https://fr.wikipedia.org/wiki/Colleen_McCullough
https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Amour_et_le_Pouvoir
https://fr.1lib.fr/book/12096768/3e8f05
"À la fin du IIe siècle av. J.-C., les membres de la noblesse romaine ont le plus souvent trois noms. Dans l’ordre : le prénom (praenomen), le nom de famille (nomen gentilicium) et le surnom (cognomen). Dès cette époque, l’usage du surnom (cognomen) se généralise dans toutes les classes. Il devient même héréditaire et permet de distinguer les multiples branches d’une lignée (gens). À l’origine, le cognomen souligne une particularité, souvent physique, d’un des représentants de cette lignée (par exemple, Ahenobarbus signifie « barbe de bronze »). Caius Marius, qui n’était pas de naissance noble, ne se vit jamais accorder de cognomen. Toutefois, il était possible d’ajouter à un premier cognomen, commun à une branche, un second qui rappelait une action d’éclat (militaire ou politique, le plus souvent) : ainsi Quintus Caecilius Metellus se fait-il appeler Numidicus après sa campagne contre Jugurtha en Numidie.
Les femmes, d’une manière générale, n’ont pas de praenomen à proprement parler : elles portent le nomen de leur père au féminin (par exemple : Julia, fille de Caius Julius César ou Aurelia, fille de Lucius Aurelius Cotta)."
"Exception faite de ce frère avisé, les César avaient une fâcheuse tendance à avoir plusieurs fils et, surtout, à refuser de faire adopter quelques-uns de leurs rejetons mâles, ou à veiller à ce qu’ils fassent de riches mariages. Pour cette raison leurs vastes domaines s’étaient réduits, au fil des siècles et des partages successifs, en parcelles de plus en plus petites, pour garantir l’avenir de deux et trois fils. Sans parler des ventes afin d’assurer la dot des filles.
De ce point de vue, l’époux de Marcia était un César typique – un père trop fier de ses fils, trop esclave de ses filles, pour se montrer raisonnable au sens romain du mot. Très tôt, l’aîné aurait dû être adopté, les deux Julia promises chacune en mariage à un homme riche, le cadet fiancé à une héritière. Seul l’argent rendait possible une carrière politique. Depuis longtemps déjà, avoir du sang patricien représentait un handicap."
"Les auspices étaient mauvais. Quatre éclairs sur la droite, et un hibou qui poussait des cris comme si on l’égorgeait. Et maintenant, la pluie ! Ce sera une mauvaise année, ou de mauvais consuls."
"Caius Marius. Ancien préteur, il portait la toge bordée de pourpre et, sur ses chaussures rouge sombre, la boucle en forme de croissant. Il avait occupé sa charge cinq ans auparavant, et aurait dû être consul deux ans après. Mais il savait que jamais on ne lui permettrait de poser sa candidature. À cela, une seule raison – on l’en jugeait indigne. Qui avait jamais entendu parler de la famille des Marius ? Personne.
Caius Marius était un parvenu sorti de la campagne, c’est-à-dire du néant, un militaire, dont on disait qu’il ignorait le grec ! Quant à son latin, sa langue natale, il était chargé d’inflexions rurales. Peu importait qu’il pût acheter ou vendre la moitié du Sénat ; peu importait que, sur le champ de bataille, il les surpassât tous. Seul le sang comptait. Et le sien ne valait rien.
Caius Marius venait d’Arpinum. Cette ville, assez proche de Rome, certes, était dangereusement située près de la frontière entre le Latium et le Samnium, et par conséquent toujours un peu suspecte : de tous les peuples italiques, les Samnites avaient été les ennemis les plus acharnés des Romains. Les habitants de la ville n’avaient donc reçu que tardivement – soixante-dix-huit ans plus tôt – la pleine citoyenneté romaine.
Et pourtant, elle était si belle ! Blottie dans les collines au pied de l’Apennin, dans une vallée prospère où coulaient à la fois le Liris et la Melfa, où poussait la vigne, où les récoltes étaient abondantes, les moutons bien gras et la laine étonnamment fine. Paisible. Verte. Endormie. Les cours d’eau regorgeaient de poissons ; les épaisses forêts des montagnes alentour donnaient à profusion du bois de construction pour les maisons et les bateaux. Il y avait des pins, des chênes qui en automne couvraient le sol de glands pour les porcs, qui donneraient ces jambons et ce lard servis sur les tables aristocratiques de Rome.
La famille de Caius Marius était établie à Arpinum depuis des siècles, et se flattait d’être authentiquement latine. Était-ce un nom volsque ? Samnite ? Non. Lui, Caius Marius, valait n’importe lequel de ces aristocrates trop fiers, qui se plaisaient à le rabaisser. En fait, il leur était supérieur : quelque chose en lui le lui disait. Et cela le faisait souffrir.
Comment chasser un tel sentiment ? Il y avait très, très longtemps que cette certitude lui était venue. Le temps, les événements lui en avaient montré la futilité. Et pourtant, elle vivait en lui, aussi forte, aussi indomptable qu’au début.
