https://en.wikipedia.org/wiki/Galvano_Della_Volpe
« Galvano Della Volpe et Lucio Colletti. Les travaux de Della Volpe ont donné lieu à la formation d’une « école » formée quasi exclusivement de philosophes ; ils exerceront une influence sur la formation des tenants d’un nouveau « marxisme militant », le mouvement de l’« ouvriérisme » (« operaismo »). Lucio Colletti va s’éloigner notablement des thèses de son maître à partir des années soixante et présenter deux lectures successives, l’une marxiste, l’autre critique de Marx. Parmi les « élèves » philosophes de Della Volpe non étudiés on peut mentionner les noms d’Umberto Cerroni et de Mario Rossi. »
"Galvano Della Volpe rédige son œuvre dans une période de découverte de nombreux textes de Marx, en particulier la Critique du droit politique hégélien, les Manuscrits de 1844, et l’importante « Introduction à la critique de l’économie politique » (1857). Sa « lecture » reste un peu inaperçue au début des années cinquante, époque où l’on découvre l’œuvre de Gramsci, mais peu à peu il réussit à constituer autour de lui une véritable « école » de pensée marxiste.
Né à Imola, dans une riche famille aristocratique de Romagne, le Comte Galvano Della Volpe (1895-1968), après sa participation à la première guerre mondiale comme officier, étudie la philosophie à l’Université de Bologne1. Elève de Rodolfo Mondolfo, il soutient une thèse sous sa direction en 1920. Il s’éloigne très rapidement de son maître, et plus généralement, de l’ambiance plutôt favorable au marxisme qui règne dans cette université à l’époque, pour des motifs d’ordre professionnel, en raison de l’arrivée du fascisme au pouvoir (1922). Il se rallie au « néo-idéalisme » dominant, plus particulièrement à l’interprétation proposée par Giovanni Gentile, qui devient d’ailleurs rapidement un des principaux théoriciens du fascisme. Ayant prêté serment de fidélité au régime, il enseigne la philosophie dans les lycées, tout d’abord à Ravenne, puis, de 1925 à 1938, à Bologne. De plus, de 1929 à 1938, il donne des cours à l’Université de Bologne. En 1938, il obtient une chaire d’histoire de la philosophie à la « Facoltà di Magistero » de l’Université de Messine (Sicile), où il enseignera sans interruption de 1939 à 1965, non seulement l’histoire de la philosophie, mais aussi la littérature française, et l’esthétique. Ses premiers travaux sont proches de l’« actualisme » de Gentile. Un premier livre paraît en 1924, L’idealismo dell’atto e il problema delle categorie, suivi d’un second en 1929, dédié à Gentile, Le origini e la formazione della dialettica hegeliana, volume 1, Hegel romantico e mistico (1793-1800). Peu à peu il s’éloigne du « néo-idéalisme », et publie en 1933-1935 un ouvrage sur La filosofia dell’ esperienza di Davide Hume. Il s’intéresse ensuite à la pensée de Martin Heidegger et à l’existentialisme. Enfin, il prend connaissance des travaux des tenants de l’« empirisme logique », en particulier ceux de Rudolf Carnap. En 1942, il publie un ouvrage de logique, Critica dei principi logici, dans lequel apparaît la distinction-clé utilisée plus tard à propos de la dialectique marxiste, l’instance de la raison et l’instance de la matière ; certains éléments d’analyse du livre seront d’ailleurs repris dans un travail postérieur, la Logica. Vers la fin de la deuxième guerre mondiale il devient marxiste, notamment sous l’influence de textes de Lénine. Il adhère en 1944 au Parti communiste italien, alors en voie de reconstitution. Dans son œuvre de l’immédiat après-guerre on peut retenir trois ouvrages : La teoria marxista dell’ emancipazione umana – Saggio sulla tramutazione marxista dei valori (1945), La libertà comunista – Saggio di una critica della ragione « pura » pratica (1946) et le recueil Per la teoria di un umanismo positivo – Studi e documenti sulla dialettica materialista (1949). Le dernier livre, paru une première fois en 1947 sous le titre Studi sulla dialettica mistificata, vol. I, Marx e lo Stato rappresentativo, est curieusement dédié « au premier marxiste d’Italie, Antonio Gramsci ». Les deux premiers ouvrages de 1945 et 1946 envisagent Marx surtout comme un penseur moral, qui propose une doctrine de la liberté et de la dignité humaine. Ce thème d’approche est très en vogue en Italie après la chute du régime fasciste. Le troisième travail, quant à lui, offre une première lecture originale de la Critique du droit politique hégélien en Italie. Il s’agit pour notre philosophe d’un texte capital, dont il fournit une traduction entre 1947 et 1950. En effet, il permet de conduire à un réexamen complet de la question du « noyau rationnel » de la dialectique hégélienne et à la critique des positions développées par Engels dans son Anti-Dühring, en particulier sa « dialectisation » des faits empiriques. L’exposé le plus complet des thèses de Della Volpe paraît en 1950, la Logica corne scienza positiva, dont le titre sera ultérieurement modifié en Logica corne scienza storica, (1969). L’étude « La struttura logica della legge economica nel marxismo » (1955), dont la version revue et augmentée reçoit le titre en 1957 de « Per una metodologia materialistica della economia e delle discipline morali in genere », dans le recueil d’essais, Rousseau e Marx e altri saggi di critica materialistica, complète utilement la Logica. Vers le milieu des années cinquante, une véritable « école » va se constituer à Messine et à Rome sur la base de l’interprétation dellavolpienne de Marx. Les disciples sont pour la plupart des philosophes, parmi lesquels il faut citer Mario Rossi, futur auteur de Marx e la dialettica hegeliana (1960-1963), Lucio Colletti, le principal élève, et Mario Tronti. Giulio Pietranera est le seul économiste du groupe. L’« école » domine largement le comité de rédaction de la revue communiste « Société » dans la période 1957-1961. Peu à peu des désaccords politiques vont se faire jour avec la direction du Parti qui prend la décision de supprimer la revue. Cependant, peu de temps après, en 1962, l’hebdomadaire communiste Rinascita décide de lancer dans ses colonnes un important débat sur les thèses dellavolpiennes. Notre philosophe apporte sa contribution à la discussion en septembre avec l’étude « Sulla dialettica (una risposta ai compagni e agli altri) » ; ce débat l’incite même à réviser certaines de ses positions théoriques. L’essai « Chia-veve délia dialettica storica » (1964) et l’étude complémentaire « Dialettica « in nuce » » (1965), correspondent à ce changement progressif d’orientation. Galvano Della Volpe rassemble ses travaux rédigés à partir de 1964 dans le recueil Critica dell’ ideologia contemporanea – Saggi di teoria dialettica, publié en 1967. Il abandonne son projet d’unification de la logique, laquelle voit son champ réduit au seul domaine de l’histoire ou de la « sociologie historico-critique » ; de plus, il admet maintenant l’existence de « contradictions objectives » dans la réalité historique. Dans cette nouvelle perspective, il présente une analyse très sophistiquée de la dialectique marxiste, vue comme « développement de compromis historiques ». Entre-temps, depuis 1962, P « école » se disloque, et chaque « élève » s’oriente dans une voie spécifique. Par exemple, Mario Tronti se livre à une lecture « ouvriériste » de Marx dès 1961, et Lucio Colletti découvre la théorie de l’aliénation et du fétichisme à partir de 1967."
