32)
"La géographie théorique est nécessaire. [...] Pour que le champ des possibles reste ouvert et vivant, il faut être prêts à donner libre cours à une nouvelle imagination -une imagination qui requiert l'adoption d'un nouveau vocabulaire et une volonté de repousser les limites du langage. Ainsi, bien que les concepts de "préfiguration", d' "affinité", de "relationalité" et de "politique rhizomatique" puissent sembler difficiles à saisir de prime abord, ils sont des éléments essentiels du lexique de l'émancipation." (p.33)
"L'anarchisme est une philosophie politique moderne issue de la pensée des Lumières." (p.49)
"Ce séjour en Sibérie a fait naître chez [Kropotkine] un imaginaire géographique très différent de celui des marxistes: plutôt que d'insister sur le rôle central du travailleur industriel, il souligne l'importance de l'agriculture, de la production locale et de l'organisation décentralisée de la vie rurale." (p.54)
"[Bookchin est] fortement inspiré par le naturalisme éthique de Reclus et de Kropotkine." (p.56)
"La parution du premier numéro de la revue Antipode: A Radical Journal of Geography témoigne de l'émergence d'une nouvelle éthique en géographie humaine, laquelle tourne le dos aux modèles stochastiques, aux statistiques inférentielles et à l'économétrie pour adopter une approche qualitative qui place l'expérience vécue des êtres humains au cœur de sa méthodologie. Les acteurs de cette mouvance critique les géographies positivistes, qui ne représentent selon eux qu'une façon parmi d'autres de connaître et d'habiter le monde [...] Des courants marxistes et féministes auront tôt fait de trouver leur place dans cette géographie critique naissante [...]
Il n'est guère étonnant que le fondateur d'Antipode, Richard Feet, se dise inspiré par Kropotkine et souhaite que la géographie critique adopte son anarcho-communisme comme point de départ. Les travaux de Kropotkine inspirent aussi Myrna Breitbart, selon qui l'organisation des paysages humains dépossède la majorité parce qu'elle avantage une minorité de privilégiés [...] En 1978, elle dirige un numéro spécial d'Antipode sur l'anarchisme et l'écologie, dans lequel elle situe nommément les idées anarchistes au cœur de la géographie critique. [...] On y explore également la collectivisation ouvrière et les pratiques spatiales appliquées lors de la Révolution espagnole [...] Reclus et Kropotkine y sont couverts d'éloges." (pp.57-58)
"Numéros spéciaux d'Antipode et d'ACME." (p.67)
"La pensée anarchiste [est] fondée sur le rejet de toutes les formes de domination, d'exploitation et d' "archie" (domination institutionnalisée), d'où le nom d' "an-archie" (absence de domination). En théorie comme en pratique, l'anarchisme cherche à créer une société où les individus sont libres de coopérer entre eux, égaux à tous les égards, non pas devant quelque garantie juridique ou souveraine (qui impose de nouvelles formes d'autorité, des critères d'appartenance et des limites territoriales rigides), mais devant leurs pairs, en toute solidarité et dans le respect mutuel." (p.72)
"Reclus défend une conception intégrale du monde selon laquelle chaque phénomène, humanité comprise, est considérée comme indissociable des autres êtres vivants et des caractéristiques géographiques du milieu où il se manifeste." (p.76)
"L'Etat-nation contemporain [est] une réplique à petite échelle de l'Etat colonial [...] Ces deux puissances expriment les mêmes principes violents en vertu desquels une minorité de privilégiés exerce son influence sur la majorité, à qui elle impose une identité particulière en vue d'oblitérer des sentiments d'appartenance antérieurs." (p.85)
"L'internationalisme, par définition, ne peut transcender l'Etat, car il présume l'existence de l'Etat-nation. En prônant la coopération transgéographique entre nations, Marx ne dépasse pas la notion d'Etat-nation, entendue comme unité fondamentale d'appartenance." (p.86)
"L'avènement d'un pouvoir populaire nécessite la coopération sociale, fondée sur la confiance mutuelle des citoyens." (p.90)
"Nourrir une culture do it yourself (DIY) centrée sur l'action directe, la non-marchandisation et l'entraide." (p.91)
