https://fr.wikipedia.org/wiki/Fredric_Jameson#Critique_de_la_postmodernit%C3%A9
https://fr.1lib.fr/book/5292298/be82d8
"Le modernisme, lui aussi, réfléchissait compulsivement sur le Nouveau et cherchait à en observer l'apparition (inventant dans ce but des moyens d'enregistrement et de notation analogues à la chronophotographie historique), mais le postmoderne aspire, pour sa part, aux ruptures, aux événements plus qu'aux nouveaux mondes, à l'instant révélateur après lequel il n'est plus le même ; au «moment où tout a changé », comme le dit Gibson, ou, mieux encore, aux modifications et aux changements irrévocables dans la représentation des choses et dans leur manière de changer. Les modernes s'intéressaient à ce qui pouvait résulter de ces changements et à leur tendance générale : ils réfléchissaient à la chose elle-même, substantivement, de manière utopique ou essentielle. Le postmodernisme est plus formel en ce sens, et plus « distrait » comme aurait pu le dire Benjamin ; il ne fait que mesurer les variations et ne sait que trop bien que les contenus ne sont que des images de plus. Dans le modernisme, comme je vais tenter de le montrer plus loin, subsistent encore quelques zones résiduelles de « nature » ou d'« être », du vieux, du plus ancien, de l'archaïque ; la culture parvient encore à exercer un effet sur cette nature et œuvre à transformer ce « réfèrent ». Le postmodernisme est donc ce que vous obtenez quand le processus de modernisation est achevé et que la nature s'en est allée pour de bon." (p.15)
"Un des indices les plus importants pour suivre la piste du postmoderne pourrait bien être le sort de la culture: une immense dilatation de sa sphère (la sphère des marchandises), une acculturation du Réel immense et historiquement originale, un grand saut dans ce que Benjamin appelait « l'esthétisation » de la réalité (il pensait que cela voulait dire le fascisme, mais nous savons bien qu'il ne s'agit que de plaisir: une prodigieuse exultation face à ce nouvel ordre des choses, une fièvre de la marchandise, la tendance pour nos « représentations » des choses à exciter un enthousiasme et un changement d'humeur que les choses elles-mêmes n'inspirent pas nécessairement). Ainsi, dans la culture postmoderne, la « culture » est devenue un produit à part entière; le marché est devenu absolument autant un substitut de lui-même et une marchandise que n'importe lequel des articles qu'il inclut en lui-même: le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la marchandise et une tentative pour qu'elle se transcende. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandisation comme processus. Par conséquent, le « style de vie » propre au super-état a le même rapport avec le fétichisme de la marchandise de Marx que les monothéismes les plus avancés avec les animismes primitifs ou le culte des idoles le plus rudimentaire ; toute théorie élaborée du postmoderne devrait donc entretenir avec l'ancien concept d'« Industrie de la culture » de Horkheimer et Adorno un rapport un peu du même type que celui de MTV et les publicités fractales avec les séries télévisées des années cinquante." (p.16)
"Le postmodernisme n'est pas la dominante culturelle d'un ordre social entièrement nouveau (dont la rumeur, sous le nom de «société postindustrielle», courut dans les médias il y a quelques années) mais seulement le reflet et le concomitant d'une modification systémique de plus du capitalisme lui-même. Pas étonnant alors que subsistent des lambeaux de ses anciens avatars - du réalisme autant que du modernisme - prêts à être réenveloppés dans les luxueux ornements de leur successeur putatif." (p.19)
"Le mot lui-même -postmodemisme- a cristallisé une multitude de développements jusqu'alors indépendants et qui, ainsi nommés, se sont avérés contenir en embryon la chose elle-même et s'offrent maintenant pour attester abondamment de ses multiples généalogies." (p.20)
"Si le « postmodernisme » correspond à ce que Raymond Williams visait avec sa catégorie culturelle fondamentale, la « structure de sentiment » (structure devenue « hégémonique » du reste, pour utiliser une autre des catégories capitales de Raymond Williams), alors il ne peut jouir de ce statut que grâce à une profonde auto-transformation collective, à un remaniement et une réécriture d'un ancien système. Voilà qui garantit la nouveauté et donne aux intellectuels et aux idéologues des tâches nouvelles et socialement utiles, ce que marque aussi le nouveau terme avec la promesse vague, inquiétante ou exaltante qu'il fait de se débarrasser de tout ce que vous trouviez étouffant, insatisfaisant ou ennuyeux dans le moderne, le modernisme ou la modernité (quelle que soit la façon dont vous compreniez ces mots) : autrement dit, une apocalypse très modeste ou très douce, la brise de mer la plus légère (qui possède l'avantage supplémentaire de s'être déjà produite)." (pp.21-22)