La moitié d’une vie, déjà."
"Lors des élections, cinq ans auparavant, il avait été élu en sixième et dernière position comme préteur. Il était désormais trop vieux pour tenter de parvenir au consulat sans s’être fait un nom et une clientèle. Son temps avait passé."
"Sylla et les deux femmes adoraient le théâtre, mais pas la tragédie grecque, tout en masques, voix grondantes et poésie absconse. Non, ils aimaient la comédie latine, celle de Plaute ou de Térence, et par-dessus tout la niaiserie sans prétention des spectacles de mimes, avec ses catins dévêtues, ses idiots balourds, ses pets sonores, ses mauvais tours, ses intrigues absurdes tirées d’un répertoire traditionnel exploité au gré de l’inspiration du moment. Des croupes frétillantes s’ornaient de grandes marguerites ; un simple mouvement du doigt était plus éloquent que tous les discours ; des beaux-pères à qui on avait bandé les yeux prenaient des seins pour des melons mûrs ; les adultères étaient ridicules et les dieux pris de boisson : rien n’était sacré pour Mimus.
Le trio s’était lié d’amitié avec tous les comédiens et les dramaturges de Rome, et ne jugeait satisfaisante aucune de ses soirées si aucune célébrité n’était là. À leurs yeux, le théâtre tragique n’existait pas. En cela, ils étaient bien des Romains, pour qui rien ne valait un bon éclat de rire."
"Sylla ne détestait pas se travestir.
Il avait choisi d’incarner Méduse la Gorgone, allant jusqu’à se coiffer d’une perruque de petits serpents bien vivants, ce qui faisait hurler de terreur l’assistance chaque fois qu’il agitait la tête. Sa belle-mère s’était déguisée en singe, et faisait des entrechats dans un costume velu, les fesses peintes en bleu."
"La vérité était pourtant que Lucius Cornelius Sylla, que les censeurs, au vu de ses revenus, avaient classé dans les capite censi – tous ceux qui, à Rome, ne possédaient rien – était patricien, fils de patricien, petit-fils de patricien, en un mot sa lignée remontait aux temps de la fondation de Rome. Sa naissance lui permettait d’accéder à tous les échelons du cursus honorum, et même au consulat.
Sa tragédie, c’était le manque d’argent, la totale incapacité de son père de lui assurer les revenus nécessaires pour être enrôlé ne serait-ce que dans la dernière des cinq classes économiques ; il ne lui avait légué que la simple citoyenneté. Aussi la bande pourpre ornant la tunique des sénateurs lui était-elle interdite, comme celle, moins large, des chevaliers. Ceux qui le connaissaient avaient bien ri en l’entendant affirmer que sa tribu était celle des Cornelius : car c’était l’une des plus anciennes, parmi les trente-cinq que comptait Rome, et elle ne comprenait aucun membre appartenant aux capite censi. À l’occasion de son trentième anniversaire, Sylla aurait dû entrer au Sénat, soit comme questeur élu, approuvé par les censeurs, soit de par sa naissance. Et voilà qu’il servait de jouet à deux femmes vulgaires, sans aucun espoir de faire reconnaître jamais ses droits. Ah, pouvoir se présenter devant le tribunal des censeurs, sur le Forum, et leur montrer les preuves établissant qu’il avait un revenu d’un million de sesterces par an ! Car tel était le minimum nécessaire pour être sénateur. Ou même, quatre cent mille sesterces, de quoi être reconnu chevalier ! En réalité, il ne possédait rien, et ses revenus n’avaient jamais dépassé dix mille sesterces, même depuis qu’il était entretenu par Clitumna et Nicopolis. À Rome, on était pauvre quand on n’avait pas de quoi s’acheter un esclave, ce qui lui était déjà arrivé plus d’une fois. Lui, un patricien de la famille des Cornelius."
"Sylla ne pouvait même pas s’enrôler comme soldat : il fallait pour cela être propriétaire. Sa naissance lui aurait donné le droit de commander une armée ; et pourtant Sylla n’était jamais monté à cheval, n’avait jamais tenu d’épée, jamais manié la lance, même sur les terrains d’exercice entourant la Villa Publica sur le Champ de Mars. Lui, un patricien de la famille des Cornelius.
Peut-être, s’il était allé supplier un lointain parent, aurait-il pu arranger les choses grâce à un prêt. Mais son orgueil, s’il ne l’empêchait pas de se soumettre à deux femmes vulgaires, lui interdisait une telle démarche. Car il n’y avait plus de Cornelius de la lignée des Sylla. Mieux vaut n’être rien, ne rien posséder, que d’être quelqu’un et de geindre sous le poids des obligations imposées par un emprunt. Lui, un patricien de la famille des Cornelius."