"Le lieu où s'affranchir du pouvoir souverain n'est pas enraciné dans quelque entité fixe (tel le "piège du territoire" propre à l'Etat), mais dans une affirmation inexorable de la liberté par des associations affinitaires processuelles qui peuvent être complètement transitoires ou un peu plus permanente." (p.96)
"Les géographies anarchistes devraient avoir pour fonction de dissoudre tous les schèmes de catégorisation et de classification qui défendent la permanence spatio-temporelle."(p.97)
"Les géographies anarchistes devraient avoir pour fonction de dissoudre tous les schèmes de catégorisation et de classification qui défendent la permanence spatio-temporelle."(p.97)
"Tout effort de subdivision du réel en composantes politiques, économiques, sociales, culturelles, environnementales ou autres [devrait être] considéré comme une pure invention visant à dompter, à contraindre, à diviser et à endiguer un tout irréductible." (p.98)
"L'agent du changement historique n'est plus l'ouvrier, mais un groupe hétérogène qui défie l'universalisme de l'identité prolétarienne -les manifestants anticapitalistes." (p.98)
"L'anarchisme cherche tout autant à mettre fin à la domination de classe, à équilibrer les échanges interculturels et à redéfinir les relations entre les sexes qu'à abolir l'Etat." (p.106)
"Garderies coopératives, fêtes de rue, jardins communautaires, universités populaires, mobilisations éclair, cuisines collectives, non-scolarisation, médias indépendants, occupation de toits, dons d'objets en ligne, groupes d'action directe, partage de fichiers numériques, ateliers de couture, occupation d'arbres, sabotage, entraide spontanée lors de catastrophes, détournement culturel, salons du livre indépendants, microradios, formation de coalitions, hacking collectif, récupération, grèves spontanées, coopératives de partage d'outils, associations de locataires, organisation sur les lieux de travail, squats... Toutes ces pratiques sont de l'anarchisme en action et ont des implications résolument spatiales." (p.110-111)
"Pour Guy Debord (qui s'inspirait du marxisme) [...] les potentialités de rupture avec le capitalisme se situent dans la pratique quotidienne et l'expérience vécue -une dimension complètement absente du marxisme classique. Engels était incapable de réfléchir au-delà de sa conception particulière de la révolution, qu'il invoquait d'ailleurs pour justifier l'autoritarisme inhérent aux idées marxistes." (p.129)
"L'anarchisme cherche à réinventer la vie quotidienne en créant activement des réseaux horizontaux d'affinité et d'entraide en lieu et place des structures hiérarchisées." (p.134)
"La démocratie [radicale] ne constitue plus un système de domination ("archie"), mais un mode particulier de pouvoir." (p.149)
"La croyance voulant que les questions politiques soient de nature morale -et donc susceptibles d'être traitées de façon rationnelle- est centrale pour la démocratie délibérative. L'objectif démocratique s'y limite à l'établissement d'un consensus rationnel ; quiconque remet en question ce principe en soutenant que le politique est un domaine où l'on doit s'attendre à trouver la discorde est accusé de miner la possibilité même de la démocratie. Contrairement à la variante délibérative, une démocratie digne de ce nom reconnaît et encourage l'affrontement entre des positions politiques démocratiques. Cela signifie qu'une démocratie court toujours un risque de violence, mais, paradoxalement, celui-ci se trouve atténué par le fait qu'on laisse le conflit jouer un rôle intégrateur. Sinon, [selon Chantal Mouffe, il] existe un danger persistant de voir "le conflit démocratique remplacé par une bataille entre des valeurs morales non négociables ou des formes essentialistes d'identification". Ainsi, la violence latente est beaucoup plus marquée dans les modèles "démocratiques" qui ont renoncé à l'agonisme au profit de l'antagonisme, non seulement en raison des hiérarchies inscrites dans toutes les variantes de domination systématisée (et défendues par les "démocraties institutionnelles"), mais aussi parce que, en régime démocratique non agoniste, les "eux" qui se distinguent du "nous" ne peuvent être considérés comme des adversaires politiques légitimes et respectés. Nécessairement perçus comme des ennemis moraux, économiques ou juridiques -comme des ennemis de la raison- ces "eux" deviennent des "eux barbares".
