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    Arnaud Brennetot, Les géographes et la justice spatiale : généalogie d'une relation compliquée

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Arnaud Brennetot, Les géographes et la justice spatiale : généalogie d'une relation compliquée Empty Arnaud Brennetot, Les géographes et la justice spatiale : généalogie d'une relation compliquée

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 27 Mai - 13:37

    https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2011-2-page-115.htm

    "Définir la justice spatiale revient [...] à considérer que certaines formes d’organisation de l’espace géographique sont moralement préférables à d’autres : la centralité, la proximité, la fluidité, la mixité, la cohésion, la compétitivité, l’identité ou la diversité des territoires sont autant de valeurs qui peuvent être associées à la justice et qui supposent d’avoir à l’esprit une image idéale de la réalité géographique, une représentation normative qui rend l’action possible et légitime. Tout comme les idées d’aménagement ou de développement (durable), l’invocation de la justice spatiale relève d’une pratique politique de la géographie."

    "En France, jusqu’aux années 1950, la géographie classique se prévaut de faire « abstraction de toute considération éthique » (Sorre, 1957, p. 186), soucieuse de se prémunir contre les écueils de l’instrumentalisation politique auxquels avaient jusqu’alors conduit les diverses tentatives d’application (géographie coloniale, Geopolitik)."

    David Harvey est le premier géographe à utiliser la notion de justice pour l’appliquer à un problème géographique spécifique, en l’occurrence celui de la cohabitation à l’intérieur des villes. L’ouvrage qu’il publie en 1973, Social Justice and the City revêt une triple importance disciplinaire. Il marque tout d’abord une rupture épistémologique majeure avec l’analyse spatiale et la nouvelle géographie quantitative, notamment avec ses propres travaux antérieurs (Harvey, 1969). Selon lui, le peu d’intérêt des géographes impliqués dans la révolution quantitative à l’égard des problèmes éthiques tient avant tout au fait que leur positivisme dissimulerait un attachement voilé à l’idéologie néoclassique.

    « The normative tools used by geographers to examine location problems are derived from classical location theory. Such theories are generally Pareto-optimal since they define an optimal location pattern as one in which no one individual can move without the advantages gained from such a move being offset by some loss to another individual. [...] Models of this type pay no attention to the consequences of location decisions for the distribution of income » (Harvey, 1973, p. 96).

    L’analyse spatiale est accusée de légitimer, au sein même de la discipline géographique, le cadre éthique de l’économie libérale. Harvey s’engage alors dans une approche alternative de la géographie et envisage les problèmes de géographie urbaine à partir de la recherche de la justice sociale. De prime abord, sa conception de la justice semble pouvoir se rattacher aux propositions de Rawls. Il définit en effet la « territorial social justice » sous la forme de deux principes qui ne sont pas sans rappeler ceux qui fondent Théorie de la justice  :

    « 1) The distribution of income should be such that (a) the needs of the population within each territory are met, (b) resources are so allocated to maximize interterritorial multiplier effects, and (c) extra resources are allocated to help overcome special difficulties stemming from the physical and social environment. 2) The mechanisms (institutional, organizational, political and economic) should be such that the prospects of the least advantaged territory are as great as they possibly can be.
    If these conditions are fulfilled there will be a just distribution justly arrived at » (Harvey, 1973, p. 116).

    Harvey s’approprie également le principe de maximin, utilisé par Rawls pour concevoir une distribution équitable des « biens premiers », afin de l’étendre, dans un second temps, au concept de « besoins », lui-même compatible avec la théorie marxiste : « The prospects for the least advantaged territory should be as great as they can be » (Harvey, 1973, p. 111).

    Ces besoins correspondent à une série de biens : « food, housing, medical care, education, social and environmental service, consumer goods, recreational opportunities, neighbourhood amenities, transport facilities » (Harvey, 1973, p. 102).

