http://books.google.fr/books?id=ZloCBAAAQBAJ&pg=PA1219&dq=spinoza&hl=fr&sa=X&ei=-c5jVJ_tIovxaobcgZAI&ved=0CEEQ6AEwBjgU#v=onepage&q=spinoza&f=false
http://spinoza.fr/
http://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_(Spinoza)
http://www.earlymoderntexts.com/authors/spinoza.html
http://www.dmoz.org/World/Fran%C3%A7ais/Sciences/Sciences_humaines_et_sociales/Philosophie/Philosophes/S/Spinoza,_Baruch/Articles
http://www.iep.utm.edu/spin-pol/#H4
« Lorsqu’on lit l’Ethique on comprend assez vite que, pour Spinoza, il est impossible de résoudre le problème de la liberté en niant les deux formes de déterminisme qui conditionnent la vie de tout individu. Il apparaît que l’être humain est soumis radicalement à deux genres de lois : celle de la nature et celle de la culture et qu’il ne peut se soustraire à aucune de ces deux législations. En gardant cet enseignement à l’esprit, il se pourrait qu’une des plus grandes falsifications de la réalité qui a marqué l’histoire de la pensée moderne et qui continue à influencer nos existences, est celle de Kant qui nous a proposé comme solution existentielle au déterminisme un nouveau rêve dont on pourrait schématiser le contenu en ces termes : dans la nature, l’homme vit aliéné mais dans la culture, il est libre car, alors que la nature est phénomène objectif déterminant, la culture est un phénomène subjectif entièrement issu d’un sens commun « autonome », « inconditionné ou désintéressé, pour reprendre ses propres termes. Kant a voulu résoudre le problème de la liberté en transcendant le déterminisme, c’est-à-dire en niant la double aliénation dont tout individu est le centre. Or le prix de cette perversion a été, chez Kant, la répudiation de la philosophie rationnelle au profit de la croyance.
Si le problème de la liberté demeure la question capitale de la pensée moderne, il faut peut-être rappeler ce qu’a été l’entreprise démesurée de Kant pour mieux comprendre la nécessité de retourner vers Spinoza afin de réhabiliter, grâce à lui, cette vérité selon laquelle la liberté est la pensée philosophique de l’Etre, car seule la philosophie est capable d’assumer le déterminisme de la nature comme celui de la culture sans renoncer à la liberté individuelle, liberté incomparable à cette autonomie de la volonté dont, selon Kant, la personne serait dépositaire.
La liberté selon Spinoza est individuelle, physique et métaphysique alors que celle de Kant personnelle, morale et culturelle. En effet, ce qui distingue radicalement la liberté spinoziste de la liberté kantienne tient au fait que la seconde n’est possible que si un univers se constitue à l’intérieur duquel les lois de la nature sont, sinon réfutées, du moins récusées au profit de certaines finalités sur lesquelles elles n’ont plus prise. Or la réalisation effective, objective, concrète de cet univers dépend d’un jugement esthétique, déterminant et inconditionné, grâce auquel l’être humain s’affranchit du déterminisme de la nature au profit de la détermination culturelle de l’homme. » (7-8 )
-Bertrand Dejardin, Éthique et esthétique chez Spinoza. Liberté philosophique et servitude culturelle, L’Harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2012, 441 pages.