Par conséquent, malgré la proclamation d'une "troisième voie" et sa mise en œuvre inoffensive, seule la démocratie radicale peut fonder une société enracinée dans la non-violence, laquelle se rapprocherait grandement de l'anarchisme." (pp.150-151)
"[La relation] entre la démocratie radicale et l'espace est déterminante, car la démocratie requiert des lieux où non seulement les gens peuvent se rassembler pour débattre des enjeux du moment, mais aussi où les idées peuvent être contestées. Une société démocratique doit mettre l'espace public en valeur en tant que forum accessible à tous les groupes sociaux, où aucun élément dissuasif structurel n'empêche les individus de participer aux affaires publiques. En soi, l'espace public doit être le lieu où s'établissent les représentations, les discours et l'agonisme d'une collectivité ; il peut ainsi devenir le principal moyen par lequel les identités se créent et sont remises en question.
L'importance du rôle de l'espace public dans la formation de l'identité est bien établie en géographie humaine. Ce processus de création s'opère dans les deux directions, car l'identité remplit une fonction déterminante dans la définition des contours de l'espace public. Tandis que ce dernier permet aux gens de prendre part à des initiatives concertées tout en maintenant le caractère distinct de leur voix, la représentation requiert un espace physique où les individus et les groupes peuvent faire connaître leurs besoins et se présenter en tant que revendicateurs légitimes de la considération du public. Mais le droit à la représentation n'est pas toujours reconnu, comme en font foi les régimes autoritaires ; et par conséquent, la notion d'espace public peut aussi avoir trait au degré d'interaction politique auquel une personne a droit. Dans cette perspective, Hannah Arendt qualifie celui-ci d' "espace de l'apparence", ou d'espace nécessaire à ce que les gens soient vus. L'action et le discours ont besoin de visibilité, car, pour que le politique soit vraiment démocratique, il ne suffit pas qu'un groupe d'individus isolés vote de façon anonyme, comme c'est le cas en démocratie agrégative. L'appartenance à toute sphère publique exigeant un minimum de participation, les individus doivent se rassembler physiquement et occuper un espace commun. Bien que la visibilité soit essentielle à l'espace public, celui-ci nécessite également une théâtralité: quel que soit le lieu où les gens se rassemblent, l'espace de l'apparence n'est pas seulement "là", mais est aussi activement (re)produit par des prestations récurrentes.
