https://www.franceculture.fr/oeuvre/la-gauche-contre-les-lumieres
https://www.jean-jaures.org/podcast/la-gauche-contre-les-lumieres/
https://fr.book4you.org/book/5435756/e6beb1
"L’hostilité à l’idée de Progrès prend une forme théorique plus ample et plus articulée chez un autre auteur contemporain, Jean-Claude Michéa. Celui-ci ne se contente pas de fustiger le productivisme ou l’enthousiasme de la gauche traditionnelle pour le progrès technologique. À notre connaissance, il ne s’en prend pas non plus au progrès des connaissance scientifiques en tant que tel, comme si celui-ci avait exclusivement porté malheur à l’humanité. En revanche, il se livre à une critique systématique des progrès sociaux (ou plutôt
« sociétaux ») et politiques revendiqués par tout ou partie de la gauche contemporaine. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces critiques ne sont pas inédites. Nous reviendrons ici sur la première théorisation de l’antiprogressisme de gauche par Georges Sorel et ses compagnons au début du XX siècle."
"C’est peut-être à cause de l’odeur de soufre persistante qui émane du nom de Georges Sorel que celui-ci est totalement absent de l’ouvrage de Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. En effet, celui-ci paraît par bien des aspects un cousin germain des Illusions du progrès. Sans doute prudent, Michéa préfère se réclamer de George Orwell et de Christopher Lasch, qui ne sont pas revendiqués par l’extrême droite. Toutefois, si, chez ce dernier en particulier, l’appellation « populiste » s’est substituée au syndicalisme révolutionnaire des soréliens, il s’agit bien de la même sensibilité libertaire-conservatrice dont les figures tutélaires au XIX siècle sont Proudhon en France, Emerson ou les Chevaliers du Travail aux États-Unis. Cette mouvance tend à considérer toute insertion dans le jeu politique institutionnel, notamment républicain, comme compromettante, et insiste sur la nécessité de l’auto-organisation ouvrière (syndicale, mutualiste, etc.), à bonne distance des partis et du pouvoir. Surtout, pour ses représentants, l’idéologie du progrès héritée des Lumières équivaut à la promotion du développement capitaliste, à la transgression de toutes les valeurs morales et sociales authentiques, et constitue la source de la corruption de la gauche.
Il ne s’agira pas ici de rejeter en bloc l’ensemble des critiques que Michéa formule à l’encontre du libéralisme politique, économique et culturel contemporain, ni même sa dénonciation au vitriol d’une certaine contamination de la gauche par ce même libéralisme. [...] L’abandon de toute perspective d’émancipation collective au profit de la promotion de l’Individu, opposable par principe à toute institution (carcérale, militaire, religieuse, mais également scolaire ou syndicale) dont la normativité est alors présentée comme insupportable, a quelque chose d’éminemment libéral. La défense exclusive des prérogatives individuelles au détriment de la considération du bien public correspond sans conteste à un dévoiement du combat émancipateur porté par la gauche (au sens que nous donnons à ce terme) depuis la Révolution française, dans la mesure où ce combat passe forcément
par l’élaboration d’un projet de société commun ; or un tel projet n’est pas concevable sans règles collectives, qui devront assurément prévaloir et même s’imposer aux tendances hyper-individualistes encouragées par la société moderne.
Le problème n’est donc pas que Michéa fustige les pénibles effets de la culture contemporaine du narcissisme, analysée notamment par Christopher Lasch, et qui n’épargnent certes pas la gauche. Il réside dans le rejet en bloc de ce qu’il appelle – au singulier – « l’idéologie du progrès », considérant que la pensée d’Adam Smith est la matrice et la vérité du progressisme, que le libéralisme en est la seule expression possible, et qu’on ne peut opposer à l’idée de progrès qu’une version plus ou moins nuancée de conservatisme. En réduisant, in fine, ce qu’il appelle « l’idéologie progressiste » à la foi libérale dans l’expansion indéfinie et inéluctable du marché, Michéa ne commet pas seulement un contresens historique ; il s’engage dans une impasse politique, à la suite des syndicalistes révolutionnaires du début du XX siècle et en partie pour les mêmes raisons.
