« Tentation compréhensible [de rapprocher Machiavel du marxisme] parce que Machiavel nous montre effectivement deux classes en lutte, et parce que le monisme de Machiavel semble préfigurer le monisme hégéliano-marxiste. Il faut cependant se garder de cette tentation, car l’expression « lutte des classes » est liée, de notre temps, à une idéologie qui prétend, en réduisant les classes à l’unité, supprimer cette lutte. C’est-à-dire supprimer le monde politique que décrit Machiavel, où il vit, et d’où il n’imagine pas que l’on puisse sortir, car il n’imagine pas qu’il y en ait un autre. Machiavel ne voit pas l’humanité s’avancer vers l’âge d’or. Pour lui, les sociétés humaines cheminent dans l’indéfinie monotonie de l’histoire, avec le rythme alterné des périodes sombres où l’unité masque mal l’esclavage, et des périodes heureuses où de la tension politique naît cette fleur rare : la liberté. […]
Il y a toujours une lutte à mener : dans les époques sombres, en cherchant le chemin tortueux qui mènera à la liberté ; dans les époques lumineuses, en éliminant les déséquilibres, en remédiant aux dégénérescences que ne cesse de sécréter la vie sociale. C’est par un combat sans fin que se conquiert et se maintient la liberté. » (p.20)
« Dans sa bibliothèque, Spinoza possède deux éditions de Machiavel : un exemplaire de la Testina, qui comprend, dans la langue originale, les œuvres complètes du secrétaire florentin, et une édition du Prince dans la traduction latine de Tegli. Sans doute prend-il très tôt contact avec l’œuvre de Machiavel, et la ferveur qu’il met à la lire ne le cède vraisemblablement guère à celle qu’il apporte à la lecture de Descartes.
Le Traité théologico-politique, l’Éthique, portent des traces non douteuses de l’influence du Florentin. Quant au Traité politique, c’est là que l’influence de Machiavel est le plus directement sensible, et c’est là aussi que le philosophe hollandais parle à deux reprises, assez longuement, et avec éloges, de son prédecesseur florentin.
Est-ce à dire que Spinoza avait parfaitement compris la pensée politique de ce dernier ? Non, et lui-même en fait l’aveu […] Si Spinoza ne comprend pas Le Prince, c’est d’abord parce qu’il ignore la vie de Machiavel, alors que Le Prince ne peut être bien compris que comme l’œuvre d’un homme d’action (et l’on discerne alors que le dernier chapitre oriente tout le livre), et non comme écrit d’un théoricien. » (p.39)
« Un Richelieu, un Mazarin apprenaient du Florentin à abaisser les grands, à lutter contre l’anarchie, à assurer l’ordre, la grandeur, la prospérité matérielle du pays. Spinoza y lisait que le meilleur ordre se fonde sur la liberté. Harrington et Sidney y discernaient que la vraie liberté est celle des républiques. Et tout cela est dans Machiavel. » (p.42)
« Montesquieu et Rousseau ont nommé Machiavel, et l’un et l’autre a accompagné son nom des plus grands éloges. » (p.46)
« Tandis que Machiavel ne demande rien aux hommes et les prend tels qu’ils sont, avec leurs passions et leurs intérêts, le citoyen de Genève exige d’eux qu’ils triomphent de leurs passions, qu’ils sacrifient leurs intérêts, et son projet convient si peu au monde où nous vivons qu’il est amené à dire que le législateur « doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ». » (p.52)
« Machiavel lui aussi pense et dit [que les Anciens] étaient des humains comme nous, mais il fait reposer cette admirable cohésion nationale sur une structure sociale favorable –une relative égalité des fortunes- et sur d’heureuses institutions politiques. Ce sont les institutions qui doivent orienter vers le bien commun les passions, les intérêts des citoyens, leur donner cette vertu, c’est-à-dire cette énergie, ce courage pour la défense de la patrie et de ses institutions qui sont monnaie courante chez les libres citoyens d’une république, et qui durent aussi longtemps que la liberté se maintient. Faute d’avoir compris ces mécanismes […] il faut, comme Rousseau, considérer que dans le monde corrompu où nous vivons, aucune démocratie véritable ne peut se concevoir, ou bien, comme les premiers disciples de Rousseau, instaurer par la Terreur le règne de la vertu, purifier la société en pourchassant sans trêve la corruption, en éliminant tous les fripons. » (p.53)
« Quelque théoricien trouvera-t-il la formule qui réunira les deux rameaux de l’héritage machiavélien, comme semble l’avoir souhaité Tocqueville ? » (p.59)
-Yves Lévy, introduction à Nicolas Machiavel, Le Prince, GF-Flammarion, trad. Yves Lévy, Paris, 1992, 220 pages.
« Je n’ai trouvé dans mon bagage chose dont je fasse plus de cas et d’estime que la connaissance des actions des grands hommes, connaissance que m’ont enseignée une longue expérience des choses modernes et une lecture continuelle des anciennes. » (p.67)
« Tous les Etats, toutes les puissances qui ont eu et ont autorité sur les hommes, ont été et sont ou républiques ou monarchies. » (p.69)
« Je me dispenserai de traiter des républiques, car j’en ai ailleurs traité longuement. » (p.71)
« C’est dans la monarchie nouvelle que se trouvent les difficultés. » (p.74)
« Mais quand on acquiert des Etats dans un pays différent de langue, de coutumes et d’institutions, c’est là qu’il y a des difficultés et c’est là qu’il faut, pour les garder, avoir grand bonheur et grande habileté. » (p.75)
« Mais si au lieu de colonies, le prince y met des troupes, il dépense beaucoup plus et, pour garder cette province, il en consume tous les revenus, de sorte que l’acquisition se tourne en perte ; et il fait tort à beaucoup plus de gens, car en déplaçant son armée, il nuit à tout le pays par les réquisitions de logements. De ces désagréments tout le monde se ressent, et chacun lui devient ennemi : et ce sont des ennemis qui lui peuvent nuire. » (p.76)
