https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2008-6-page-23.htm
"La géographie économique, vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avait deux versants. D’une part, bien avant les géographes, quelques économistes en ordre dispersé ont intégré dans leurs réflexions le rôle de l’espace à travers différents aspects de la vie économique comme le commerce, les communications, la circulation ou l’implantation des industries entre autres. D’autre part les géographes ont décrit (et rarement expliqué) la répartition des activités économiques à la surface de la terre. Ni d’un côté, ni de l’autre il n’y avait la volonté et la force intellectuelle de systématiser les recherches et de donner une cohérence aux travaux."
"Les travaux de Johann Heinrich von Thünen, en Allemagne, font exception à cette tendance générale : dans son ouvrage Der Isoliert Staat (1826), il perfectionne la théorie de l’usage des sols agricoles développée par Petty, Steuart, et d’autres, et démontre de façon détaillée comment les liens entre rente foncière, coûts de transport et prix agricoles tendent à former des cercles concentriques d’usages différenciés des sols autour des centres de peuplement majeurs."
"Au tournant du siècle, comme l’a montré Fellmann (1986), une poignée de départements d’économie d’universités nord-américaines offraient des cours de géographie économique. La Wharton School de l’université de Pennsylvanie (où Walter Isard devait établir un département de Science Régionale dans les années 1950) joue un rôle pionnier de ce point de vue, et J. Russell Smith (1913), un éminent professeur de la Wharton School, publia un des premiers manuels importants de la discipline. Un autre événement significatif est le lancement en 1925 de la revue Economic Geography, basée à l’université Clark, à Worcester, dans le Massachusetts."
"Dans les années 30, quelques géographes français cultivaient un intérêt pour la géographie industrielle, mais celui-ci découlait essentiellement de leur souci de synthèse régionale (cf. Blanchard 1934 ; Capot-Rey 1934). L’étude de la géographie industrielle de Saint-Etienne et de sa région, par Perrin (1937), anticipe à bien des points de vue la sensibilité intellectuelle qui se situe au cœur des recherches des spécialistes de géographie industrielle des années 80 et 90."
"Deux autres grandes figures de l’école allemande de la théorie de la localisation des années 30 n’ont pas connu meilleur sort. Ces deux figures, le géographe Walter Christaller et l’économiste August Lösch, ont cherché à établir une théorie de la répartition géographique des centres de marché, dont chacun est considéré comme point d’échange en direction duquel se déplace la population agricole environnante pour acheter biens et services. Leurs façons de formuler le problème sont extrêmement similaires dans leurs postulats de base, mais Lösch (1940) a incontestablement conduit son analyse beaucoup plus loin que Christaller (1933). Ils tombent d’accord pour dire que le comportement des consommateurs, tendant à minimiser leurs coûts, donne lieu à un schéma régulier de villes ou de « lieux centraux », tel que chaque ville se trouve entourée d’un marché de forme hexagonale régulière. De plus, dans un monde où la demande est différenciée selon les biens et les services considérés, une hiérarchie régulière de lieux centraux se met en place, des centres de taille réduite relativement nombreux fournissant les biens et services courants, et des centres bien plus grands et relativement moins nombreux répondant à la demande de biens et services plus rares."
"La première critique systématique des approches traditionnelles vient des États-Unis, par F. K. Schaeffer en 1953, et est complétée par E. A. Ackerman en 1958."
"Le succès de l’économie keynésienne favorise l’analyse globale du circuit économique. L’importance de la distribution spatiale des activités revient au premier plan. La consolidation politique et économique d’après-guerre a permis la mise en œuvre des idées de Keynes. L’homogénéisation spatiale des économies nationales devient une priorité dans les pays développés. L’aménagement du territoire est né. On peut le définir comme l’application géographique de l’économie keynésienne. Les évolutions théoriques et les possibilités d’applications pratiques ont rendu crédible l’économie spatiale, et ont suscité des vocations à partir des années 1950."
