"Si la philosophie n’a pu penser l’individuation de manière conséquente, si elle a toujours ramené cette question aux conditions d’existence de l’individu - réduisant l’individuation à une réalisation - c’est entre autres parce qu’elle n’a pas su se démarquer d’un langage, d’une manière de parler, d’une grammaire, de mots qui ont surdéterminé implicitement l’expérience. Il y a un langage de l’être-individuel (dont le paradigme est la forme sujet-prédicat) qui tend à formater et à codifier l’expérience, préalablement à toute mise en problème de celle-ci. On ne s’est pas assez intéressé à la manière de parler de l’expérience et des événements qui la composent, comme si ces questions venaient après, comme si elles étaient secondaires par rapport à l’expérience elle-même.
C’est pour se dégager d’un héritage de la philosophie qui se cristallise dans la plupart de ses concepts que Simondon invente un langage de l’individuation, qui se constitue à la fois par la traduction (notamment de concepts issus de la physique et de la biologie) et par l’invention de nouveaux termes. Pour rendre compte de l’expérience comme d’une multiplicité de « régimes d’individuation », il faut se placer sur un autre plan qui ne peut se construire sans une relative « artificialité », propre à l’invention d’un autre langage."
"La théorie de l’hylémorphisme est bien connue : toute réalité y est décrite comme le rapport d’une d’une matière (hylè) et d’une forme (morphos) et Simondon y voit une des causes principales du fait que le problème de l’individuation a toujours été mal posé ou réduit. L’individuation y est pensée comme une prise de forme, c’est-à-dire comme une opération par laquelle une forme préexistante façonne une matière. On peut renverser le schéma et voir dans la matière la cause de l’individuation, on n’expliquera pas pour autant comment s’opère le rapport entre la forme et la matière. L’hylémorphisme laisse une « zone obscure », celles des opérations concrètes d’individuation. C’est pourquoi il est essentiellement « réductionniste » : la matière y est supposée passive, disponible pour une prise de forme. L’intérêt de la critique de l’hylémorphisme est lié à l’extension que Simondon lui donne, et c’est dans le cadre d’une généalogie de certaines bifurcations qui traversent la modernité qu’elle trouve son intérêt. Ainsi Simondon voit dans la différence Individu/Groupe un exemple de cette reprise du schéma hylémorphique qui a produit deux types d’approches, irréconciliables : le psychologisme et le sociologisme. Dans la première, on considère que c’est l’individu qui est le principe actif, qui fonde et façonne le groupe, alors que, pour la seconde, ce serait le groupe qui donne forme aux individus qui le composent. Dans les deux cas, on explique le rapport entre l’individu et le groupe par la réduction d’un des termes."
"Disparation
Simondon reprend le terme de disparation aux théories psycho-physiologiques de la perception : « il y a disparation lorsque deux ensembles jumeaux non totalement superposables, tels que l’image rétinienne gauche et l’image rétinienne droite, sont saisis ensemble comme un système, pouvant permettre la formation d’un ensemble unique de degré supérieur qui intègre tous les éléments grâce à une dimension nouvelle (par exemple, dans le cas de la vision, l’étagement des plans en profondeur) » (IPB, p. 223). On ne doit donc pas supposer une unité sous-jacente ou transcendante qui ferait le lien, mais une « liaison par les différences », par l’hétérogénéité même des éléments en présence. Cette « tension » entre éléments différents peut produire un « degré supérieur » qui ne réduit pas nécessairement les éléments en tension."
"Singularité
Nous l’avons vu au sujet de la métastabilité : une singularité ne peut être décrite en soi, abstraitement, comme s’il en existait une essence. Elle n’a de définition que locale, dans des conditions précises, notamment celles de la rupture d’un équilibre métastable. Nous pouvons néanmoins en donner une définition générique : une singularité est ce qui occasionne une rupture dans un équilibre. Cette définition ne nous dit pas ce qu’est l’équilibre en question (si ce n’est qu’il doit être métastable) ni quelle est la réalité qui occupe la fonction de « singularité ». Il s’agit d’une rencontre qui s’évalue empiriquement ou pragmatiquement. En ce sens, il n’y a aucune valorisation a priori, chez Simondon, d’un domaine d’être qui serait celui des singularités, ni aucun romantisme - juste la mise en évidence du fait que toute transformation implique une rencontre entre des systèmes surtendus, chargés de potentialités, et un élément qui brise l’équilibre de ce système. Ce statut des singularités, toujours relatives à autre chose, les distingue radicalement de toute réalité individuelle (l’individu se définissant traditionnellement comme réalité stable et non reliée)."
"Transindividuel
La réalité collective première ne se trouve pas dans un « social brut » ni dans des relations « interindividuelles » qui sont, comme nous le disions à propos de l’hylémorphisme, plutôt des abstractions. Elle doit être cherchée dans ce qui, à l’intérieur même de l’individu, le met en relation avec une réalité plus large, plus étendue que son individualité. Cette réalité plus large, c’est celle d’une nature préindividuelle qui constitue un milieu associé à l’individu. En ce sens, le transindividuel « suppose une véritable opération d’individuation à partir d’une réalité préindividuelle, associée aux individus et capable de constituer une nouvelle problématique ayant sa propre métastabilité » (IPC, p. 19). Le transindividuel est le plan de communication entre des individus-milieux, c’est-à-dire des individus dans lesquels se trouve une charge de préindividualité, une charge de possibles qui les fait communiquer au-delà de leur propre identité. Il n’y a de communication sociale que dans des individuations à la fois psychiques et collectives. Comme l’écrit M. Combes « le transindividuel ne nomme en somme que cela : une zone impersonnelle des sujets qui est simultanément une dimension moléculaire ou intime du collectif même » (Combes, 87)."