« Ce que tous les princes sages doivent faire […] [ne] pas seulement considérer les désordres présents, mais ceux du futur, et ces derniers, mettre toute leur industrie à les écarter ; car en les prévoyant de longue main on y peut facilement remédier, mais si l’on attend qu’ils s’approchent, la médecine arrive trop tard, car la maladie est devenue incurable. » (p.77)
« On n’évite pas une guerre […] on l’a diffère à l’avantage d’autrui. » (p.77)
« Le temps chasse devant lui toutes choses, et peut amener avec lui le bien comme le mal, le mal comme le bien. » (p.78)
« Celui qui est cause qu’un autre devienne puissant va à la ruine. » (p.80)
« Les monarchies dont on a connaissance se trouvent gouvernées de deux façons différentes : ou par un prince, et tous les autres sont des serviteurs qui comme ministres, par sa faveur et son agrément, l’aident à gouverner le royaume ; ou par un prince et par des barons, lesquels tiennent ce rang non par la faveur du maître, mais par l’antiquité de leur sang. » (p.81)
« Lorsque les pays qu’on acquiert, comme on dit, sont accoutumés à vivre selon leurs lois et en liberté, pour les tenir il y a trois procédés : le premier, les détruire ; le deuxième, y aller habiter en personne ; le troisième, les laisser vivre selon leurs lois, en en tirant un tribut et en y créant un gouvernement oligarchique qui te conserve leur amitié. Car créé par ce prince, ce gouvernement sait qu’il ne peut durer sans son amitié et sa puissance, et doit tout faire pour le maintenir. » (p.85)
« Et qui devient maître d’une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit pas, qu’il s’attende à être détruit par elle ; toujours, en effet, elle a pour refuge, dans la rébellion, le nom de la liberté et ses anciennes institutions ; et c’est ce que ni la longueur du temps ni les bienfaits ne font jamais oublier. Quoi qu’on fasse, quelques précautions qu’on prenne, si l’on ne sépare ou disperse les habitants, ils n’oublient ni ce nom ni ces institutions et aussitôt, en toute occasion, ils y ont recours ; comme fit Pise après cent années qu’elle avait été mise en servitude par les Florentins. » (p.85-86)
« L’homme sage doit toujours s’engager dans les voies frayées par des grands hommes et imiter ceux qui ont été tout à fait excellents. » (p.87)
« Et il faut prendre garde qu’il n’y a chose plus difficile à entreprendre, ni à réussir plus douteuse, ni à conduire plus périlleuse que de s’aventurer à introduire de nouvelles institutions ; car celui qui les introduit a pour ennemis tous ceux à qui les institutions anciennes sont profitables, et il trouve de tièdes défenseurs en tout ceux que les institutions nouvelles avantageraient. Tiédeur qui naît, partie de la peur des adversaires, qui ont les lois pour eux, partie de l’incrédulité des hommes, qui ne font pas véritablement crédit aux nouveautés, avant d’en avoir vu paraître une ferme expérience. D’où s’ensuit que chaque fois que ceux qui sont ennemis ont occasion d’attaquer, ils le font en partisans, et que les autres sont tièdes à résister ; de sorte qu’avec eux on se trouve en danger. » (p.89)
« Ceux qui, d’abord hommes privés doivent à leur seule bonne fortune de devenir princes, n’ont pas grand-peine à le devenir, mais en ont beaucoup à le demeurer. Ils n’ont nulle difficulté sur le chemin, car ils y volent ; mais toutes les difficultés naissent quand ils sont en place. » (p.91)
« Et qui croit que chez les grands personnages les bienfaits nouveaux fassent oublier les vieilles injures, il s’abuse. » (p.97)
« On ne peut pas non plus dire que ce soit mérite que de tuer ses concitoyens, trahir ses amis, être sans foi, sans pitié, sans religion ; de tels procédés peuvent conduire au pouvoir, non à la gloire. » (p.100)
« Du bon et du mauvais usage des cruautés. On peut parler de bon usage (si du mal il est licite de dire bien) pour celles qui se font d’un seul coup, pour la nécessité de sa sûreté, et puis on ne s’y enfonce point, mais on les fait tourner au profit des sujets le plus qu’on peut. Il y a mauvais usage pour celles qui, encore qu’elles soient d’abord peu nombreuses, vont avec le temps plutôt croissant que s’apaisant. Ceux qui suivent le premier modèle peuvent avec Dieu et avec les hommes avoir à leur état quelque remède, comme eut Agathocle ; les autres, il est impossible qu’ils se maintiennent.
D’où il faut noter qu’en prenant un pays, celui qui s’en empare doit songer à toutes les vexations qu’il lui est nécessaire de faire ; et les faire toutes d’un seul coup, pour n’avoir pas à les renouveler chaque jour et pour pouvoir, en ne les renouvelant pas, rassurer les hommes et se les gagner par des bienfaits. Qui fait autrement, ou par timidité ou par mauvais calcul, est sans cesse contraint de se tenir le couteau à la main ; et jamais il ne peut faire fond sur ses sujets, ceux-ci ne pouvant, par suite des violences fraîches et continuelles, avoir confiance en lui. Car les violences se doivent faire toutes ensemble afin que, le goût en persistant moins longtemps, elles offensent moins ; les bienfaits se doivent faire peu à peu, afin qu’on les savoure mieux. » (p.102-103)
« En toute cité on trouve ces deux humeurs opposées [le peuple et les grands] ; et cela vient de ce que le peuple désire de n’être pas commandé ni opprimé par les grands, et que les grands désirent commander et opprimer le peuple ; et de ces deux appétits opposés naît dans les cités un de ces trois effets : ou monarchie, ou liberté, ou licence.
