"Quatre mois après la paix de Lunéville de février 1801 par laquelle l’Autriche avait reconnu à la France la rive gauche du Rhin et le territoire de l’actuelle Belgique ainsi que l’existence des républiques-sœurs, Schiller, intervenant dans le débat sur la guerre et la paix relancé en 1795 par la Paix de Bâle et par l’essai de Kant sur La paix perpétuelle, publie un poème, « Le début du siècle nouveau », dans lequel il oppose la liberté intérieure à la dureté des affrontements politico-militaires, selon un schéma développé en 1795 dans les Lettres sur l’éducation esthétique : conquérir la liberté par l’éducation esthétique et morale, ce détour permettant d’éviter une rechute dans la barbarie « terroriste » et guerrière.
Pour Schiller, c’est de la nation allemande qu’il s’agit. Dès 1797, l’année du traité de Campo-Formio par lequel l’Autriche avait déjà fait les mêmes concessions, dans un brouillon intitulé Grandeur allemande par les éditeurs, il avait souligné le contraste entre un Saint-Empire humilié et la grandeur morale de la nation, porteuse d’une mission universelle pour une humanité dont l’Allemagne serait le noyau."
"En 1799, accusé d’athéisme à l’université d’Iéna – en fait, de récidive « jacobine » –, Fichte s’enfuit à Berlin et écrit à Reinhold, son prédécesseur kantien, qu’il n’est, pour les autorités, « qu’un démocrate, un jacobin » dont « on croit toutes les horreurs". Il se retrouve seul face à « ces romantiques qui ont subi son influence et se détournent de lui et il ne retrouvera jamais son audience de 1794, Hegel s’éloignant aussi et Schelling récupérant le soutien des romantiques.
Ébranlé, Fichte vulgarise en 1800 sa pensée dans La destination de l’homme. Reprenant le vocabulaire romantique en vogue, il s’oriente, face à l’accusation d’athéisme, vers une pensée de type religieux et met son énergie au service d’une régénération allemande. D’où le développement sur un « État vraiment libre » opposé à un « État de brigands », la France étant devenue cet « État de brigands » et l’Allemagne étant appelée à prendre son relai et à fonder cet État « vraiment libre », modèle pour les États voisins, la paix universelle embrassant ainsi « le globe tout entier." "
"L’antiphilistinisme hautain de Novalis en 1798 dans Grains de pollen n’avait rien de commun avec la sympathie de Hölderlin pour la simplicité des paysans et des marins dans « Fantaisie du soir". Les premiers romantiques n’ont du reste donné quasi aucun écho aux poèmes de Hölderlin, ni à son roman Hypérion, dans leurs revues."
"Quant aux premiers romantiques, liés à Fichte, puis à Schelling à Iéna de 1797 à 1802, la source principale de leur réflexion se trouve chez Kant, puis chez Fichte, dont la pensée potentialise pour eux celle de Kant. Novalis les lit en 1795-1797 et ses textes, comme ceux de Schlegel, en portent la marque. La distinction kantienne entre phénomène connaissable et inconnaissable chose en soi ne se métamorphose-t-elle pas dans la distinction romantique entre la réalité « inférieure » du visible, du jour et de la vie quotidienne et la réalité « supérieure » de l’invisible, de la nuit et du rêve ?
Dans le sillage de Fichte, les premiers romantiques poussent à l’extrême un kantisme « arrêté à mi-chemin et affirment la centralité d’un Moi « posant » un monde dont la présence objective cesse d’être primordiale."
"L’évolution de Schlegel, idées et carrière symptomatiquement confondues, est un autre signe de ce changement de paradigme : conférences à Cologne de 1804 à 1806, avec éloge des « ordres » d’Ancien régime et critique de la Réforme comme facteur de dissolution, d’où la nécessité d’une lutte contre les résultats de la Révolution, conversion au catholicisme en 1808, rédaction d’un journal officieux autrichien et participation au Congrès de Vienne, à la mise en place de la Confédération germanique et à la délégation autrichienne à la Diète de Francfort jusqu’en 1818.
Conversion à fondement alimentaire, comme l’indiquent aussi des documents sur le séjour de Schlegel à Paris en 1802, dans le cadre politiquement différent de la France napoléonienne. Par crainte, peut-être, de déflorer le mythe du romantisme éthéré, ces documents ont été peu pris en compte par la recherche. En 1803, dans un Voyage en France paru à la suite de ce décevant séjour à Paris – il n’obtint pas la création du poste de médiateur franco-allemand qu’il briguait et dont il avait déjà fixé les émoluments –, Friedrich Schlegel caractérise la décevante France, comme bien d’autres intellectuels allemands au même moment, par sa « dépravation » immorale et s’en prend à un esprit français prosaïque, « boutiquier » et inapte à la poésie et à la pensée, par contraste avec des Allemands poètes et penseurs."