"En France, c’est peut-être François Perroux qui aborde en premier la question spatiale en économie. Son article « Les espaces économiques » fait date, et lance les réflexions théoriques dès 1950."
"La théorie des pôles de croissance (ou de développement) de Perroux a connu une fortune internationale considérable. Elle a fait l’objet de multiples travaux et a inspiré les politiques économiques régionales de nombreux pays. Elle est également une des théories les plus importantes et les plus répandues dans le domaine du développement régional."
"Le livre de Pierre George, maître incontesté de la géographie française des années 1950 et 60, a été le plus fréquemment utilisé. Il a connu cinq éditions entre 1956 et 1970. La première phrase de l’ouvrage donne la vision de l’auteur sur la géographie économique : « La géographie économique a pour objet l’étude des formes de production et celle de la localisation de la consommation des différents produits dans l’ensemble du monde ». Le sommaire révèle qu’il s’agit d’un catalogue de la répartition des différentes activités économiques, par secteurs. George — comme les autres auteurs de manuels comparables — présente un tableau statistique commenté, qui se démode très vite, sans offrir l’analyse de la logique économique qui façonne l’espace. Il est à noter que plus de cent tableaux et figures sont insérés dans l’ouvrage de 400 pages. L’analyse des mécanismes économiques s’arrête au niveau de la typologie des systèmes économiques en trois pôles : capitaliste, socialiste et dépendant. On ne trouve aucune mention des travaux de la « nouvelle géographie » ni de la science régionale. Et c’est d’un document de ce type qu’étaient nourris les étudiants des années 60 et même 70."
"Un géographe solitaire, Paul Claval, mène un « combat » à part. En contact avec la géographie anglo-saxonne d’une part, et avec l’économie spatiale moderne, la science régionale, de l’autre, il rédige en 1963 un texte sur la Géographie générale des marchés, puis en 1968 Région, nations, grands espaces. Il s’ouvre à de nouvelles dimensions en analyse spatiale, et propose une rénovation de la discipline via l’économie spatiale. Son approche se situe à deux niveaux : la microéconomie d’abord, qui tourne autour de la théorie des marchés et réserve une place importante aux coûts d’information, sa réflexion intégrant la logique des organisations, des États et le comportement des individus ; la macroéconomie ensuite, quand il présente la logique économique qui façonne des ensembles territoriaux. Il aborde la dynamique territoriale et les problèmes de développement. Claval présente un manuel en 1976."
"Philippe Aydalot (comme Alain Lipietz), développe une théorie d’inspiration marxiste : la division spatiale du travail. Il présente son idée comme une alternative à la théorie néo-classique de la localisation. Les auteurs mettent l’accent sur la grande entreprise supposée parfaitement maîtresse de l’espace. Les grandes organisations dominent mieux la distance grâce à leurs capacités financières, techniques et organisationnelles. Avec la concentration de son capital et l’augmentation de sa taille, l’entreprise devient plus mobile et libre de choisir entre des localisations nombreuses. La division spatiale du travail commence, selon Aydalot, quand l’entreprise peut se libérer des injonctions de son environnement initial. Elle choisit alors sa localisation en fonction des caractères qu’elle souhaite y trouver. Ce n’est plus l’espace qui définit l’entreprise, mais l’entreprise qui va modeler l’espace."