    Cependant, malgré ce que suggère le titre de l’ouvrage, l’intérêt que Harvey porte à la justice sociale ne doit pas être surestimé : l’auteur adopte bien une interprétation marxiste du développement urbain, c’est-à-dire qu’il prend le contre-pied de l’approche distributive de Rawls, celle-ci lui paraissant vouée à l’échec.

    « Programmes which seek to alter distribution without altering the capitalist market structure within which income and wealth are generated and distributed, are doomed to failure » (Harvey, 1973, p. 110).

    Harvey s’emploie ensuite à démontrer les insuffisances du modèle réformiste libéral en matière d’aménagement de l’espace urbain et entreprend une analyse critique des structures spatiales du capitalisme pour en dénoncer les effets sur la société.

    « If it is accepted that the maintenance of scarcity is essential for the functioning of the market system, then it follows that deprivation, appropriation and exploitation are also necessary concomitants of the market system. In a spatial system this implies (the ecological fallacy permitting) that there will be a series of appropriative movements between territories which leads some territories to exploit and some to be exploited » (Harvey, 1973, p. 114).

    Selon lui, en ne s’attaquant pas aux bases fondatrices du capitalisme, la notion de justice distributive ne prémunit pas contre l’exploitation. La justice, conçue comme un palliatif destiné à corriger les dysfonctionnements du marché, est considérée comme insuffisante.

    « In a capitalist market economy an enormous concentration of surplus product (at the present time this is mainly located in large corporations) has to be absorbed in ways which do not threaten the continuance of that scarcity upon which the market economy is itself based. Hence the surplus product is consumed in socially undesirable ways (conspicuous consumption, conspicuous construction in urban areas, militarism, waste) : the market system cannot dispose of the socially won surplus product in socially just ways » (Harvey, 1973, p. 115).

    En ce sens, l’utilisation que Harvey fait de la notion de justice vise davantage à dénoncer les contradictions internes d’un système qu’il rejette, plutôt qu’à formuler un modèle opérationnel. Plus tard, Harvey qualifiera « le concept bourgeois de justice sociale » de « fourberie » (Bailly, 1978). Sa dénonciation des injustices à l’échelle des villes se rapproche alors du cadre critique issu des théories de la dépendance internationale centrées sur l’analyse des rapports spatiaux de production (Amin, 1973) et, en France, des analyses d’Yves Lacoste sur les mécanismes du sous-développement (Lacoste, 1965). Aux États-Unis, l’engagement de Harvey contre les injustices spatiales et les différentes formes d’oppression générées par le capitalisme contribue à consolider l’assise théorique de la géographie radicale.

    Plus largement, s’il ne débouche pas sur une théorie générale de la justice spatiale, le lien établi par Harvey, dans la première partie de Social Justice and the City, entre la théorie de la justice de Rawls et la planification libérale exerce une influence durable sur la discipline. Pour toute une génération de géographes, cet ouvrage inaugure une nouvelle manière d’envisager l’aménagement des territoires."

    "En France, le thème de la justice spatiale est introduit à l’occasion d’un débat organisé en 1977 en présence de David Harvey et d’une quarantaine de géographes (Antoine Bailly, Paul Claval, Renée Rochefort, Henry Reymond)."

    "Dans Espace, société et justice, Alain Reynaud propose quant à lui un véritable traité de justice spatiale dans lequel il définit les différences entre territoires comme des inégalités systémiques qui s’établissent entre des « classes socio-spatiales » opposées, les périphéries étant placées sous la dépendance de centres dominants. Il généralise ainsi le modèle centre-périphérie (Amin, 1973) pour le transposer au cadre de l’analyse distributive des injustices spatiales."

    "En France, les travaux d’Antoine Bailly et d’Alain Reynaud sont abondamment cités mais rarement utilisés comme base épistémologique pour bâtir un programme de recherche complet. Le numéro spécial de L’Espace géographique coordonné en 1988 par Antoine Bailly et Jean-Bernard Racine sur la géographie du bien-être et des inégalités escamote la question de la justice (Bailly, 1988). La géographie sociale, centrée sur l’analyse des inégalités, insiste sur les conditions réservées aux plus fragiles mais utilise peu la notion de justice (Chevalier, 1984, p. 155)."