Par « complexe d’Orphée », l’auteur désigne la malédiction présumée de l’homme de gauche contemporain, « condamné à gravir le sentier escarpé du “Progrès” (celui qui est censé nous éloigner, chaque jour un peu plus, du monde infernal de la tradition et de l’enracinement) sans jamais pouvoir s’autoriser ni le plus léger repos (…) ni le moindre regard en arrière ». Ce complexe est présenté comme persistant à « organiser – consciemment ou non – la compréhension de l’histoire et de la politique » (CO, p. 22) de ceux qui en sont atteints ; à ce titre, il lui est imputé la responsabilité des reniements, au premier rang desquels « l’abandon par la gauche moderne de toute critique socialiste du mode de vie capitaliste » (ibid.). Or quelle est l’origine du mal ? Selon Michéa, c’est l’affaire Dreyfus, moment de ralliement du mouvement ouvrier à la politique de défense républicaine dont les suites avaient provoqué en leur temps la rupture morale et politique de Sorel et de ses compagnons. Comme les soréliens avant lui, l’auteur du Complexe d’Orphée déplore l’intégration « du mouvement ouvrier socialiste – naguère indépendant – dans le camp de la gauche libérale et des “forces républicaines de progrès” » comme s’étant effectuée à un « prix politique et philosophique » (CO, p. 25) beaucoup trop élevé. Il est intéressant de rappeler comment notre auteur tente de se dépêtrer des problèmes engendrés par une telle thèse. Premièrement, celle-ci présuppose qu’avant l’affaire Dreyfus le mouvement socialiste ne s’était jamais vraiment commis dans une politique similaire d’alliance avec les républicains libéraux. C’est ce que suggère Michéa qui, après avoir rappelé, à juste titre, que le mot « gauche » désigne historiquement le groupe parlementaire opposé au parti de l’Ordre et à la Restauration monarchiste (les libéraux, donc), affirme que « le principal souci des premiers mouvements socialistes était […] de préserver à tout prix la précieuse indépendance politique du mouvement ouvrier » (CO, p. 170. Je souligne) par rapport à cette gauche : pour illustration, il évoque le Manifeste des soixante de Tolain et Camélinat, objet en son temps d’un commentaire élogieux de Marx.
Mais cette affirmation n’est que partiellement vraie. Elle occulte un aspect décisif de la réalité historique : la longue histoire des rapprochements stratégiques du mouvement socialiste dans son ensemble avec le libéralisme républicain pour la défense des libertés démocratiques.
Tout d’abord, les pères du socialisme et du communisme modernes n’ont pas hésité à soutenir globalement la politique jacobine, et ce alors même que Babeuf en 1793 déplorait en privé la définition tout à fait libérale du droit de propriété que les Montagnards avaient choisie pour figurer dans la Déclaration des droits de l’homme . En 1796, c’est-à-dire bien après que Robespierre a fait exécuter, à sa gauche, les Hébertistes et les Enragés, le Tribun du peuple théorise l’alliance nécessaire avec ce qui reste du jacobinisme, au motif qu’« en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie ». Cette façon de voir est encore celle des socialistes et des néo-babouvistes des années 1830 et 1840, qui sont prêts à se battre jusqu’à la mort sur les barricades aux côtés des républicains libéraux contre les tenants de l’ordre monarchique. La répression des ouvriers parisiens de juin 1848 elle-même ne marque pas la fin de ce genre de rapprochements qui se noueront jusque sous Napoléon III pour réclamer la liberté de la presse, la liberté de se réunir, etc. Le 17 octobre 1848, à peine trois mois après la répression de juin, Proudhon lui-même, pourtant un des plus farouches défenseurs de l’autonomie ouvrière, rend hommage à « nos amis de la République démocratique » et à la révolution de 89, « salut de l’humanité » dans son célèbre Toast à la Révolution ; il y formule le vœu que le gouvernement républicain, pourtant fusilleur des barricades, suffise, « avec l’Assemblée nationale, à maintenir la forme républicaine » . On conviendra que le « principal souci » à ce moment-là ne semble pas « de préserver à tout prix la précieuse indépendance politique du mouvement ouvrier ».
De ce point de vue, le « compromis historique » de la fin du siècle n’avait rien de vraiment « inattendu » (CO, p. 171) ; et contrairement à ce que suggère Michéa, l’espoir de « radicaliser le mouvement » du progrès républicain « et de conduire celui-ci à son terme “logique” : le triomphe universel du socialisme » n’a rien d’une innovation bizarre
de la fin du XIX siècle. Cet espoir irrigue de larges parties du mouvement socialiste et communiste français depuis l’époque de Babeuf, c’est-à-dire depuis sa naissance. Le subit et inédit « ralliement à la gauche » à l’occasion de l’affaire Dreyfus qui aurait alors ouvert la « boîte de Pandore » (CO, p. 190) des reniements est donc largement fabriqué pour les besoins de la cause. La pureté politique du mouvement ouvrier originel, qui serait demeuré jusqu’à une date récente radicalement distinct des combats ambivalents de la bourgeoisie, est une illusion rétrospective auquel Michéa n’est pas le premier à céder.
L’auteur est lui-même conscient des limites de sa propre ligne : il reconnaît que « c’est grâce aux innombrables combats menés sous ce drapeau ambigu [de la gauche] que les derniers vestiges de l’Ancien Régime ont pu être effectivement balayés, et surtout, que les principaux acquis sociaux et politiques (…) ont pu être imposés » (CO, p. 173). Il y a donc bien du progrès social, même de son point de vue ! Mais cette reconnaissance de dette ne l’empêche pas de conclure qu’ « En liant leur destinée au camp progressiste (…) les organisations qui se réclamaient encore du socialisme (…) s’étaient (…) progressivement mises hors d’état d’opérer la moindre distinction entre ce qui était véritablement émancipateur et ce qui n’était que “moderne” » (CO, p. 174). Il y a, semble-t-il, une forme d’inconséquence dans ces affirmations successives. Si l’alliance avec la bourgeoisie « de gauche » était historiquement indispensable pour balayer l’Ancien Régime et obtenir de substantielles améliorations du sort du prolétariat, à quelles conséquences cette réserve finale peut-elle bien conduire ? Si la dérive du mouvement ouvrier était inévitable en cas d’alliance avec les progressistes libéraux, fallait-il pour autant qu’il renonçât aux acquis sociaux ? À moins qu’une autre voie eût été possible ? L’auteur ne se risque jamais à l’affirmer, et pour cause, car cette hypothèse conduirait à réécrire toute l’histoire des luttes des classes en France depuis 1789. Dès lors, la remarque apparaît comme une déploration un peu vaine.