"Un groupe de géographes de l’université de Washington, composé essentiellement de William L. Garrison et de ses étudiants, commençait à redécouvrir certaines idées de l’école allemande d’analyse de localisation, et à montrer, simultanément, qu’il était possible de soumettre certains types de questionnements géographiques à l’analyse mathématique et statistique. Ainsi, ils commencèrent à appliquer ces outils quantitatifs à divers problèmes de théorie de la localisation et d’analyse des lieux centraux. À partir de là, ils s’attaquèrent à certains des problèmes-clé de la géographie économique telle qu’elle était conçue à l’époque, dont la formalisation de modèles fort différents de choix de localisation, de flux spatiaux, de comportements d’achat, d’ordre hiérarchique et de structures en réseau. Les étudiants de Garrison à l’université de Washington — Brian Berry, William Bunge, Michael Dacey, Duane Marble, Richard Morrill, John Nystuen et d’autres — devaient devenir des figures importantes de la géographie professionnelle aux États-Unis dans les années 1960. Mais à cette époque, ils étaient vus par la majorité conservatrice de la discipline comme tenants d’une hétérodoxie plutôt malvenue, et leurs travaux rencontrèrent une forte opposition. Alliés naturels des tenants de la science régionale, ils unirent leurs forces à ceux-ci, et, pendant un certain temps, il fut plus habituel pour eux de diffuser leur travail dans les publications et les conférences de l’Association de la Science Régionale que dans le cadre de la profession géographique. L’existence d’un mouvement de science régionale florissant permit aux pionniers de l’École de Washington et aux géographes d’autres universités (notamment celles de Northwestern et d’Iowa), qui les rejoignaient en nombre croissant, d’accéder à un degré de reconnaissance universitaire qui leur aurait sinon peut-être échappé (ce qui aurait eu des conséquences incalculables pour le devenir de la discipline géographique dans son ensemble). Dans les faits, au début des années 1960, la science régionale et la géographie économique (sous la forme de l’analyse spatiale quantitative) devenaient plus ou moins impossibles à différencier.
Finalement, au cours des années 60, l’analyse spatiale quantitative (la « nouvelle géographie », comme on l’appelait alors) se diffusa largement dans les départements de géographie d’Amérique du Nord. Le mode de pensée et de recherche de cette nouvelle géographie eut des impacts importants, non seulement sur la géographie économique, mais aussi sur d’autres branches de la discipline, notamment la géographie urbaine et la géographie sociale. Les spécialistes de géographie économique et leurs alliés s’acheminèrent rapidement vers une position hégémonique dans les départements de géographie en Amérique du Nord, et pendant un temps, leurs efforts pour concevoir des descriptions formalisées du paysage économique représentèrent la frontière des recherches dans la discipline. De plus, presque tous ces efforts étaient marqués par un enthousiasme certain pour les méthodes de recherche positivistes et se caractérisaient par des tentatives d’élaboration de théories cohérentes et de modèles mathématiques, tout en se concentrant sur des procédures formelles de vérification d’hypothèses. On peut considérer comme des classiques de cette veine les premiers articles de Berry et Garrison (par exemple 1958a ; 1958b), qui cherchaient à la fois à étendre la théorie des lieux centraux formulée par Christaller et Lösch et à tester en profondeur sa validité empirique. Les fondements philosophiques de la géographie positiviste furent exposés par Harvey (1969) dans un livre qui, simultanément, résuma l’ensemble du mouvement et marqua, de manière involontaire, son arrêt de mort."
"Les géographes britanniques, fortement influencés par l’œuvre de Haggett (1965), se rangèrent rapidement du côté de la nouvelle géographie dans la deuxième moitié des années 1960."
"L’un des premiers signes d’un effacement relatif de l’approche marxiste radicale en géographie économique fut l’extension, au début des années 1980, de l’intérêt porté aux « localités » (Urry, 1981). La recherche sur les localités fut un phénomène essentiellement britannique, lié aux préoccupations causées, durant les années Thatcher, par la modification des fortunes de lieux donnés et les réactions politiques aux crises économiques locales (voir Cooke, 1989 qui rassemble des articles représentatifs). À l’origine, ces recherches ne se détournaient pas explicitement de la géographie économique marxiste, se contentant d’atténuer certaines de ses formulations théoriques les plus poussées. Mais progressivement, la recherche sur les localités se détacha de plus en plus de la théorie et concentra l’analyse géographique prioritairement sur le contexte et les données empiriques (cf. Smith 1987)."