"Dès 1947, dans l’essai Marx e il segreto di Hegel, Della Volpe laisse entendre qu’Engels aboutit à la restauration de la vieille « philosophie de la nature » et réduit la dialectique à une « somme d’exemples » comme V.I. Lénine lui-même l’avait remarqué dans ses Cahiers Philosophiques ; l’utilisation des fameuses « trois lois » de provenance hégélienne est condamnable dans une perspective marxiste. Mais Della Volpe ne va pas se livrer à une critique argumentée dans sa Logica ; il en laisse le soin à son élève Lucio Colletti dans le cadre d’une introduction à l’édition italienne des Cahiers philosophiques de Lénine. La critique proposée dans la Logica est cependant plus fondamentale, car elle s’adresse à toute dialectique réelle, et donc nécessairement à la dialectique de l’histoire, tout en se réclamant de Marx."
"Dans le monde réel (nature et société), on ne trouve que des oppositions réelles et aucune « contradiction dialectique » : le « principe de non-contradiction » d’Aristote prévaut. Le processus de la connaissance et de la recherche scientifique parcourt un circuit qui part de l’instance de la matière, du donné concret, pour aller vers l’instance de la raison, vers l’abstrait. A ce niveau sont élaborées des « hypothèses » qu’il s’agit ensuite de vérifier par l’« expérimentation », par le retour au concret. Ce critère de la pratique valide, vérifie l’hypothèse, la transformant éventuellement en loi. On a donc affaire à un « cercle méthodologique » matière-raison que l’on désignera plus loin comme le « cercle concret-abstrait-concret »."
"Pour souligner l’originalité du marxisme par rapport aux formes de l’« idéalisme » qui recourent aux « hypostases », et par rapport aux formes du « positivisme » (Bacon, Comte...) qui idôlatrent les « faits » et se méfient des « hypothèses », Della Volpe propose de le définir comme un « galiléisme moral ». L’auteur du Capital jouerait ainsi le rôle d’un Galilée dans le domaine des « sciences morales » c’est-à-dire sociales. Le cercle matière-raison ou « concret-abstrait-concret », symbolise le principe de toute loi scientifique, aussi bien physique, comme la loi de la pesanteur, qu’économique comme la loi de la valeur. Ainsi, on doit nécessairement conclure qu’« (...) il n’y a qu’une science parce qu’il n’y a qu’une méthode, c’est-à-dire une logique : la logique matérialiste de la science expérimentale galiléenne ou moderne" [Logica]."
"L’approche de Della Volpe se veut radicalement anti-hégélienne."
"Notre philosophe offre une interprétation aristotélicienne de la dialectique, réduite à deux « instances », dont les catégories centrales sont la « déduction » et l’« induction ». Il s’oppose à toute la tradition marxiste en affirmant que la dialectique objective n’existe pas, et que dans la réalité on trouve non pas des contradictions dialectiques."
"La Logique comme science positive développe un véritable « discours de la méthode » : Marx proposerait une méthode universelle, valide tant pour les sciences de la nature que pour les sciences sociales et la logique se trouverait unifiée. Pour arriver à cette conclusion extrême, il faut malmener le principe formulé par Marx en 1843, de « la logique spécifique de l’objet spécifique ». Della Volpe affirme un peu hâtivement que ce principe se trouve tout-à-fait respecté dans son interprétation, car il doit être renvoyé à la conception expérimentale. La séparation opérée entre la méthode, unique et les « techniques », variables selon les disciplines apparaît un peu simpliste."
"Tout en admettant que chez Marx l’ordre logique prime sur l’ordre historique, Della Volpe attache une importance capitale à l’idée d’une inversion des deux ordres en mobilisant abusivement tout à la fois le passage de l’« Introduction » concernant le capital et la rente foncière, et celui envisageant l’« économie bourgeoise » comme une « clé » pour l’étude des économies antérieures. Cette thèse, exprimée d’une manière aussi absolue, est difficilement soutenable en particulier à la lumière des remaniements de plans successifs introduits par Marx à partir de 1857, pour son œuvre économique. On peut rappeler qu’un débat sur cette question s’est instauré en 1965 avec Louis Althusser. Le philosophe français, dans Lire le Capital (1965), critique fortement la démarche dellavolpienne en affirmant qu’il n’existe chez Marx aucun « rapport de mise en correspondance » (directe ou inverse) entre les deux ordres, en raison de la distinction radicale entre l’objet réel et l’objet de la connaissance ; le terme « inverse » est utilisé dans l’« Introduction de 1857 » seulement de manière « analogique » et ne possède aucune « rigueur théorique ». Le philosophe italien et ses disciples tombent ici dans une « forme supérieure d’empirisme historiciste ». Della Volpe riposte en réaffirmant le bien-fondé de sa thèse dans le recueil Critica dell’ ideologia contemporanea, publié en 1967.