"Exactement de la même manière que (chez Weber) de nouvelles valeurs religieuses individualistes et plus ascétiques ont progressivement produit « des gens nouveaux » capables de prospérer dans la gratification différée du processus de travail « moderne » alors en train d'émerger, de même, il faut considérer le « postmoderne » comme la production de personnes postmodernes capables de fonctionner dans un monde socio-économique très particulier, un monde dont les structures, les caractères objectifs et les exigences - si nous en avions une analyse correcte - constitueraient la situation ayant le « postmodernisme » pour réponse." (p.22)
"Les représentations utopiques connurent un renouveau extraordinaire dans les années soixante; si le postmodernisme est un substitut aux années soixante et constitue une compensation à leur échec politique, alors la question de l'utopie sera sans doute un test capital sur ce qui reste de notre capacité à imaginer le changement." (p.24)
"L'usage courant du terme capitalisme tardif prend naissance avec l'École de Francfort ; on le trouve partout chez Adorno et Horkheimer, parfois alterné avec ses synonymes (comme la « société administrée »), ce qui montre bien qu'il s'agissait d'une conception très différente, d'un type weberien, qui mettait l'accent sur deux caractères essentiels, empruntés essentiellement à Grossman et Pollock: (1) un réseau tendanciel de contrôle bureaucratique (sous ses formes les plus cauchemardesques, une grille de type Foucault avant la lettre), et (2) l'interpénétration du gouvernement et de la grande entreprise (« capitalisme d'état ») si bien que les systèmes du nazisme et du New Deal se voient apparentés (une certaine forme de socialisme, bénigne ou staliniste, semble aussi à l'ordre du jour)." (p.27)
"Il paraît juste de dire que nous avons aujourd'hui en gros une idée de ce nouveau système (appelé « capitalisme tardif » pour marquer sa continuité avec ce qui l'a précédé plus qu'avec la coupure, la rupture et la mutation que des concepts comme la « société postindustrielle » cherchaient à souligner). À côté des formes de commerce transnational mentionnées plus haut, ses caractéristiques incluent la nouvelle division internationale du travail, une dynamique nouvelle et vertigineuse dans la banque et les places boursières internationales (comprenant l'énorme dette des Deuxième et Troisième Mondes), de nouvelles formes d'interrelations des médias (y compris des systèmes de transport comme la conteneurisation), les ordinateurs et l'automation, la délocalisation de la production dans les zones avancés du Tiers Monde, accompagnées de toutes les conséquences sociales plus habituelles, comme la crise du travail traditionnel, l'émergence des yuppies, et la gentrification à une échelle désormais mondiale.
La périodisation d'un phénomène de ce type nous oblige à compliquer le modèle de toutes sortes d'épicycles supplémentaires. Il est nécessaire de distinguer, d'un côté, la mise en place progressive des diverses conditions préalables à la nouvelle structure, (souvent indépendantes), et, de l'autre, le « moment » (pas exactement chronologique) où elles se soudent et se combinent en un système fonctionnel." (p.28)
"Mandel suggère que les prérequis technologiques fondamentaux de cette nouvelle « onde longue » du troisième stade du capitalisme (appelé ici « capitalisme tardif») étaient présents depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale qui eut aussi pour effet de réorganiser les relations internationales, décoloniser les colonies, et préparer le terrain de l'émergence d'un nouveau système économique mondial. Culturellement, cependant, cette condition préalable va se trouver (exception faite d'« expériences » modernistes aberrantes de toutes sortes, restructurées par la suite sous forme de prédécesseurs) dans les prodigieuses transformations des années soixante qui balayèrent une si grande part de la tradition en matière de mentalités.