-Georges Benko, « La géographie économique : un siècle d'histoire », Annales de géographie, 2008/6 (n° 664), p. 23-49. DOI : 10.3917/ag.664.0023. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2008-6-page-23.htm
"La géographie économique, vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, avait deux versants. D’une part, bien avant les géographes, quelques économistes en ordre dispersé ont intégré dans leurs réflexions le rôle de l’espace à travers différents aspects de la vie économique comme le commerce, les communications, la circulation ou l’implantation des industries entre autres. D’autre part les géographes ont décrit (et rarement expliqué) la répartition des activités économiques à la surface de la terre. Ni d’un côté, ni de l’autre il n’y avait la volonté et la force intellectuelle de systématiser les recherches et de donner une cohérence aux travaux."
"Les travaux de Johann Heinrich von Thünen, en Allemagne, font exception à cette tendance générale : dans son ouvrage Der Isoliert Staat (1826), il perfectionne la théorie de l’usage des sols agricoles développée par Petty, Steuart, et d’autres, et démontre de façon détaillée comment les liens entre rente foncière, coûts de transport et prix agricoles tendent à former des cercles concentriques d’usages différenciés des sols autour des centres de peuplement majeurs."
"Au tournant du siècle, comme l’a montré Fellmann (1986), une poignée de départements d’économie d’universités nord-américaines offraient des cours de géographie économique. La Wharton School de l’université de Pennsylvanie (où Walter Isard devait établir un département de Science Régionale dans les années 1950) joue un rôle pionnier de ce point de vue, et J. Russell Smith (1913), un éminent professeur de la Wharton School, publia un des premiers manuels importants de la discipline. Un autre événement significatif est le lancement en 1925 de la revue Economic Geography, basée à l’université Clark, à Worcester, dans le Massachusetts."
"Dans les années 30, quelques géographes français cultivaient un intérêt pour la géographie industrielle, mais celui-ci découlait essentiellement de leur souci de synthèse régionale (cf. Blanchard 1934 ; Capot-Rey 1934). L’étude de la géographie industrielle de Saint-Etienne et de sa région, par Perrin (1937), anticipe à bien des points de vue la sensibilité intellectuelle qui se situe au cœur des recherches des spécialistes de géographie industrielle des années 80 et 90."
"Deux autres grandes figures de l’école allemande de la théorie de la localisation des années 30 n’ont pas connu meilleur sort. Ces deux figures, le géographe Walter Christaller et l’économiste August Lösch, ont cherché à établir une théorie de la répartition géographique des centres de marché, dont chacun est considéré comme point d’échange en direction duquel se déplace la population agricole environnante pour acheter biens et services. Leurs façons de formuler le problème sont extrêmement similaires dans leurs postulats de base, mais Lösch (1940) a incontestablement conduit son analyse beaucoup plus loin que Christaller (1933). Ils tombent d’accord pour dire que le comportement des consommateurs, tendant à minimiser leurs coûts, donne lieu à un schéma régulier de villes ou de « lieux centraux », tel que chaque ville se trouve entourée d’un marché de forme hexagonale régulière. De plus, dans un monde où la demande est différenciée selon les biens et les services considérés, une hiérarchie régulière de lieux centraux se met en place, des centres de taille réduite relativement nombreux fournissant les biens et services courants, et des centres bien plus grands et relativement moins nombreux répondant à la demande de biens et services plus rares."
"La première critique systématique des approches traditionnelles vient des États-Unis, par F. K. Schaeffer en 1953, et est complétée par E. A. Ackerman en 1958."
"Le succès de l’économie keynésienne favorise l’analyse globale du circuit économique. L’importance de la distribution spatiale des activités revient au premier plan. La consolidation politique et économique d’après-guerre a permis la mise en œuvre des idées de Keynes. L’homogénéisation spatiale des économies nationales devient une priorité dans les pays développés. L’aménagement du territoire est né. On peut le définir comme l’application géographique de l’économie keynésienne. Les évolutions théoriques et les possibilités d’applications pratiques ont rendu crédible l’économie spatiale, et ont suscité des vocations à partir des années 1950."