D’une manière générale, il apparaît que la lecture dellavolpienne traite de manière beaucoup trop sommaire les rapports entre Marx et l’« économie politique bourgeoise ». Cette dernière se servirait depuis sa naissance jusqu’au XIXe siècle d’une dialectique « a priori », idéaliste, calquée sur le modèle hégélien. D’emblée, le rapport entre Marx et les économistes est posé en termes de rupture radicale."
-Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx, Presses universitaires de Lyon, 1986 (Publication sur OpenEdition Books : 05 novembre 2019), 504 pages: https://books.openedition.org/pul/15234
"Venu décidément au marxisme au lendemain de la dernière guerre mondiale, selon une logique qui était celle de ses propres travaux de philosophie, [le comte della Volpe, professeur à l'université de Messine] devait aborder à sa manière le problème de la lecture des textes de Marx (dont il fut un remarquable traducteur) et en proposer une interprétation théorique qui se développa d'abord dans une semi-clandestinité avant d'être désignée sous le nom de dellavolpisme ou "école de della Volpe"." (p.1)
"Deux textes lui ont servi de point de départ: la Critique du droit politique hégélien (1843) et les Manuscrits de 1844. Dès sa première critique de Hegel, Marx aurait jeté les bases de cette "philosophie-science" qui constitue le marxisme dans sa spécificité. Cette critique de la "mystification" de la dialectique idéaliste devait permettre d'établir une nouvelle dialectique, logico-historique, qui se définit dans un autre texte que della Volpe remet également au premier plan: l'Introduction de 1857 à la Contribution à la critique de l'économie politique." (p.2)
"La conviction de della Volpe est que la critique de Marx, loin d'apparaître comme une excentricité radicale dans le cours de la pensée occidentale, trouve, dans des séquences historico-doctrinales homologues, la confirmation de son bien-fondé en tant qu'instrument logique (de connaissance), valable universellement, hors de son contexte immédiat (la polémique anti-hégélienne), et donc déjà inscrit dans la continuité d'une histoire que lui-même permet d'interpréter rétroactivement." (p.2)
"Ce travail [...] revient à trouver le lien qui unit organiquement la critique marxienne des abstractions génériques et de la dialectique idéaliste avec la découverte de cette dialectique radicalement autre, dialectique des "abstractions déterminées", régie par la rationalité propre aux hypothèses scientifiques. On retrouve là un des points forts de son ouvrage [...] démonter le mécanisme logique selon lequel les idées, qui prétendent se poser dans l'absolu de leur détermination, restent tributaires de tout un contexte superstructurel qui en déplace constamment la genèse et la fonction. A cet égard, le résultat de l'analyse [...] permet d'énoncer de véritables lois de dysfonctionnement: loi de formation des hypostases, loi de la double permutation entre sujet et prédicat, loi de l'interpollation allégorisante, etc..." (p.3)
"En fait de science, tout commence avec le jugement, rapport d'un sujet et d'un prédicat, dont la problématisation philosophique remonte à la question posée par Parménide sur le rapport de l'un (l'être, le rationnel, la vérité) et du multiple (le sensible, l'opinion, le non-être). Ce rappel de Parménide cerne, au départ, un problème qui n'est pas seulement logico-formel, mais logico-gnoséologique (engageant les conditions d'une théorie de la connaissance). On sait la réponse de Parménide: réfutation intégrale de la réalité du multiple sensible qui- tel qu'il nous apparaît- est nécessairement contradictoires, chacun de ses éléments étant lui-même et pas les autres, en sorte que, pour l'exprimer, il faudrait penser en même temps l'être et le non-être. Cette impossibilité, cette contradiction inéliminable, font que le multiple n'est pas, qu'il n'appartient pas à cette réalité vraie qui doit s'exprimer dans l'être exclusif de tout non-être, par rapport auquel le multiple s'offre comme pure apparence dont on ne peut rien dire.
Platon hérita de ce dualisme entre la réalité vraie et le devenir [...] mélange d'être et de non-être ; mais il comprit qu'un tel mélange ne serait même pas possible si, de quelque façon, le sensible ne participait pas au monde idéal, et, dans cette participation, se repose le problème du rapport un-multiple, l'idée étant posée comme l'unité du multiple qui y participe, son universel en soi. Et c'est justement cette participation qui se manifeste dans la possibilité du jugement comme rapport sujet-prédicat: participation d'un sujet (le particulier, le multiple, le sensible) à un prédicat (l'universel, l'unité). Ainsi est-on sorti de Parménide, car la réalité de la multiplicité des idées implique une critique de sa négation du multiple. Que toute idée soit elle-même et pas les autres signifie qu'elle est identique à soi et différente des autres: avec Platon, l'opposition du même et de l'autre [...] s'est substituée à celle de l'être et du non-être. Mais la métaphysique idéaliste qui porte cette théorie du jugement va désormais affirmer la primauté ontologico-logique du prédicat sur le sujet et la perpétuer dans la tradition occidentale.
Il faut attendre le développement des sciences modernes, à partir de la Renaissance, pour que se dégagent d'autres philosophies (l'empirisme, un rationalisme d'un nouveau type) et qu'alors soit remise en question cette conception dualiste du jugement qui s'est continuiée dans l'héritage platonicien et aristotélico-scolastique. Bien qu'il aboutisse à une "impasse", le criticisme kantien occupe une place déterminante [...] c'est par rapport à Kant qu'on peut évaluer, du point de vue d'une logique unitaire de la connaissanc, les positions de Leibniz et de Hegel (en retrait par rapport à lui) et l'apport irremplaçable d'Aristote (que Kant n'a pas retrouvé)." (pp.3-4)
"Della Volpe découvre dans toute l'entreprise hégélienne un retour au rationalisme aprioriste de Leibniz, voire à un mysticisme néo-platonicien (notamment dans la définition de l'art comme "représentation sensible de l'idée"). Dans ce contexte, le processus de la dialectique hégélienne ne peut avoir aucune fécondité, et le jugement lui-même finit par s'absorber dans l'unité du concept.