La théâtralité implique un espace produit." (pp.157-158)
"La formation de l'identité se déroule aussi dans les espaces semi-publics, les espaces privés et les contre-publics subalternes." (note p.157)
"Selon Arendt, il faut recourir à la violence pour entrer dans l'arène publique et se libérer ; dans cette perspective, la violence peut constituer un processus libérateur pour les gens qui en usent. J'éviterais cependant de qualifier ce phénomène de "violence", car il est exempt de domination." (p.176)
"La propriété étant elle-même une institution de violence, je ne considère pas du tout la "violence" à son endroit comme violente. Qui détruit la propriété se trouve à défaire une violence." (p.179)
"En dépit du potentiel libérateur qu'elle conférait à la violence dans Condition de l'homme moderne, Arendt avait changé de position lorsque, au paroxysme de la guerre du Vietnam, elle a écrit Du mensonge à la violence." (p.183)
"L'interprétation [anarchiste] du christianisme défendue par Tolstoï est loin d'être doctrinaire -à tel point que, en 1901, l'Église orthodoxe russe l'a déclaré hérétique et l'a excommunié. Dans Le royaume des cieux est en vous, œuvre monumentale interdite de publication dans son pays natal, Tolstoï fonde ses critiques cinglantes de la propriétée privée et de la violence d'Etat sur les enseignements de Jésus-Christ." (p.197)
"[L'auteur qualifie la visée de neutralité axiologique de] "vision rétrograde et déconcertante." (p.199)
"Mon athéisme est spirituel dans la mesure où il s'inspire des enseignements de Baruch Spinoza." (p.207)
"[L'auteur appelle à ne pas] fragmenter [les individus] en laissant entendre que l'éthique, la foi ou les convictions d'une personne sont plus authentiques que celles d'une autre." (p.209)
"Rejeter la religion en soi revient à nier la liberté de certaines formes d'identité, d'affinité et de sentiment d'appartenance, ce qui représente un pas vers l'imposition d'un cadre normatif à l'ensemble de l'humanité, ce à quoi je m'oppose fermement. [...]
[Ne pas] rejeter l'identité et le sentiment d'appartenance que procure la religion." (p.216-217)
"Le mouvement Occupy semble unir 99% de la population autour d'affinités qui transcendent la rigidité identitaire." (p.225)
-Simon Springer, Pour une géographie anarchiste, Lux Éditeur, coll. "Instinct de liberté, 2018 (2017 pour la première édition américaine), 308 pages.
"Ni Reclus ni Kropotkine ne distinguaient leur réflexion politique de leurs travaux scientifiques ; on peut d'ailleurs affirmer sans se tromper que leur engagement anarchiste a stimulé leur approche de la géographie en insufflant une créativité remarquable à leur pratique savante." (p.12)
"Penser de façon relationnelle implique à la fois de souligner le lien entre espace et temps et de reconnaître qu'aucun lieu n'est isolé de la vaste histoire de l'espace. Dans cette perspective, l'espace ne se résume pas à un simple contenant à remplir de quelque substance, mais à une réalité toujours matérielle et déjà porteuse de sens. Le concept demande également de réfléchir à la signification et à la nature des "relations" ainsi qu'à leurs liens avec le pouvoir. En résumé, la géographie relationnelle cherche à donner sens à un monde infiniment complexe, en perpétuel devenir. Cependant, la notion d'espace relationnel est aussi porteuse d'un projet politique, d'une possibilité d'élargir le cercle de l'empathie et de réorganiser les lieux de pouvoir en renforçant les liens de solidarité. Ainsi, au lieu de se limiter au devenir, l'espace, sous sa forme politique idéalisée, appelle à devenir beau. [...]