La monarchie est suscitée soit par le peuple soit par les grands, selon que l’un ou l’autre de ces partis en a l’occasion. Car lorsque les grands voient qu’ils ne peuvent résister au peuple, ils commencent à donner réputation à l’un d’entre eux, ils commencent à donner réputation à l’un d’entre eux, et ils le font prince pour pouvoir, à son ombre, assouvir leurs appétits. Le peuple, lui aussi, voyant qu’il ne peut résister aux grands, donne réputation à un homme, et le fait prince, afin que son autorité le protège. Celui qui parvient à la monarchie avec l’aide des grands se maintient avec plus de difficulté que celui qui le devient avec l’aide du peuple ; car il se trouve prince au milieu de force gens qui lui paraissent être ses égaux, et par là il ne les peut ni commander ni manœuvrer à sa guise. Mais celui qui arrive à la monarchie par la faveur populaire, il s’y trouve seul et n’a autour de lui personne, ou peu s’en faut, qui ne soit prêt à lui obéir. En outre, on ne peut honnêtement et sans faire tort à autrui contenter les grands, mais oui certes le peuple : car le vœu du peuple est plus honnête que celui des grands, ceux-ci voulant opprimer et celui-là ne pas être opprimé. Et puis, avec un peuple hostile, un prince ne peut jamais être en sûreté, parce qu’ils sont trop ; contre les grands il peut s’assurer, pour être peu. Le pis que puisse attendre un prince d’un peuple hostile est d’être abandonné par lui, mais des grands, s’ils sont hostiles, il ne doit pas seulement craindre d’être abandonnés, mais aussi qu’ils marchent contre lui ; car, comme ils voient plus loin et sont plus adroits, ils ne sont jamais tardifs à veiller à leur salut et cherchent la faveur de celui qu’ils s’attendent qui vaincra. Il faut encore que le prince vive toujours avec ce même peuple ; mais il peut bien le faire sans les mêmes grands, pouvant en faire et en défaire chaque jour, et leur ôter ou donner, à son gré, leur prestige. » (p.106)
« Les armes avec lesquelles un prince défend son Etat, ou lui sont propres, ou sont mercenaires, ou auxiliaires, ou mixtes. Les mercenaires et auxiliaires sont inutiles et dangereuses : et qui tient son Etat fondé sur les troupes mercenaires n’aura jamais stabilité ni sécurité ; car elles sont sans unité, ambitieuses, indisciplinées, infidèles ; vaillantes avec les ennemis ; avec les ennemis, lâches ; point de crainte de Dieu, point de foi avec les hommes ; et l’on ne diffère la défaite qu’autant qu’on diffère l’assaut ; dans la paix on est dépouillé par eux, dans la guerre par les ennemis. La raison en est qu’ils n’ont d’autre amour ni d’autre raison qui les retienne au camp qu’un peu de solde, ce qui n’est pas suffisant à faire qu’ils veuillent mourir pour toi. Ils veulent bien être tes soldats tant que tu ne fais pas la guerre, mais la guerre venue, ou s’enfuir ou s’en aller. C’est de quoi je ne devrais pas avoir grand-peine à persuader, car à présent la ruine de l’Italie n’est causée par rien d’autre que pour s’être pendant nombre d’années reposée sur les armes mercenaires. Lesquelles procurèrent autrefois à tel ou tel quelque accroissement, et elles paraissent vaillantes entre elles ; mais lorsque vint l’étranger, elles montrèrent ce qu’elles étaient ; de là qu’à Charles roi de France, il fut possible de prendre l’Italie […] Et qui disait qu’en étaient cause nos péchés, il [Savonarole] disait vrai ; mais ce n’était certes pas ceux qu’il croyait, mais ceux que j’ai contés : et comme c’était péchés des princes, ce sont eux aussi qui en ont porté la peine. » (p.117-118)
« Le prince doit aller à l’armée en personne, et faire lui-même office de capitaine ; la république doit envoyer ses citoyens, et quand elle en envoie un qui n’apparaisse pas habile homme, elle doit le changer ; et quand il l’est, le tenir en bride par les lois, pour qu’il ne s’écarte pas du droit chemin. » (p.118)
« Et si l’on considérait la première cause de la ruine de l’Empire romain, on trouvera que ç’a été seulement de commencer à soudoyer les Goths ; parce que dès ce premier moment commencèrent à s’énerver les forces de l’Empire romain, et toute cette vaillance qui se retirait de lui passait chez eux. » (p.126)
« Un prince […] ne doit avoir autre objet ni autre pensée, ni prendre aucune chose pour son art, hormis la guerre et les institutions et science de la guerre ; car elle est le seul art qui convienne à qui commande. » (p.127)
« Mon intention étant d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait. Et beaucoup se sont imaginés des républiques et monarchies qui n’ont jamais été vues ni connues pour vraies. En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver : car un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d’homme de bien, il ne peut éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir n’être pas bon, et d’en user et n’user pas selon la nécessité. » (p.131)
« Il faut […] qu’un prince ne se soucie pas d’avoir le mauvais renom de cruel, pour tenir ses sujets unis et fidèles : car avec très peu d’exemples il sera plus pitoyable que ceux qui, par excès de pitié, laissent se poursuivre les désordres, d’où naissent meurtres et rapines ; car ceux-ci d’ordinaire nuisent à une collectivité entière, et les exécutions qui viennent du prince nuisent à un particulier. » (p.137)
"De là naît une dispute: s'il est meilleur d'être aimé que craint, ou l'inverse. On répond qu'on voudrait être l'un et l'autre ; mais comme il est difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr d'être craint qu'aimé, quand on doit manquer de l'un des deux. Des hommes, en effet, on peut dire généralement ceci: qu'ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gain ; et tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi, t'offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, comme je l'ai dit plus haut, quand le besoin est lointain ; mais quand il s'approche de toi, ils se dérobent. Et le prince qui s'est entièrement reposé sur leurs paroles, se trouvant dénué d'autres préparatifs, succombe ; car les amitiés qui s'acquièrent à prix d'argent, et non par grandeur et noblesse d'âme, on les paye, mais on ne les possède pas, et quand les temps sont venus, on ne peut les dépenser. Et les hommes hésitent moins à nuire à un qui se fait aimer qu'à un qui se fait craindre ; car l'amour est maintenu par un lien d'obligation qui, parce que les hommes sont méchants, est rompu par toute occasion de profit particulier ; mais la crainte est maintenue par une peur de châtiment qui ne t'abandonne jamais.
Le prince, cependant, doit se faire craindre en sorte que s'il n'acquiert pas l'amour, il évite la haine, car être craint et n'être pas haï peuvent très bien se trouver ensemble ; et cela arrivera toujours pourvu qu'il s'abstienne des biens de ses concitoyens et de ses sujets, et de leurs femmes ; et quand pourtant il lui faudrait procéder contre le sang de quelqu'un, le faire, pourvu qu'il y ait justification convenable et cause manifeste ; mais surtout, s'abstenir du bien d'autrui: car les hommes oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine. Et puis, les motifs pour ôter les biens ne font jamais défaut ; et toujours celui qui commence à vivre de rapine trouve motif d'usurper le bien d'autrui ; contre le sang, à l'inverse, ils sont plus rares et font défaut plus vite.
Mais quand le prince est aux armées et a sous ses ordres une multitude de soldats, c'est alors qu'il est tout à fait nécessaire de ne soucier point du nom de cruel ; car sans ce nom, on ne tient jamais une armée unie et prête à toute opération. Au nombre des actions admirables d'Annibal, on compte celle-ci, qu'ayant une très grosse armée, mêlée d'hommes de toutes sortes de nations, qu'il conduisit faire la guerre en pays étrangers, il n'y surgit jamais aucun dissension, ni entre eux, ni contre le chef, tant dans la mauvaise que dans la bonne fortune. Ce qui ne put naître d'autre chose que de son inhumaine cruauté, laquelle, jointe à ses infinies qualités, le rendit toujours, aux yeux de ses soldats, vénérable et terrible ; et sans elle, pour produire cet effet, ses autres qualités ne lui auraient pas suffi. Et les écrivains, en cela assez inconsidérés, d'une part admirent ce qu'il a fait, et de l'autre en condamnent la principale cause." (p.138-139)
« Combien il serait louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels princes ont fait de grandes choses qui de leur parole ont tenu peu de compte, et qui ont su par ruse manœuvrer la cervelle des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.
Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l’homme. Ce point a été enseigné aux princes en termes voilés par les écrivains anciens, qui écrivent qu’Achille et beaucoup d’autres de ces princes de l’Antiquité furent donnés à élever au centaure Chiron pour qu’il les gardât sous sa discipline. Ce qui ne veut pas dire autre chose –d’avoir pour précepteur un demi-bête et demi-homme- sinon qu’il faut qu’un prince sache user de l’une et l’autre nature : et l’une sans l’autre n’est pas durable.