« D’un côté, le philosophe hollandais mérite en effet d’être compté au nombre des pères historiques de la pensée libérale, puisqu’il a été l’un des premiers et l’un des plus audacieux défenseurs de la liberté d’expression et de la démocratie dans l’Europe de l’âge classique. D’un autre côté, il mérite de figurer au rang des critiques les plus radicaux des impensés du libéralisme actuel. Non seulement sa philosophie déconstruit par avance l’individualisme possessif autour duquel s’est cristallisée la doctrine libérale au cours des deux derniers siècles, mais surtout, en sapant le fondement métaphysique sur lequel est censée reposer notre liberté de choix et de préférence, il ne pouvait que remettre drastiquement en question la valeur légitimatrice des procédures électorales et consuméristes dont les sociétés libérales font leurs boussoles pour orienter leur devenir. » (p.16-17)
« Si l’on spécifie l’usage de l’adjectif « spinozien » pour faire référence à ce qu’a écrit effectivement Spinoza, la plupart des auteurs que nous considérons comme « spinozistes » apparaîtront comme des hérétiques à l’égard de la doctrine spinozienne. […] Qui que ce soit peut s’emparer de ce corpus de propositions et poursuivre le développement de la logique qu’elles ne font qu’esquisser, orienter cette logique vers des domaines insoupçonnés du philosophe hollandais, l’approprier à des fins qui pourraient diverger des siennes. » (p.18-19)
« Le nécessitarisme, qui semble condamner toute liberté et assujettir l’homme à la condition passive d’un objet purement physique, est simultanément la condition de possibilité du savoir et du pouvoir que l’homme espère acquérir sur la nature. C’est dans la mesure où la philosophie et la science nous permettent de reconnaître (toujours partiellement) les rapports d’enchaînement causal dans lesquels s’inscrivent nos comportements que cette « reconnaissance de la nécessité » peut se transformer en « puissance de libération ». » (p.89)
« Il est significatif que d’Holbach […] attribue la paternité de cette universalisation du principe de conservation au livre XI de la Cité de Dieu. Dans les chapitres 27 et 28, Saint Augustin unifie lui aussi sous une même tendance à « aimer l’existence » l’amour de soi humain, l’instinct de conservation animal, le principe de croissance qui anime les plantes, et jusqu’aux forces mécaniques qui poussent un objet inanimé à protéger son existence en prenant la position d’équilibre qui convient le mieux à sa nature. Il n’est donc pas étonnant que même un réfutateur du spinozisme comme Pluquet puisse tomber d’accord avec d’Holbach pour autant qu’on lui présente le conatus sous ce jour particulier. » (p.170)
« La résonance, c’est en premier lieu ce qui permet au son de durer, d’affirmer son existence propre une fois qu’a cessé d’agir la cause qui l’a produit : tant que l’archet frotte la corde, c’est son frottement qui se fait entendre ; l’identité propre au son de la corde elle-même n’apparaît que lorsque l’archet s’est levé. S’esquisse ici une réflexion sur la physique de la pensée : une idée n’est certes que l’effet de rencontres matérielles entre des corps ; elle n’est originellement que le résultat d’impressions imposées (de l’intérieur ou de l’extérieur) au cerveau pensant. Mais elle acquiert une existence propre à partir du moment où elle résonne, soit dès que sa durée s’étend au-delà de la rencontre qui l’a produite. […] Pour que la métaphore harmonique perde ses connotations platoniciennes essentialisantes (et politiquement lénifiante), il suffit d’imaginer que les corps ne soient pas limités à résonner selon des proportions déjà fixées de tout temps par « la Nature » (naturée) mais qu’ils puissent –en tant que parties de cette nature (naturante)- s’élever par palier à des niveaux et à des domaines de résonance inédits et parfaitement « artificiels », « se monter à des tons » jamais atteints préalablement, dont l’harmonie reste à inventer. […] Que l’on vise la beauté en musique ou la démocratie en politique, le défi [du spinozisme résonant] est le même : découvrir (au double sens inséparable de comprendre et d’inventer) des formes de résonances inouïes entre les corps humains. » (p.200 et 203)
« Comme l’attestera la physique quantique […] l’onde est peut-être bien cet horizon du matérialisme qui lui permet de dépasser les limites de son imaginaire mécaniste, sans pour autant être condamné à fuir dans la transcendance dualiste. » (p.211-212)
« En faisant de moi un mode, Spinoza affirme que mon être et mes actions ne peuvent s’expliquer à partir de moi-même, mais seulement par référence à une autre chose. En pivotant du mode à la mode, on voit cette « autre chose » apparaître sous sa forme sociologique : je suis mode en ce que mes manières d’être s’expliquent par la réalité transindividuelle des communautés auxquelles j’appartiens ; mon effort d’auto-constitution ne peut se concevoir qu’au sein des mouvements (ondulatoires) par lesquels ces collectivités elles-mêmes s’auto-organisent et s’individuent. » (p.228-229)
