"Rousseau exige [...] que les individus soient "dénaturés", c'est-à-dire soustraits à l'individualisme et transformés en citoyens patriotes, vertueux et désintéressés, aimant leur cité plus qu'eux-mêmes et recherchant la vertu plutôt que leur propre intérêt." (p.24)
"Jean-Jacques condamne les factions, les partis et les "groupes d'intérêt" particuliers, car leur existence fait perdre de vue le bien commun et dissolvent la volonté générale." (p.27)
"L'image de lui qui domine aujourd'hui est celle de l' "Olympien" de Weimar -un classique par excellence. Goethe fut pourtant aussi un romantique." (p.29)
"Autour de Goethe et de Herder, il se réunit d'autres écrivains ou poètes, comme Friedrich Schiller, Heinrich Leopold Wagner et Friedrich Maximilian Klinger. Tous ont subi l'influence de Hamann, mais aussi de Shakespeare, de Shaftesbury et de Rousseau. Leur groupe et la tendance littéraire qui en sortira vont se faire connaître sous un nom tiré d'un drame de Klinger: Sturm und Drang ("assaut et élan, poussée en avant"). [...]
Ce contre quoi les jeunes Stürmer veulent avant tout réagir, c'est en effet contre le rationalisme propagé par la philosophie des Lumières. Leur offensive se situe dans le contexte d'une Allemagne frédéricienne en pleine expansion bourgeoise, éclairée par l'Aufklärung dont le centre est Berlin. Les membres du Sturm und Drang ressentent cette époque comme placée sous le signe de l'universalité de normes rationnelles et de l'impersonnalité d'existences individuelles toutes égales et substituables les unes aux autres. Règne de la grisaille et de la médiocrité dominée, disent-ils, par la satisfaction béate et la confiance dans le "progrès". C'est contre cet "idéal monotone" qu'ils veulent, au nom de la nature et de la vie, lever l'étendard de la révolte." (pp.30-31)
"En 1776, Goethe s'installe à Weimar. Il écrit Iphigénie en Tauride, Le Tasse, Egmont, œuvres qui révèlent ses nouvelles sources d'inspiration -l'hellénisme et la Renaissance." (p.37)
"Goethe, dont l'influence va aussi s'exercer sur le romantisme anglais, de Walter Scott à Lord Byron." (p.39)
"Le romantisme est au départ un expressivisme, qui hérite en partie de la tradition mystique allemande. Reprenant le flambeau du Sturm und Drang (le jeune Goethe, le jeune Schiller), il plonge ses racines dans le lien que l'individu entretient en son for intérieur avec la nature, lien qui lui permet de rejeter le matérialisme du monde extérieur et la mécanisation progressive des liens sociaux. Dans leur théorie du "moi" elle-même associée à la "philosophie de la nature" (Naturphilosophie) de Schelling ou de Fichte, les romantiques puisent la certitude que le destin appartient à de puissantes individualités qui sauront créer un monde nouveau. Leur ennemi fondamental n'est donc nullement le classicisme, mais cette forme de rationalisme des Lumières [...] qui réduit la raison à sa fonction instrumentale [...] Ils y voient la source d'une dissociation de l'existence, à laquelle ils réagissent en mettant l'accent sur la totalité, le langage de l'image et du mythe, l'appel à "poétiser" le monde." (p.42)
"Le marxisme a progressivement cessé d'apparaître, à partir des années 1970, comme l' "horizon indépassable de notre temps"." (p.51)
"Sa philosophie consiste plutôt à renvoyer dos à dos idéalisme et matérialisme: pour Marx, l'être des choses n'est ni esprit ni matière, mais réside dans l'activité concrète des "individus vivants", pure pratique ou praxis au sens aristotélicien du terme." (p.52)
"La nécessité historique dont parle Marx n'est certes pas de l'ordre d'un déterminisme simpliste (ni d'un économicisme vulgaire), mais elle ne s'en impose pas moins à la volonté des hommes. La révolution, processus inévitable, s'impose aux acteurs qui n'ont d'autre choix que d'agir en conformité avec cette nécessité pour en hâter l'échéance. C'est la partie la plus faible de la pensée marxiste." (p.52)
"Plus encore qu'à la nécessité historique, il se réfère à l'autonomie, notion-clé qui inspirera Cornelius Castoriadis." (p.53)
"Marx, après Hegel, constate que la société moderne a produit des individus "libres" de toute attache durable, qu'elle est fait d'individus isolés qui mènent de plus en plus des existences séparées, n'étant plus reliés entre eux que par l'échange marchand. Il voudrait recréer un lien social, car, comme l'avait déjà vu Aristote, le premier des besoins humains est de "faire société". C'est pourquoi il affirme le primat du commun sur le sujet individuel abstrait, du social sur le "sociétal", en rappelant que l'individu n'existe que dans et par les relations sociales qui le constituent." (p.54)