Puis donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elles prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des rets, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les rets et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent rien. Un souverain prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit observer sa foi quand une telle observance tournerait contre lui et que sont éteintes les raisons qui le firent promettre. Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et ne te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux. » (p.141-142)
« Un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Aussi faut-il qu’il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations des choses lui commandent, et comme j’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut. » (p.142-143)
« Chaque fois qu’à la généralité des hommes on n’ôte ni les biens ni l’honneur, ils vivent contents, et on a seulement à combattre l’ambition de quelques-uns, laquelle se réfrène de multiples façons et avec facilité. » (p.145)
« La haine s’acquiert aussi bien par le moyen de bonnes œuvres que des mauvaises. » (p.150)
« La sagesse consiste à connaître la nature des inconvénients, et à prendre le moins mauvais pour bon. » (p.164)
« Ce n’est pas chose de peu d’importance pour un prince que le choix des ministres, lesquels sont bons ou non selon la sagesse du prince. Et la première conjecture que l’on fait du cerveau d’un maître est de voir les hommes qu’il a autour de lui. Et quand ils sont capables et fidèles, on peut toujours le réputer sage, puisqu’il a su les juger capables et les maintenir fidèles ; mais quand ils sont autrement, on peut toujours porter un mauvais jugement sur lui : car la première erreur qu’il fait, c’est dans ce choix qu’il l’a fait. » (p.165)
« Je n’ignore pas que beaucoup ont été et sont d’opinion que les choses du monde soient de telle sorte gouvernées par la fortune et par Dieu, que les hommes avec leur sagesse ne puissent les corriger, ni même y aient remède aucun ; et par là ils pourraient juger qu’il n’y eût pas trop à s’échiner dans les choses, mais à se laisser gouverner par le sort. Cette opinion a été plus en crédit de notre temps à cause des grands changements qu’on a vu et voit chaque jour dans les choses, en dehors de toute conjecture humaine. A quoi pensant quelquefois, je me suis en partie laissé aller à leur opinion. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit aboli, je juge qu’il peut être vrai que la fortune soit arbitre de la moitié de nos actions, mais aussi que l’autre moitié, ou à peu près, elle nous la laisser gouverner à nous. Et je la compare à l’un de ces fleuves impétueux qui, lorsqu’ils se courroucent, inondent les plaines, renversent les arbres et les édifices, arrachent de la terre ici, la déposent ailleurs ; chacun fuit devant eux, tout le monde cède à leur fureur, sans pouvoir nulle part y faire obstacle. Et bien qu’ils soient ainsi faits, il n’en reste pas moins que les hommes, quand les temps sont calmes, y peuvent pourvoir et par digues et par levées, de sorte que, venant ensuite à croître, ou bien ils sen iraient par un canal, ou leur fureur n’aurait pas si grande licence, ni ne serait si dommageable. Il en est de même de la fortune, qui manifeste sa puissance où il n’y a pas de force organisée pour lui résister, et qui tourne là ses assauts, où elle sait qu’on n’a pas fait de levées et de digues pour la contenir. Et si vous considérez l’Italie, qui est le siège de ces changements et qui leur a donné le branle, vous verrez qu’est est une campagne sans levées et sans aucune digue. Que si elle se fût donné un rempart d’une force suffisante, comme l’Allemagne, l’Espagne et la France, ou cette crue n’aurait pas fait les grands changements qu’elle a faits, ou elle ne se serait pas produite. » (p.173-174)
« Si tel se conduit avec circonspection et patience, les temps et les choses tournent de façon que sa conduite soit bonne, il va prospérant ; mais si les temps et les choses changent, il s’effondre, parce qu’il ne change pas sa façon de procéder. Et il ne se trouve pas d’homme si sage qu’il ne sache accommoder à cela, soit qu’il ne se puisse écarter de ce à quoi la nature l’incline, soit encore parce que ayant toujours prospéré en cheminant par une voie, on ne se puisse persuader de s’en détourner. Et c’est pourquoi l’homme circonspect, quand il est temps de passer à l’impétuosité, ne sait le faire ; d’où sa ruine, que si l’on changeait de nature avec les temps et les choses, la fortune ne changerait pas. » (p.174-175)
« Je juge certes ceci : qu’il est meilleur d’être impétueux que circonspect, car la fortune est femme, et il est nécessaire, à qui veut la soumettre, de la battre et la rudoyer. Et l’on voit qu’elle se laisse plutôt vaincre par ceux-là que par ceux qui procèdent avec froideur. Et c’est pourquoi toujours, en tant que femme, elle est amie des jeunes, parce qu’ils sont moins circonspect, plus hardis, et avec plus d’audace la commandent. » (p.176)
« Ayant donc considéré toutes les choses ci-dessus exposées, et songeant en moi-même si à présent en Italie couraient des temps à faire la gloire d’un nouveau prince, et s’il y avait matière qui donnât à un homme de sagesse et talent occasion d’y introduire une forme qui lui fit honneur et fût bénéfique à l’ensemble des gens de ces pays, il me semble que tant de choses concourent en faveur d’un prince nouveau que je ne sais quel temps y fut jamais plus propice. Et si, comme j’ai dit, il était nécessaire, pour faire voir le génie de Moïse, que le peuple d’Israël fût esclave en Égypte, et pour connaître la grandeur d’âme de Cyrus, que les Perses fussent opprimés par les Mèdes, et l’excellence de Thésée, que les Athéniens fussent morcelés, de même à présent, pour faire connaître la valeur d’un esprit italien, il était nécessaire que l’Italie fût réduite aux termes où elle est à présent, et qu’elle fût plus qu’esclave que les Hébreux, plus serve que les Perses, plus morcelée que les Athéniens, sans chef, sans ordre, battue, dépouillée, déchirée, envahie, et eût éprouvé toutes sortes de malheurs. Et bien que jusqu’ici se soit montrée en certain homme [César Borgia] quelque lieu qui pouvait faire juger qu’il fût suscité par Dieu pour sa rédemption, cependant on a vu ensuite comment, au plus haut de sa carrière, il a été rejeté par la fortune. De sorte que, demeurée comme sans vie, elle attend qui pourra être celui qui ferme ses blessures, et mettre fin aux pillages de la Lombardie, aux exactions du Royaume et de la Toscane, et la guérisse de ses plaies déjà depuis longtemps devenues purulentes. On voit comme elle prie Dieu qu’il lui envoie quelqu’un qui la rachète de ces cruautés et insolences barbares. On la voit aussi toute prête et disposée à suivre une bannière pourvu qu’il y ait quelqu’un pour la saisir. » (p.177-178)
-Nicolas Machiavel, Le Prince, GF-Flammarion, trad. Yves Lévy, Paris, 1992 (1532 pour la première édition italienne), 220 pages.