Dans son volumineux traité intitulé Nouvelle géographie universelle. La Terre et les hommes, Élisée Reclus développe de façon très rigoureuse l'idée selon laquelle tous les humains devraient partager la Terre de manière fraternelle et refuser collectivement toute prétention à la supériorité d'une culture sur une autre. Il s'agit certes d'une idée optimiste ; du point de vue postcolonial et poststructuraliste contemporain, la notion même d' "universel" peut laisser un goût amer. La pensée de Reclus s'inscrit dans les limites de la philosophie européenne du XIXe siècle, mais, comme l'explique Federico Ferretti, son universalisme n'est "pas l'affirmation de quelques assimilation incontournable ou d'un processus évolutif immuable: il s'agit plutôt de l'affirmation d'un espoir de voir les principes de "coopération" et de "libre fédération" se répandre sur toute la planète". C'est pourquoi il importe de considérer son œuvre comme une tentative de proposer une solution de rechange au discours colonialiste et raciste qui prédominait alors en Europe. Ainsi peut-on trouver chez Reclus une variante précoce d'un courant politique qui envisage le lien (ou la relationalité) comme un levier. Son langage n'est pas celui, beaucoup plus nuancé, des géographes qui appartiennent au courant relationnel contemporain, mais ceux-ci partagent essentiellement son désir de tisser des liens dans l'espace en vue d'élargir l'horizon de l'empathie. Son œuvre recèle d'autres parallèles avec ce courant: plutôt que de ne s'intéresser qu'au sort des êtres humains, Reclus propose une vision large de leur relation globale à l'environnement et prône le rétablissement de l'équilibre et de l'égalité entre l'humanité et la biosphère." (p.17-18)
"La propriété est un rapport de domination [...] il faut la considérer comme une forme particulière de violence. Ainsi, quand on entend que des anarchistes auraient commis des actes de "violence" contre la propriété [...] de tels actes peuvent difficilement être considérés comme violents. Ils constituent plutôt une forme de résistance contre la violence. Je ne considère pas non plus l'auto-défense comme une forme de violence, car celle-ci ne vise aucunement la coercition ou la domination, mais plutôt la préservation de soi. Dans ces pages, je prône un anarchisme pacifique [...] Quand je parle de violence, je mets en question un rapport de pouvoir inégal comportant une composante de coercition ou de domination [...] Je ne crois pas qu'il faille s'agenouiller aux pieds de son oppresseur si l'on est écrasé par la violence. On peut ressentir le besoin de se soulever et de se défendre -ce qu'il ne faut pas confondre avec la violence-, mais je ne saurais appuyer la moindre attaque préméditée ou préventive qui viserait à mutiler ou à tuer [...] Parce que l'anarchisme unit les moyens et les fins en un tout indissociable et qu'il porte le désir d'un monde équitable et paisible, la violence est incompatible avec son projet." (pp.24-25)
"Le poststructuralisme a amplement démontré que la vérité est nécessairement une notion construite, et que la connaissance émerge de propositions incomplètes, subjectives et contestées." (p.31)
"Je rejette l'idée voulant qu'une contribution originale à la géographie doive nécessairement découler de l'interprétation de faits empiriques. Ainsi, ce livre ne constitue pas une analyse détaillée d'expressions géographiques particulières des pratiques de l'anarchisme ; il propose plutôt une géographie anarchiste." (p.32)
"La géographie théorique est nécessaire. [...] Pour que le champ des possibles reste ouvert et vivant, il faut être prêts à donner libre cours à une nouvelle imagination -une imagination qui requiert l'adoption d'un nouveau vocabulaire et une volonté de repousser les limites du langage. Ainsi, bien que les concepts de "préfiguration", d' "affinité", de "relationalité" et de "politique rhizomatique" puissent sembler difficiles à saisir de prime abord, ils sont des éléments essentiels du lexique de l'émancipation." (p.33)
"L'anarchisme est une philosophie politique moderne issue de la pensée des Lumières." (p.49)
"Ce séjour en Sibérie a fait naître chez [Kropotkine] un imaginaire géographique très différent de celui des marxistes: plutôt que d'insister sur le rôle central du travailleur industriel, il souligne l'importance de l'agriculture, de la production locale et de l'organisation décentralisée de la vie rurale." (p.54)
"[Bookchin est] fortement inspiré par le naturalisme éthique de Reclus et de Kropotkine." (p.56)
"La parution du premier numéro de la revue Antipode: A Radical Journal of Geography témoigne de l'émergence d'une nouvelle éthique en géographie humaine, laquelle tourne le dos aux modèles stochastiques, aux statistiques inférentielles et à l'économétrie pour adopter une approche qualitative qui place l'expérience vécue des êtres humains au cœur de sa méthodologie. Les acteurs de cette mouvance critique les géographies positivistes, qui ne représentent selon eux qu'une façon parmi d'autres de connaître et d'habiter le monde [...] Des courants marxistes et féministes auront tôt fait de trouver leur place dans cette géographie critique naissante [...]