[...] Thèse centrale de l'ouvrage [...] établir non seulement un parallèle entre la dialectique de Hegel et celle de Platon (ce qui engage toute une lecture du Platon "autocritique" des derniers dialogues qui traitent de la classification par division), mais montrer comment la critique de Marx contre Hegel se retrouve symétriquement dans la critique aristotélicienne du platonisme, une autre coïncidence étant découverte dans la critique anti-scolastique de Galilée. Ainsi est reconnue la continuité d'un courant critique qui, à des degrés divers, a manifesté son opposition à tout apriorisme spéculatif dont les défauts logiques (hypostases, processus de substitutions, etc...) renvoient au même non-respect de l'expérience (qui est toujours "vicieusement présupposée")." (p.5)
"Contre Hegel qui place dans l'universel la vérité de la certitude sensible, della Volpe objecte que, sur cette base, tout jugement ne peut être qu'illusoire. Le véritable jugement de connaissance relève d'une dialectique réelle qui se constitue comme une division, laquelle, sous peine d'être arbitraire, doit tenir compte du caractère inéliminable de la matière, ce côté positif du multiple, du contenu, sans lequel l'instance synthétique de la raison (l'unité, l'universel) serait inopérante ; elle doit aussi conserver l'instance aristotélicienne fondamentale de la détermination nécessaire de tout ce qui est et est pensé (identité du rationnel et du non-contradictoire). D'où il suit que, dans tout jugement, le prédicat n'est pas seulement induit par le sujet ni le sujet déduit du prédicat (contre ce qu'affirment l'empirisme et le rationalisme), le jugement est simultanément analytique (fonctionnalité du sujet) et synthétique (fonctionnalité du prédicat): c'est ce que della Volpe nomme une tauto-hétérologie réelle. Ainsi sont recusées la tentative de Kant pour fonder le jugement synthétique a priori sur le "je pense" (autre avatar de l'hypostase gnoséologique) et l'idée hégélienne du jugement comme unité du concept (proposition spéculative).
Enfin, cette conception ouvre la voie à l'analyse des rapports entre la logique et les sciences, à une unification abolissant la dualité entre logiques spécialisée (scientifique) et générale (philosophie). [...]
La structure logique de cette vérification et de cette expérience se trouve dans la théorie de l'abstraction déterminée, telle que della Volpe la tire de l'Introduction de 1857: à partir de la complexité concrète d'une situation historique, il est nécessaire d'abstraire, de saisir des éléments généraux -pour ensuite revenir au concret qui a servi de point de départ et qui apparaît alors articulé en de multiples déterminations. Tel est le mouvement circulaire concret-abstrait-concret, imposant la continuelle mise au point des abstractions, et qui définit la seule méthode d'investigation du réel." (pp.5-6)
"Dès 1929, un de ses premiers grands travaux, Hegel romantico e mistico, avait fixé le cadre d'une vision de Hegel à laquelle il devait rester obstinément fidèle: un Hegel continuateur, à travers ses écrits de jeunesse, d'un romantisme esthétique, vite opposé au rationalisme analytique des Lumières, et d'un panthéisme issu du courant remontant à Eckhart." (p.7)
"La Critique du droit politique hégélien ne fut éditée qu'en 1927 par Rjazanov (dans les œuvres complètes de Marx-Engels, publiées par le "Marx-Engels Institut" de Moscou), puis par Landshut et Mayer en 1932. [...] De même pour l'Introduction de 1857 dont la première édition critique ne date que de 1935 [...] C'est donc une véritable œuvre de pionnier qu'assura Della Volpe en travaillant sur ces écrits à partir de 1946 pour dégager leur contenu spécifique et remanier ainsi son anti-hégélianisme dont l'accent se déplace alors du mysticisme à la mystification, de l'étude des origines à celles des effets (les dysfonctionnements logiques) [...] Il était le premier à présenter une conception systématique d'un marxisme anti-hégélien fondé sur le critère de la scientificité." (p.8 )
-Pierre Methays, avant-propos à sa traduction de Galvano Della Volpe, La logique comme science historique, Éditions complexe, 1977 (1969 pour la première édition italienne), 254 pages.
"La tâche de cette recherche est de montrer qu'il ne peut y avoir de signification acceptable du principe "logique" ou du pensable, si on ne saisit pas de façon critique intégrale le lien de ce problème avec celui de la nature spécifique, et positive, du sensible, synonyme typique du multiple ou non-être ; on peut donc dire qu'il s'agit là d'un seul problème, complexe: le problème constant du rapport de l'un ou "être" avec le multiple ou "non-être", précisément sous l'aspect du "vrai" ou "logos". Et le principe évident de la nature sémantique du logos, ou pensée, ou vrai, est une base sous-entendue de la même recherche: le principe que sans ce système de signes signifiants par excellence que sont les mots, la langue, il ne subsiste généralement ni pensée, ni conscience, ni raison [!] : là-dessus il y a désormais accord entre philosophes, de même qu'entre philosophes et linguistes: depuis Humbold pour qui nous ne dominons nos représentations et ne disposons d'une "pensée claire" qu'à travers les mots comme signes des représentations, affirmant même qu' "il n'y a dans l'initimité de l'homme rien de si profond, de si délicat et de si étendu qu'il ne puisse passer dans la langue" ; jusqu'à Marx qui, avec son autorité très actuelle de matérialiste, nous confirme, dans l'Idéologie allemande, que "la réalité immédiate [concrète] de la pensée est la langue" et que "le problème de descendre du monde de la pensée dans le monde réel se transforme en celui de descendre de la langue dans la vie" ; jusqu'à Croce admettant qu' "une image non exprimée, qui n'est pas un mot [...], au moins murmuré pour soi-même [...], est quelque chose d'inexistant" ; jusqu'à de Saussure, selon qui la pensée prise en soi est comme une "nébuleuse" où il n'y a rien de nécessairement déterminé, donc rien de distinct, avant l'apparition de la langue ; enfin jusqu'à Wittgenstein pour qui le postulat de la possibilité du signe linguistique est le postulat même de la "détermination du signifié" ou sentiment du comment sont les choses (même si on ignore ce qu'elles sont !). Il reste entendu que les valeurs logiques et gnoséologiques, objet de la recherche, doivent toujours être assumées comme des valeurs logico-sémantiques." (pp.17-18)
"
(pp.18-21)
-Galvano Della Volpe, La logique comme science historique, Éditions complexe, 1977 (1969 pour la première édition italienne), 254 pages.