La préparation économique du postmodernisme ou capitalisme tardif commença donc dans les années cinquante, lorsqu'on se releva des pénuries de la guerre en biens de consommation et en pièces détachées et qu'on put lancer de nouveaux produits et de nouvelles technologies (notamment celles des médias). D'un autre côté, l'habitus psychique de ce nouvel âge exigeait la coupure absolue, renforcée par une rupture générationnelle, qui ne se réalisa vraiment que dans les années soixante (étant entendu que le développement économique ne s'arrête pas pour ça, mais reste à son propre niveau et continue selon sa propre logique). [...] Ajoutez à cela l'inéluctable problème représentationnel selon lequel il n'existe pas de « capitalisme tardif en général » mais seulement telle ou telle forme nationale spécifique, et, inévitablement, les lecteurs non américains vont déplorer l'américanocentrisme de ma propre analyse, qui ne se justifie que dans la mesure où le court "siècle américain" (1945-1973) fut le foyer et le terreau de ce nouveau système, tandis qu'on peut considérer que le développement des formes culturelles du postmodemisme constitue le premier style mondial spécifiquement nord-américain." (pp.29-30)
"J'ai le sentiment que les deux plans en question, infrastructure et superstructures - le système économique et la « structure de sentiment » culturelle - se sont en quelque sorte cristallisés dans le grand choc des crises de 1973 (la crise du pétrole, la fin de l'étalon or, la fin, censément, de la grande vague de « guerres de libération nationale », le début de la fin du communisme traditionnel), qui révèle, maintenant que les nuages de poussières se sont dissipés, l'existence, déjà en place, d'un étrange et nouveau paysage." (p.30)
"Le postmodernisme n'est pas quelque chose que l'on peut fixer une bonne fois pour toute pour l'utiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, s'il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début, de nos discussions à son sujet." (p.32)
"Paul Valéry s'est évanoui sans laisser de traces, et pourtant il occupait une position centrale dans le mouvement moderniste sur un plan international." (p.421)
"Quant au sujet psychique et ses théories, c'est un domaine colonisé par la notion de Deleuze et Guattari de schizophrène idéal - ce sujet psychique qui ne «perçoit» que par différence et diffétentiation, si c'est concevable ; le concevoir c'est, bien sûr, construire un idéal, ce qui est pour ainsi dire la tâche éthique - pour ne pas dire politique -proposée par leur Anti-Œdipe." (p.475)
-Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA, 2007 (1991 pour la première édition américaine), 605 pages.
https://fr.1lib.fr/book/5292298/be82d8
"Le modernisme, lui aussi, réfléchissait compulsivement sur le Nouveau et cherchait à en observer l'apparition (inventant dans ce but des moyens d'enregistrement et de notation analogues à la chronophotographie historique), mais le postmoderne aspire, pour sa part, aux ruptures, aux événements plus qu'aux nouveaux mondes, à l'instant révélateur après lequel il n'est plus le même ; au «moment où tout a changé », comme le dit Gibson, ou, mieux encore, aux modifications et aux changements irrévocables dans la représentation des choses et dans leur manière de changer. Les modernes s'intéressaient à ce qui pouvait résulter de ces changements et à leur tendance générale : ils réfléchissaient à la chose elle-même, substantivement, de manière utopique ou essentielle. Le postmodernisme est plus formel en ce sens, et plus « distrait » comme aurait pu le dire Benjamin ; il ne fait que mesurer les variations et ne sait que trop bien que les contenus ne sont que des images de plus. Dans le modernisme, comme je vais tenter de le montrer plus loin, subsistent encore quelques zones résiduelles de « nature » ou d'« être », du vieux, du plus ancien, de l'archaïque ; la culture parvient encore à exercer un effet sur cette nature et œuvre à transformer ce « réfèrent ». Le postmodernisme est donc ce que vous obtenez quand le processus de modernisation est achevé et que la nature s'en est allée pour de bon." (p.15)
"Un des indices les plus importants pour suivre la piste du postmoderne pourrait bien être le sort de la culture: une immense dilatation de sa sphère (la sphère des marchandises), une acculturation du Réel immense et historiquement originale, un grand saut dans ce que Benjamin appelait « l'esthétisation » de la réalité (il pensait que cela voulait dire le fascisme, mais nous savons bien qu'il ne s'agit que de plaisir: une prodigieuse exultation face à ce nouvel ordre des choses, une fièvre de la marchandise, la tendance pour nos « représentations » des choses à exciter un enthousiasme et un changement d'humeur que les choses elles-mêmes n'inspirent pas nécessairement). Ainsi, dans la culture postmoderne, la « culture » est devenue un produit à part entière; le marché est devenu absolument autant un substitut de lui-même et une marchandise que n'importe lequel des articles qu'il inclut en lui-même: le modernisme constituait encore, au minimum et tendanciellement, une critique de la marchandise et une tentative pour qu'elle se transcende. Le postmodernisme est la consommation de la pure marchandisation comme processus. Par conséquent, le « style de vie » propre au super-état a le même rapport avec le fétichisme de la marchandise de Marx que les monothéismes les plus avancés avec les animismes primitifs ou le culte des idoles le plus rudimentaire ; toute théorie élaborée du postmoderne devrait donc entretenir avec l'ancien concept d'« Industrie de la culture » de Horkheimer et Adorno un rapport un peu du même type que celui de MTV et les publicités fractales avec les séries télévisées des années cinquante." (p.16)
