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    Maurizio Ferraris, Mobilisation totale : l'appel du portable

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Maurizio Ferraris, Mobilisation totale : l'appel du portable Empty Maurizio Ferraris, Mobilisation totale : l'appel du portable

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 27 Juil - 17:44

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Maurizio_Ferraris

    "Pour la première fois dans l’histoire du monde, nous avons l’absolu dans la poche. Le dispositif, dont le web est la manifestation la plus évidente, est un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, et le fait d’avoir un smartphone dans la poche signifie à coup sûr avoir le monde en main, mais, automatiquement aussi, être aux mains du monde : à chaque instant pourra arriver une requête et à chaque instant nous serons responsables. Même si l’on établissait par contrat qu’on ne travaille qu’une heure par semaine, dans les faits s’appliquerait le principe selon lequel on travaille à toute heure du jour (et –notons-le bien– les chômeurs travaillent plus que les autres : nous aurons l’occasion de revenir amplement sur ce phénomène). Bientôt, on pourra également téléphoner dans les avions (ce qui n’est possible aujourd’hui qu’aux États-Unis), élevant ainsi le niveau de l’échange."

    "A la différence de ce qui se produisait avec le fixe, nous sommes responsables face aux messages qui peuvent nous arriver, et cela en tout lieu et à tout instant. Même si l’on se trouvait dans une zone sans réseau ou si nos « armes » (ARMI) étaient pour quelque raison déchargées, en très peu de temps la mémoire, se réactivant, nous mettrait face à nos responsabilités, c’est-à-dire aux messages qui nous seraient arrivés durant la période de déconnexion."

    "Il y a sans aucun doute quelque ironie dans le fait que ce rêve, ou ce cauchemar, d’un autre siècle, lié aux tempêtes d’acier et au militarisme – et qui semblait justement enterré depuis la défaite catastrophique de l’Allemagne – ait trouvé sa réalisation dans un tout autre contexte, de plastique et de légèreté, hors de toute martialité affichée. Un contexte qui ne concerne pas le monde tout entier, mais qui touche tout de même une partie significative des sept milliards de personnes qui habitent cette planète, bien plus que tout ce qui a pu se produire pour tout autre événement historique ou social : plus que le monothéisme, que le capitalisme, que le communisme."

    "Ce travail est non rétribué et souvent même il n’est pas comptabilisé comme travail, ce qui implique (il est aisé de le comprendre) une nouvelle frontière de l’exploitation [...]
    Les mobilisés acceptent d’être appelés à agir à tout moment et acceptent ainsi une diminution objective de liberté, qui n’est compensée par aucun avantage économique et qui même, le plus souvent, se transforme en un travail gratuit, que ne couvre aucune protection syndicale."

    "Nous sommes soumis, non pas à un flux d’informations (qu’on pouvait éventuellement suivre avec une attention distraite), mais à un bombardement d’appels, contraignants parce qu’ils sont écrits et individualisés, c’est-à-dire adressés à nous seuls, qui nous poussent à l’action (et, de façon plus minime, à la réaction : le message réclame une réponse, et s’y prêter génère la responsabilité). Ce qui suscite un sentiment de constante insuffisance et de frustration, c’est-à-dire l’image spéculaire de la condition de plénitude et de réalisation qui accompagne le fait de porter à son terme un projet ou un objet.

    Nous sommes éternellement défaillants, et, sur le long terme, cette situation devient structurelle."

    "Les mots s’envolent, les écrits restent, ils ne s’effacent pas, on ne peut feindre (comme il arrivait dans le monde antérieur au web, où un stratagème pouvait ramener la paix) de n’avoir rien dit, de n’avoir rien entendu ou d’avoir oublié."

    "L’hypothèse de la « modernité liquide » [avancée par Zygmunt Bauman], selon laquelle la société contemporaine serait caractérisée par une instabilité, une mobilité, une insécurité intenses, mais également par la tolérance, se trouve justement contestée par l’énorme responsabilisation portée par la croissance de l’« appel ». Nous n’avons jamais connu une société si granitique, et surtout moins capable d’oubli et de pardon."