"Se détournant de Fichte, Hölderlin souhaite dans Hypérion, contre les apologistes de l’action en Allemagne – Fichte est visé –, un retour à « l’immuable et silencieuse beauté de la nature ». Ce souhait, peut-être lié à la lecture de Spinoza, renvoie aussi à Héraclite, dont la formule sur l’unité de la différence et de l’identité (εν διαφερον εαυτω) est commentée. Et n’est-ce pas Hölderlin qui a poussé Schelling à introduire dans l’idéalisme allemand, contre Fichte, une philosophie de la nature ?"
"Pour Hegel, la faiblesse du Saint-Empire résulte de l’inexistence de l’Allemagne en tant qu’État face à la France. C’est donc de l’édification de l’État moderne de la nation allemande qu’il s’agit à présent, autour d’un balancement, caractéristique du philosophe, entre propositions révolutionnaires – participation de « tous » à l’État, unification nationale et principe représentatif – et conservation de l’Ancien Régime – Saint-Empire, dynasties, noblesse et « ordres », avec leurs privilèges historiques.
Cette position de critique et de proximité à l’égard du romantisme se retrouve dans les cours berlinois. Le romantisme allemand, en effet, jusqu’aux années 1830 et 1840, avec les apologistes – du reste antihégéliens – de l’État « germano-chrétien » en Prusse, possède lui aussi sa théorie politique, exprimée dans des cénacles et revues subventionnés, de Berlin à Munich et à Vienne, Adam Müller en étant, avec le « jacobin retourné » Görres, le doctrinaire le plus productif.
Cette théorie du romantisme politique s’organise autour de deux notions : l’organicisme, l’État conçu comme un organisme naturel se développant selon ses propres lois, indépendamment de la volonté humaine rationnelle, et l’historicisme, l’idée de la supériorité du droit historique et positif sur le droit naturel ou rationnel, jusqu’à la négation du droit d’un peuple à changer sa constitution, qui est au fondement de 1789 et de toute révolution.
Le point de convergence principal entre le romantisme politique et Hegel réside dans un organicisme concernant la société civile et l’État – le romantisme ignorant la distinction hégélienne entre les deux – autour des « ordres » ou « états » d’Ancien Régime. Hegel semble n’envisager d’assemblée élue comme médiation entre la société civile et l’État que sur la base des « ordres » ou des corporations, mais non sur celle de la totalité des citoyens égaux entre eux, ceux-ci formant une « masse informe », une « foule », un « tas » d’individus atomisés, mais en aucun cas un « souverain ».
De plus, autre trait romantique, Hegel n’entend par constitution – Verfassung, et non Konstitution, désignant la Charte française de 1814 et les constitutions libérales de l’Allemagne méridionale (Bade, Wurtemberg et Bavière) sur son modèle – que la description des structures de l’État existant – l’État prussien, même si l’État décrit paraît situé « en dehors de l’histoire –, hors de toute relation contractuelle, impensable pour la souveraineté monarchique, la souveraineté populaire relevant, elle, d’une pensée « confuse et barbare »."
"La pensée de Fichte et le premier romantisme convergent dans leur effet, l’éloignement à l’égard du « modèle » français de 1789, et dans leur cause, l’inversion de sens de l’esprit public et de l’idée nationale en Allemagne entre les premières années 1790 et la période 1806-1813. Dans un premier temps, la revendication de la liberté politique, voire de l’unité nationale s’adosse à l’événement révolutionnaire français et s’adresse de façon critique à l’Ancien Régime allemand. Dans un deuxième temps, à partir de 1806, cette revendication se détourne d’un « modèle » français perçu comme négatif à travers ses avatars directorial et napoléonien, et s’oriente vers un nationalisme mis au service des dynasties d’Ancien régime victorieuses, celles de Vienne et de Berlin, hégémoniques dans la Confédération germanique.
Entre ces deux phases antithétiques, le « moment » 1800 est celui de la crise et du choix existentiels : Fichte accusé et en fuite à Berlin, Novalis et sa Chrétienté ou l’Europe, d’emblée saisie dans toute sa portée par Friedrich Schlegel, et enfin Hegel se détournant de Fichte et collaborant avec Schelling à Iéna, alors citadelle du romantisme naissant, avant d’affirmer son autonomie."
-Lucien Calvié, « « Le début du siècle nouveau ». Le débat intellectuel et politique en Allemagne autour de 1800 », Archives de Philosophie, 2018/3 (Tome 81), p. 523-536. DOI : 10.3917/aphi.813.0523. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2018-3-page-523.htm
"Alors que Schiller avait vite marqué son horreur, Hölderlin ne s’est détourné de la Révolution que le lendemain du 18 Brumaire, et parce qu’elle avait échoué […] Il a suivi le progrès de l’esprit révolutionnaire jusqu’au bout, jusqu’à la proclamation du partage des biens [par Babeuf]." -Pierre Bertaux, Hölderlin. Essai de biographie intérieure, Paris, Hachette, 1936, p. 193 et 195.