Il n'est guère étonnant que le fondateur d'Antipode, Richard Feet, se dise inspiré par Kropotkine et souhaite que la géographie critique adopte son anarcho-communisme comme point de départ. Les travaux de Kropotkine inspirent aussi Myrna Breitbart, selon qui l'organisation des paysages humains dépossède la majorité parce qu'elle avantage une minorité de privilégiés [...] En 1978, elle dirige un numéro spécial d'Antipode sur l'anarchisme et l'écologie, dans lequel elle situe nommément les idées anarchistes au cœur de la géographie critique. [...] On y explore également la collectivisation ouvrière et les pratiques spatiales appliquées lors de la Révolution espagnole [...] Reclus et Kropotkine y sont couverts d'éloges." (pp.57-58)
"Numéros spéciaux d'Antipode et d'ACME." (p.67)
"La pensée anarchiste [est] fondée sur le rejet de toutes les formes de domination, d'exploitation et d' "archie" (domination institutionnalisée), d'où le nom d' "an-archie" (absence de domination). En théorie comme en pratique, l'anarchisme cherche à créer une société où les individus sont libres de coopérer entre eux, égaux à tous les égards, non pas devant quelque garantie juridique ou souveraine (qui impose de nouvelles formes d'autorité, des critères d'appartenance et des limites territoriales rigides), mais devant leurs pairs, en toute solidarité et dans le respect mutuel." (p.72)
"Reclus défend une conception intégrale du monde selon laquelle chaque phénomène, humanité comprise, est considérée comme indissociable des autres êtres vivants et des caractéristiques géographiques du milieu où il se manifeste." (p.76)
"L'Etat-nation contemporain [est] une réplique à petite échelle de l'Etat colonial [...] Ces deux puissances expriment les mêmes principes violents en vertu desquels une minorité de privilégiés exerce son influence sur la majorité, à qui elle impose une identité particulière en vue d'oblitérer des sentiments d'appartenance antérieurs." (p.85)
"L'internationalisme, par définition, ne peut transcender l'Etat, car il présume l'existence de l'Etat-nation. En prônant la coopération transgéographique entre nations, Marx ne dépasse pas la notion d'Etat-nation, entendue comme unité fondamentale d'appartenance." (p.86)
"L'avènement d'un pouvoir populaire nécessite la coopération sociale, fondée sur la confiance mutuelle des citoyens." (p.90)
"Nourrir une culture do it yourself (DIY) centrée sur l'action directe, la non-marchandisation et l'entraide." (p.91)
"Le lieu où s'affranchir du pouvoir souverain n'est pas enraciné dans quelque entité fixe (tel le "piège du territoire" propre à l'Etat), mais dans une affirmation inexorable de la liberté par des associations affinitaires processuelles qui peuvent être complètement transitoires ou un peu plus permanente." (p.96)
"Les géographies anarchistes devraient avoir pour fonction de dissoudre tous les schèmes de catégorisation et de classification qui défendent la permanence spatio-temporelle."(p.97)
"Les géographies anarchistes devraient avoir pour fonction de dissoudre tous les schèmes de catégorisation et de classification qui défendent la permanence spatio-temporelle."(p.97)
"Tout effort de subdivision du réel en composantes politiques, économiques, sociales, culturelles, environnementales ou autres [devrait être] considéré comme une pure invention visant à dompter, à contraindre, à diviser et à endiguer un tout irréductible." (p.98)
"L'agent du changement historique n'est plus l'ouvrier, mais un groupe hétérogène qui défie l'universalisme de l'identité prolétarienne -les manifestants anticapitalistes." (p.98)
"L'anarchisme cherche tout autant à mettre fin à la domination de classe, à équilibrer les échanges interculturels et à redéfinir les relations entre les sexes qu'à abolir l'Etat." (p.106)
