"On peut dire sans hésiter que notre époque est celle du choc des humanismes. Les tendances qui se réclament de l'humanisme, ne sont pas seulement nombreuses, mais elles sont aussi concurrentes et vont même jusqu'à se combattre. Étant donné l'importance croissante que prend à notre époque le problème de la vie de l'individu, la lutte politique prend volontiers la forme d'une mise en accusation, de l'adversaire quand à son manque d'humanisme, voire son antihumanisme. Une telle accusation ne prouve nullement que l'accusateur soit véritablement humaniste et ne le préservera pas de se voir reprocher, à son tour, de manquer d'humanisme. Cette popularité de l'humanisme et la multiplication de ses variétés se combattant mutuellement prouve simplement que l'homme, dont la vie est aujourd'hui plus menacée que jamais, est avide au minimum de paroles de consolation, de paroles évoquant le bonheur humain." (p.3)
"Dans la bataille idéologique on se bat donc sur l'humanisme. Rien d'étonnant, dès lors, si les diverses tendances fourbissent leurs armes et en tout cas les brandissent. Ce qui est étonnant par contre, c'est que le marxisme se soit si longtemps tenu à l'écart de cette bataille, d'autant plus qu'il y était particulièrement bien préparé.
Qu'entendons-nous ici par humanisme ? Il faut répondre à cette question, car sinon le débat qui, de toute façon n'est pas des plus précis, risque de sombrer dans une confusion totale.
Les forts en thème auraient beau jeu de démontrer que le terme "humanisme" possède des significations multiples. C'est très vrai, mais je ne me propose pas d'entrer dans les détails d'une analyse sémantique. Par contre j'essaierai de définir avec plus de précision le sens de ce terme lorsqu'il est employé dans des expressions telles que "l'humanisme marxiste", "l'humanisme catholique", etc.
Par humanisme nous entendons notamment un système de réflexion sur l'homme pour lequel l'homme est le bien suprême, et qui chercher à lui assurer dans la pratique, les meilleures conditions de bonheur. Dans une acception aussi large de l'humanisme, il y a place, bien entendu, pour diverses tendances. Suivant leur manière de concevoir l'individu, la société et le bonheur de l'homme, sans parler des voies qui leurs semblent les plus propices pour assurer ce bonheur, ces tendances peuvent être non seulement sensiblement différentes, mais même contradictoires." (p.4)
"Le marxisme est un humanisme ; c'est un humanisme radical qui tire sa supériorité sur ses concurrents actuels de ses conclusions théoriques ainsi que de ses liens organiques avec la pratique, avec l'action. Ce qui explique la force d'attraction sur tous les opprimés qui ne cherchent pas seulement des paroles consolatrices, mais veulent supprimer dans la pratique les obstacles à leur bonheur.
Etre radical [dit Marx dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel], c'est prendre les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même [...] La critique de la religion aboutit à cette doctrine que l'homme est, pour l'homme, l'être suprême. Eelle aboutit donc à l'impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l'homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable." (pp.4-5)
"C'est un humanisme réaliste, comme l'a qualifié Marx lui-même, et qu'il faudrait appeler plutôt matérialiste, à la différence des variétés idéalistes ou même spiritualistes. [...]
Pour Marx le caractère de l'humanisme est nettement lié à la conception de l'individu qu'il prend pour point de départ: si le point de départ est l'individu réel, concret (compte tenu aussi de ses implications sociales), l'humanisme est réaliste, mais si le point de départ est la spéculation idéaliste du type "conscience," "esprit", etc., l'humanisme fondé sur cette base est spiritualiste. [...]
La seconde caractéristique de l'humanisme de Marx se rattache strictement à ce réalisme: c'est un humanisme autonome conséquent. [...]
Partant de l'individu réel et de la société réelle, partant du principe que l'homme, en transformant la réalité objective, crée son propre monde, et exerce une influence indirectement sur son propre développement, l'humanisme marxiste est donc autonome en ce sens qu'il explique le monde humain par le jeu de force terrestres, sans recourir à des puissances surpra-humaines et dans ce sens hétéronomes. [...] L'homme, l'homme réel est non seulement le point de départ, mais il est aussi l'artisan autonome de son destin, le créateur de son propre monde et son propre créateur. Seul un tel humanisme excluant un tel humanisme excluant l'ingérence dans les affaires humaines de puissances supra-humaines, peut-être qualifié de pleinement conséquent. [...] C'est précisément à cette caractéristique fondamentale -à cette conception du monde dirais-je- de l'humanisme marxien que se rattache sa caractéristique suivante: c'est un humanisme combattant. [...]