"Heidegger, qui n'était certes pas marxiste, disait qu'aucun critique du marxisme n'a réussi jusqu'à présent à se hisser à la hauteur de l'objet de sa critique." (p.60)
"Pour Le Bon, aucun système politique n'est préférable dans l'abstrait à un autre: rapportés à des peuples différents, tous peuvent se révéler ici les meilleurs, là les moins bons."(p.67)
"Très lié à Henri Poincaré [...] Georges Clemenceau, Aristide Briand, Gustave Le Bon est également en relations avec [...] Louis Madelin, Édouard Herriot." (p.73)
"Ses premiers et plus célèbres patients [à Freud], "Anna. O.", "Emmy von N.", "L'homme aux loups" ou "L'homme aux rats", n'ont nullement été guéris de leurs symptômes, contrairement à ce qu'il a prétendu. Certains d'eux n'ont même jamais été malades !" (p.79)
"On sait par ailleurs que Freud fut lui-même un assez piètre thérapeute, qui ne s'intéressait guère à ses malades que dans la mesure où ceux-ci lui permettaient d'étayer ses théories. Or, sur ce plan, de nombreuses enquêtes ont été menées sur les résultats proprement thérapeutiques de la psychanalyse. Elles montrent que les succès obtenus ne diffèrent pas essentiellement du taux de rémission spontanée chez des patients présentant les mêmes symptômes et qui n'ont jamais consulté." (p.80)
"En ses couches les plus profondes, l'inconscient se présente comme un réservoir d' "images primordiales" (expression empruntée à l'historien suisse Jacob Burkhardt), que Jung appelle les "archétypes". Complexes innées, centres chargés d'énergie, ceux-ci sont à la fois des forces vitales et des organes. Faisant partie de l' "information génétique" avec laquelle nous venons au monde, ils représentent, affirme Jung, des schémas ou des images potentielles, des prédispositions fonctionnelles, des "formes sans contenu" qui préexistent à la structure latente de la psyché et façonnent inconsciemment la pensée. Ce ne sont pas des pensées héréditaires, mais des dispositions héréditaires à réagir, représentant ou personnifiant "certains éléments instinctifs de la psyché primitive et obscure" qui se retrouvent dans les productions culturelles humaines à toutes les époques, aussi bien dans les religions que dans les œuvres littéraires, les formulations scientifiques, les légendes, etc.
L'homme, à sa naissance, hérite donc d'une "mémoire collective" qui le rattache à ceux qui l'on précédé." (pp.91-92)
" [Carl Schmitt] est né le 11 juillet 1888 à Plettenberg, petite ville de Westphalie située non loin de Bonn. C'est donc un Rhénan, détail qui a son importance chez cet homme qui se définira lui-même comme un "Romain par l'origine, la tradition et le droit".
A partir de 1906, Carl Schmitt étudie la théorie de l'Etat à Berlin, Munich et Strasbourg. Sa thèse, en 1914, porte sur "L'importance de l'Etat et la signification de l'individu." Volontaire dans l'infanterie l'année suivante, il est nommé en 1916 sous-officier à l'administration de l'état de siège après avoir été blessé durant son instruction. Nommé en 1922 professeur de droit constitutionnel à l'université de Bonn, il rejoindra par la suite celle de Cologne, puis de Berlin." (pp.99-100)
" [L'essence du politique], dont Walter Benjamin a dit qu'il le considérait comme le plus important livre d son temps." (p.100)
"Catholique (trois de ses oncles ont été prêtres), quoique originaire d'une région protestante, grand admirateur de Hobbes, Carl Schmitt se rattache aussi au courant contre-révolutionnaire." (p.102)
"René Capitant [...] s'était familiarisé très tôt avec les idées de Carl Schmitt." (p.104)
"Chez Platon, la vérité était seulement subjuguée par le bien (agathon). Chez Nietzsche, la vérité est non seulement subjuguée par la vie, la puissance, la Volonté de puissance, mais elle se réduit à celles-ci, elle se confond avec elles. Désormais, ce n'est plus la vérité qui vaut (parce qu'elle est "bonne"), mais ce qui vaut ou que l'on estime valoir par-dessus tout qui est la vérité. La notion de valeur finit donc par pénétrer celle de vérité. La valeur arraisonne la vérité, si bien que la vérité tend elle-même à devenir une valeur. Et c'est ce processus de mutation de la vérité en valeur que Nietzsche, selon Heidegger, mène à son terme." (p.119)
"Contrairement aux dictatures classiques, qui se bornent à vouloir faire disparaître toute opposition, les régimes totalitaires prétendent, à la façon de l'Inquisition, régner sur le for intérieur en contrôlant les pensées. Mieux encore, la terreur se poursuit alors même que l'opposition a été éliminée (le stalinisme envoie au goulag des hommes qui y meurent en criant: "Vive Staline !"). [...]