Il y a toujours une lutte à mener : dans les époques sombres, en cherchant le chemin tortueux qui mènera à la liberté ; dans les époques lumineuses, en éliminant les déséquilibres, en remédiant aux dégénérescences que ne cesse de sécréter la vie sociale. C’est par un combat sans fin que se conquiert et se maintient la liberté. » (p.20)
« Dans sa bibliothèque, Spinoza possède deux éditions de Machiavel : un exemplaire de la Testina, qui comprend, dans la langue originale, les œuvres complètes du secrétaire florentin, et une édition du Prince dans la traduction latine de Tegli. Sans doute prend-il très tôt contact avec l’œuvre de Machiavel, et la ferveur qu’il met à la lire ne le cède vraisemblablement guère à celle qu’il apporte à la lecture de Descartes.
Le Traité théologico-politique, l’Éthique, portent des traces non douteuses de l’influence du Florentin. Quant au Traité politique, c’est là que l’influence de Machiavel est le plus directement sensible, et c’est là aussi que le philosophe hollandais parle à deux reprises, assez longuement, et avec éloges, de son prédecesseur florentin.
Est-ce à dire que Spinoza avait parfaitement compris la pensée politique de ce dernier ? Non, et lui-même en fait l’aveu […] Si Spinoza ne comprend pas Le Prince, c’est d’abord parce qu’il ignore la vie de Machiavel, alors que Le Prince ne peut être bien compris que comme l’œuvre d’un homme d’action (et l’on discerne alors que le dernier chapitre oriente tout le livre), et non comme écrit d’un théoricien. » (p.39)
« Un Richelieu, un Mazarin apprenaient du Florentin à abaisser les grands, à lutter contre l’anarchie, à assurer l’ordre, la grandeur, la prospérité matérielle du pays. Spinoza y lisait que le meilleur ordre se fonde sur la liberté. Harrington et Sidney y discernaient que la vraie liberté est celle des républiques. Et tout cela est dans Machiavel. » (p.42)
« Montesquieu et Rousseau ont nommé Machiavel, et l’un et l’autre a accompagné son nom des plus grands éloges. » (p.46)
« Tandis que Machiavel ne demande rien aux hommes et les prend tels qu’ils sont, avec leurs passions et leurs intérêts, le citoyen de Genève exige d’eux qu’ils triomphent de leurs passions, qu’ils sacrifient leurs intérêts, et son projet convient si peu au monde où nous vivons qu’il est amené à dire que le législateur « doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ». » (p.52)
« Machiavel lui aussi pense et dit [que les Anciens] étaient des humains comme nous, mais il fait reposer cette admirable cohésion nationale sur une structure sociale favorable –une relative égalité des fortunes- et sur d’heureuses institutions politiques. Ce sont les institutions qui doivent orienter vers le bien commun les passions, les intérêts des citoyens, leur donner cette vertu, c’est-à-dire cette énergie, ce courage pour la défense de la patrie et de ses institutions qui sont monnaie courante chez les libres citoyens d’une république, et qui durent aussi longtemps que la liberté se maintient. Faute d’avoir compris ces mécanismes […] il faut, comme Rousseau, considérer que dans le monde corrompu où nous vivons, aucune démocratie véritable ne peut se concevoir, ou bien, comme les premiers disciples de Rousseau, instaurer par la Terreur le règne de la vertu, purifier la société en pourchassant sans trêve la corruption, en éliminant tous les fripons. » (p.53)
« Quelque théoricien trouvera-t-il la formule qui réunira les deux rameaux de l’héritage machiavélien, comme semble l’avoir souhaité Tocqueville ? » (p.59)
-Yves Lévy, introduction à Nicolas Machiavel, Le Prince, GF-Flammarion, trad. Yves Lévy, Paris, 1992, 220 pages.
« Je n’ai trouvé dans mon bagage chose dont je fasse plus de cas et d’estime que la connaissance des actions des grands hommes, connaissance que m’ont enseignée une longue expérience des choses modernes et une lecture continuelle des anciennes. » (p.67)
« Tous les Etats, toutes les puissances qui ont eu et ont autorité sur les hommes, ont été et sont ou républiques ou monarchies. » (p.69)
« Je me dispenserai de traiter des républiques, car j’en ai ailleurs traité longuement. » (p.71)
« C’est dans la monarchie nouvelle que se trouvent les difficultés. » (p.74)
« Mais quand on acquiert des Etats dans un pays différent de langue, de coutumes et d’institutions, c’est là qu’il y a des difficultés et c’est là qu’il faut, pour les garder, avoir grand bonheur et grande habileté. » (p.75)
« Mais si au lieu de colonies, le prince y met des troupes, il dépense beaucoup plus et, pour garder cette province, il en consume tous les revenus, de sorte que l’acquisition se tourne en perte ; et il fait tort à beaucoup plus de gens, car en déplaçant son armée, il nuit à tout le pays par les réquisitions de logements. De ces désagréments tout le monde se ressent, et chacun lui devient ennemi : et ce sont des ennemis qui lui peuvent nuire. » (p.76)
« Ce que tous les princes sages doivent faire […] [ne] pas seulement considérer les désordres présents, mais ceux du futur, et ces derniers, mettre toute leur industrie à les écarter ; car en les prévoyant de longue main on y peut facilement remédier, mais si l’on attend qu’ils s’approchent, la médecine arrive trop tard, car la maladie est devenue incurable. » (p.77)
« On n’évite pas une guerre […] on l’a diffère à l’avantage d’autrui. » (p.77)
« Le temps chasse devant lui toutes choses, et peut amener avec lui le bien comme le mal, le mal comme le bien. » (p.78)
« Celui qui est cause qu’un autre devienne puissant va à la ruine. » (p.80)
« Les monarchies dont on a connaissance se trouvent gouvernées de deux façons différentes : ou par un prince, et tous les autres sont des serviteurs qui comme ministres, par sa faveur et son agrément, l’aident à gouverner le royaume ; ou par un prince et par des barons, lesquels tiennent ce rang non par la faveur du maître, mais par l’antiquité de leur sang. » (p.81)
« Lorsque les pays qu’on acquiert, comme on dit, sont accoutumés à vivre selon leurs lois et en liberté, pour les tenir il y a trois procédés : le premier, les détruire ; le deuxième, y aller habiter en personne ; le troisième, les laisser vivre selon leurs lois, en en tirant un tribut et en y créant un gouvernement oligarchique qui te conserve leur amitié. Car créé par ce prince, ce gouvernement sait qu’il ne peut durer sans son amitié et sa puissance, et doit tout faire pour le maintenir. » (p.85)