« Galvano Della Volpe et Lucio Colletti. Les travaux de Della Volpe ont donné lieu à la formation d’une « école » formée quasi exclusivement de philosophes ; ils exerceront une influence sur la formation des tenants d’un nouveau « marxisme militant », le mouvement de l’« ouvriérisme » (« operaismo »). Lucio Colletti va s’éloigner notablement des thèses de son maître à partir des années soixante et présenter deux lectures successives, l’une marxiste, l’autre critique de Marx. Parmi les « élèves » philosophes de Della Volpe non étudiés on peut mentionner les noms d’Umberto Cerroni et de Mario Rossi. »
"Galvano Della Volpe rédige son œuvre dans une période de découverte de nombreux textes de Marx, en particulier la Critique du droit politique hégélien, les Manuscrits de 1844, et l’importante « Introduction à la critique de l’économie politique » (1857). Sa « lecture » reste un peu inaperçue au début des années cinquante, époque où l’on découvre l’œuvre de Gramsci, mais peu à peu il réussit à constituer autour de lui une véritable « école » de pensée marxiste.
Né à Imola, dans une riche famille aristocratique de Romagne, le Comte Galvano Della Volpe (1895-1968), après sa participation à la première guerre mondiale comme officier, étudie la philosophie à l’Université de Bologne1. Elève de Rodolfo Mondolfo, il soutient une thèse sous sa direction en 1920. Il s’éloigne très rapidement de son maître, et plus généralement, de l’ambiance plutôt favorable au marxisme qui règne dans cette université à l’époque, pour des motifs d’ordre professionnel, en raison de l’arrivée du fascisme au pouvoir (1922). Il se rallie au « néo-idéalisme » dominant, plus particulièrement à l’interprétation proposée par Giovanni Gentile, qui devient d’ailleurs rapidement un des principaux théoriciens du fascisme. Ayant prêté serment de fidélité au régime, il enseigne la philosophie dans les lycées, tout d’abord à Ravenne, puis, de 1925 à 1938, à Bologne. De plus, de 1929 à 1938, il donne des cours à l’Université de Bologne. En 1938, il obtient une chaire d’histoire de la philosophie à la « Facoltà di Magistero » de l’Université de Messine (Sicile), où il enseignera sans interruption de 1939 à 1965, non seulement l’histoire de la philosophie, mais aussi la littérature française, et l’esthétique. Ses premiers travaux sont proches de l’« actualisme » de Gentile. Un premier livre paraît en 1924, L’idealismo dell’atto e il problema delle categorie, suivi d’un second en 1929, dédié à Gentile, Le origini e la formazione della dialettica hegeliana, volume 1, Hegel romantico e mistico (1793-1800). Peu à peu il s’éloigne du « néo-idéalisme », et publie en 1933-1935 un ouvrage sur La filosofia dell’ esperienza di Davide Hume. Il s’intéresse ensuite à la pensée de Martin Heidegger et à l’existentialisme. Enfin, il prend connaissance des travaux des tenants de l’« empirisme logique », en particulier ceux de Rudolf Carnap. En 1942, il publie un ouvrage de logique, Critica dei principi logici, dans lequel apparaît la distinction-clé utilisée plus tard à propos de la dialectique marxiste, l’instance de la raison et l’instance de la matière ; certains éléments d’analyse du livre seront d’ailleurs repris dans un travail postérieur, la Logica. Vers la fin de la deuxième guerre mondiale il devient marxiste, notamment sous l’influence de textes de Lénine. Il adhère en 1944 au Parti communiste italien, alors en voie de reconstitution. Dans son œuvre de l’immédiat après-guerre on peut retenir trois ouvrages : La teoria marxista dell’ emancipazione umana – Saggio sulla tramutazione marxista dei valori (1945), La libertà comunista – Saggio di una critica della ragione « pura » pratica (1946) et le recueil Per la teoria di un umanismo positivo – Studi e documenti sulla dialettica materialista (1949). Le dernier livre, paru une première fois en 1947 sous le titre Studi sulla dialettica mistificata, vol. I, Marx e lo Stato rappresentativo, est curieusement dédié « au premier marxiste d’Italie, Antonio Gramsci ». Les deux premiers ouvrages de 1945 et 1946 envisagent Marx surtout comme un penseur moral, qui propose une doctrine de la liberté et de la dignité humaine. Ce thème d’approche est très en vogue en Italie après la chute du régime fasciste. Le troisième travail, quant à lui, offre une première lecture originale de la Critique du droit politique hégélien en Italie. Il s’agit pour notre philosophe d’un texte capital, dont il fournit une traduction entre 1947 et 1950. En effet, il permet de conduire à un réexamen complet de la question du « noyau rationnel » de la dialectique hégélienne et à la critique des positions développées par Engels dans son Anti-Dühring, en particulier sa « dialectisation » des faits empiriques. L’exposé le plus complet des thèses de Della Volpe paraît en 1950, la Logica corne scienza positiva, dont le titre sera ultérieurement modifié en Logica corne scienza storica, (1969). L’étude « La struttura logica della legge economica nel marxismo » (1955), dont la version revue et augmentée reçoit le titre en 1957 de « Per una metodologia materialistica della economia e delle discipline morali in genere », dans le recueil d’essais, Rousseau e Marx e altri saggi di critica materialistica, complète utilement la Logica. Vers le milieu des années cinquante, une véritable « école » va se constituer à Messine et à Rome sur la base de l’interprétation dellavolpienne de Marx. Les disciples sont pour la plupart des philosophes, parmi lesquels il faut citer Mario Rossi, futur auteur de Marx e la dialettica hegeliana (1960-1963), Lucio Colletti, le principal élève, et Mario Tronti. Giulio Pietranera est le seul économiste du groupe. L’« école » domine largement le comité de rédaction de la revue communiste « Société » dans la période 1957-1961. Peu à peu des désaccords politiques vont se faire jour avec la direction du Parti qui prend la décision de supprimer la revue. Cependant, peu de temps après, en 1962, l’hebdomadaire communiste Rinascita décide de lancer dans ses colonnes un important débat sur les thèses dellavolpiennes. Notre philosophe apporte sa contribution à la discussion en septembre avec l’étude « Sulla dialettica (una risposta ai compagni e agli altri) » ; ce débat l’incite même à réviser certaines de ses positions théoriques. L’essai « Chia-veve délia dialettica storica » (1964) et l’étude complémentaire « Dialettica « in nuce » » (1965), correspondent à ce changement progressif d’orientation. Galvano Della Volpe rassemble ses travaux rédigés à partir de 1964 dans le recueil Critica dell’ ideologia contemporanea – Saggi di teoria dialettica, publié en 1967. Il abandonne son projet d’unification de la logique, laquelle voit son champ réduit au seul domaine de l’histoire ou de la « sociologie historico-critique » ; de plus, il admet maintenant l’existence de « contradictions objectives » dans la réalité historique. Dans cette nouvelle perspective, il présente une analyse très sophistiquée de la dialectique marxiste, vue comme « développement de compromis historiques ». Entre-temps, depuis 1962, P « école » se disloque, et chaque « élève » s’oriente dans une voie spécifique. Par exemple, Mario Tronti se livre à une lecture « ouvriériste » de Marx dès 1961, et Lucio Colletti découvre la théorie de l’aliénation et du fétichisme à partir de 1967."