    "La plupart des géographes ont peu fait pour interroger les normes néolibérales qui se diffusent au sein des cercles intellectuels et institutionnels au cours des années 1980."

    "[David Harvey] accueille de façon plus favorable la conception de la justice proposée par la philosophe féministe Iris Marion Young. La politique de différence que celle-ci promeut consiste, à partir d’une définition négative de la justice – la justice comme absence d’oppression des minorités –, à lutter contre l’exploitation, la marginalisation, l’impuissance, l’impérialisme culturel et la violence. Elle-même se réfère à la vision de la ville développée par Harvey dans Social Justice and the City et à la notion de « droit à la ville » d’Henri Lefebvre pour promouvoir une conception de l’urbanité fondée sur quatre valeurs fondamentales (« social differenciation without exclusion », « variety », « eroticism » et « publicity », Young, 1990, p. 238-240). Cette « politique de différence » n’envisage pas la justice comme un ensemble de procédures visant à tenter de corriger des dysfonctionnements, mais comme un état de la société où chacun aurait intériorisé au plus profond de soi les normes de comportement nécessaires à l’élimination de l’oppression, les moyens pour parvenir à une telle situation n’étant pas précisés. À travers ce modèle, c’est une vision de la vie bonne inspirée par la critique psychanalytique de l’abjection, qui est préconisée, celle qu’on retrouve dans le concept de « political correctness », selon lequel tout contact avec l’autre doit s’accompagner d’une restriction des affects : il ne s’agit pas seulement de condamner les manifestations publiques de l’intolérance, du racisme, du sexisme ou de l’homophobie mais d’éradiquer les sentiments qui en sont à l’origine chez les individus par un conditionnement social de l’intimité. Iris Marion Young fonde donc sa conception de la justice sur la réalisation d’une culture de la bienveillance :

    « The scope of justice, I argued, is not limited to distribution, but includes all social processes that support or undermine oppression, including culture. [...] Only changing the cultural habits themselves will change the oppressions they produce and reinforce, but change in cultural habits can occur only if individuals become aware of and change their individuals habits » (Young, 1990, p. 152).

    S’il reprend l’expression « politique de différence » à son compte, Harvey ne va pas dans cette direction et tord son sens initial pour la rendre compatible avec une lecture marxiste des rapports sociaux.

    « If respect for the condition of the homeless (or the racially or sexually oppressed) does not imply respect for the social processes creating homelessness (or racial or sexual oppression), then identity politics must operate at a dual level. A politics which seeks to eliminate the processes which give rise to a problem looks very different from a politics which merely seeks to give full play to diffentiated identities once these have arisen » (Harvey, 1996, p. 363)."

    "Depuis une quinzaine d’années, un courant plus critique de géographie sociale, inspiré par les idées de David Harvey et d’Henri Lefebvre, réinvestit la notion de justice spatiale pour dénoncer les excès géographiques du libéralisme et les discriminations dont souffrent certaines minorités, notamment au sein des espaces urbains, mais aussi pour proposer des visions alternatives de l’urbanité cherchant à concilier multiculturalisme et équité (Connolly, 2009 ; Fainstein, 2010 ; Merrifield, 1996 ; Mitchell, 2003 ; Soja, 2000 et 2010). Depuis 2009, la revue Justice spatiale/Spatial Justice offre une enceinte de discussion dédiée à l’exploration de ces questions."
    -Arnaud Brennetot, « Les géographes et la justice spatiale : généalogie d'une relation compliquée », Annales de géographie, 2011/2 (n°678), p. 115-134. DOI : 10.3917/ag.678.0115. URL : https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2011-2-page-115.htm




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