« Et qui devient maître d’une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit pas, qu’il s’attende à être détruit par elle ; toujours, en effet, elle a pour refuge, dans la rébellion, le nom de la liberté et ses anciennes institutions ; et c’est ce que ni la longueur du temps ni les bienfaits ne font jamais oublier. Quoi qu’on fasse, quelques précautions qu’on prenne, si l’on ne sépare ou disperse les habitants, ils n’oublient ni ce nom ni ces institutions et aussitôt, en toute occasion, ils y ont recours ; comme fit Pise après cent années qu’elle avait été mise en servitude par les Florentins. » (p.85-86)
« L’homme sage doit toujours s’engager dans les voies frayées par des grands hommes et imiter ceux qui ont été tout à fait excellents. » (p.87)
« Et il faut prendre garde qu’il n’y a chose plus difficile à entreprendre, ni à réussir plus douteuse, ni à conduire plus périlleuse que de s’aventurer à introduire de nouvelles institutions ; car celui qui les introduit a pour ennemis tous ceux à qui les institutions anciennes sont profitables, et il trouve de tièdes défenseurs en tout ceux que les institutions nouvelles avantageraient. Tiédeur qui naît, partie de la peur des adversaires, qui ont les lois pour eux, partie de l’incrédulité des hommes, qui ne font pas véritablement crédit aux nouveautés, avant d’en avoir vu paraître une ferme expérience. D’où s’ensuit que chaque fois que ceux qui sont ennemis ont occasion d’attaquer, ils le font en partisans, et que les autres sont tièdes à résister ; de sorte qu’avec eux on se trouve en danger. » (p.89)
« Ceux qui, d’abord hommes privés doivent à leur seule bonne fortune de devenir princes, n’ont pas grand-peine à le devenir, mais en ont beaucoup à le demeurer. Ils n’ont nulle difficulté sur le chemin, car ils y volent ; mais toutes les difficultés naissent quand ils sont en place. » (p.91)
« Et qui croit que chez les grands personnages les bienfaits nouveaux fassent oublier les vieilles injures, il s’abuse. » (p.97)
« On ne peut pas non plus dire que ce soit mérite que de tuer ses concitoyens, trahir ses amis, être sans foi, sans pitié, sans religion ; de tels procédés peuvent conduire au pouvoir, non à la gloire. » (p.100)
« Du bon et du mauvais usage des cruautés. On peut parler de bon usage (si du mal il est licite de dire bien) pour celles qui se font d’un seul coup, pour la nécessité de sa sûreté, et puis on ne s’y enfonce point, mais on les fait tourner au profit des sujets le plus qu’on peut. Il y a mauvais usage pour celles qui, encore qu’elles soient d’abord peu nombreuses, vont avec le temps plutôt croissant que s’apaisant. Ceux qui suivent le premier modèle peuvent avec Dieu et avec les hommes avoir à leur état quelque remède, comme eut Agathocle ; les autres, il est impossible qu’ils se maintiennent.
D’où il faut noter qu’en prenant un pays, celui qui s’en empare doit songer à toutes les vexations qu’il lui est nécessaire de faire ; et les faire toutes d’un seul coup, pour n’avoir pas à les renouveler chaque jour et pour pouvoir, en ne les renouvelant pas, rassurer les hommes et se les gagner par des bienfaits. Qui fait autrement, ou par timidité ou par mauvais calcul, est sans cesse contraint de se tenir le couteau à la main ; et jamais il ne peut faire fond sur ses sujets, ceux-ci ne pouvant, par suite des violences fraîches et continuelles, avoir confiance en lui. Car les violences se doivent faire toutes ensemble afin que, le goût en persistant moins longtemps, elles offensent moins ; les bienfaits se doivent faire peu à peu, afin qu’on les savoure mieux. » (p.102-103)
« En toute cité on trouve ces deux humeurs opposées [le peuple et les grands] ; et cela vient de ce que le peuple désire de n’être pas commandé ni opprimé par les grands, et que les grands désirent commander et opprimer le peuple ; et de ces deux appétits opposés naît dans les cités un de ces trois effets : ou monarchie, ou liberté, ou licence.
La monarchie est suscitée soit par le peuple soit par les grands, selon que l’un ou l’autre de ces partis en a l’occasion. Car lorsque les grands voient qu’ils ne peuvent résister au peuple, ils commencent à donner réputation à l’un d’entre eux, ils commencent à donner réputation à l’un d’entre eux, et ils le font prince pour pouvoir, à son ombre, assouvir leurs appétits. Le peuple, lui aussi, voyant qu’il ne peut résister aux grands, donne réputation à un homme, et le fait prince, afin que son autorité le protège. Celui qui parvient à la monarchie avec l’aide des grands se maintient avec plus de difficulté que celui qui le devient avec l’aide du peuple ; car il se trouve prince au milieu de force gens qui lui paraissent être ses égaux, et par là il ne les peut ni commander ni manœuvrer à sa guise. Mais celui qui arrive à la monarchie par la faveur populaire, il s’y trouve seul et n’a autour de lui personne, ou peu s’en faut, qui ne soit prêt à lui obéir. En outre, on ne peut honnêtement et sans faire tort à autrui contenter les grands, mais oui certes le peuple : car le vœu du peuple est plus honnête que celui des grands, ceux-ci voulant opprimer et celui-là ne pas être opprimé. Et puis, avec un peuple hostile, un prince ne peut jamais être en sûreté, parce qu’ils sont trop ; contre les grands il peut s’assurer, pour être peu. Le pis que puisse attendre un prince d’un peuple hostile est d’être abandonné par lui, mais des grands, s’ils sont hostiles, il ne doit pas seulement craindre d’être abandonnés, mais aussi qu’ils marchent contre lui ; car, comme ils voient plus loin et sont plus adroits, ils ne sont jamais tardifs à veiller à leur salut et cherchent la faveur de celui qu’ils s’attendent qui vaincra. Il faut encore que le prince vive toujours avec ce même peuple ; mais il peut bien le faire sans les mêmes grands, pouvant en faire et en défaire chaque jour, et leur ôter ou donner, à son gré, leur prestige. » (p.106)
