"Prenons l’exemple du musicien d’avant la Révolution française. Pour gagner sa vie, il devait être le sujet de la noblesse. La seule chance d’exercer son art était donc de signer un contrat avec une cour possédant une chapelle de musique. L’exemple d’Haydn est bien connu : dès l’âge de 29 ans, il a été au service des princes Esterházy en Hongrie, avec quelques aménagements à la fin de sa vie. L’autre exemple que je donne souvent est celui de Mozart. Il exprime parfaitement le changement de mode de production. Mozart est avec son père au service du prince-archevêque Colloredo, à Salzbourg. Cette condition de valet lui est insupportable — ce qui prouve que les idées des Lumières ont fini par infuser dans la sphère même de l’aristocratie. Il réussit à partir de cette prison dorée et arrive à Vienne en 1781 en compositeur indépendant, en « individu libre sur un marché », donc. Cette nouvelle liberté n’est pas sans risque car, dorénavant, il va falloir se vendre, et vivre de la validation sociale du produit de son travail. Et ça n’est pas non plus une partie de plaisir. La violence économique du marché capitaliste est une autre forme d’aliénation. Il faut plaire, se rendre désirable auprès d’un marché toujours en mouvement et changeant."
"Abaissement considérable des conditions d’entrée au régime des intermittents du spectacle, grâce à la convention de 1979 soutenue par la CGT de l’époque, a permis une énorme augmentation de travailleurs indemnisés par l’assurance chômage entre deux emplois. Avant 1979 il fallait faire 1 000 heures par an dans l’emploi ; depuis, il suffit d’en faire 507. Cette réforme a changé notre rapport au travail artistique."
"Il y a bien une tradition militante, mais en ce qui concerne la musique classique, elle est présente sous forme de syndicats au sein des institutions conventionnées : ce qu’on appelle « les grandes maisons », essentiellement les orchestres (Opéras nationaux, Orchestres symphoniques, etc.). Ces syndicats sont directement responsables de l’installation et des conventions de ces institutions et, grâce à un travail de fond effectué sur plusieurs générations, les travailleurs et les travailleuses y sont protégés. Il reste encore du chemin, notamment vers l’idée de l’émancipation et de la propriété des artistes sur leur travail, mais beaucoup a déjà été fait ! En outre, lorsqu’un intermittent du spectacle travaille avec eux, les choses sont encadrées. Cachets, tarifs, contrats de travail, horaires transparents : autant de choses inexistantes, ou presque, dans le cadre des ensembles non-conventionnés, où la tradition syndicale est volontairement atomisée, tuée. Ces ensembles, particulièrement présents dans le milieu de la musique dite « ancienne » (baroque, pour simplifier), existent sous la houlette d’un chef unique, qu’il ou elle soit chef d’orchestre ou claveciniste, ou les deux. Le chef est le directeur musical, directeur artistique… et recruteur. Son pouvoir est total. Il convient ici de ne pas négliger la masse de travail considérable que ça représente, mais d’insister sur la concentration des pouvoirs. Ces ensembles fonctionnent au projet ou, dans le meilleur des cas, à la saison. Les musiciens n’ont que des contrats courts : la seule chose qui les relie au contrat suivant est le bon vouloir du recruteur, et la sonnerie du téléphone portable… Le musicien, le travailleur, n’a absolument aucun levier d’action ou de pression pour revendiquer quoi que ce soit. Il suffit de ne pas le rappeler. Derrière, la manne de jeunes artistes qui disent oui à tout parce qu’ils crèvent de faim est inépuisable, infinie. Si le chef décide qu’il n’y aura pas de pause, qu’on travaillera jusqu’à telle heure et qu’on jouera de telle manière, personne n’osera se lever seul : sa tête tomberait. Dans ces conditions, on comprend bien pourquoi et comment il n’existe pas la moindre fédération politique au sein de ces ensembles. D’autre part, grâce à la libération de la parole au sein de notre collectif, on sait maintenant que certains ou certaines déclarent tout de go devant les artistes, sans complexe, qu’ils ne veulent pas voir la couleur d’un syndicat chez leurs musiciens."