"Dès 1947, dans l’essai Marx e il segreto di Hegel, Della Volpe laisse entendre qu’Engels aboutit à la restauration de la vieille « philosophie de la nature » et réduit la dialectique à une « somme d’exemples » comme V.I. Lénine lui-même l’avait remarqué dans ses Cahiers Philosophiques ; l’utilisation des fameuses « trois lois » de provenance hégélienne est condamnable dans une perspective marxiste. Mais Della Volpe ne va pas se livrer à une critique argumentée dans sa Logica ; il en laisse le soin à son élève Lucio Colletti dans le cadre d’une introduction à l’édition italienne des Cahiers philosophiques de Lénine. La critique proposée dans la Logica est cependant plus fondamentale, car elle s’adresse à toute dialectique réelle, et donc nécessairement à la dialectique de l’histoire, tout en se réclamant de Marx."
"Dans le monde réel (nature et société), on ne trouve que des oppositions réelles et aucune « contradiction dialectique » : le « principe de non-contradiction » d’Aristote prévaut. Le processus de la connaissance et de la recherche scientifique parcourt un circuit qui part de l’instance de la matière, du donné concret, pour aller vers l’instance de la raison, vers l’abstrait. A ce niveau sont élaborées des « hypothèses » qu’il s’agit ensuite de vérifier par l’« expérimentation », par le retour au concret. Ce critère de la pratique valide, vérifie l’hypothèse, la transformant éventuellement en loi. On a donc affaire à un « cercle méthodologique » matière-raison que l’on désignera plus loin comme le « cercle concret-abstrait-concret »."
"Pour souligner l’originalité du marxisme par rapport aux formes de l’« idéalisme » qui recourent aux « hypostases », et par rapport aux formes du « positivisme » (Bacon, Comte...) qui idôlatrent les « faits » et se méfient des « hypothèses », Della Volpe propose de le définir comme un « galiléisme moral ». L’auteur du Capital jouerait ainsi le rôle d’un Galilée dans le domaine des « sciences morales » c’est-à-dire sociales. Le cercle matière-raison ou « concret-abstrait-concret », symbolise le principe de toute loi scientifique, aussi bien physique, comme la loi de la pesanteur, qu’économique comme la loi de la valeur. Ainsi, on doit nécessairement conclure qu’« (...) il n’y a qu’une science parce qu’il n’y a qu’une méthode, c’est-à-dire une logique : la logique matérialiste de la science expérimentale galiléenne ou moderne" [Logica]."
"L’approche de Della Volpe se veut radicalement anti-hégélienne."
"Notre philosophe offre une interprétation aristotélicienne de la dialectique, réduite à deux « instances », dont les catégories centrales sont la « déduction » et l’« induction ». Il s’oppose à toute la tradition marxiste en affirmant que la dialectique objective n’existe pas, et que dans la réalité on trouve non pas des contradictions dialectiques."
"La Logique comme science positive développe un véritable « discours de la méthode » : Marx proposerait une méthode universelle, valide tant pour les sciences de la nature que pour les sciences sociales et la logique se trouverait unifiée. Pour arriver à cette conclusion extrême, il faut malmener le principe formulé par Marx en 1843, de « la logique spécifique de l’objet spécifique ». Della Volpe affirme un peu hâtivement que ce principe se trouve tout-à-fait respecté dans son interprétation, car il doit être renvoyé à la conception expérimentale. La séparation opérée entre la méthode, unique et les « techniques », variables selon les disciplines apparaît un peu simpliste."
"Tout en admettant que chez Marx l’ordre logique prime sur l’ordre historique, Della Volpe attache une importance capitale à l’idée d’une inversion des deux ordres en mobilisant abusivement tout à la fois le passage de l’« Introduction » concernant le capital et la rente foncière, et celui envisageant l’« économie bourgeoise » comme une « clé » pour l’étude des économies antérieures. Cette thèse, exprimée d’une manière aussi absolue, est difficilement soutenable en particulier à la lumière des remaniements de plans successifs introduits par Marx à partir de 1857, pour son œuvre économique. On peut rappeler qu’un débat sur cette question s’est instauré en 1965 avec Louis Althusser. Le philosophe français, dans Lire le Capital (1965), critique fortement la démarche dellavolpienne en affirmant qu’il n’existe chez Marx aucun « rapport de mise en correspondance » (directe ou inverse) entre les deux ordres, en raison de la distinction radicale entre l’objet réel et l’objet de la connaissance ; le terme « inverse » est utilisé dans l’« Introduction de 1857 » seulement de manière « analogique » et ne possède aucune « rigueur théorique ». Le philosophe italien et ses disciples tombent ici dans une « forme supérieure d’empirisme historiciste ». Della Volpe riposte en réaffirmant le bien-fondé de sa thèse dans le recueil Critica dell’ ideologia contemporanea, publié en 1967.