Un humanisme partant d'individus réels et de leurs relations sociales, un humanisme pour qui l'homme est le bien suprême, doit nécessairement se dresser contre tous les rapports abaissant l'homme. Dans ce cas, la combativité de l'humanisme constitue une attitude conséquente [...] Si, par contre, l'humanisme part de "l'esprit", de la "personne", de la "conscience", etc., il peut mais il ne doit pas nécessairement se dresser contre le mal dans les conditions pratiques. Car son domaine, est celui de la spéculation philosophique et non celui de la vie pratique." (pp.5-6)
"Professant cette conception de la philosophie, Marx ne pouvait évidemment pas se borner à une contemplation humaniste du sort de l'homme." (p.
"Si l'homme lui-même et son monde sont les produits de l'auto-création, il ne peut et ne doit pas attendre d'être libéré du mal qui le tourmente par des puissances supra-humaines, bonnes ou mauvaises. Il doit se libérer lui-même. En d'autres termes: si l'on admet l'auto-création, il faut également admettre l'auto-émancipation. Le socialisme de Marx, est fondé précisément sur l'idée de l'auto-émancipation du prolétariat ; celui-ci, pour se libérer en tant que classe doit libérer l'humanité tout entière." (p.
"Étant donné que le point de départ du socialisme -de tout socialisme- est l'homme et la protestation contre la déshumanisation de la vie, par là même son point de départ est l'amour de l'homme, la douleur de le voir déshumanisé, humilité, malheureux. Le socialisme s'identifie, dans un certain sens, avec l'amour de l'homme, et un socialisme qui haïrait l'homme renfermerait une contradiction in adiecto." (p.9)
"Le problème du bonheur peut être abordé de deux manières: sous l'angle des traits positifs de ce que nous appelons le bonheur, ou bien sous celui des traits négatifs de ce que nous appelons le malheur." (p.13)
"S'il est impossible d'élaborer une définition du bonheur humain qui serait obligatoire pour tout le monde, étant donné le caractère individuel des "états de bonheur", il n'y a par contre aucune difficulté à relever les causes du malheur humain de masse: la faim, la mort, les maladies, la privation de liberté, toutes les formes d'exploitation et d'oppression. [...]
Le caractère combattant de l'humanisme marxien se rattache strictement à cette conception du bonheur: il appelle à une lutte sans merci contre les causes du malheur humain en tant que phénomènes de masse, donc contre ses causes sociales. Et c'est là un objectif réel, il s'agit de créer les possibilités d'une vie heureuse. Aucun système ne peut faire davantage, car nul ne peut garantir le bonheur aux hommes. [...]
L'humanisme marxiste ne promet donc pas un paradis utopique et ne donne pas la clé du bonheur personnel. [...] Par contre l'humanisme marxiste appelle à l'abolition des causes sociales du malheur de l'homme. C'est beaucoup et c'est à la base de l'attraction exercée par cet humanisme sur tous ceux qui souffrent des conditions sociales existantes ; c'est ce qui détermine son caractère révolté et combattant." (pp.17-18)
-Adam Schaff, "L'humanisme marxiste", L'Homme et la société, Année 1968, 7, pp. 3-18: https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_7_1_1096
"Dans la bataille idéologique on se bat donc sur l'humanisme. Rien d'étonnant, dès lors, si les diverses tendances fourbissent leurs armes et en tout cas les brandissent. Ce qui est étonnant par contre, c'est que le marxisme se soit si longtemps tenu à l'écart de cette bataille, d'autant plus qu'il y était particulièrement bien préparé.
Qu'entendons-nous ici par humanisme ? Il faut répondre à cette question, car sinon le débat qui, de toute façon n'est pas des plus précis, risque de sombrer dans une confusion totale.
Les forts en thème auraient beau jeu de démontrer que le terme "humanisme" possède des significations multiples. C'est très vrai, mais je ne me propose pas d'entrer dans les détails d'une analyse sémantique. Par contre j'essaierai de définir avec plus de précision le sens de ce terme lorsqu'il est employé dans des expressions telles que "l'humanisme marxiste", "l'humanisme catholique", etc.
Par humanisme nous entendons notamment un système de réflexion sur l'homme pour lequel l'homme est le bien suprême, et qui chercher à lui assurer dans la pratique, les meilleures conditions de bonheur. Dans une acception aussi large de l'humanisme, il y a place, bien entendu, pour diverses tendances. Suivant leur manière de concevoir l'individu, la société et le bonheur de l'homme, sans parler des voies qui leurs semblent les plus propices pour assurer ce bonheur, ces tendances peuvent être non seulement sensiblement différentes, mais même contradictoires." (p.4)
"Le marxisme est un humanisme ; c'est un humanisme radical qui tire sa supériorité sur ses concurrents actuels de ses conclusions théoriques ainsi que de ses liens organiques avec la pratique, avec l'action. Ce qui explique la force d'attraction sur tous les opprimés qui ne cherchent pas seulement des paroles consolatrices, mais veulent supprimer dans la pratique les obstacles à leur bonheur.