« La plupart des penseurs des Lumières, tous profondément marqués par l’empirisme lockien [sont] passablement sceptiques face au rationalisme que Spinoza hérite de Descartes. » (p.245)
« On voit mal ce que le spinozisme pourrait opposer à la critique (sceptique) menée par Hume de la notion de causalité, laquelle se voit réduite à une simple probabilité de répétition. » (p.245)
« L’éloge spinoziste de la raison débouche donc sur la conclusion que l’Homme n’est pas raisonnable. La rationalité fait l’objet non pas d’un être, mais d’un perpétuel devenir. […] Seul les êtres humains [peuvent] prétendre à une intellection rationnelle qui distingue leur nature de celle des autres animaux ; toutefois cette capacité d’intellection ne leur est donné que sous la forme d’un potentiel qui reste sans effet tant qu’il n’est pas actualité. » (p.259)
« Spinoza parvient à la fois à s’aliéner les partisans de la liberté en s’acharnant contre le libre arbitre et à s’aliéner les tenants de l’absolutisme en affirmant la supériorité de la démocratie. » (p.262)
« Du vicaire savoyard de Rousseau à l’Etre et le néant de Sartre, les traditions philosophiques dominantes seront d’accord avec le sens commun pour doter la volonté humaine de liberté, c’est-à-dire pour en faire une source originale de mouvement. » (p.266)
« Affirmer la liberté de la volonté revient […] à soutenir que le vouloir humain ne se réduit pas à l’effet (même complexe) de causes antérieures, mais qu’il a le privilège unique de pouvoir faire surgir (depuis son for intérieur) le chaînon originel d’une nouvelle concaténation de causes et d’effets. » (p.267)
« Faire croire à la liberté métaphysique peut être un outil d’asservissement. En persuadant les individus qu’ils sont responsables de leurs comportements, qu’il ne tient qu’à eux de bien faire, et qu’ils ne doivent s’en prendre qu’à leur propre volonté lorsque la réussite n’est pas au rendez-vous, le discours de la liberté est très utile pour réprimer les peuples. […] Dans la mesure où ma volonté est toujours le produit de certains conditionnements, on ne peut pas parler sérieusement de liberté sans tenter de prendre la mesure de ces conditionnements, de leurs origines, de leurs orientations, de leurs visées et de leurs effets. […] Une première définition extérieure [et libérale] de la liberté demanderait (légitimement) si le comportement de l’agent est volontaire ou s’il relève d’une contrainte qui fait violence à sa volonté. Le spinoziste rajoute aussitôt une deuxième question qui porte sur l’utilité propre de ce comportement : est-il dans l’intérêt de l’agent de se comporter ainsi (volontairement ou non) ? Et si non, dans l’intérêt de qui agit-il ?[…]
Les sociétés de contrôle décrites par Deleuze tendent à nous faire épouser de plus en plus étroitement la servitude volontaire de l’esclave de Fontenelle, en ce qu’elle rendent de plus en plus difficile de connaître son maître, de savoir qu’on exécute ses ordres et de distinguer entre ses commandements et de nos inclinations. […]
Tel est bien ce par quoi le spinozisme se distingue fondamentalement de tout libéralisme naïf : il n’accepte pas la définition hobbesienne de la liberté comme absence d’obstacle extérieur nous empêchant de « faire ce qu’on veut » sans ajouter aussitôt que cette liberté n’est qu’une forme de servitude tant que je ne veux pas ce qui est conforme à mon intérêt. […] La servitude la plus absolue et la plus irrémédiable n’est pas celle qui me force à obéir contre mon gré à un tyran, mais celle à laquelle me condamne ma propre définition du plaisir (voluptas) lorsqu’elle me conduit à être incapable de voir ou de faire ce qui m’est utile. On a ici affaire à une seconde définition de la servitude et de la liberté, qui n’est plus simplement extérieure (définie par l’absence d’obstacles externes à ce que je veux faire), mais qui permet d’instaurer une distance entre l’individu et ses volontés : certaines de ses volontés iront dans le sens de sa libération, tandis que d’autres contribueront à son asservissement. » (p.275-280)
« Tout est réaction, mais tandis que la plupart des réactions ne font que reconduire les lois de fonctionnement préexistantes, d’autres réactions contribuent à infléchir le mode opératoire du système dans son ensemble. » (p.278)
« Plus un être sera libre, moins on sera sûr de pouvoir prédire son comportement. Il sera (plus) susceptible d’innover, d’imaginer un troisième terme à l’alternative qu’on lui proposait, d’inventer une ligne de fuite dans l’impasse où on l’avait coincé.