-Didier Debaise, « Le langage de l'individuation », Multitudes, 2004/4 (no 18), p. 101-106. DOI : 10.3917/mult.018.0101. URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2004-4-page-101.htm
C’est pour se dégager d’un héritage de la philosophie qui se cristallise dans la plupart de ses concepts que Simondon invente un langage de l’individuation, qui se constitue à la fois par la traduction (notamment de concepts issus de la physique et de la biologie) et par l’invention de nouveaux termes. Pour rendre compte de l’expérience comme d’une multiplicité de « régimes d’individuation », il faut se placer sur un autre plan qui ne peut se construire sans une relative « artificialité », propre à l’invention d’un autre langage."
"La théorie de l’hylémorphisme est bien connue : toute réalité y est décrite comme le rapport d’une d’une matière (hylè) et d’une forme (morphos) et Simondon y voit une des causes principales du fait que le problème de l’individuation a toujours été mal posé ou réduit. L’individuation y est pensée comme une prise de forme, c’est-à-dire comme une opération par laquelle une forme préexistante façonne une matière. On peut renverser le schéma et voir dans la matière la cause de l’individuation, on n’expliquera pas pour autant comment s’opère le rapport entre la forme et la matière. L’hylémorphisme laisse une « zone obscure », celles des opérations concrètes d’individuation. C’est pourquoi il est essentiellement « réductionniste » : la matière y est supposée passive, disponible pour une prise de forme. L’intérêt de la critique de l’hylémorphisme est lié à l’extension que Simondon lui donne, et c’est dans le cadre d’une généalogie de certaines bifurcations qui traversent la modernité qu’elle trouve son intérêt. Ainsi Simondon voit dans la différence Individu/Groupe un exemple de cette reprise du schéma hylémorphique qui a produit deux types d’approches, irréconciliables : le psychologisme et le sociologisme. Dans la première, on considère que c’est l’individu qui est le principe actif, qui fonde et façonne le groupe, alors que, pour la seconde, ce serait le groupe qui donne forme aux individus qui le composent. Dans les deux cas, on explique le rapport entre l’individu et le groupe par la réduction d’un des termes."
"Disparation
Simondon reprend le terme de disparation aux théories psycho-physiologiques de la perception : « il y a disparation lorsque deux ensembles jumeaux non totalement superposables, tels que l’image rétinienne gauche et l’image rétinienne droite, sont saisis ensemble comme un système, pouvant permettre la formation d’un ensemble unique de degré supérieur qui intègre tous les éléments grâce à une dimension nouvelle (par exemple, dans le cas de la vision, l’étagement des plans en profondeur) » (IPB, p. 223). On ne doit donc pas supposer une unité sous-jacente ou transcendante qui ferait le lien, mais une « liaison par les différences », par l’hétérogénéité même des éléments en présence. Cette « tension » entre éléments différents peut produire un « degré supérieur » qui ne réduit pas nécessairement les éléments en tension."
"Singularité
Nous l’avons vu au sujet de la métastabilité : une singularité ne peut être décrite en soi, abstraitement, comme s’il en existait une essence. Elle n’a de définition que locale, dans des conditions précises, notamment celles de la rupture d’un équilibre métastable. Nous pouvons néanmoins en donner une définition générique : une singularité est ce qui occasionne une rupture dans un équilibre. Cette définition ne nous dit pas ce qu’est l’équilibre en question (si ce n’est qu’il doit être métastable) ni quelle est la réalité qui occupe la fonction de « singularité ». Il s’agit d’une rencontre qui s’évalue empiriquement ou pragmatiquement. En ce sens, il n’y a aucune valorisation a priori, chez Simondon, d’un domaine d’être qui serait celui des singularités, ni aucun romantisme - juste la mise en évidence du fait que toute transformation implique une rencontre entre des systèmes surtendus, chargés de potentialités, et un élément qui brise l’équilibre de ce système. Ce statut des singularités, toujours relatives à autre chose, les distingue radicalement de toute réalité individuelle (l’individu se définissant traditionnellement comme réalité stable et non reliée)."
"Transindividuel
La réalité collective première ne se trouve pas dans un « social brut » ni dans des relations « interindividuelles » qui sont, comme nous le disions à propos de l’hylémorphisme, plutôt des abstractions. Elle doit être cherchée dans ce qui, à l’intérieur même de l’individu, le met en relation avec une réalité plus large, plus étendue que son individualité. Cette réalité plus large, c’est celle d’une nature préindividuelle qui constitue un milieu associé à l’individu. En ce sens, le transindividuel « suppose une véritable opération d’individuation à partir d’une réalité préindividuelle, associée aux individus et capable de constituer une nouvelle problématique ayant sa propre métastabilité » (IPC, p. 19). Le transindividuel est le plan de communication entre des individus-milieux, c’est-à-dire des individus dans lesquels se trouve une charge de préindividualité, une charge de possibles qui les fait communiquer au-delà de leur propre identité. Il n’y a de communication sociale que dans des individuations à la fois psychiques et collectives. Comme l’écrit M. Combes « le transindividuel ne nomme en somme que cela : une zone impersonnelle des sujets qui est simultanément une dimension moléculaire ou intime du collectif même » (Combes, 87)."
-Didier Debaise, « Le langage de l'individuation », Multitudes, 2004/4 (no 18), p. 101-106. DOI : 10.3917/mult.018.0101. URL : https://www.cairn.info/revue-multitudes-2004-4-page-101.htm