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    François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980

    Johnathan R. Razorback
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    François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980 Empty François Cusset, La Décennie : le grand cauchemar des années 1980

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 30 Juin - 19:48

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Cusset

    "En 1582, le pape Grégoire XIII décide de réformer le calendrier julien (qui s'appellera désormais grégorien), parce que ses vieilles conventions horaires, qui datent du IVe siècle, font tomber solstices et équinoxes à des dates farfelues. Aussi passe-t-on en une nuit, dans l'ensemble de l'Europe, du jeudi 4 au vendredi 15 octobre 1582 : onze jours volatilisés, avalés par le temps.

    C'est un peu ce qui est arrivé aux quelques années de luttes et d'espoirs qui ont séparé la France de papa — celle des années 1950-1960 — de la France de Tonton — celle des longues années Mitterrand. Pour ajuster le calendrier et rétablir la continuité historique, on a fait comme si les courtes années 1970, années d'air libre et d'esprit large, n'avaient pas eu lieu, ou n'avaient été qu'un rêve dont on gardera tout juste quelques visions audacieuses. De fait, on pourrait douter qu'ait bien eu lieu cette fiévreuse parenthèse, à en juger par le stupéfiant changement d'ambiance, d'espoirs, de mots d'ordre entre le milieu de la décennie 1970 et celui de la décennie 1980.

    On est passé en effet, en quelques années, de la détestation des puissants à la passion du pouvoir, du non systématique de la contestation au oui extatique de l'assentiment, de la candeur et de l'intransigeance d'un soulèvement imminent aux postures et aux impostures d'un aplatissement servile. On est passé du combat égalitariste à l'offensive pure et simple contre l'égalité, de la critique radicale à l'éloge du fait accompli, du conflit permanent au consensus béat — ou encore d'une Renaissance un peu hirsute, avec son désir de réinventer un monde et ses moyens rudimentaires, à un véritable Moyen Âge en réseau, une ère féodale et perfidement hiérarchique fière de son Minitel et de ses gadgets rutilants. Et ce « on » recouvre souvent les mêmes, passés simplement eux-mêmes d'un âge à l'autre de leur histoire personnelle, comme de celle de la France de la seconde moitié du XXe siècle.

    L'époque précédente tablait sur ses adolescents débridés, résolus à combattre l'État gaulliste et le capitalisme inique, et à vivre au présent toutes les intensités. La décennie 1980 mise sur des enfants sérieux sanglés dans leur blazer, que passionnent d'un air grave les cours de la Bourse. [...]
    Impossible de dater le basculement, même si l'histoire officielle l'associe en général au « tournant de la rigueur » de 1983, qui aurait vu la gauche du combat social devenir celle du réalisme économique. [...]

    Mais le vrai basculement est antérieur, et il dépasse largement une option de politique monétaire, aussi décisive qu'elle ait pu être. Il reste à faire la lumière sur sa logique profonde, ses causes cachées, mais aussi la rapidité et la docilité étonnantes avec lesquelles il s'est opéré — et bien entendu sur ses acteurs et ses bénéficiaires.

    On a glissé de la révolution à l'État dit de droit, de l'anticapitalisme au libéralisme, de la sécession politique à la morale antiraciste, et des avant-gardes de la création au kitsch du tout-culturel. Plus trois nouveautés d'envergure : la télévision privée, Le Pen et le sida. Dans l'ensemble, un tel retournement nous fut présenté alors comme aussi inéluctable que la tectonique des plaques, et il semble encore, vu d'aujourd'hui, aussi naturel qu'un soudain épisode orageux, ou aussi impalpable que l'air du temps."