On retrouve ici l’éloge de la flexibilité déjà évoqué […] le degré de liberté se manifeste par le degré d’élasticité. » (p.296)
« Si tous [Spinoza, Diderot, D’Holbach et Sade] affirment l’inanité des définitions traditionnelles de la morale, les leurres d’un antropocentrisme qui biaise nos représentations de la Nature, l’inutilité voire la nocivité du repentir, l’égocentration de tout être individué, l’état de guerre caractérisant les rapports interindividuels, autant de principes que résumé l’identification du droit et de la puissance, il y a toutefois entre eux cette différence qui porte l’un [Sade] à se contenter de la position immoraliste, tandis que les autres pensent tout leur travail d’écriture comme un effort voué à la dépasser à travers la construction d’un nouvel édifice théorique. […] En ce sens, Spinoza (et, avec lui, ceux que nous regroupons sous la catégorie des « spinozistes modernes »), apparaît plutôt comme un anti-Sade. […] Au sein de ce que deviendra la modernité, ces auteurs s’opposent aussi bien à Kant qu’à Sade. […] Contrairement […] à ce que deviendra le kantisme, cette reconstruction [de la morale] doit se faire dans une stricte immanence : ce n’est pas en sortant les êtres humains du règne de la nature corporée, pour en faire a priori des fins-en-soi ou des âmes dotées de libre arbitre, qu’on doit chercher à solidifier la consistance d’une morale ; ce n’est pas en opposant l’éthique à l’intérêt qu’on produira une définition éclairante ; ce n’est pas à partir d’impératifs catégoriques, de respect inflexible de ses « promesses », ou de fétichisation contractualistes, qu’on se mettra le mieux en position d’effectuer un monde possible moins injuste que le monde actuel. » (p.302)
« L’opposition frontale avec la morale chrétienne (et kantienne) du sacrifice, qui articule toute l’éthique autour d’un choix exclusif entre mon intérêt et celui d’autrui, apparaît bien à travers cette remarque de d’Holbach : « Il seroit inutile et peut-être injuste de demander à un homme d’être vertueux, s’il ne peut l’être sans se rendre malheureux. » (Holbach, Nature, I, 179). » (p.305)
« L’intellection rationnelle participe d’un processus constituant qui unit les intérêts égocentrés en un intérêt commun. […] C’est le […] processus que décrit d’Holbach, en le présentant sous l’angle du calcul comportemental plutôt que sous celui de la fusion des conatus. » (p.307-308)
-Yves Citton, L’envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, éditions Amsterdam, 2006.
http://spinoza.fr/
http://fr.wikisource.org/wiki/Lettres_(Spinoza)
http://www.earlymoderntexts.com/authors/spinoza.html
http://www.dmoz.org/World/Fran%C3%A7ais/Sciences/Sciences_humaines_et_sociales/Philosophie/Philosophes/S/Spinoza,_Baruch/Articles
http://www.iep.utm.edu/spin-pol/#H4
« Lorsqu’on lit l’Ethique on comprend assez vite que, pour Spinoza, il est impossible de résoudre le problème de la liberté en niant les deux formes de déterminisme qui conditionnent la vie de tout individu. Il apparaît que l’être humain est soumis radicalement à deux genres de lois : celle de la nature et celle de la culture et qu’il ne peut se soustraire à aucune de ces deux législations. En gardant cet enseignement à l’esprit, il se pourrait qu’une des plus grandes falsifications de la réalité qui a marqué l’histoire de la pensée moderne et qui continue à influencer nos existences, est celle de Kant qui nous a proposé comme solution existentielle au déterminisme un nouveau rêve dont on pourrait schématiser le contenu en ces termes : dans la nature, l’homme vit aliéné mais dans la culture, il est libre car, alors que la nature est phénomène objectif déterminant, la culture est un phénomène subjectif entièrement issu d’un sens commun « autonome », « inconditionné ou désintéressé, pour reprendre ses propres termes. Kant a voulu résoudre le problème de la liberté en transcendant le déterminisme, c’est-à-dire en niant la double aliénation dont tout individu est le centre. Or le prix de cette perversion a été, chez Kant, la répudiation de la philosophie rationnelle au profit de la croyance.
Si le problème de la liberté demeure la question capitale de la pensée moderne, il faut peut-être rappeler ce qu’a été l’entreprise démesurée de Kant pour mieux comprendre la nécessité de retourner vers Spinoza afin de réhabiliter, grâce à lui, cette vérité selon laquelle la liberté est la pensée philosophique de l’Etre, car seule la philosophie est capable d’assumer le déterminisme de la nature comme celui de la culture sans renoncer à la liberté individuelle, liberté incomparable à cette autonomie de la volonté dont, selon Kant, la personne serait dépositaire.