"Le postmodernisme n'est pas la dominante culturelle d'un ordre social entièrement nouveau (dont la rumeur, sous le nom de «société postindustrielle», courut dans les médias il y a quelques années) mais seulement le reflet et le concomitant d'une modification systémique de plus du capitalisme lui-même. Pas étonnant alors que subsistent des lambeaux de ses anciens avatars - du réalisme autant que du modernisme - prêts à être réenveloppés dans les luxueux ornements de leur successeur putatif." (p.19)
"Le mot lui-même -postmodemisme- a cristallisé une multitude de développements jusqu'alors indépendants et qui, ainsi nommés, se sont avérés contenir en embryon la chose elle-même et s'offrent maintenant pour attester abondamment de ses multiples généalogies." (p.20)
"Si le « postmodernisme » correspond à ce que Raymond Williams visait avec sa catégorie culturelle fondamentale, la « structure de sentiment » (structure devenue « hégémonique » du reste, pour utiliser une autre des catégories capitales de Raymond Williams), alors il ne peut jouir de ce statut que grâce à une profonde auto-transformation collective, à un remaniement et une réécriture d'un ancien système. Voilà qui garantit la nouveauté et donne aux intellectuels et aux idéologues des tâches nouvelles et socialement utiles, ce que marque aussi le nouveau terme avec la promesse vague, inquiétante ou exaltante qu'il fait de se débarrasser de tout ce que vous trouviez étouffant, insatisfaisant ou ennuyeux dans le moderne, le modernisme ou la modernité (quelle que soit la façon dont vous compreniez ces mots) : autrement dit, une apocalypse très modeste ou très douce, la brise de mer la plus légère (qui possède l'avantage supplémentaire de s'être déjà produite)." (pp.21-22)
"Exactement de la même manière que (chez Weber) de nouvelles valeurs religieuses individualistes et plus ascétiques ont progressivement produit « des gens nouveaux » capables de prospérer dans la gratification différée du processus de travail « moderne » alors en train d'émerger, de même, il faut considérer le « postmoderne » comme la production de personnes postmodernes capables de fonctionner dans un monde socio-économique très particulier, un monde dont les structures, les caractères objectifs et les exigences - si nous en avions une analyse correcte - constitueraient la situation ayant le « postmodernisme » pour réponse." (p.22)
"Les représentations utopiques connurent un renouveau extraordinaire dans les années soixante; si le postmodernisme est un substitut aux années soixante et constitue une compensation à leur échec politique, alors la question de l'utopie sera sans doute un test capital sur ce qui reste de notre capacité à imaginer le changement." (p.24)
"L'usage courant du terme capitalisme tardif prend naissance avec l'École de Francfort ; on le trouve partout chez Adorno et Horkheimer, parfois alterné avec ses synonymes (comme la « société administrée »), ce qui montre bien qu'il s'agissait d'une conception très différente, d'un type weberien, qui mettait l'accent sur deux caractères essentiels, empruntés essentiellement à Grossman et Pollock: (1) un réseau tendanciel de contrôle bureaucratique (sous ses formes les plus cauchemardesques, une grille de type Foucault avant la lettre), et (2) l'interpénétration du gouvernement et de la grande entreprise (« capitalisme d'état ») si bien que les systèmes du nazisme et du New Deal se voient apparentés (une certaine forme de socialisme, bénigne ou staliniste, semble aussi à l'ordre du jour)." (p.27)
"Il paraît juste de dire que nous avons aujourd'hui en gros une idée de ce nouveau système (appelé « capitalisme tardif » pour marquer sa continuité avec ce qui l'a précédé plus qu'avec la coupure, la rupture et la mutation que des concepts comme la « société postindustrielle » cherchaient à souligner). À côté des formes de commerce transnational mentionnées plus haut, ses caractéristiques incluent la nouvelle division internationale du travail, une dynamique nouvelle et vertigineuse dans la banque et les places boursières internationales (comprenant l'énorme dette des Deuxième et Troisième Mondes), de nouvelles formes d'interrelations des médias (y compris des systèmes de transport comme la conteneurisation), les ordinateurs et l'automation, la délocalisation de la production dans les zones avancés du Tiers Monde, accompagnées de toutes les conséquences sociales plus habituelles, comme la crise du travail traditionnel, l'émergence des yuppies, et la gentrification à une échelle désormais mondiale.