Toutefois, les problèmes posés par le rejet unilatéral du progressisme ne sont pas seulement d’ordre historiographique, mais également – et peut-être avant tout – d’ordre politique. Le dédain manifesté à l’égard de l’aspiration au progrès, caricaturée en adoration naïve de tout ce qui est moderne, entraîne avec lui le mépris de l’essentiel de l’héritage des Lumières, et notamment de « l’universalisme » de « la métaphysique progressiste » (CO, p. 190). Ainsi, « l’étendard consensuel des “droits de l’homme” » (CO, p. 175) est envisagé comme un sous-produit du « marché mondialisé ». D’une manière générale, les « droits de l’homme » apparaissent sous la plume de Michéa comme le nom d’une pression illégitime à « l’unification du genre humain » sous leur égide, au mépris des « identités » (CO, p. 133) culturelles, nationales, voire de village ou de quartier.
[...]
L’antiracisme est exclusivement présenté comme un sous-produit du libéralisme culturel qui a contaminé la gauche. Cette présentation unilatérale relègue à l’arrière-plan l’utilité évidente de la lutte contre les discriminations raciales. Obnubilé par les liaisons dangereuses de la gauche avec « l’idéologie du progrès », Michéa en vient à occulter d’autres aspects majeurs de la situation contemporaine : la crise de l’accueil des migrants, et surtout la division ravageuse des dominés autour des problèmes migratoires et identitaires, qui, entre autres problèmes, détourne l’attention collective de la question sociale et entrave les possibilités de lutte contre l’oppression économique. Loin de souligner, ou même de mentionner ce problème crucial de la méfiance voire de la haine entre exploités, l’auteur conçoit fondamentalement les luttes sociales et les luttes antiracistes comme concurrentes : en témoigne, entre autres, ce passage où il explique que « le migrant [est] progressivement devenu la figure rédemptrice centrale de toutes les constructions idéologiques de la nouvelle gauche libérale. Et ce, en lieu et place de l’archaïque prolétaire, toujours suspect de ne pas être assez indifférent à sa communauté d’origine, ou, à plus forte raison, du paysan (…) » (CO, p. 142).
Cette manière d’opposer les combats contre l’oppression nous semble néfaste. Elle consonne avec les pages navrantes que Christopher Lasch, malgré sa clairvoyance par ailleurs, consacre au féminisme dans La Culture du narcissime , mais également avec la survalorisation par Édouard Berth de l’élite prolétarienne virile contre les dreyfusards et les suffragettes : elle est animée de la même vindicte contre des revendications jugées secondaires, dérisoires, ou même contradictoires avec l’émancipation « réelle », qui serait celle des classes populaires dans leur version traditionnelle (et masculine). Indépendamment de la réprobation morale que ce genre de sortie peut inspirer, on peut y voir une certaine myopie politique de la part d’auteurs qui méconnaissent les enjeux profonds de tout véritable combat contre l’oppression.
Ce genre de démarche est contraire à la lettre, mais également à l’esprit des Lumières tel qu’il est compris dès 1786 par Babeuf, quand il prend fait et cause pour le droit à la subsistance des pauvres et contre l’oppression féminine, comme deux aspects d’une même lutte pour la dignité et l’égalité humaines ; contraire également à l’esprit des Lumières qui souffle sur les pages de Mary Wollstonecraft, rapprochant l’esclavage des Noirs aux colonies et la servitude des femmes comme deux dominations à combattre avec la même vigueur ; contraire enfin aux écrits et aux attitudes de tant d’autres militants du mouvement ouvrier international, qui combattirent en conscience les hiérarchisations délétères. Le fait que certains secteurs de la gauche contemporaine aient délaissé le terrain de la lutte des classes ne peut justifier qu’on rechigne à défendre les droits d’hommes et de femmes débarquant exténués sur les rives de l’Europe après avoir fui la guerre, les persécutions ou la pauvreté.
Enfin, il faut rappeler, contre ceux qui exaltent les bonnes vieilles traditions, réelles ou supposées, que les droits humains modernes leur demeurent substantiellement supérieurs en ce que, justement, ils sont valables pour tout être humain sans distinction de classe, de race, de religion ou de sexe – ce dont aucun code de valeurs et de conduite traditionnel n’a jamais pu ni ne pourra jamais se prévaloir. À la même époque que Georges Sorel, certains socialistes avaient d’ailleurs compris que l’on pouvait demeurer attaché à certaines traditions de solidarité et d’organisation collective héritées du passé, notamment médiéval, sans se désolidariser pour autant du legs des Lumières et de son méliorisme : c’est notamment le cas de Kropotkine. Dans son ouvrage L’Entraide, le théoricien anarchiste évoque l’exemple des communes et des guildes médiévales à l’appui de son hypothèse d’une tendance naturelle de l’humanité à la solidarité matérielle et morale. Mais cela ne l’empêche pas de rendre hommage à la philosophie des Lumières et à la « grande » Révolution française dans une foule d’écrits, au premier rang desquels sa célèbre histoire de l’événement, écrite en 1909, qui manifeste la centralité de son attachement à cet
héritage .