La liberté selon Spinoza est individuelle, physique et métaphysique alors que celle de Kant personnelle, morale et culturelle. En effet, ce qui distingue radicalement la liberté spinoziste de la liberté kantienne tient au fait que la seconde n’est possible que si un univers se constitue à l’intérieur duquel les lois de la nature sont, sinon réfutées, du moins récusées au profit de certaines finalités sur lesquelles elles n’ont plus prise. Or la réalisation effective, objective, concrète de cet univers dépend d’un jugement esthétique, déterminant et inconditionné, grâce auquel l’être humain s’affranchit du déterminisme de la nature au profit de la détermination culturelle de l’homme. » (7-8 )
-Bertrand Dejardin, Éthique et esthétique chez Spinoza. Liberté philosophique et servitude culturelle, L’Harmattan, coll. Ouverture philosophique, 2012, 441 pages.
« D’un côté, le philosophe hollandais mérite en effet d’être compté au nombre des pères historiques de la pensée libérale, puisqu’il a été l’un des premiers et l’un des plus audacieux défenseurs de la liberté d’expression et de la démocratie dans l’Europe de l’âge classique. D’un autre côté, il mérite de figurer au rang des critiques les plus radicaux des impensés du libéralisme actuel. Non seulement sa philosophie déconstruit par avance l’individualisme possessif autour duquel s’est cristallisée la doctrine libérale au cours des deux derniers siècles, mais surtout, en sapant le fondement métaphysique sur lequel est censée reposer notre liberté de choix et de préférence, il ne pouvait que remettre drastiquement en question la valeur légitimatrice des procédures électorales et consuméristes dont les sociétés libérales font leurs boussoles pour orienter leur devenir. » (p.16-17)
« Si l’on spécifie l’usage de l’adjectif « spinozien » pour faire référence à ce qu’a écrit effectivement Spinoza, la plupart des auteurs que nous considérons comme « spinozistes » apparaîtront comme des hérétiques à l’égard de la doctrine spinozienne. […] Qui que ce soit peut s’emparer de ce corpus de propositions et poursuivre le développement de la logique qu’elles ne font qu’esquisser, orienter cette logique vers des domaines insoupçonnés du philosophe hollandais, l’approprier à des fins qui pourraient diverger des siennes. » (p.18-19)
« Le nécessitarisme, qui semble condamner toute liberté et assujettir l’homme à la condition passive d’un objet purement physique, est simultanément la condition de possibilité du savoir et du pouvoir que l’homme espère acquérir sur la nature. C’est dans la mesure où la philosophie et la science nous permettent de reconnaître (toujours partiellement) les rapports d’enchaînement causal dans lesquels s’inscrivent nos comportements que cette « reconnaissance de la nécessité » peut se transformer en « puissance de libération ». » (p.89)
« Il est significatif que d’Holbach […] attribue la paternité de cette universalisation du principe de conservation au livre XI de la Cité de Dieu. Dans les chapitres 27 et 28, Saint Augustin unifie lui aussi sous une même tendance à « aimer l’existence » l’amour de soi humain, l’instinct de conservation animal, le principe de croissance qui anime les plantes, et jusqu’aux forces mécaniques qui poussent un objet inanimé à protéger son existence en prenant la position d’équilibre qui convient le mieux à sa nature. Il n’est donc pas étonnant que même un réfutateur du spinozisme comme Pluquet puisse tomber d’accord avec d’Holbach pour autant qu’on lui présente le conatus sous ce jour particulier. » (p.170)
« La résonance, c’est en premier lieu ce qui permet au son de durer, d’affirmer son existence propre une fois qu’a cessé d’agir la cause qui l’a produit : tant que l’archet frotte la corde, c’est son frottement qui se fait entendre ; l’identité propre au son de la corde elle-même n’apparaît que lorsque l’archet s’est levé. S’esquisse ici une réflexion sur la physique de la pensée : une idée n’est certes que l’effet de rencontres matérielles entre des corps ; elle n’est originellement que le résultat d’impressions imposées (de l’intérieur ou de l’extérieur) au cerveau pensant. Mais elle acquiert une existence propre à partir du moment où elle résonne, soit dès que sa durée s’étend au-delà de la rencontre qui l’a produite. […] Pour que la métaphore harmonique perde ses connotations