"Garderies coopératives, fêtes de rue, jardins communautaires, universités populaires, mobilisations éclair, cuisines collectives, non-scolarisation, médias indépendants, occupation de toits, dons d'objets en ligne, groupes d'action directe, partage de fichiers numériques, ateliers de couture, occupation d'arbres, sabotage, entraide spontanée lors de catastrophes, détournement culturel, salons du livre indépendants, microradios, formation de coalitions, hacking collectif, récupération, grèves spontanées, coopératives de partage d'outils, associations de locataires, organisation sur les lieux de travail, squats... Toutes ces pratiques sont de l'anarchisme en action et ont des implications résolument spatiales." (p.110-111)
"Pour Guy Debord (qui s'inspirait du marxisme) [...] les potentialités de rupture avec le capitalisme se situent dans la pratique quotidienne et l'expérience vécue -une dimension complètement absente du marxisme classique. Engels était incapable de réfléchir au-delà de sa conception particulière de la révolution, qu'il invoquait d'ailleurs pour justifier l'autoritarisme inhérent aux idées marxistes." (p.129)
"L'anarchisme cherche à réinventer la vie quotidienne en créant activement des réseaux horizontaux d'affinité et d'entraide en lieu et place des structures hiérarchisées." (p.134)
"La démocratie [radicale] ne constitue plus un système de domination ("archie"), mais un mode particulier de pouvoir." (p.149)
"La croyance voulant que les questions politiques soient de nature morale -et donc susceptibles d'être traitées de façon rationnelle- est centrale pour la démocratie délibérative. L'objectif démocratique s'y limite à l'établissement d'un consensus rationnel ; quiconque remet en question ce principe en soutenant que le politique est un domaine où l'on doit s'attendre à trouver la discorde est accusé de miner la possibilité même de la démocratie. Contrairement à la variante délibérative, une démocratie digne de ce nom reconnaît et encourage l'affrontement entre des positions politiques démocratiques. Cela signifie qu'une démocratie court toujours un risque de violence, mais, paradoxalement, celui-ci se trouve atténué par le fait qu'on laisse le conflit jouer un rôle intégrateur. Sinon, [selon Chantal Mouffe, il] existe un danger persistant de voir "le conflit démocratique remplacé par une bataille entre des valeurs morales non négociables ou des formes essentialistes d'identification". Ainsi, la violence latente est beaucoup plus marquée dans les modèles "démocratiques" qui ont renoncé à l'agonisme au profit de l'antagonisme, non seulement en raison des hiérarchies inscrites dans toutes les variantes de domination systématisée (et défendues par les "démocraties institutionnelles"), mais aussi parce que, en régime démocratique non agoniste, les "eux" qui se distinguent du "nous" ne peuvent être considérés comme des adversaires politiques légitimes et respectés. Nécessairement perçus comme des ennemis moraux, économiques ou juridiques -comme des ennemis de la raison- ces "eux" deviennent des "eux barbares".
Par conséquent, malgré la proclamation d'une "troisième voie" et sa mise en œuvre inoffensive, seule la démocratie radicale peut fonder une société enracinée dans la non-violence, laquelle se rapprocherait grandement de l'anarchisme." (pp.150-151)
"[La relation] entre la démocratie radicale et l'espace est déterminante, car la démocratie requiert des lieux où non seulement les gens peuvent se rassembler pour débattre des enjeux du moment, mais aussi où les idées peuvent être contestées. Une société démocratique doit mettre l'espace public en valeur en tant que forum accessible à tous les groupes sociaux, où aucun élément dissuasif structurel n'empêche les individus de participer aux affaires publiques. En soi, l'espace public doit être le lieu où s'établissent les représentations, les discours et l'agonisme d'une collectivité ; il peut ainsi devenir le principal moyen par lequel les identités se créent et sont remises en question.