Sans rejeter systématiquement tout usage populaire traditionnel comme inférieur par principe aux pratiques plus tardives, il convient de reconnaître que le combat laïque pour l’amélioration de la condition de toutes et tous est un combat relativement récent, né de l’impulsion donnée au XVIII siècle par la philosophie des Lumières. C’est sur la base de ses principes universels et mélioristes qu’ont été remportées certaines des victoires les plus éclatantes sur les oppressions de toute nature. Dans le sillage de cette philosophie, la gauche contemporaine ne peut sans dommage refuser de reconnaître que l’émancipation ne se divise ni ne se hiérarchise, et que la solidarité constitue l’atout principal des dominés. L’oubli de l’union nécessaire prolonge, par une artificielle mise en concurrence politique des luttes contre les dominations, la mise en concurrence économique des dominés par le
capitalisme. En ce sens, un tel oubli contribue, là encore, à une forme de conservatisme auquel Michéa lui-même aurait du mal à souscrire : celui qui permet à l’ordre établi de perdurer au détriment de ceux qui le subissent.
Les thèses de Michéa reposent sur une simplification abusive de la réalité historique du mouvement ouvrier, notamment français. La séparation originelle qu’au prix de quelques contorsions et concessions il postule entre la mauvaise tradition libérale, matrice de l’idéologie du progrès, et la bonne tradition socialiste, enracinée dans les traditions populaires, ne tient pas pour des raisons profondes.
Le communisme et le socialisme modernes sont nés sous la Révolution française comme son aile gauche : la logique qui préside à leurs premières réflexions et à leurs premiers combats est celle d’une généralisation, d’une extension des principes des Lumières aux masses pauvres, et/ou, selon les auteurs, à toutes les autres catégories d’opprimés. Chez les premiers socialistes et les premiers communistes, il n’y a ni opposition ni exclusion, mais au contraire synthèse, voire même syncrétisme entre des éléments appartenant à la traditionnelle « économie morale de la foule », décrite par l’historien E. P. Thompson, un millénarisme d’inspiration chrétienne, et l’égalitarisme qui procède d’une interprétation sociale et radicale de l’héritage des Lumières. Il est artificiel de chercher à « épurer » la tradition socialiste de tout ou partie de ses sources dix-huitiémistes, et même de ses revendications de liberté et de droits individuels partiellement puisés chez les pères de la tradition libérale. La gauche est née au moment où des hommes et des femmes, prenant au sérieux et à la lettre les déclarations des droits humains, décidèrent de lutter pour l’application réelle et complète de ces droits à toutes et à tous.
Un tel constat n’implique évidemment pas qu’il n’y ait aucune différence importante entre la tradition socialiste et la tradition libérale. Néanmoins, reconnaître que les deux traditions ont, en partie, des origines communes est indispensable, et permet de comprendre les raisons de leur parenté.
L’antiprogressisme de Pièces et Main d’œuvre et celui de Michéa ont un important point commun : ils n’offrent aucun réel espoir d’amélioration de la condition humaine en général, et de la condition des dominés en particulier. Leur pessimisme foncier est un produit de leur extériorité à tout projet progressiste dans quelque domaine que ce soit. Pourtant, si sombre que peut paraître l’avenir si rien n’est entrepris, nous ne croyons pas que le catastrophisme ni la sévérité moralisatrice contre les travers de nos contemporains puissent réellement nous aider à construire une alternative.
S’il est vrai que, dans la période actuelle, le mouvement socialiste dans toutes ses composantes est affaibli et, de ce fait, plus perméable que jamais à une forme de narcissisme qui complique les rapports interindividuels et constitue assurément un obstacle à l’organisation collective, le salut ne réside pas dans le retour à un paradis originel fantasmé dans lequel le mouvement ouvrier, exempt de toute compromission avec le progressisme libéral et jaloux de son indépendance, campait fièrement sur des valeurs de solidarité et d’entraide immémoriales. Du reste, le ton désabusé de l’auteur du Complexe d’Orphée indique que lui-même n’accorde pas beaucoup de crédit à l’hypothèse d’une régénération de telles valeurs. Dans le même ordre d’idées, la catastrophe écologique annoncée devrait davantage inciter à la mobilisation politique pour imposer d’autres choix collectifs, que nourrir une haine sans nuances, et sans véritable perspective, de la science et de la technologie en leur préférant les vieilles techniques anté-industrielles. En revanche, le projet de renouer avec la démarche fondatrice du mouvement ouvrier international, consistant à dépasser les acquis de la révolution bourgeoise du XVIII siècle en prolongeant et généralisant son geste émancipateur nous semble potentiellement plus rassembleur, moralement plus soutenable, et politiquement plus enthousiasmant."