La périodisation d'un phénomène de ce type nous oblige à compliquer le modèle de toutes sortes d'épicycles supplémentaires. Il est nécessaire de distinguer, d'un côté, la mise en place progressive des diverses conditions préalables à la nouvelle structure, (souvent indépendantes), et, de l'autre, le « moment » (pas exactement chronologique) où elles se soudent et se combinent en un système fonctionnel." (p.28)
"Mandel suggère que les prérequis technologiques fondamentaux de cette nouvelle « onde longue » du troisième stade du capitalisme (appelé ici « capitalisme tardif») étaient présents depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale qui eut aussi pour effet de réorganiser les relations internationales, décoloniser les colonies, et préparer le terrain de l'émergence d'un nouveau système économique mondial. Culturellement, cependant, cette condition préalable va se trouver (exception faite d'« expériences » modernistes aberrantes de toutes sortes, restructurées par la suite sous forme de prédécesseurs) dans les prodigieuses transformations des années soixante qui balayèrent une si grande part de la tradition en matière de mentalités.
La préparation économique du postmodernisme ou capitalisme tardif commença donc dans les années cinquante, lorsqu'on se releva des pénuries de la guerre en biens de consommation et en pièces détachées et qu'on put lancer de nouveaux produits et de nouvelles technologies (notamment celles des médias). D'un autre côté, l'habitus psychique de ce nouvel âge exigeait la coupure absolue, renforcée par une rupture générationnelle, qui ne se réalisa vraiment que dans les années soixante (étant entendu que le développement économique ne s'arrête pas pour ça, mais reste à son propre niveau et continue selon sa propre logique). [...] Ajoutez à cela l'inéluctable problème représentationnel selon lequel il n'existe pas de « capitalisme tardif en général » mais seulement telle ou telle forme nationale spécifique, et, inévitablement, les lecteurs non américains vont déplorer l'américanocentrisme de ma propre analyse, qui ne se justifie que dans la mesure où le court "siècle américain" (1945-1973) fut le foyer et le terreau de ce nouveau système, tandis qu'on peut considérer que le développement des formes culturelles du postmodemisme constitue le premier style mondial spécifiquement nord-américain." (pp.29-30)
"J'ai le sentiment que les deux plans en question, infrastructure et superstructures - le système économique et la « structure de sentiment » culturelle - se sont en quelque sorte cristallisés dans le grand choc des crises de 1973 (la crise du pétrole, la fin de l'étalon or, la fin, censément, de la grande vague de « guerres de libération nationale », le début de la fin du communisme traditionnel), qui révèle, maintenant que les nuages de poussières se sont dissipés, l'existence, déjà en place, d'un étrange et nouveau paysage." (p.30)
"Le postmodernisme n'est pas quelque chose que l'on peut fixer une bonne fois pour toute pour l'utiliser ensuite la conscience tranquille. Ce concept, s'il y en a un, doit arriver à la fin, et non au début, de nos discussions à son sujet." (p.32)
"Paul Valéry s'est évanoui sans laisser de traces, et pourtant il occupait une position centrale dans le mouvement moderniste sur un plan international." (p.421)
"Quant au sujet psychique et ses théories, c'est un domaine colonisé par la notion de Deleuze et Guattari de schizophrène idéal - ce sujet psychique qui ne «perçoit» que par différence et diffétentiation, si c'est concevable ; le concevoir c'est, bien sûr, construire un idéal, ce qui est pour ainsi dire la tâche éthique - pour ne pas dire politique -proposée par leur Anti-Œdipe." (p.475)
-Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, ENSBA, 2007 (1991 pour la première édition américaine), 605 pages.