« Les armes avec lesquelles un prince défend son Etat, ou lui sont propres, ou sont mercenaires, ou auxiliaires, ou mixtes. Les mercenaires et auxiliaires sont inutiles et dangereuses : et qui tient son Etat fondé sur les troupes mercenaires n’aura jamais stabilité ni sécurité ; car elles sont sans unité, ambitieuses, indisciplinées, infidèles ; vaillantes avec les ennemis ; avec les ennemis, lâches ; point de crainte de Dieu, point de foi avec les hommes ; et l’on ne diffère la défaite qu’autant qu’on diffère l’assaut ; dans la paix on est dépouillé par eux, dans la guerre par les ennemis. La raison en est qu’ils n’ont d’autre amour ni d’autre raison qui les retienne au camp qu’un peu de solde, ce qui n’est pas suffisant à faire qu’ils veuillent mourir pour toi. Ils veulent bien être tes soldats tant que tu ne fais pas la guerre, mais la guerre venue, ou s’enfuir ou s’en aller. C’est de quoi je ne devrais pas avoir grand-peine à persuader, car à présent la ruine de l’Italie n’est causée par rien d’autre que pour s’être pendant nombre d’années reposée sur les armes mercenaires. Lesquelles procurèrent autrefois à tel ou tel quelque accroissement, et elles paraissent vaillantes entre elles ; mais lorsque vint l’étranger, elles montrèrent ce qu’elles étaient ; de là qu’à Charles roi de France, il fut possible de prendre l’Italie […] Et qui disait qu’en étaient cause nos péchés, il [Savonarole] disait vrai ; mais ce n’était certes pas ceux qu’il croyait, mais ceux que j’ai contés : et comme c’était péchés des princes, ce sont eux aussi qui en ont porté la peine. » (p.117-118)
« Le prince doit aller à l’armée en personne, et faire lui-même office de capitaine ; la république doit envoyer ses citoyens, et quand elle en envoie un qui n’apparaisse pas habile homme, elle doit le changer ; et quand il l’est, le tenir en bride par les lois, pour qu’il ne s’écarte pas du droit chemin. » (p.118)
« Et si l’on considérait la première cause de la ruine de l’Empire romain, on trouvera que ç’a été seulement de commencer à soudoyer les Goths ; parce que dès ce premier moment commencèrent à s’énerver les forces de l’Empire romain, et toute cette vaillance qui se retirait de lui passait chez eux. » (p.126)
« Un prince […] ne doit avoir autre objet ni autre pensée, ni prendre aucune chose pour son art, hormis la guerre et les institutions et science de la guerre ; car elle est le seul art qui convienne à qui commande. » (p.127)
« Mon intention étant d’écrire chose utile à qui l’entend, il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait. Et beaucoup se sont imaginés des républiques et monarchies qui n’ont jamais été vues ni connues pour vraies. En effet, il y a si loin de la façon dont on vit à celle dont on devrait vivre, que celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver : car un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d’homme de bien, il ne peut éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir n’être pas bon, et d’en user et n’user pas selon la nécessité. » (p.131)
« Il faut […] qu’un prince ne se soucie pas d’avoir le mauvais renom de cruel, pour tenir ses sujets unis et fidèles : car avec très peu d’exemples il sera plus pitoyable que ceux qui, par excès de pitié, laissent se poursuivre les désordres, d’où naissent meurtres et rapines ; car ceux-ci d’ordinaire nuisent à une collectivité entière, et les exécutions qui viennent du prince nuisent à un particulier. » (p.137)
"De là naît une dispute: s'il est meilleur d'être aimé que craint, ou l'inverse. On répond qu'on voudrait être l'un et l'autre ; mais comme il est difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr d'être craint qu'aimé, quand on doit manquer de l'un des deux. Des hommes, en effet, on peut dire généralement ceci: qu'ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gain ; et tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi, t'offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, comme je l'ai dit plus haut, quand le besoin est lointain ; mais quand il s'approche de toi, ils se dérobent. Et le prince qui s'est entièrement reposé sur leurs paroles, se trouvant dénué d'autres préparatifs, succombe ; car les amitiés qui s'acquièrent à prix d'argent, et non par grandeur et noblesse d'âme, on les paye, mais on ne les possède pas, et quand les temps sont venus, on ne peut les dépenser. Et les hommes hésitent moins à nuire à un qui se fait aimer qu'à un qui se fait craindre ; car l'amour est maintenu par un lien d'obligation qui, parce que les hommes sont méchants, est rompu par toute occasion de profit particulier ; mais la crainte est maintenue par une peur de châtiment qui ne t'abandonne jamais.
Le prince, cependant, doit se faire craindre en sorte que s'il n'acquiert pas l'amour, il évite la haine, car être craint et n'être pas haï peuvent très bien se trouver ensemble ; et cela arrivera toujours pourvu qu'il s'abstienne des biens de ses concitoyens et de ses sujets, et de leurs femmes ; et quand pourtant il lui faudrait procéder contre le sang de quelqu'un, le faire, pourvu qu'il y ait justification convenable et cause manifeste ; mais surtout, s'abstenir du bien d'autrui: car les hommes oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine. Et puis, les motifs pour ôter les biens ne font jamais défaut ; et toujours celui qui commence à vivre de rapine trouve motif d'usurper le bien d'autrui ; contre le sang, à l'inverse, ils sont plus rares et font défaut plus vite.
Mais quand le prince est aux armées et a sous ses ordres une multitude de soldats, c'est alors qu'il est tout à fait nécessaire de ne soucier point du nom de cruel ; car sans ce nom, on ne tient jamais une armée unie et prête à toute opération. Au nombre des actions admirables d'Annibal, on compte celle-ci, qu'ayant une très grosse armée, mêlée d'hommes de toutes sortes de nations, qu'il conduisit faire la guerre en pays étrangers, il n'y surgit jamais aucun dissension, ni entre eux, ni contre le chef, tant dans la mauvaise que dans la bonne fortune. Ce qui ne put naître d'autre chose que de son inhumaine cruauté, laquelle, jointe à ses infinies qualités, le rendit toujours, aux yeux de ses soldats, vénérable et terrible ; et sans elle, pour produire cet effet, ses autres qualités ne lui auraient pas suffi. Et les écrivains, en cela assez inconsidérés, d'une part admirent ce qu'il a fait, et de l'autre en condamnent la principale cause." (p.138-139)
« Combien il serait louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels princes ont fait de grandes choses qui de leur parole ont tenu peu de compte, et qui ont su par ruse manœuvrer la cervelle des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.
Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre : l’une avec les lois, l’autre avec la force ; la première est propre à l’homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l’homme. Ce point a été enseigné aux princes en termes voilés par les écrivains anciens, qui écrivent qu’Achille et beaucoup d’autres de ces princes de l’Antiquité furent donnés à élever au centaure Chiron pour qu’il les gardât sous sa discipline. Ce qui ne veut pas dire autre chose –d’avoir pour précepteur un demi-bête et demi-homme- sinon qu’il faut qu’un prince sache user de l’une et l’autre nature : et l’une sans l’autre n’est pas durable.