-Stéphanie Roza, La Gauche contre les Lumières ?, Fayard, 2020.
https://www.jean-jaures.org/podcast/la-gauche-contre-les-lumieres/
https://fr.book4you.org/book/5435756/e6beb1
"L’hostilité à l’idée de Progrès prend une forme théorique plus ample et plus articulée chez un autre auteur contemporain, Jean-Claude Michéa. Celui-ci ne se contente pas de fustiger le productivisme ou l’enthousiasme de la gauche traditionnelle pour le progrès technologique. À notre connaissance, il ne s’en prend pas non plus au progrès des connaissance scientifiques en tant que tel, comme si celui-ci avait exclusivement porté malheur à l’humanité. En revanche, il se livre à une critique systématique des progrès sociaux (ou plutôt
« sociétaux ») et politiques revendiqués par tout ou partie de la gauche contemporaine. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces critiques ne sont pas inédites. Nous reviendrons ici sur la première théorisation de l’antiprogressisme de gauche par Georges Sorel et ses compagnons au début du XX siècle."
"C’est peut-être à cause de l’odeur de soufre persistante qui émane du nom de Georges Sorel que celui-ci est totalement absent de l’ouvrage de Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. En effet, celui-ci paraît par bien des aspects un cousin germain des Illusions du progrès. Sans doute prudent, Michéa préfère se réclamer de George Orwell et de Christopher Lasch, qui ne sont pas revendiqués par l’extrême droite. Toutefois, si, chez ce dernier en particulier, l’appellation « populiste » s’est substituée au syndicalisme révolutionnaire des soréliens, il s’agit bien de la même sensibilité libertaire-conservatrice dont les figures tutélaires au XIX siècle sont Proudhon en France, Emerson ou les Chevaliers du Travail aux États-Unis. Cette mouvance tend à considérer toute insertion dans le jeu politique institutionnel, notamment républicain, comme compromettante, et insiste sur la nécessité de l’auto-organisation ouvrière (syndicale, mutualiste, etc.), à bonne distance des partis et du pouvoir. Surtout, pour ses représentants, l’idéologie du progrès héritée des Lumières équivaut à la promotion du développement capitaliste, à la transgression de toutes les valeurs morales et sociales authentiques, et constitue la source de la corruption de la gauche.
Il ne s’agira pas ici de rejeter en bloc l’ensemble des critiques que Michéa formule à l’encontre du libéralisme politique, économique et culturel contemporain, ni même sa dénonciation au vitriol d’une certaine contamination de la gauche par ce même libéralisme. [...] L’abandon de toute perspective d’émancipation collective au profit de la promotion de l’Individu, opposable par principe à toute institution (carcérale, militaire, religieuse, mais également scolaire ou syndicale) dont la normativité est alors présentée comme insupportable, a quelque chose d’éminemment libéral. La défense exclusive des prérogatives individuelles au détriment de la considération du bien public correspond sans conteste à un dévoiement du combat émancipateur porté par la gauche (au sens que nous donnons à ce terme) depuis la Révolution française, dans la mesure où ce combat passe forcément
par l’élaboration d’un projet de société commun ; or un tel projet n’est pas concevable sans règles collectives, qui devront assurément prévaloir et même s’imposer aux tendances hyper-individualistes encouragées par la société moderne.
Le problème n’est donc pas que Michéa fustige les pénibles effets de la culture contemporaine du narcissisme, analysée notamment par Christopher Lasch, et qui n’épargnent certes pas la gauche. Il réside dans le rejet en bloc de ce qu’il appelle – au singulier – « l’idéologie du progrès », considérant que la pensée d’Adam Smith est la matrice et la vérité du progressisme, que le libéralisme en est la seule expression possible, et qu’on ne peut opposer à l’idée de progrès qu’une version plus ou moins nuancée de conservatisme. En réduisant, in fine, ce qu’il appelle « l’idéologie progressiste » à la foi libérale dans l’expansion indéfinie et inéluctable du marché, Michéa ne commet pas seulement un contresens historique ; il s’engage dans une impasse politique, à la suite des syndicalistes révolutionnaires du début du XX siècle et en partie pour les mêmes raisons.