"En France, c’est peut-être François Perroux qui aborde en premier la question spatiale en économie. Son article « Les espaces économiques » fait date, et lance les réflexions théoriques dès 1950."
"La théorie des pôles de croissance (ou de développement) de Perroux a connu une fortune internationale considérable. Elle a fait l’objet de multiples travaux et a inspiré les politiques économiques régionales de nombreux pays. Elle est également une des théories les plus importantes et les plus répandues dans le domaine du développement régional."
"Le livre de Pierre George, maître incontesté de la géographie française des années 1950 et 60, a été le plus fréquemment utilisé. Il a connu cinq éditions entre 1956 et 1970. La première phrase de l’ouvrage donne la vision de l’auteur sur la géographie économique : « La géographie économique a pour objet l’étude des formes de production et celle de la localisation de la consommation des différents produits dans l’ensemble du monde ». Le sommaire révèle qu’il s’agit d’un catalogue de la répartition des différentes activités économiques, par secteurs. George — comme les autres auteurs de manuels comparables — présente un tableau statistique commenté, qui se démode très vite, sans offrir l’analyse de la logique économique qui façonne l’espace. Il est à noter que plus de cent tableaux et figures sont insérés dans l’ouvrage de 400 pages. L’analyse des mécanismes économiques s’arrête au niveau de la typologie des systèmes économiques en trois pôles : capitaliste, socialiste et dépendant. On ne trouve aucune mention des travaux de la « nouvelle géographie » ni de la science régionale. Et c’est d’un document de ce type qu’étaient nourris les étudiants des années 60 et même 70."
"Un géographe solitaire, Paul Claval, mène un « combat » à part. En contact avec la géographie anglo-saxonne d’une part, et avec l’économie spatiale moderne, la science régionale, de l’autre, il rédige en 1963 un texte sur la Géographie générale des marchés, puis en 1968 Région, nations, grands espaces. Il s’ouvre à de nouvelles dimensions en analyse spatiale, et propose une rénovation de la discipline via l’économie spatiale. Son approche se situe à deux niveaux : la microéconomie d’abord, qui tourne autour de la théorie des marchés et réserve une place importante aux coûts d’information, sa réflexion intégrant la logique des organisations, des États et le comportement des individus ; la macroéconomie ensuite, quand il présente la logique économique qui façonne des ensembles territoriaux. Il aborde la dynamique territoriale et les problèmes de développement. Claval présente un manuel en 1976."
"Philippe Aydalot (comme Alain Lipietz), développe une théorie d’inspiration marxiste : la division spatiale du travail. Il présente son idée comme une alternative à la théorie néo-classique de la localisation. Les auteurs mettent l’accent sur la grande entreprise supposée parfaitement maîtresse de l’espace. Les grandes organisations dominent mieux la distance grâce à leurs capacités financières, techniques et organisationnelles. Avec la concentration de son capital et l’augmentation de sa taille, l’entreprise devient plus mobile et libre de choisir entre des localisations nombreuses. La division spatiale du travail commence, selon Aydalot, quand l’entreprise peut se libérer des injonctions de son environnement initial. Elle choisit alors sa localisation en fonction des caractères qu’elle souhaite y trouver. Ce n’est plus l’espace qui définit l’entreprise, mais l’entreprise qui va modeler l’espace."