L'importance du rôle de l'espace public dans la formation de l'identité est bien établie en géographie humaine. Ce processus de création s'opère dans les deux directions, car l'identité remplit une fonction déterminante dans la définition des contours de l'espace public. Tandis que ce dernier permet aux gens de prendre part à des initiatives concertées tout en maintenant le caractère distinct de leur voix, la représentation requiert un espace physique où les individus et les groupes peuvent faire connaître leurs besoins et se présenter en tant que revendicateurs légitimes de la considération du public. Mais le droit à la représentation n'est pas toujours reconnu, comme en font foi les régimes autoritaires ; et par conséquent, la notion d'espace public peut aussi avoir trait au degré d'interaction politique auquel une personne a droit. Dans cette perspective, Hannah Arendt qualifie celui-ci d' "espace de l'apparence", ou d'espace nécessaire à ce que les gens soient vus. L'action et le discours ont besoin de visibilité, car, pour que le politique soit vraiment démocratique, il ne suffit pas qu'un groupe d'individus isolés vote de façon anonyme, comme c'est le cas en démocratie agrégative. L'appartenance à toute sphère publique exigeant un minimum de participation, les individus doivent se rassembler physiquement et occuper un espace commun. Bien que la visibilité soit essentielle à l'espace public, celui-ci nécessite également une théâtralité: quel que soit le lieu où les gens se rassemblent, l'espace de l'apparence n'est pas seulement "là", mais est aussi activement (re)produit par des prestations récurrentes.
La théâtralité implique un espace produit." (pp.157-158)
"La formation de l'identité se déroule aussi dans les espaces semi-publics, les espaces privés et les contre-publics subalternes." (note p.157)
"Selon Arendt, il faut recourir à la violence pour entrer dans l'arène publique et se libérer ; dans cette perspective, la violence peut constituer un processus libérateur pour les gens qui en usent. J'éviterais cependant de qualifier ce phénomène de "violence", car il est exempt de domination." (p.176)
"La propriété étant elle-même une institution de violence, je ne considère pas du tout la "violence" à son endroit comme violente. Qui détruit la propriété se trouve à défaire une violence." (p.179)
"En dépit du potentiel libérateur qu'elle conférait à la violence dans Condition de l'homme moderne, Arendt avait changé de position lorsque, au paroxysme de la guerre du Vietnam, elle a écrit Du mensonge à la violence." (p.183)
"L'interprétation [anarchiste] du christianisme défendue par Tolstoï est loin d'être doctrinaire -à tel point que, en 1901, l'Église orthodoxe russe l'a déclaré hérétique et l'a excommunié. Dans Le royaume des cieux est en vous, œuvre monumentale interdite de publication dans son pays natal, Tolstoï fonde ses critiques cinglantes de la propriétée privée et de la violence d'Etat sur les enseignements de Jésus-Christ." (p.197)
"[L'auteur qualifie la visée de neutralité axiologique de] "vision rétrograde et déconcertante." (p.199)
"Mon athéisme est spirituel dans la mesure où il s'inspire des enseignements de Baruch Spinoza." (p.207)
"[L'auteur appelle à ne pas] fragmenter [les individus] en laissant entendre que l'éthique, la foi ou les convictions d'une personne sont plus authentiques que celles d'une autre." (p.209)
"Rejeter la religion en soi revient à nier la liberté de certaines formes d'identité, d'affinité et de sentiment d'appartenance, ce qui représente un pas vers l'imposition d'un cadre normatif à l'ensemble de l'humanité, ce à quoi je m'oppose fermement. [...]
[Ne pas] rejeter l'identité et le sentiment d'appartenance que procure la religion." (p.216-217)
"Le mouvement Occupy semble unir 99% de la population autour d'affinités qui transcendent la rigidité identitaire." (p.225)
-Simon Springer, Pour une géographie anarchiste, Lux Éditeur, coll. "Instinct de liberté, 2018 (2017 pour la première édition américaine), 308 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Jeu 7 Avr - 16:55, édité 34 fois