Par « complexe d’Orphée », l’auteur désigne la malédiction présumée de l’homme de gauche contemporain, « condamné à gravir le sentier escarpé du “Progrès” (celui qui est censé nous éloigner, chaque jour un peu plus, du monde infernal de la tradition et de l’enracinement) sans jamais pouvoir s’autoriser ni le plus léger repos (…) ni le moindre regard en arrière ». Ce complexe est présenté comme persistant à « organiser – consciemment ou non – la compréhension de l’histoire et de la politique » (CO, p. 22) de ceux qui en sont atteints ; à ce titre, il lui est imputé la responsabilité des reniements, au premier rang desquels « l’abandon par la gauche moderne de toute critique socialiste du mode de vie capitaliste » (ibid.). Or quelle est l’origine du mal ? Selon Michéa, c’est l’affaire Dreyfus, moment de ralliement du mouvement ouvrier à la politique de défense républicaine dont les suites avaient provoqué en leur temps la rupture morale et politique de Sorel et de ses compagnons. Comme les soréliens avant lui, l’auteur du Complexe d’Orphée déplore l’intégration « du mouvement ouvrier socialiste – naguère indépendant – dans le camp de la gauche libérale et des “forces républicaines de progrès” » comme s’étant effectuée à un « prix politique et philosophique » (CO, p. 25) beaucoup trop élevé. Il est intéressant de rappeler comment notre auteur tente de se dépêtrer des problèmes engendrés par une telle thèse. Premièrement, celle-ci présuppose qu’avant l’affaire Dreyfus le mouvement socialiste ne s’était jamais vraiment commis dans une politique similaire d’alliance avec les républicains libéraux. C’est ce que suggère Michéa qui, après avoir rappelé, à juste titre, que le mot « gauche » désigne historiquement le groupe parlementaire opposé au parti de l’Ordre et à la Restauration monarchiste (les libéraux, donc), affirme que « le principal souci des premiers mouvements socialistes était […] de préserver à tout prix la précieuse indépendance politique du mouvement ouvrier » (CO, p. 170. Je souligne) par rapport à cette gauche : pour illustration, il évoque le Manifeste des soixante de Tolain et Camélinat, objet en son temps d’un commentaire élogieux de Marx.
Mais cette affirmation n’est que partiellement vraie. Elle occulte un aspect décisif de la réalité historique : la longue histoire des rapprochements stratégiques du mouvement socialiste dans son ensemble avec le libéralisme républicain pour la défense des libertés démocratiques.
Tout d’abord, les pères du socialisme et du communisme modernes n’ont pas hésité à soutenir globalement la politique jacobine, et ce alors même que Babeuf en 1793 déplorait en privé la définition tout à fait libérale du droit de propriété que les Montagnards avaient choisie pour figurer dans la Déclaration des droits de l’homme . En 1796, c’est-à-dire bien après que Robespierre a fait exécuter, à sa gauche, les Hébertistes et les Enragés, le Tribun du peuple théorise l’alliance nécessaire avec ce qui reste du jacobinisme, au motif qu’« en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie ». Cette façon de voir est encore celle des socialistes et des néo-babouvistes des années 1830 et 1840, qui sont prêts à se battre jusqu’à la mort sur les barricades aux côtés des républicains libéraux contre les tenants de l’ordre monarchique. La répression des ouvriers parisiens de juin 1848 elle-même ne marque pas la fin de ce genre de rapprochements qui se noueront jusque sous Napoléon III pour réclamer la liberté de la presse, la liberté de se réunir, etc. Le 17 octobre 1848, à peine trois mois après la répression de juin, Proudhon lui-même, pourtant un des plus farouches défenseurs de l’autonomie ouvrière, rend hommage à « nos amis de la République démocratique » et à la révolution de 89, « salut de l’humanité » dans son célèbre Toast à la Révolution ; il y formule le vœu que le gouvernement républicain, pourtant fusilleur des barricades, suffise, « avec l’Assemblée nationale, à maintenir la forme républicaine » . On conviendra que le « principal souci » à ce moment-là ne semble pas « de préserver à tout prix la précieuse indépendance politique du mouvement ouvrier ».
De ce point de vue, le « compromis historique » de la fin du siècle n’avait rien de vraiment « inattendu » (CO, p. 171) ; et contrairement à ce que suggère Michéa, l’espoir de « radicaliser le mouvement » du progrès républicain « et de conduire celui-ci à son terme “logique” : le triomphe universel du socialisme » n’a rien d’une innovation bizarre
de la fin du XIX siècle. Cet espoir irrigue de larges parties du mouvement socialiste et communiste français depuis l’époque de Babeuf, c’est-à-dire depuis sa naissance. Le subit et inédit « ralliement à la gauche » à l’occasion de l’affaire Dreyfus qui aurait alors ouvert la « boîte de Pandore » (CO, p. 190) des reniements est donc largement fabriqué pour les besoins de la cause. La pureté politique du mouvement ouvrier originel, qui serait demeuré jusqu’à une date récente radicalement distinct des combats ambivalents de la bourgeoisie, est une illusion rétrospective auquel Michéa n’est pas le premier à céder.
L’auteur est lui-même conscient des limites de sa propre ligne : il reconnaît que « c’est grâce aux innombrables combats menés sous ce drapeau ambigu [de la gauche] que les derniers vestiges de l’Ancien Régime ont pu être effectivement balayés, et surtout, que les principaux acquis sociaux et politiques (…) ont pu être imposés » (CO, p. 173). Il y a donc bien du progrès social, même de son point de vue ! Mais cette reconnaissance de dette ne l’empêche pas de conclure qu’ « En liant leur destinée au camp progressiste (…) les organisations qui se réclamaient encore du socialisme (…) s’étaient (…) progressivement mises hors d’état d’opérer la moindre distinction entre ce qui était véritablement émancipateur et ce qui n’était que “moderne” » (CO, p. 174). Il y a, semble-t-il, une forme d’inconséquence dans ces affirmations successives. Si l’alliance avec la bourgeoisie « de gauche » était historiquement indispensable pour balayer l’Ancien Régime et obtenir de substantielles améliorations du sort du prolétariat, à quelles conséquences cette réserve finale peut-elle bien conduire ? Si la dérive du mouvement ouvrier était inévitable en cas d’alliance avec les progressistes libéraux, fallait-il pour autant qu’il renonçât aux acquis sociaux ? À moins qu’une autre voie eût été possible ? L’auteur ne se risque jamais à l’affirmer, et pour cause, car cette hypothèse conduirait à réécrire toute l’histoire des luttes des classes en France depuis 1789. Dès lors, la remarque apparaît comme une déploration un peu vaine.