Etre radical [dit Marx dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel], c'est prendre les choses par la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-même [...] La critique de la religion aboutit à cette doctrine que l'homme est, pour l'homme, l'être suprême. Eelle aboutit donc à l'impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l'homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable." (pp.4-5)
"C'est un humanisme réaliste, comme l'a qualifié Marx lui-même, et qu'il faudrait appeler plutôt matérialiste, à la différence des variétés idéalistes ou même spiritualistes. [...]
Pour Marx le caractère de l'humanisme est nettement lié à la conception de l'individu qu'il prend pour point de départ: si le point de départ est l'individu réel, concret (compte tenu aussi de ses implications sociales), l'humanisme est réaliste, mais si le point de départ est la spéculation idéaliste du type "conscience," "esprit", etc., l'humanisme fondé sur cette base est spiritualiste. [...]
La seconde caractéristique de l'humanisme de Marx se rattache strictement à ce réalisme: c'est un humanisme autonome conséquent. [...]
Partant de l'individu réel et de la société réelle, partant du principe que l'homme, en transformant la réalité objective, crée son propre monde, et exerce une influence indirectement sur son propre développement, l'humanisme marxiste est donc autonome en ce sens qu'il explique le monde humain par le jeu de force terrestres, sans recourir à des puissances surpra-humaines et dans ce sens hétéronomes. [...] L'homme, l'homme réel est non seulement le point de départ, mais il est aussi l'artisan autonome de son destin, le créateur de son propre monde et son propre créateur. Seul un tel humanisme excluant un tel humanisme excluant l'ingérence dans les affaires humaines de puissances supra-humaines, peut-être qualifié de pleinement conséquent. [...] C'est précisément à cette caractéristique fondamentale -à cette conception du monde dirais-je- de l'humanisme marxien que se rattache sa caractéristique suivante: c'est un humanisme combattant. [...]
Un humanisme partant d'individus réels et de leurs relations sociales, un humanisme pour qui l'homme est le bien suprême, doit nécessairement se dresser contre tous les rapports abaissant l'homme. Dans ce cas, la combativité de l'humanisme constitue une attitude conséquente [...] Si, par contre, l'humanisme part de "l'esprit", de la "personne", de la "conscience", etc., il peut mais il ne doit pas nécessairement se dresser contre le mal dans les conditions pratiques. Car son domaine, est celui de la spéculation philosophique et non celui de la vie pratique." (pp.5-6)
"Professant cette conception de la philosophie, Marx ne pouvait évidemment pas se borner à une contemplation humaniste du sort de l'homme." (p.
"Si l'homme lui-même et son monde sont les produits de l'auto-création, il ne peut et ne doit pas attendre d'être libéré du mal qui le tourmente par des puissances supra-humaines, bonnes ou mauvaises. Il doit se libérer lui-même. En d'autres termes: si l'on admet l'auto-création, il faut également admettre l'auto-émancipation. Le socialisme de Marx, est fondé précisément sur l'idée de l'auto-émancipation du prolétariat ; celui-ci, pour se libérer en tant que classe doit libérer l'humanité tout entière." (p.
"Étant donné que le point de départ du socialisme -de tout socialisme- est l'homme et la protestation contre la déshumanisation de la vie, par là même son point de départ est l'amour de l'homme, la douleur de le voir déshumanisé, humilité, malheureux. Le socialisme s'identifie, dans un certain sens, avec l'amour de l'homme, et un socialisme qui haïrait l'homme renfermerait une contradiction in adiecto." (p.9)
"Le problème du bonheur peut être abordé de deux manières: sous l'angle des traits positifs de ce que nous appelons le bonheur, ou bien sous celui des traits négatifs de ce que nous appelons le malheur." (p.13)
"S'il est impossible d'élaborer une définition du bonheur humain qui serait obligatoire pour tout le monde, étant donné le caractère individuel des "états de bonheur", il n'y a par contre aucune difficulté à relever les causes du malheur humain de masse: la faim, la mort, les maladies, la privation de liberté, toutes les formes d'exploitation et d'oppression. [...]
Le caractère combattant de l'humanisme marxien se rattache strictement à cette conception du bonheur: il appelle à une lutte sans merci contre les causes du malheur humain en tant que phénomènes de masse, donc contre ses causes sociales. Et c'est là un objectif réel, il s'agit de créer les possibilités d'une vie heureuse. Aucun système ne peut faire davantage, car nul ne peut garantir le bonheur aux hommes. [...]
L'humanisme marxiste ne promet donc pas un paradis utopique et ne donne pas la clé du bonheur personnel. [...] Par contre l'humanisme marxiste appelle à l'abolition des causes sociales du malheur de l'homme. C'est beaucoup et c'est à la base de l'attraction exercée par cet humanisme sur tous ceux qui souffrent des conditions sociales existantes ; c'est ce qui détermine son caractère révolté et combattant." (pp.17-18)
-Adam Schaff, "L'humanisme marxiste", L'Homme et la société, Année 1968, 7, pp. 3-18: https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_7_1_1096