platoniciennes essentialisantes (et politiquement lénifiante), il suffit d’imaginer que les corps ne soient pas limités à résonner selon des proportions déjà fixées de tout temps par « la Nature » (naturée) mais qu’ils puissent –en tant que parties de cette nature (naturante)- s’élever par palier à des niveaux et à des domaines de résonance inédits et parfaitement « artificiels », « se monter à des tons » jamais atteints préalablement, dont l’harmonie reste à inventer. […] Que l’on vise la beauté en musique ou la démocratie en politique, le défi [du spinozisme résonant] est le même : découvrir (au double sens inséparable de comprendre et d’inventer) des formes de résonances inouïes entre les corps humains. » (p.200 et 203)
« Comme l’attestera la physique quantique […] l’onde est peut-être bien cet horizon du matérialisme qui lui permet de dépasser les limites de son imaginaire mécaniste, sans pour autant être condamné à fuir dans la transcendance dualiste. » (p.211-212)
« En faisant de moi un mode, Spinoza affirme que mon être et mes actions ne peuvent s’expliquer à partir de moi-même, mais seulement par référence à une autre chose. En pivotant du mode à la mode, on voit cette « autre chose » apparaître sous sa forme sociologique : je suis mode en ce que mes manières d’être s’expliquent par la réalité transindividuelle des communautés auxquelles j’appartiens ; mon effort d’auto-constitution ne peut se concevoir qu’au sein des mouvements (ondulatoires) par lesquels ces collectivités elles-mêmes s’auto-organisent et s’individuent. » (p.228-229)
« La plupart des penseurs des Lumières, tous profondément marqués par l’empirisme lockien [sont] passablement sceptiques face au rationalisme que Spinoza hérite de Descartes. » (p.245)
« On voit mal ce que le spinozisme pourrait opposer à la critique (sceptique) menée par Hume de la notion de causalité, laquelle se voit réduite à une simple probabilité de répétition. » (p.245)
« L’éloge spinoziste de la raison débouche donc sur la conclusion que l’Homme n’est pas raisonnable. La rationalité fait l’objet non pas d’un être, mais d’un perpétuel devenir. […] Seul les êtres humains [peuvent] prétendre à une intellection rationnelle qui distingue leur nature de celle des autres animaux ; toutefois cette capacité d’intellection ne leur est donné que sous la forme d’un potentiel qui reste sans effet tant qu’il n’est pas actualité. » (p.259)
« Spinoza parvient à la fois à s’aliéner les partisans de la liberté en s’acharnant contre le libre arbitre et à s’aliéner les tenants de l’absolutisme en affirmant la supériorité de la démocratie. » (p.262)
« Du vicaire savoyard de Rousseau à l’Etre et le néant de Sartre, les traditions philosophiques dominantes seront d’accord avec le sens commun pour doter la volonté humaine de liberté, c’est-à-dire pour en faire une source originale de mouvement. » (p.266)
« Affirmer la liberté de la volonté revient […] à soutenir que le vouloir humain ne se réduit pas à l’effet (même complexe) de causes antérieures, mais qu’il a le privilège unique de pouvoir faire surgir (depuis son for intérieur) le chaînon originel d’une nouvelle concaténation de causes et d’effets. » (p.267)
« Faire croire à la liberté métaphysique peut être un outil d’asservissement. En persuadant les individus qu’ils sont responsables de leurs comportements, qu’il ne tient qu’à eux de bien faire, et qu’ils ne doivent s’en prendre qu’à leur propre volonté lorsque la réussite n’est pas au rendez-vous, le discours de la liberté est très utile pour réprimer les peuples. […] Dans la mesure où ma volonté est toujours le produit de certains conditionnements, on ne peut pas parler sérieusement de liberté sans tenter de prendre la mesure de ces conditionnements, de leurs origines, de leurs orientations, de leurs visées et de leurs effets. […] Une première définition extérieure [et libérale] de la liberté demanderait (légitimement) si le comportement de l’agent est volontaire ou s’il relève d’une contrainte qui fait violence à sa volonté. Le spinoziste rajoute aussitôt une deuxième question qui porte sur l’utilité propre de ce comportement : est-il dans l’intérêt de l’agent de se comporter ainsi (volontairement ou non) ? Et si non, dans l’intérêt de qui agit-il ?[…]