Toutefois, les problèmes posés par le rejet unilatéral du progressisme ne sont pas seulement d’ordre historiographique, mais également – et peut-être avant tout – d’ordre politique. Le dédain manifesté à l’égard de l’aspiration au progrès, caricaturée en adoration naïve de tout ce qui est moderne, entraîne avec lui le mépris de l’essentiel de l’héritage des Lumières, et notamment de « l’universalisme » de « la métaphysique progressiste » (CO, p. 190). Ainsi, « l’étendard consensuel des “droits de l’homme” » (CO, p. 175) est envisagé comme un sous-produit du « marché mondialisé ». D’une manière générale, les « droits de l’homme » apparaissent sous la plume de Michéa comme le nom d’une pression illégitime à « l’unification du genre humain » sous leur égide, au mépris des « identités » (CO, p. 133) culturelles, nationales, voire de village ou de quartier.
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L’antiracisme est exclusivement présenté comme un sous-produit du libéralisme culturel qui a contaminé la gauche. Cette présentation unilatérale relègue à l’arrière-plan l’utilité évidente de la lutte contre les discriminations raciales. Obnubilé par les liaisons dangereuses de la gauche avec « l’idéologie du progrès », Michéa en vient à occulter d’autres aspects majeurs de la situation contemporaine : la crise de l’accueil des migrants, et surtout la division ravageuse des dominés autour des problèmes migratoires et identitaires, qui, entre autres problèmes, détourne l’attention collective de la question sociale et entrave les possibilités de lutte contre l’oppression économique. Loin de souligner, ou même de mentionner ce problème crucial de la méfiance voire de la haine entre exploités, l’auteur conçoit fondamentalement les luttes sociales et les luttes antiracistes comme concurrentes : en témoigne, entre autres, ce passage où il explique que « le migrant [est] progressivement devenu la figure rédemptrice centrale de toutes les constructions idéologiques de la nouvelle gauche libérale. Et ce, en lieu et place de l’archaïque prolétaire, toujours suspect de ne pas être assez indifférent à sa communauté d’origine, ou, à plus forte raison, du paysan (…) » (CO, p. 142).
Cette manière d’opposer les combats contre l’oppression nous semble néfaste. Elle consonne avec les pages navrantes que Christopher Lasch, malgré sa clairvoyance par ailleurs, consacre au féminisme dans La Culture du narcissime , mais également avec la survalorisation par Édouard Berth de l’élite prolétarienne virile contre les dreyfusards et les suffragettes : elle est animée de la même vindicte contre des revendications jugées secondaires, dérisoires, ou même contradictoires avec l’émancipation « réelle », qui serait celle des classes populaires dans leur version traditionnelle (et masculine). Indépendamment de la réprobation morale que ce genre de sortie peut inspirer, on peut y voir une certaine myopie politique de la part d’auteurs qui méconnaissent les enjeux profonds de tout véritable combat contre l’oppression.
Ce genre de démarche est contraire à la lettre, mais également à l’esprit des Lumières tel qu’il est compris dès 1786 par Babeuf, quand il prend fait et cause pour le droit à la subsistance des pauvres et contre l’oppression féminine, comme deux aspects d’une même lutte pour la dignité et l’égalité humaines ; contraire également à l’esprit des Lumières qui souffle sur les pages de Mary Wollstonecraft, rapprochant l’esclavage des Noirs aux colonies et la servitude des femmes comme deux dominations à combattre avec la même vigueur ; contraire enfin aux écrits et aux attitudes de tant d’autres militants du mouvement ouvrier international, qui combattirent en conscience les hiérarchisations délétères. Le fait que certains secteurs de la gauche contemporaine aient délaissé le terrain de la lutte des classes ne peut justifier qu’on rechigne à défendre les droits d’hommes et de femmes débarquant exténués sur les rives de l’Europe après avoir fui la guerre, les persécutions ou la pauvreté.
Enfin, il faut rappeler, contre ceux qui exaltent les bonnes vieilles traditions, réelles ou supposées, que les droits humains modernes leur demeurent substantiellement supérieurs en ce que, justement, ils sont valables pour tout être humain sans distinction de classe, de race, de religion ou de sexe – ce dont aucun code de valeurs et de conduite traditionnel n’a jamais pu ni ne pourra jamais se prévaloir. À la même époque que Georges Sorel, certains socialistes avaient d’ailleurs compris que l’on pouvait demeurer attaché à certaines traditions de solidarité et d’organisation collective héritées du passé, notamment médiéval, sans se désolidariser pour autant du legs des Lumières et de son méliorisme : c’est notamment le cas de Kropotkine. Dans son ouvrage L’Entraide, le théoricien anarchiste évoque l’exemple des communes et des guildes médiévales à l’appui de son hypothèse d’une tendance naturelle de l’humanité à la solidarité matérielle et morale. Mais cela ne l’empêche pas de rendre hommage à la philosophie des Lumières et à la « grande » Révolution française dans une foule d’écrits, au premier rang desquels sa célèbre histoire de l’événement, écrite en 1909, qui manifeste la centralité de son attachement à cet
héritage .