"Le stress de la « captation » de l’attention est permanent, obsessionnel, peu importe l’étage de la pyramide auquel on s’est hissé. Les réseaux sociaux ont été, en ce sens, le dernier clou dans le cercueil. L’artiste a intégré qu’il a « cinq secondes » pour capter l’attention, et c’est là qu’il va mettre le paquet : hyper-sexualisation de l’image, débauche d’effets, déclarations calibrées pour les titres, baskets rouges et autres fadaises."
-Les artistes sont aussi des travailleurs — discussion avec Convergence des Luths, Entretien inédit pour le site de Ballas, 5 juin 2021: https://www.revue-ballast.fr/convergence-des-luths
"Abaissement considérable des conditions d’entrée au régime des intermittents du spectacle, grâce à la convention de 1979 soutenue par la CGT de l’époque, a permis une énorme augmentation de travailleurs indemnisés par l’assurance chômage entre deux emplois. Avant 1979 il fallait faire 1 000 heures par an dans l’emploi ; depuis, il suffit d’en faire 507. Cette réforme a changé notre rapport au travail artistique."
"Il y a bien une tradition militante, mais en ce qui concerne la musique classique, elle est présente sous forme de syndicats au sein des institutions conventionnées : ce qu’on appelle « les grandes maisons », essentiellement les orchestres (Opéras nationaux, Orchestres symphoniques, etc.). Ces syndicats sont directement responsables de l’installation et des conventions de ces institutions et, grâce à un travail de fond effectué sur plusieurs générations, les travailleurs et les travailleuses y sont protégés. Il reste encore du chemin, notamment vers l’idée de l’émancipation et de la propriété des artistes sur leur travail, mais beaucoup a déjà été fait ! En outre, lorsqu’un intermittent du spectacle travaille avec eux, les choses sont encadrées. Cachets, tarifs, contrats de travail, horaires transparents : autant de choses inexistantes, ou presque, dans le cadre des ensembles non-conventionnés, où la tradition syndicale est volontairement atomisée, tuée. Ces ensembles, particulièrement présents dans le milieu de la musique dite « ancienne » (baroque, pour simplifier), existent sous la houlette d’un chef unique, qu’il ou elle soit chef d’orchestre ou claveciniste, ou les deux. Le chef est le directeur musical, directeur artistique… et recruteur. Son pouvoir est total. Il convient ici de ne pas négliger la masse de travail considérable que ça représente, mais d’insister sur la concentration des pouvoirs. Ces ensembles fonctionnent au projet ou, dans le meilleur des cas, à la saison. Les musiciens n’ont que des contrats courts : la seule chose qui les relie au contrat suivant est le bon vouloir du recruteur, et la sonnerie du téléphone portable… Le musicien, le travailleur, n’a absolument aucun levier d’action ou de pression pour revendiquer quoi que ce soit. Il suffit de ne pas le rappeler. Derrière, la manne de jeunes artistes qui disent oui à tout parce qu’ils crèvent de faim est inépuisable, infinie. Si le chef décide qu’il n’y aura pas de pause, qu’on travaillera jusqu’à telle heure et qu’on jouera de telle manière, personne n’osera se lever seul : sa tête tomberait. Dans ces conditions, on comprend bien pourquoi et comment il n’existe pas la moindre fédération politique au sein de ces ensembles. D’autre part, grâce à la libération de la parole au sein de notre collectif, on sait maintenant que certains ou certaines déclarent tout de go devant les artistes, sans complexe, qu’ils ne veulent pas voir la couleur d’un syndicat chez leurs musiciens."
"Le stress de la « captation » de l’attention est permanent, obsessionnel, peu importe l’étage de la pyramide auquel on s’est hissé. Les réseaux sociaux ont été, en ce sens, le dernier clou dans le cercueil. L’artiste a intégré qu’il a « cinq secondes » pour capter l’attention, et c’est là qu’il va mettre le paquet : hyper-sexualisation de l’image, débauche d’effets, déclarations calibrées pour les titres, baskets rouges et autres fadaises."
-Les artistes sont aussi des travailleurs — discussion avec Convergence des Luths, Entretien inédit pour le site de Ballas, 5 juin 2021: https://www.revue-ballast.fr/convergence-des-luths