    "Longue décennie 1980, qu'on peut tirer en amont jusqu'aux premières semonces du grand retour à l'ordre (1976-1977) et prolonger en aval vers le lent réveil de la critique (1993-1995)"

    "Cinq figures pour faire le tour d'une décennie : d'abord la politique et sa « fin sans fin », entre domination fataliste de l'économie et exhumation d'un vieux libéralisme français du XIXe siècle ; ensuite l'essor tous azimuts de l'expertise, sur la tombe de l'intellectuel critique et pour mieux contrôler une société (du) comptable ; puis les nouvelles formes de la gestion des corps, sous prétexte de les libérer et de les lancer à l'aventure ; mais aussi l'entreprise comme clé de voûte du système, par recyclage managerial des valeurs libertaires des années 1970 et extension bientôt du travail à toute l'existence ; et la culture pour finir, dans son invraisemblable expansion sémantique, culture-tout, culture-réseau, culture-vie, décor chatoyant de la contre-révolution."

    "Peut-on vraiment faire l'impasse sur cette histoire de générations quand est si patente la promiscuité démographique des tenants du pouvoir politique, culturel, médiatique et idéologique que ce livre passera en revue ? Les soudent en effet, outre une communauté d'origines sociales (les grande ou moyenne bourgeoisies éclairées) et le rock'n roll de leur adolescence, deux dates cruciales : celle de leur naissance (tous entre 1940 et 1952) et celle du bruyant reniement de leurs errances gauchistes (vers 1974-1978), un reniement qui sert de prélude à leur accès au pouvoir — ceux qui ne se renièrent pas ayant fini dans l'alcoolisme et/ou l'anonymat. Car ladite errance les avait ralliés quelques années à des groupuscules révolutionnaires, la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), l'Union de la jeunesse communiste marxiste-léniniste (UJCml), la Gauche prolétarienne (GP), Vive la révolution (VLR) ou encore la plus classique (et plus ancienne) Union des étudiants communistes (UEC). Puis, passée de « Lénine à Lennon » ou de « Staline à Stallone », cette génération « n'a pas changé le monde mais s'est bien amusée », comme le résume un peu crûment le baby-boomer en chef Thierry Ardisson - en bon publicitaire. Aussi les personnages principaux de ce livre méritaient-ils bien, en guise de préambule, l'inventaire à la Prévert très incomplet de leurs trajets si étroitement parallèles.

    On peut commencer du côté de la maoïste et jusqu'au-boutiste GP, dissoute en novembre 1973 dans le dos de sa base. Serge July a conduit peu à peu Libération « de Sartre à Rothschild », avant d'en faire finalement les frais. Alain Geismar a été Monsieur Informatique à la Direction générale des télécommunications. François Ewald a si bien théorisé le libéralisme « assurantiel » qu'il s'est fait tête pensante du MEDEF. Jean-Pierre Bamberger est devenu le bras droit d'Agnès b., et Benny Lévy, fondateur de la GP et le plus redouté de ses dialecticiens, s'est consacré jusqu'à sa disparition récente à l'étude du Talmud.

    Chez les anarcho-maoïstes, le docteur René Frydman a conçu Amandine, le premier bébé-éprouvette, et Blandine Kriegel s'est faite la philosophe de l'État de droit préférée par l'Élysée (avec des rapports pour Mitterrand puis Chirac). Anciens de VLR, Roland Castro est passé urbaniste en chef de la gauche de pouvoir, pendant que Stéphane Courtois affûtait une rage anticommuniste qui en fera le maître d'œuvre du tristement célèbre Livre noir du communisme en 1998. Les trotskistes ne sont pas en reste, d'Henri Weber devenu sénateur socialiste, et désormais habilité à pourfendre les « illusions » de l'extrême gauche, à Edwy Plenel longtemps à la tête du Monde ou même Michel Field glissant du militantisme lycéen au pouvoir médiatique.