Sans rejeter systématiquement tout usage populaire traditionnel comme inférieur par principe aux pratiques plus tardives, il convient de reconnaître que le combat laïque pour l’amélioration de la condition de toutes et tous est un combat relativement récent, né de l’impulsion donnée au XVIII siècle par la philosophie des Lumières. C’est sur la base de ses principes universels et mélioristes qu’ont été remportées certaines des victoires les plus éclatantes sur les oppressions de toute nature. Dans le sillage de cette philosophie, la gauche contemporaine ne peut sans dommage refuser de reconnaître que l’émancipation ne se divise ni ne se hiérarchise, et que la solidarité constitue l’atout principal des dominés. L’oubli de l’union nécessaire prolonge, par une artificielle mise en concurrence politique des luttes contre les dominations, la mise en concurrence économique des dominés par le
capitalisme. En ce sens, un tel oubli contribue, là encore, à une forme de conservatisme auquel Michéa lui-même aurait du mal à souscrire : celui qui permet à l’ordre établi de perdurer au détriment de ceux qui le subissent.
Les thèses de Michéa reposent sur une simplification abusive de la réalité historique du mouvement ouvrier, notamment français. La séparation originelle qu’au prix de quelques contorsions et concessions il postule entre la mauvaise tradition libérale, matrice de l’idéologie du progrès, et la bonne tradition socialiste, enracinée dans les traditions populaires, ne tient pas pour des raisons profondes.
Le communisme et le socialisme modernes sont nés sous la Révolution française comme son aile gauche : la logique qui préside à leurs premières réflexions et à leurs premiers combats est celle d’une généralisation, d’une extension des principes des Lumières aux masses pauvres, et/ou, selon les auteurs, à toutes les autres catégories d’opprimés. Chez les premiers socialistes et les premiers communistes, il n’y a ni opposition ni exclusion, mais au contraire synthèse, voire même syncrétisme entre des éléments appartenant à la traditionnelle « économie morale de la foule », décrite par l’historien E. P. Thompson, un millénarisme d’inspiration chrétienne, et l’égalitarisme qui procède d’une interprétation sociale et radicale de l’héritage des Lumières. Il est artificiel de chercher à « épurer » la tradition socialiste de tout ou partie de ses sources dix-huitiémistes, et même de ses revendications de liberté et de droits individuels partiellement puisés chez les pères de la tradition libérale. La gauche est née au moment où des hommes et des femmes, prenant au sérieux et à la lettre les déclarations des droits humains, décidèrent de lutter pour l’application réelle et complète de ces droits à toutes et à tous.
Un tel constat n’implique évidemment pas qu’il n’y ait aucune différence importante entre la tradition socialiste et la tradition libérale. Néanmoins, reconnaître que les deux traditions ont, en partie, des origines communes est indispensable, et permet de comprendre les raisons de leur parenté.
L’antiprogressisme de Pièces et Main d’œuvre et celui de Michéa ont un important point commun : ils n’offrent aucun réel espoir d’amélioration de la condition humaine en général, et de la condition des dominés en particulier. Leur pessimisme foncier est un produit de leur extériorité à tout projet progressiste dans quelque domaine que ce soit. Pourtant, si sombre que peut paraître l’avenir si rien n’est entrepris, nous ne croyons pas que le catastrophisme ni la sévérité moralisatrice contre les travers de nos contemporains puissent réellement nous aider à construire une alternative.
S’il est vrai que, dans la période actuelle, le mouvement socialiste dans toutes ses composantes est affaibli et, de ce fait, plus perméable que jamais à une forme de narcissisme qui complique les rapports interindividuels et constitue assurément un obstacle à l’organisation collective, le salut ne réside pas dans le retour à un paradis originel fantasmé dans lequel le mouvement ouvrier, exempt de toute compromission avec le progressisme libéral et jaloux de son indépendance, campait fièrement sur des valeurs de solidarité et d’entraide immémoriales. Du reste, le ton désabusé de l’auteur du Complexe d’Orphée indique que lui-même n’accorde pas beaucoup de crédit à l’hypothèse d’une régénération de telles valeurs. Dans le même ordre d’idées, la catastrophe écologique annoncée devrait davantage inciter à la mobilisation politique pour imposer d’autres choix collectifs, que nourrir une haine sans nuances, et sans véritable perspective, de la science et de la technologie en leur préférant les vieilles techniques anté-industrielles. En revanche, le projet de renouer avec la démarche fondatrice du mouvement ouvrier international, consistant à dépasser les acquis de la révolution bourgeoise du XVIII siècle en prolongeant et généralisant son geste émancipateur nous semble potentiellement plus rassembleur, moralement plus soutenable, et politiquement plus enthousiasmant."
-Stéphanie Roza, La Gauche contre les Lumières ?, Fayard, 2020.