Les sociétés de contrôle décrites par Deleuze tendent à nous faire épouser de plus en plus étroitement la servitude volontaire de l’esclave de Fontenelle, en ce qu’elle rendent de plus en plus difficile de connaître son maître, de savoir qu’on exécute ses ordres et de distinguer entre ses commandements et de nos inclinations. […]
Tel est bien ce par quoi le spinozisme se distingue fondamentalement de tout libéralisme naïf : il n’accepte pas la définition hobbesienne de la liberté comme absence d’obstacle extérieur nous empêchant de « faire ce qu’on veut » sans ajouter aussitôt que cette liberté n’est qu’une forme de servitude tant que je ne veux pas ce qui est conforme à mon intérêt. […] La servitude la plus absolue et la plus irrémédiable n’est pas celle qui me force à obéir contre mon gré à un tyran, mais celle à laquelle me condamne ma propre définition du plaisir (voluptas) lorsqu’elle me conduit à être incapable de voir ou de faire ce qui m’est utile. On a ici affaire à une seconde définition de la servitude et de la liberté, qui n’est plus simplement extérieure (définie par l’absence d’obstacles externes à ce que je veux faire), mais qui permet d’instaurer une distance entre l’individu et ses volontés : certaines de ses volontés iront dans le sens de sa libération, tandis que d’autres contribueront à son asservissement. » (p.275-280)
« Tout est réaction, mais tandis que la plupart des réactions ne font que reconduire les lois de fonctionnement préexistantes, d’autres réactions contribuent à infléchir le mode opératoire du système dans son ensemble. » (p.278)
« Plus un être sera libre, moins on sera sûr de pouvoir prédire son comportement. Il sera (plus) susceptible d’innover, d’imaginer un troisième terme à l’alternative qu’on lui proposait, d’inventer une ligne de fuite dans l’impasse où on l’avait coincé.
On retrouve ici l’éloge de la flexibilité déjà évoqué […] le degré de liberté se manifeste par le degré d’élasticité. » (p.296)
« Si tous [Spinoza, Diderot, D’Holbach et Sade] affirment l’inanité des définitions traditionnelles de la morale, les leurres d’un antropocentrisme qui biaise nos représentations de la Nature, l’inutilité voire la nocivité du repentir, l’égocentration de tout être individué, l’état de guerre caractérisant les rapports interindividuels, autant de principes que résumé l’identification du droit et de la puissance, il y a toutefois entre eux cette différence qui porte l’un [Sade] à se contenter de la position immoraliste, tandis que les autres pensent tout leur travail d’écriture comme un effort voué à la dépasser à travers la construction d’un nouvel édifice théorique. […] En ce sens, Spinoza (et, avec lui, ceux que nous regroupons sous la catégorie des « spinozistes modernes »), apparaît plutôt comme un anti-Sade. […] Au sein de ce que deviendra la modernité, ces auteurs s’opposent aussi bien à Kant qu’à Sade. […] Contrairement […] à ce que deviendra le kantisme, cette reconstruction [de la morale] doit se faire dans une stricte immanence : ce n’est pas en sortant les êtres humains du règne de la nature corporée, pour en faire a priori des fins-en-soi ou des âmes dotées de libre arbitre, qu’on doit chercher à solidifier la consistance d’une morale ; ce n’est pas en opposant l’éthique à l’intérêt qu’on produira une définition éclairante ; ce n’est pas à partir d’impératifs catégoriques, de respect inflexible de ses « promesses », ou de fétichisation contractualistes, qu’on se mettra le mieux en position d’effectuer un monde possible moins injuste que le monde actuel. » (p.302)
« L’opposition frontale avec la morale chrétienne (et kantienne) du sacrifice, qui articule toute l’éthique autour d’un choix exclusif entre mon intérêt et celui d’autrui, apparaît bien à travers cette remarque de d’Holbach : « Il seroit inutile et peut-être injuste de demander à un homme d’être vertueux, s’il ne peut l’être sans se rendre malheureux. » (Holbach, Nature, I, 179). » (p.305)
« L’intellection rationnelle participe d’un processus constituant qui unit les intérêts égocentrés en un intérêt commun. […] C’est le […] processus que décrit d’Holbach, en le présentant sous l’angle du calcul comportemental plutôt que sous celui de la fusion des conatus. » (p.307-308)
-Yves Citton, L’envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, éditions Amsterdam, 2006.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Lun 21 Aoû - 20:57, édité 8 fois