    La suite est à l'avenant. Michel-Antoine Burnier et Jean-François Bizot sont passés de l'UJCml à Actuel, Bernard Kouchner de l'UEC à Médecins sans Frontières et aux ministères de la République, Henri Vacquin de la même UEC à la communication politique d'État, André Glucksmann de La Cause du peuple à la défense des fusées Pershing américaines, Philippe Sollers du maoïsme littéraire de Tel Quel aux cercles balladuriens des années 1990, et Pierre-André Taguieff de l'anarcho-situationnisme au chevénementisme patriote de la Fondation du 2 Mars. Sans oublier les ex-communistes plus orthodoxes Catherine Clément, Annie Kriegel ou Alexandre Adler, devenus les plus violents ennemis de toute critique sociale, du Figaro à France Inter. Ou les ex-guévaristes Christian Blanc, passé à l'UDF, et Régis Debray, chantant la République éternelle au cœur des années 1990. Ou encore les reconversions culturelles, Marin Karmitz au cinéma, Michel Le Bris pour la littérature d'aventure, et les compères Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut en essayistes à succès prônant un Occident décomplexé, contre les traîtres et leur mauvaise conscience qui le rongeraient de l'intérieur et les mille et un barbares qui l'assiégeraient du dehors.

    On en oublie tant. C'est qu'importe surtout leur remarquable air de famille : ces visages de vieux adolescents qui auraient figé avec eux la jeunesse, cette culture normalienne passée d'arme de la révolte en caution de la tradition, cette psychologie commune surtout, dont le moindre des traits n'est pas de mesurer encore et toujours la justesse de son opinion au raz-de-marée contradicteur qu'elle suscite. Car ils se sont toujours vus en héros minoritaires dont l'isolement signalerait la liberté d'esprit, et qui doivent bien avoir raison pour être à ce point détestés — comme le pensaient politiquement les gauchistes d'hier, et comme en sont convaincus aujourd'hui Alain Finkielkraut ou Alexandre Adler à chaque fois qu'ils essuient les critiques des minorités (sinon des majorités) qu'ils ont insultées. Ces visages familiers, incontournables en France depuis trois décennies, forment ensemble un seul monstre générationnel, animal polycéphale aux cent visages interchangeables : « il a le nez de Glucksmann, le cigare de July, les lunettes rondes de Coluche, le bronzage de Lang, les cheveux longs de Bizot, la moustache de Debray, la chemise ouverte de BHL et la voix de Kouchner », résume Guy Hocquenghem, et pour fonction majeure « d'effacer le pôle contestataire, et toute différence entre idéologies, […] en les assemblant [toutes] bout à bout » . Génération « lyrique », comme la qualifie justement le Québécois François Ricard, une génération dont le destin historique est de n'avoir souffert « aucun malheur » collectif, ni guerre ni crise ; lyrique aussi par « son amour éperdu de soi-même, [sa] confiance catégorique en ses propres désirs et ses propres actions, et le sentiment d'un pouvoir illimité sur le monde » [...]

    le reniement est bien une forme de la continuité, dans la mesure où il a surtout pour but de garder l'initiative de la parole et un magistère moral incontesté. C'est cette paradoxale fidélité à soi que veut aussi débusquer ce livre. Il la cherchera dans les transferts d'une même énergie rhétorique d'un côté à l'autre de la barrière, de l'autonomie du combat social à l'autonomie du cadre épanoui, de la subversion gauchiste à l'anticonformisme publicitaire. Et il la trouvera, plus que tout, dans un même rapport au pouvoir, qui résume mieux que le reste le destin et les fantasmes de cette génération. Pouvoir érotisé, pouvoir fétichisé, pouvoir ensorceleur, qu'on a combattu en vue du Grand Soir puis occupé quelques années plus tard au nom des affres du Goulag, mais qu'on a continûment pratiqué, caressé, désiré — avec les menues différences tactiques qui font des « maos » des stratèges de l'anti-hiérarchie adeptes du coup de force bonapartiste, et des trotskistes des spécialistes de l'appareil hiérarchique. [...]

    Un monde où les « jeunes », ceux du moins qui ont atteint l'adolescence au cœur des années 1980, ont dû réinventer contre un vide critique abyssal les modalités de la désertion et de l'exil intérieur, façonner des contre-mondes qui le rendissent habitable et des autonomies plus ou moins temporaires — un monde dissous où être triste tînt lieu en soi de rapport au monde, et fût même, comme le dit l'un d'entre eux, « la seule manière de n'être pas tout à fait malheureux »."
    -François Cusset, La Décennie. Le grand cauchemar des années 1980, 2008 (2006 pour la première édition).



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