D’une manière générale, il apparaît que la lecture dellavolpienne traite de manière beaucoup trop sommaire les rapports entre Marx et l’« économie politique bourgeoise ». Cette dernière se servirait depuis sa naissance jusqu’au XIXe siècle d’une dialectique « a priori », idéaliste, calquée sur le modèle hégélien. D’emblée, le rapport entre Marx et les économistes est posé en termes de rupture radicale."
-Jean-Pierre Potier, Lectures italiennes de Marx, Presses universitaires de Lyon, 1986 (Publication sur OpenEdition Books : 05 novembre 2019), 504 pages: https://books.openedition.org/pul/15234
"Venu décidément au marxisme au lendemain de la dernière guerre mondiale, selon une logique qui était celle de ses propres travaux de philosophie, [le comte della Volpe, professeur à l'université de Messine] devait aborder à sa manière le problème de la lecture des textes de Marx (dont il fut un remarquable traducteur) et en proposer une interprétation théorique qui se développa d'abord dans une semi-clandestinité avant d'être désignée sous le nom de dellavolpisme ou "école de della Volpe"." (p.1)
"Deux textes lui ont servi de point de départ: la Critique du droit politique hégélien (1843) et les Manuscrits de 1844. Dès sa première critique de Hegel, Marx aurait jeté les bases de cette "philosophie-science" qui constitue le marxisme dans sa spécificité. Cette critique de la "mystification" de la dialectique idéaliste devait permettre d'établir une nouvelle dialectique, logico-historique, qui se définit dans un autre texte que della Volpe remet également au premier plan: l'Introduction de 1857 à la Contribution à la critique de l'économie politique." (p.2)
"La conviction de della Volpe est que la critique de Marx, loin d'apparaître comme une excentricité radicale dans le cours de la pensée occidentale, trouve, dans des séquences historico-doctrinales homologues, la confirmation de son bien-fondé en tant qu'instrument logique (de connaissance), valable universellement, hors de son contexte immédiat (la polémique anti-hégélienne), et donc déjà inscrit dans la continuité d'une histoire que lui-même permet d'interpréter rétroactivement." (p.2)
"Ce travail [...] revient à trouver le lien qui unit organiquement la critique marxienne des abstractions génériques et de la dialectique idéaliste avec la découverte de cette dialectique radicalement autre, dialectique des "abstractions déterminées", régie par la rationalité propre aux hypothèses scientifiques. On retrouve là un des points forts de son ouvrage [...] démonter le mécanisme logique selon lequel les idées, qui prétendent se poser dans l'absolu de leur détermination, restent tributaires de tout un contexte superstructurel qui en déplace constamment la genèse et la fonction. A cet égard, le résultat de l'analyse [...] permet d'énoncer de véritables lois de dysfonctionnement: loi de formation des hypostases, loi de la double permutation entre sujet et prédicat, loi de l'interpollation allégorisante, etc..." (p.3)
"En fait de science, tout commence avec le jugement, rapport d'un sujet et d'un prédicat, dont la problématisation philosophique remonte à la question posée par Parménide sur le rapport de l'un (l'être, le rationnel, la vérité) et du multiple (le sensible, l'opinion, le non-être). Ce rappel de Parménide cerne, au départ, un problème qui n'est pas seulement logico-formel, mais logico-gnoséologique (engageant les conditions d'une théorie de la connaissance). On sait la réponse de Parménide: réfutation intégrale de la réalité du multiple sensible qui- tel qu'il nous apparaît- est nécessairement contradictoires, chacun de ses éléments étant lui-même et pas les autres, en sorte que, pour l'exprimer, il faudrait penser en même temps l'être et le non-être. Cette impossibilité, cette contradiction inéliminable, font que le multiple n'est pas, qu'il n'appartient pas à cette réalité vraie qui doit s'exprimer dans l'être exclusif de tout non-être, par rapport auquel le multiple s'offre comme pure apparence dont on ne peut rien dire.
Platon hérita de ce dualisme entre la réalité vraie et le devenir [...] mélange d'être et de non-être ; mais il comprit qu'un tel mélange ne serait même pas possible si, de quelque façon, le sensible ne participait pas au monde idéal, et, dans cette participation, se repose le problème du rapport un-multiple, l'idée étant posée comme l'unité du multiple qui y participe, son universel en soi. Et c'est justement cette participation qui se manifeste dans la possibilité du jugement comme rapport sujet-prédicat: participation d'un sujet (le particulier, le multiple, le sensible) à un prédicat (l'universel, l'unité). Ainsi est-on sorti de Parménide, car la réalité de la multiplicité des idées implique une critique de sa négation du multiple. Que toute idée soit elle-même et pas les autres signifie qu'elle est identique à soi et différente des autres: avec Platon, l'opposition du même et de l'autre [...] s'est substituée à celle de l'être et du non-être. Mais la métaphysique idéaliste qui porte cette théorie du jugement va désormais affirmer la primauté ontologico-logique du prédicat sur le sujet et la perpétuer dans la tradition occidentale.
Il faut attendre le développement des sciences modernes, à partir de la Renaissance, pour que se dégagent d'autres philosophies (l'empirisme, un rationalisme d'un nouveau type) et qu'alors soit remise en question cette conception dualiste du jugement qui s'est continuiée dans l'héritage platonicien et aristotélico-scolastique. Bien qu'il aboutisse à une "impasse", le criticisme kantien occupe une place déterminante [...] c'est par rapport à Kant qu'on peut évaluer, du point de vue d'une logique unitaire de la connaissanc, les positions de Leibniz et de Hegel (en retrait par rapport à lui) et l'apport irremplaçable d'Aristote (que Kant n'a pas retrouvé)." (pp.3-4)
"Della Volpe découvre dans toute l'entreprise hégélienne un retour au rationalisme aprioriste de Leibniz, voire à un mysticisme néo-platonicien (notamment dans la définition de l'art comme "représentation sensible de l'idée"). Dans ce contexte, le processus de la dialectique hégélienne ne peut avoir aucune fécondité, et le jugement lui-même finit par s'absorber dans l'unité du concept.