Pour Schiller, c’est de la nation allemande qu’il s’agit. Dès 1797, l’année du traité de Campo-Formio par lequel l’Autriche avait déjà fait les mêmes concessions, dans un brouillon intitulé Grandeur allemande par les éditeurs, il avait souligné le contraste entre un Saint-Empire humilié et la grandeur morale de la nation, porteuse d’une mission universelle pour une humanité dont l’Allemagne serait le noyau."
"En 1799, accusé d’athéisme à l’université d’Iéna – en fait, de récidive « jacobine » –, Fichte s’enfuit à Berlin et écrit à Reinhold, son prédécesseur kantien, qu’il n’est, pour les autorités, « qu’un démocrate, un jacobin » dont « on croit toutes les horreurs". Il se retrouve seul face à « ces romantiques qui ont subi son influence et se détournent de lui et il ne retrouvera jamais son audience de 1794, Hegel s’éloignant aussi et Schelling récupérant le soutien des romantiques.
Ébranlé, Fichte vulgarise en 1800 sa pensée dans La destination de l’homme. Reprenant le vocabulaire romantique en vogue, il s’oriente, face à l’accusation d’athéisme, vers une pensée de type religieux et met son énergie au service d’une régénération allemande. D’où le développement sur un « État vraiment libre » opposé à un « État de brigands », la France étant devenue cet « État de brigands » et l’Allemagne étant appelée à prendre son relai et à fonder cet État « vraiment libre », modèle pour les États voisins, la paix universelle embrassant ainsi « le globe tout entier." "
"L’antiphilistinisme hautain de Novalis en 1798 dans Grains de pollen n’avait rien de commun avec la sympathie de Hölderlin pour la simplicité des paysans et des marins dans « Fantaisie du soir". Les premiers romantiques n’ont du reste donné quasi aucun écho aux poèmes de Hölderlin, ni à son roman Hypérion, dans leurs revues."
"Quant aux premiers romantiques, liés à Fichte, puis à Schelling à Iéna de 1797 à 1802, la source principale de leur réflexion se trouve chez Kant, puis chez Fichte, dont la pensée potentialise pour eux celle de Kant. Novalis les lit en 1795-1797 et ses textes, comme ceux de Schlegel, en portent la marque. La distinction kantienne entre phénomène connaissable et inconnaissable chose en soi ne se métamorphose-t-elle pas dans la distinction romantique entre la réalité « inférieure » du visible, du jour et de la vie quotidienne et la réalité « supérieure » de l’invisible, de la nuit et du rêve ?
Dans le sillage de Fichte, les premiers romantiques poussent à l’extrême un kantisme « arrêté à mi-chemin et affirment la centralité d’un Moi « posant » un monde dont la présence objective cesse d’être primordiale."
"L’évolution de Schlegel, idées et carrière symptomatiquement confondues, est un autre signe de ce changement de paradigme : conférences à Cologne de 1804 à 1806, avec éloge des « ordres » d’Ancien régime et critique de la Réforme comme facteur de dissolution, d’où la nécessité d’une lutte contre les résultats de la Révolution, conversion au catholicisme en 1808, rédaction d’un journal officieux autrichien et participation au Congrès de Vienne, à la mise en place de la Confédération germanique et à la délégation autrichienne à la Diète de Francfort jusqu’en 1818.
Conversion à fondement alimentaire, comme l’indiquent aussi des documents sur le séjour de Schlegel à Paris en 1802, dans le cadre politiquement différent de la France napoléonienne. Par crainte, peut-être, de déflorer le mythe du romantisme éthéré, ces documents ont été peu pris en compte par la recherche. En 1803, dans un Voyage en France paru à la suite de ce décevant séjour à Paris – il n’obtint pas la création du poste de médiateur franco-allemand qu’il briguait et dont il avait déjà fixé les émoluments –, Friedrich Schlegel caractérise la décevante France, comme bien d’autres intellectuels allemands au même moment, par sa « dépravation » immorale et s’en prend à un esprit français prosaïque, « boutiquier » et inapte à la poésie et à la pensée, par contraste avec des Allemands poètes et penseurs."