    "Pour quel motif devrions-nous considérer comme un « travail » la publication sur un réseau social de photos de ses vacances ? Il ne s’agit pas d’une extension abusive du terme, à la manière de Freud parlant du « travail du rêve ». Et, en admettant qu’on ne parvienne pas à répondre à cette question, pourquoi devrions-nous nous étonner que ne soit pas rétribué ce qui en aucun sens ne peut être tenu pour un travail ? Prétendre être payé pour mettre de l’ordre dans ses papiers paraîtrait vraiment bizarre ; pourquoi donc devrait-on être payé pour des activités qui ne sont guère différentes ? Je donne deux réponses à cela : 1. Personne (du moins à l’âge adulte) ne nous demande de mettre de l’ordre dans nos affaires, tandis que la pression sociale qui nous pousse à publier des posts sur des réseaux sociaux est très forte et, dans certains cas (par exemple, dans les circuits professionnels), obligatoire. 2. Personne ne produit de richesses en mettant de l’ordre dans ses papiers, alors que publier des posts enrichit leurs gestionnaires tant en termes de recettes publicitaires que d’acquisitions d’informations."

    "La société d’aujourd’hui, à la différence des sociétés traditionnelles – mais à la différence aussi de ce qu’il est convenu d’appeler la « société du spectacle » –, ne se distingue pas des médias de masse, car chaque acteur social est potentiellement, non seulement un usager, mais un producteur de média. Or ce qui relie des phénomènes aussi disparates que la militarisation et la médiatisation, c’est l’enregistrement. Le trait distinctif des « armes » (ARMI) –les philosophes diraient leur eïdos –, c’est le fait de posséder une immense capacité d’enregistrement, qui les rend infiniment plus puissantes que les dispositifs techniques qui les ont précédées."

    "Si nous privons Internet de l’enregistrement, il ne reste qu’un réseau de câbles sous-marins qui transportent des données. L’absolu (et la mobilisation qu’il produit) ne vient pas de l’esprit mais de la technique. L’essence d’un téléphone portable, d’un ordinateur connecté ou d’une tablette n’est pas d’abord (ou simplement) la communication, mais l’enregistrement. Et l’enregistrement se présente à son tour comme un processus de responsabilisation : il exige une réponse, et il l’exige parce que la demande est enregistrée, écrite, fixée, et qu’elle acquiert ainsi le caractère péremptoire d’un ordre. La réponse peut être un autre message (un autre acte dans le monde du web) ou une action dans le monde physique. Dans les deux cas, sous une forme bureaucratisée ou militarisée, nous avons affaire à un mécanisme de mobilisation qui n’a pas de précédent dans l’histoire du monde, hormis quelques exemples localisés dans la rapidité des actions en bourse ou des opérations militaires. Un mécanisme nouveau, donc, plus nouveau que tout le système capitalistique par lequel on prétend l’expliquer – bien que, si l’on peut dire, il ait été préparé par toute l’histoire de l’homme."

    "La physique du pouvoir est offerte par l’enregistrement, une propriété qui existe dans la nature (pensons au code génétique) et qui est à la base de la culture. De fait, en l’absence d’enregistrement, nous ne serions pas en mesure de penser (la perte de mémoire est perte de la pensée), de créer de la science et de la culture (les productions scientifiques et culturelles sont toujours des enregistrements, l’écriture en est le paradigme), de construire des objets sociaux (qui, comme nous le verrons, consistent justement dans l’enregistrement d’actes). Voilà pourquoi l’humanité s’est munie de bonne heure de prothèses techniques de la mémoire, comme précisément l’écriture, l’archive et (dans les sociétés sans écriture) la répétition rituelle. La croissance exponentielle des appareils d’enregistrement qui a caractérisé l’histoire humaine, avec une accélération à l’âge moderne et une vitesse vertigineuse ces dix ou vingt dernières années, n’est pas simplement un accident technique. C’est à mon sens la révélation de la structure profonde de la réalité sociale et de la nécessité où elle se trouve de disposer de documents."
    -Maurizio Ferraris, Mobilisation totale : l'appel du portable, Paris, PUF, 2016, 152 pages.

    cite Simondon, Marx et dit "prolonger l'analyse des existentiaux" d'Heidegger...



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