[...] Thèse centrale de l'ouvrage [...] établir non seulement un parallèle entre la dialectique de Hegel et celle de Platon (ce qui engage toute une lecture du Platon "autocritique" des derniers dialogues qui traitent de la classification par division), mais montrer comment la critique de Marx contre Hegel se retrouve symétriquement dans la critique aristotélicienne du platonisme, une autre coïncidence étant découverte dans la critique anti-scolastique de Galilée. Ainsi est reconnue la continuité d'un courant critique qui, à des degrés divers, a manifesté son opposition à tout apriorisme spéculatif dont les défauts logiques (hypostases, processus de substitutions, etc...) renvoient au même non-respect de l'expérience (qui est toujours "vicieusement présupposée")." (p.5)
"Contre Hegel qui place dans l'universel la vérité de la certitude sensible, della Volpe objecte que, sur cette base, tout jugement ne peut être qu'illusoire. Le véritable jugement de connaissance relève d'une dialectique réelle qui se constitue comme une division, laquelle, sous peine d'être arbitraire, doit tenir compte du caractère inéliminable de la matière, ce côté positif du multiple, du contenu, sans lequel l'instance synthétique de la raison (l'unité, l'universel) serait inopérante ; elle doit aussi conserver l'instance aristotélicienne fondamentale de la détermination nécessaire de tout ce qui est et est pensé (identité du rationnel et du non-contradictoire). D'où il suit que, dans tout jugement, le prédicat n'est pas seulement induit par le sujet ni le sujet déduit du prédicat (contre ce qu'affirment l'empirisme et le rationalisme), le jugement est simultanément analytique (fonctionnalité du sujet) et synthétique (fonctionnalité du prédicat): c'est ce que della Volpe nomme une tauto-hétérologie réelle. Ainsi sont recusées la tentative de Kant pour fonder le jugement synthétique a priori sur le "je pense" (autre avatar de l'hypostase gnoséologique) et l'idée hégélienne du jugement comme unité du concept (proposition spéculative).
Enfin, cette conception ouvre la voie à l'analyse des rapports entre la logique et les sciences, à une unification abolissant la dualité entre logiques spécialisée (scientifique) et générale (philosophie). [...]
La structure logique de cette vérification et de cette expérience se trouve dans la théorie de l'abstraction déterminée, telle que della Volpe la tire de l'Introduction de 1857: à partir de la complexité concrète d'une situation historique, il est nécessaire d'abstraire, de saisir des éléments généraux -pour ensuite revenir au concret qui a servi de point de départ et qui apparaît alors articulé en de multiples déterminations. Tel est le mouvement circulaire concret-abstrait-concret, imposant la continuelle mise au point des abstractions, et qui définit la seule méthode d'investigation du réel." (pp.5-6)
"Dès 1929, un de ses premiers grands travaux, Hegel romantico e mistico, avait fixé le cadre d'une vision de Hegel à laquelle il devait rester obstinément fidèle: un Hegel continuateur, à travers ses écrits de jeunesse, d'un romantisme esthétique, vite opposé au rationalisme analytique des Lumières, et d'un panthéisme issu du courant remontant à Eckhart." (p.7)
"La Critique du droit politique hégélien ne fut éditée qu'en 1927 par Rjazanov (dans les œuvres complètes de Marx-Engels, publiées par le "Marx-Engels Institut" de Moscou), puis par Landshut et Mayer en 1932. [...] De même pour l'Introduction de 1857 dont la première édition critique ne date que de 1935 [...] C'est donc une véritable œuvre de pionnier qu'assura Della Volpe en travaillant sur ces écrits à partir de 1946 pour dégager leur contenu spécifique et remanier ainsi son anti-hégélianisme dont l'accent se déplace alors du mysticisme à la mystification, de l'étude des origines à celles des effets (les dysfonctionnements logiques) [...] Il était le premier à présenter une conception systématique d'un marxisme anti-hégélien fondé sur le critère de la scientificité." (p.8 )
-Pierre Methays, avant-propos à sa traduction de Galvano Della Volpe, La logique comme science historique, Éditions complexe, 1977 (1969 pour la première édition italienne), 254 pages.
"La tâche de cette recherche est de montrer qu'il ne peut y avoir de signification acceptable du principe "logique" ou du pensable, si on ne saisit pas de façon critique intégrale le lien de ce problème avec celui de la nature spécifique, et positive, du sensible, synonyme typique du multiple ou non-être ; on peut donc dire qu'il s'agit là d'un seul problème, complexe: le problème constant du rapport de l'un ou "être" avec le multiple ou "non-être", précisément sous l'aspect du "vrai" ou "logos". Et le principe évident de la nature sémantique du logos, ou pensée, ou vrai, est une base sous-entendue de la même recherche: le principe que sans ce système de signes signifiants par excellence que sont les mots, la langue, il ne subsiste généralement ni pensée, ni conscience, ni raison [!] : là-dessus il y a désormais accord entre philosophes, de même qu'entre philosophes et linguistes: depuis Humbold pour qui nous ne dominons nos représentations et ne disposons d'une "pensée claire" qu'à travers les mots comme signes des représentations, affirmant même qu' "il n'y a dans l'initimité de l'homme rien de si profond, de si délicat et de si étendu qu'il ne puisse passer dans la langue" ; jusqu'à Marx qui, avec son autorité très actuelle de matérialiste, nous confirme, dans l'Idéologie allemande, que "la réalité immédiate [concrète] de la pensée est la langue" et que "le problème de descendre du monde de la pensée dans le monde réel se transforme en celui de descendre de la langue dans la vie" ; jusqu'à Croce admettant qu' "une image non exprimée, qui n'est pas un mot [...], au moins murmuré pour soi-même [...], est quelque chose d'inexistant" ; jusqu'à de Saussure, selon qui la pensée prise en soi est comme une "nébuleuse" où il n'y a rien de nécessairement déterminé, donc rien de distinct, avant l'apparition de la langue ; enfin jusqu'à Wittgenstein pour qui le postulat de la possibilité du signe linguistique est le postulat même de la "détermination du signifié" ou sentiment du comment sont les choses (même si on ignore ce qu'elles sont !). Il reste entendu que les valeurs logiques et gnoséologiques, objet de la recherche, doivent toujours être assumées comme des valeurs logico-sémantiques." (pp.17-18)
"
(pp.18-21)
-Galvano Della Volpe, La logique comme science historique, Éditions complexe, 1977 (1969 pour la première édition italienne), 254 pages.