"Se détournant de Fichte, Hölderlin souhaite dans Hypérion, contre les apologistes de l’action en Allemagne – Fichte est visé –, un retour à « l’immuable et silencieuse beauté de la nature ». Ce souhait, peut-être lié à la lecture de Spinoza, renvoie aussi à Héraclite, dont la formule sur l’unité de la différence et de l’identité (εν διαφερον εαυτω) est commentée. Et n’est-ce pas Hölderlin qui a poussé Schelling à introduire dans l’idéalisme allemand, contre Fichte, une philosophie de la nature ?"
"Pour Hegel, la faiblesse du Saint-Empire résulte de l’inexistence de l’Allemagne en tant qu’État face à la France. C’est donc de l’édification de l’État moderne de la nation allemande qu’il s’agit à présent, autour d’un balancement, caractéristique du philosophe, entre propositions révolutionnaires – participation de « tous » à l’État, unification nationale et principe représentatif – et conservation de l’Ancien Régime – Saint-Empire, dynasties, noblesse et « ordres », avec leurs privilèges historiques.
Cette position de critique et de proximité à l’égard du romantisme se retrouve dans les cours berlinois. Le romantisme allemand, en effet, jusqu’aux années 1830 et 1840, avec les apologistes – du reste antihégéliens – de l’État « germano-chrétien » en Prusse, possède lui aussi sa théorie politique, exprimée dans des cénacles et revues subventionnés, de Berlin à Munich et à Vienne, Adam Müller en étant, avec le « jacobin retourné » Görres, le doctrinaire le plus productif.
Cette théorie du romantisme politique s’organise autour de deux notions : l’organicisme, l’État conçu comme un organisme naturel se développant selon ses propres lois, indépendamment de la volonté humaine rationnelle, et l’historicisme, l’idée de la supériorité du droit historique et positif sur le droit naturel ou rationnel, jusqu’à la négation du droit d’un peuple à changer sa constitution, qui est au fondement de 1789 et de toute révolution.
Le point de convergence principal entre le romantisme politique et Hegel réside dans un organicisme concernant la société civile et l’État – le romantisme ignorant la distinction hégélienne entre les deux – autour des « ordres » ou « états » d’Ancien Régime. Hegel semble n’envisager d’assemblée élue comme médiation entre la société civile et l’État que sur la base des « ordres » ou des corporations, mais non sur celle de la totalité des citoyens égaux entre eux, ceux-ci formant une « masse informe », une « foule », un « tas » d’individus atomisés, mais en aucun cas un « souverain ».
De plus, autre trait romantique, Hegel n’entend par constitution – Verfassung, et non Konstitution, désignant la Charte française de 1814 et les constitutions libérales de l’Allemagne méridionale (Bade, Wurtemberg et Bavière) sur son modèle – que la description des structures de l’État existant – l’État prussien, même si l’État décrit paraît situé « en dehors de l’histoire –, hors de toute relation contractuelle, impensable pour la souveraineté monarchique, la souveraineté populaire relevant, elle, d’une pensée « confuse et barbare »."
"La pensée de Fichte et le premier romantisme convergent dans leur effet, l’éloignement à l’égard du « modèle » français de 1789, et dans leur cause, l’inversion de sens de l’esprit public et de l’idée nationale en Allemagne entre les premières années 1790 et la période 1806-1813. Dans un premier temps, la revendication de la liberté politique, voire de l’unité nationale s’adosse à l’événement révolutionnaire français et s’adresse de façon critique à l’Ancien Régime allemand. Dans un deuxième temps, à partir de 1806, cette revendication se détourne d’un « modèle » français perçu comme négatif à travers ses avatars directorial et napoléonien, et s’oriente vers un nationalisme mis au service des dynasties d’Ancien régime victorieuses, celles de Vienne et de Berlin, hégémoniques dans la Confédération germanique.
Entre ces deux phases antithétiques, le « moment » 1800 est celui de la crise et du choix existentiels : Fichte accusé et en fuite à Berlin, Novalis et sa Chrétienté ou l’Europe, d’emblée saisie dans toute sa portée par Friedrich Schlegel, et enfin Hegel se détournant de Fichte et collaborant avec Schelling à Iéna, alors citadelle du romantisme naissant, avant d’affirmer son autonomie."
-Lucien Calvié, « « Le début du siècle nouveau ». Le débat intellectuel et politique en Allemagne autour de 1800 », Archives de Philosophie, 2018/3 (Tome 81), p. 523-536. DOI : 10.3917/aphi.813.0523. URL : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2018-3-page-523.htm
"Alors que Schiller avait vite marqué son horreur, Hölderlin ne s’est détourné de la Révolution que le lendemain du 18 Brumaire, et parce qu’elle avait échoué […] Il a suivi le progrès de l’esprit révolutionnaire jusqu’au bout, jusqu’à la proclamation du partage des biens [par Babeuf]." -Pierre Bertaux, Hölderlin. Essai de biographie intérieure, Paris, Hachette, 1936, p. 193 et 195.