"Un groupe de géographes de l’université de Washington, composé essentiellement de William L. Garrison et de ses étudiants, commençait à redécouvrir certaines idées de l’école allemande d’analyse de localisation, et à montrer, simultanément, qu’il était possible de soumettre certains types de questionnements géographiques à l’analyse mathématique et statistique. Ainsi, ils commencèrent à appliquer ces outils quantitatifs à divers problèmes de théorie de la localisation et d’analyse des lieux centraux. À partir de là, ils s’attaquèrent à certains des problèmes-clé de la géographie économique telle qu’elle était conçue à l’époque, dont la formalisation de modèles fort différents de choix de localisation, de flux spatiaux, de comportements d’achat, d’ordre hiérarchique et de structures en réseau. Les étudiants de Garrison à l’université de Washington — Brian Berry, William Bunge, Michael Dacey, Duane Marble, Richard Morrill, John Nystuen et d’autres — devaient devenir des figures importantes de la géographie professionnelle aux États-Unis dans les années 1960. Mais à cette époque, ils étaient vus par la majorité conservatrice de la discipline comme tenants d’une hétérodoxie plutôt malvenue, et leurs travaux rencontrèrent une forte opposition. Alliés naturels des tenants de la science régionale, ils unirent leurs forces à ceux-ci, et, pendant un certain temps, il fut plus habituel pour eux de diffuser leur travail dans les publications et les conférences de l’Association de la Science Régionale que dans le cadre de la profession géographique. L’existence d’un mouvement de science régionale florissant permit aux pionniers de l’École de Washington et aux géographes d’autres universités (notamment celles de Northwestern et d’Iowa), qui les rejoignaient en nombre croissant, d’accéder à un degré de reconnaissance universitaire qui leur aurait sinon peut-être échappé (ce qui aurait eu des conséquences incalculables pour le devenir de la discipline géographique dans son ensemble). Dans les faits, au début des années 1960, la science régionale et la géographie économique (sous la forme de l’analyse spatiale quantitative) devenaient plus ou moins impossibles à différencier.
Finalement, au cours des années 60, l’analyse spatiale quantitative (la « nouvelle géographie », comme on l’appelait alors) se diffusa largement dans les départements de géographie d’Amérique du Nord. Le mode de pensée et de recherche de cette nouvelle géographie eut des impacts importants, non seulement sur la géographie économique, mais aussi sur d’autres branches de la discipline, notamment la géographie urbaine et la géographie sociale. Les spécialistes de géographie économique et leurs alliés s’acheminèrent rapidement vers une position hégémonique dans les départements de géographie en Amérique du Nord, et pendant un temps, leurs efforts pour concevoir des descriptions formalisées du paysage économique représentèrent la frontière des recherches dans la discipline. De plus, presque tous ces efforts étaient marqués par un enthousiasme certain pour les méthodes de recherche positivistes et se caractérisaient par des tentatives d’élaboration de théories cohérentes et de modèles mathématiques, tout en se concentrant sur des procédures formelles de vérification d’hypothèses. On peut considérer comme des classiques de cette veine les premiers articles de Berry et Garrison (par exemple 1958a ; 1958b), qui cherchaient à la fois à étendre la théorie des lieux centraux formulée par Christaller et Lösch et à tester en profondeur sa validité empirique. Les fondements philosophiques de la géographie positiviste furent exposés par Harvey (1969) dans un livre qui, simultanément, résuma l’ensemble du mouvement et marqua, de manière involontaire, son arrêt de mort."
"Les géographes britanniques, fortement influencés par l’œuvre de Haggett (1965), se rangèrent rapidement du côté de la nouvelle géographie dans la deuxième moitié des années 1960."
"L’un des premiers signes d’un effacement relatif de l’approche marxiste radicale en géographie économique fut l’extension, au début des années 1980, de l’intérêt porté aux « localités » (Urry, 1981). La recherche sur les localités fut un phénomène essentiellement britannique, lié aux préoccupations causées, durant les années Thatcher, par la modification des fortunes de lieux donnés et les réactions politiques aux crises économiques locales (voir Cooke, 1989 qui rassemble des articles représentatifs). À l’origine, ces recherches ne se détournaient pas explicitement de la géographie économique marxiste, se contentant d’atténuer certaines de ses formulations théoriques les plus poussées. Mais progressivement, la recherche sur les localités se détacha de plus en plus de la théorie et concentra l’analyse géographique prioritairement sur le contexte et les données empiriques (cf. Smith 1987)."
-Georges Benko, « La géographie économique : un siècle d'histoire », Annales de géographie, 2008/6 (n° 664), p. 23-49. DOI : 10.3917/ag.664.0023. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2008-6-page-23.htm