Puis donc qu’un prince est obligé de savoir bien user de la bête, il doit parmi elles prendre le renard et le lion, car le lion ne se défend pas des rets, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les rets et lion pour effrayer les loups. Ceux qui s’en tiennent simplement au lion n’y entendent rien. Un souverain prudent, par conséquent, ne peut ni ne doit observer sa foi quand une telle observance tournerait contre lui et que sont éteintes les raisons qui le firent promettre. Et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont méchants et ne te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux. » (p.141-142)
« Un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion. Aussi faut-il qu’il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations des choses lui commandent, et comme j’ai dit plus haut, ne pas s’écarter du bien, s’il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s’il le faut. » (p.142-143)
« Chaque fois qu’à la généralité des hommes on n’ôte ni les biens ni l’honneur, ils vivent contents, et on a seulement à combattre l’ambition de quelques-uns, laquelle se réfrène de multiples façons et avec facilité. » (p.145)
« La haine s’acquiert aussi bien par le moyen de bonnes œuvres que des mauvaises. » (p.150)
« La sagesse consiste à connaître la nature des inconvénients, et à prendre le moins mauvais pour bon. » (p.164)
« Ce n’est pas chose de peu d’importance pour un prince que le choix des ministres, lesquels sont bons ou non selon la sagesse du prince. Et la première conjecture que l’on fait du cerveau d’un maître est de voir les hommes qu’il a autour de lui. Et quand ils sont capables et fidèles, on peut toujours le réputer sage, puisqu’il a su les juger capables et les maintenir fidèles ; mais quand ils sont autrement, on peut toujours porter un mauvais jugement sur lui : car la première erreur qu’il fait, c’est dans ce choix qu’il l’a fait. » (p.165)
« Je n’ignore pas que beaucoup ont été et sont d’opinion que les choses du monde soient de telle sorte gouvernées par la fortune et par Dieu, que les hommes avec leur sagesse ne puissent les corriger, ni même y aient remède aucun ; et par là ils pourraient juger qu’il n’y eût pas trop à s’échiner dans les choses, mais à se laisser gouverner par le sort. Cette opinion a été plus en crédit de notre temps à cause des grands changements qu’on a vu et voit chaque jour dans les choses, en dehors de toute conjecture humaine. A quoi pensant quelquefois, je me suis en partie laissé aller à leur opinion. Néanmoins, pour que notre libre arbitre ne soit aboli, je juge qu’il peut être vrai que la fortune soit arbitre de la moitié de nos actions, mais aussi que l’autre moitié, ou à peu près, elle nous la laisser gouverner à nous. Et je la compare à l’un de ces fleuves impétueux qui, lorsqu’ils se courroucent, inondent les plaines, renversent les arbres et les édifices, arrachent de la terre ici, la déposent ailleurs ; chacun fuit devant eux, tout le monde cède à leur fureur, sans pouvoir nulle part y faire obstacle. Et bien qu’ils soient ainsi faits, il n’en reste pas moins que les hommes, quand les temps sont calmes, y peuvent pourvoir et par digues et par levées, de sorte que, venant ensuite à croître, ou bien ils sen iraient par un canal, ou leur fureur n’aurait pas si grande licence, ni ne serait si dommageable. Il en est de même de la fortune, qui manifeste sa puissance où il n’y a pas de force organisée pour lui résister, et qui tourne là ses assauts, où elle sait qu’on n’a pas fait de levées et de digues pour la contenir. Et si vous considérez l’Italie, qui est le siège de ces changements et qui leur a donné le branle, vous verrez qu’est est une campagne sans levées et sans aucune digue. Que si elle se fût donné un rempart d’une force suffisante, comme l’Allemagne, l’Espagne et la France, ou cette crue n’aurait pas fait les grands changements qu’elle a faits, ou elle ne se serait pas produite. » (p.173-174)
« Si tel se conduit avec circonspection et patience, les temps et les choses tournent de façon que sa conduite soit bonne, il va prospérant ; mais si les temps et les choses changent, il s’effondre, parce qu’il ne change pas sa façon de procéder. Et il ne se trouve pas d’homme si sage qu’il ne sache accommoder à cela, soit qu’il ne se puisse écarter de ce à quoi la nature l’incline, soit encore parce que ayant toujours prospéré en cheminant par une voie, on ne se puisse persuader de s’en détourner. Et c’est pourquoi l’homme circonspect, quand il est temps de passer à l’impétuosité, ne sait le faire ; d’où sa ruine, que si l’on changeait de nature avec les temps et les choses, la fortune ne changerait pas. » (p.174-175)
« Je juge certes ceci : qu’il est meilleur d’être impétueux que circonspect, car la fortune est femme, et il est nécessaire, à qui veut la soumettre, de la battre et la rudoyer. Et l’on voit qu’elle se laisse plutôt vaincre par ceux-là que par ceux qui procèdent avec froideur. Et c’est pourquoi toujours, en tant que femme, elle est amie des jeunes, parce qu’ils sont moins circonspect, plus hardis, et avec plus d’audace la commandent. » (p.176)
« Ayant donc considéré toutes les choses ci-dessus exposées, et songeant en moi-même si à présent en Italie couraient des temps à faire la gloire d’un nouveau prince, et s’il y avait matière qui donnât à un homme de sagesse et talent occasion d’y introduire une forme qui lui fit honneur et fût bénéfique à l’ensemble des gens de ces pays, il me semble que tant de choses concourent en faveur d’un prince nouveau que je ne sais quel temps y fut jamais plus propice. Et si, comme j’ai dit, il était nécessaire, pour faire voir le génie de Moïse, que le peuple d’Israël fût esclave en Égypte, et pour connaître la grandeur d’âme de Cyrus, que les Perses fussent opprimés par les Mèdes, et l’excellence de Thésée, que les Athéniens fussent morcelés, de même à présent, pour faire connaître la valeur d’un esprit italien, il était nécessaire que l’Italie fût réduite aux termes où elle est à présent, et qu’elle fût plus qu’esclave que les Hébreux, plus serve que les Perses, plus morcelée que les Athéniens, sans chef, sans ordre, battue, dépouillée, déchirée, envahie, et eût éprouvé toutes sortes de malheurs. Et bien que jusqu’ici se soit montrée en certain homme [César Borgia] quelque lieu qui pouvait faire juger qu’il fût suscité par Dieu pour sa rédemption, cependant on a vu ensuite comment, au plus haut de sa carrière, il a été rejeté par la fortune. De sorte que, demeurée comme sans vie, elle attend qui pourra être celui qui ferme ses blessures, et mettre fin aux pillages de la Lombardie, aux exactions du Royaume et de la Toscane, et la guérisse de ses plaies déjà depuis longtemps devenues purulentes. On voit comme elle prie Dieu qu’il lui envoie quelqu’un qui la rachète de ces cruautés et insolences barbares. On la voit aussi toute prête et disposée à suivre une bannière pourvu qu’il y ait quelqu’un pour la saisir. » (p.177-178)
-Nicolas Machiavel, Le Prince, GF-Flammarion, trad. Yves Lévy, Paris, 1992 (1532 pour la première édition italienne), 220 pages.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mer 2 Déc - 18:50, édité 4 fois