Cette dynamique obsessionnelle révèle ce qu'Arendt appelle le non-sens du totalitarisme. Un non-sens qui s'exprime aussi dans l'absence de buts (le "mouvement pour le mouvement"), à laquelle correspond la profonde instabilité des régimes totalitaires. Le totalitarisme apparaît finalement comme une fuite en avant dans une sorte d'hyperréalité idéologique par rapport à laquelle le réel véritable ne compte plus. C'est cette fuite en avant, mise en œuvre par une bureaucratie anonyme (le "gouvernement de personne"), qui rend le pouvoir totalitaire étranger à toute leçon de l'expérience et à tout bon sens." (p.207)
"Hannah Arendt dénonce violemment "l'humanité bourgeoise", en laquelle elle n'hésite pas à voir la négation de la fondation politique de l'humain, en même temps que l'agent fondateur de la modernité. La bourgeoisie moderne prône la supériorité de la sphère privée sur la sphère publique, car la sphère privée est à ses yeux le lieu même de l'action libre, de la liberté. Or [...] pour les Grecs, seule au contraire la sphère publique est porteuse de liberté, tandis que la sphère privée, qui est le lieu de la production et de la reproduction, est entièrement régie par la nécessité. La compulsion à la production et à la consommation est la forme moderne de la nécessité. La modernité opère ainsi un complet renversement des structures anthropologiques et normatives qui caractérisaient la pensée grecque." (p.212)
"
(pp.239-240)
"Tout à l'opposé des théoriciens des Lumières, Monnerot soutient donc que, chez l'homme, la raison, la logique ne sont qu'apparences." (p.242)
"Membre du conseil national du RPF. Il donnera des cours à l'École de guerre jusqu'en 1958.
Dirigé contre la sociologie de Durkheim, qui domine alors la pensée française, Les faits sociaux ne sont pas des choses (1946)." (p.243)
" [Selon Michéa] A l'origine, le mouvement socialiste se pose en fait en force indépendante, tant vis-à-vis de la bourgeoisie conservatrice et des "ultras" que des "républicains" et autres forces de "gauche". Il s'oppose bien sûr aux privilèges de castes attachés aux hiérarchies d'Ancien Régime -privilèges conservés sous une autre forme par la bourgeoisie libérale-, mais il s'oppose tout autant forme par la bourgeoisie libérale-, mais il s'oppose tout autant à l'individualisme des Lumières, hérité de l'économie politique anglaise, avec son apologie des valeurs marchandes, déjà si bien critiquées par Rousseau. Il n'embrasse donc pas les idées de la gauche "progressiste", et voit bien que les valeurs de "progrès" exaltées par la gauche sont aussi celles dont se réclame la bourgeoisie libérale qui exploite les travailleurs. Il lutte en réalité à la fois contre la droite monarchiste et cléricale, contre le capitalisme bourgeois, exploiteur du travail vivant, et contre la "gauche" progressiste héritière des Lumières. On est ainsi dans un jeu à trois, bien différent du clivage droite-gauche qui va s'imposer au lendemain de la Première Guerre mondiale." (p.304)
"La religion du progrès [...] forme le cœur de la philosophie des Lumières, et donc de la philosophie libérale." (p.309)
"[Péguy] lui en veut [à Jaurès] d'avoir tendu la main à ceux des socialistes (Jules Guesde, Édouard Vaillant, Paul Lafargue), qui, lors de l'affaire Dreyfus, avaient estimé qu'ils n'avaient pas à prendre position dans cette "affaire bourgeoise"." (p.370)
-Alain de Benoist, Ce que penser veut dire. Penser avec Goethe, Heidegger, Rousseau, Schmitt, Péguy, Arendt…, Éditions du Rocher, 2017, 384 pages.