"L’argent. Il gouvernait le monde. Sans lui, on n’était rien. Comment s’étonner dès lors qu’un homme saisisse la moindre occasion de se hisser jusqu’à une position où il aurait une chance de s’enrichir ? Pour y parvenir en entrant dans la course politique, il fallait d’abord se faire élire préteur ; dès lors, la fortune était au rendez-vous, et les années de débours finissaient par payer. S’en aller gouverner une province, où l’on a tout pouvoir, était tout à fait recommandé. Mieux encore : mener une petite guerre contre une tribu barbare installée aux frontières permettait de s’emparer de son or et de ses trésors sacrés, de vendre les captifs en esclavage, et d’empocher ainsi un joli magot. Si toutefois les perspectives militaires étaient bloquées, il restait bien d’autres moyens : le trafic des grains et autres marchandises de base, le prêt à des taux usuraires (quitte à envoyer des hommes de troupe récupérer l’argent), la falsification des livres de comptes relatifs aux impôts, la vente de la citoyenneté romaine, les pots-de-vin à propos de tout et de rien, des contrats d’État aux exemptions de tribut.
L’argent. Comment en trouver ? Comment en avoir assez pour entrer au Sénat ? Des rêves, Lucius Cornelius Sylla ! Des rêves !"
"Les censeurs ne disposaient pas de l’imperium, pas plus que les édiles plébéiens, les questeurs ou – ce qui était très important pour Jugurtha – les tribuns de la plèbe. Ceux-ci étaient les représentants élus des plébéiens, c’est-à-dire de tous ceux qui, à Rome, ne pouvaient se prévaloir du titre de patricien auquel seul pouvaient prétendre les anciens aristocrates dont les familles comptaient parmi les fondatrices de la cité. Quatre siècles auparavant, lors de la création de la République, seuls les patriciens avaient eu un rôle à jouer. Mais, à mesure que certains plébéiens acquirent argent et pouvoir, et se frayèrent un chemin vers le Sénat, ils voulurent, eux aussi, être considérés comme des aristocrates. Le nobilis, le noble, en était le résultat. Il venait se confondre avec le patricien au sein d’une double aristocratie. Pour être noble, il suffisait d’appartenir à une famille qui avait compté au moins un consul – et rien ne pouvait empêcher un plébéien de parvenir au consulat. La plèbe avait sa propre assemblée : aucun patricien ne pouvait y prendre part, ni voter. Et elle était devenue si puissante que presque toutes les lois sortaient de ses délibérations.
Dix tribuns de la plèbe, élus, étaient chargés de défendre ses intérêts. Ils étaient renouvelés tous les ans. C’était là le pire défaut du système de représentation romain : les magistrats ne servaient que pour une année, on ne pouvait en acheter un qui durât assez longtemps pour rendre vraiment service. Chaque année, il fallait recommencer, et ordinairement en soudoyer plusieurs.
Non, un tribun de la plèbe ne disposait pas de l’imperium, ce n’était pas un magistrat de haut rang et, en apparence, il ne semblait pas avoir beaucoup d’importance. Et pourtant, c’est entre ses mains que reposait le véritable pouvoir, car lui seul avait droit de veto. Un tel privilège touchait tout le monde ; personne n’en était exempt, à la seule exception d’un dictateur – et il n’y avait plus eu de dictateur depuis un siècle. Un tribun de la plèbe pouvait exercer ce droit contre un censeur, un consul, un préteur, le Sénat, ses neuf collègues, les assemblées, les élections, tout ce qu’on voulait. Sa personne était par ailleurs considérée comme sacrée, c’est-à-dire qu’on ne pouvait physiquement l’empêcher de remplir ses fonctions. De surcroît, il rédigeait les lois, ce que même le Sénat n’était pas en mesure de faire ; il ne pouvait cependant qu’en recommander le vote."
"Jugurtha s’acheta donc un tribun de la plèbe. Un homme sans importance, à vrai dire, ni membre des Grandes Familles, ni même riche. Toutefois, Caius Baebius avait été élu régulièrement, et quand on versa, sur la table devant lui, un flot de deniers d’argent, il les entassa en silence dans de grands sacs et devint la chose du roi de Numidie."
"S’il ne devenait pas préteur, jamais il ne pourrait commander une armée romaine.
Marius se présenta donc à l’élection du tribun des soldats, qu’il remporta aisément, puis à celle de questeur, fut approuvé par les censeurs et se retrouva membre du Sénat de Rome, lui, le rustaud italique qui ne parlait même pas le grec ! Assez bizarrement, c’était l’appui de Caecilius Metellus qui lui avait ensuite permis d’être élu tribun de la plèbe lors de la terrible période de réaction qui suivit la mort de Caius Gracchus. Puis Lucius Caecilius Metellus Dalmaticus tenta de faire passer une loi limitant le droit de l’Assemblée plébéienne à légiférer, et Caius Marius y opposa son veto. Et rien ne put le décider à le retirer.
Mais cela lui avait coûté très cher. Après avoir achevé son mandat annuel de tribun de la Plèbe, il voulut se porter candidat aux deux postes d’édiles plébéiens, mais se heurta aux partisans des Metellus. Ensuite, il avait fait campagne pour la préture et s’était de nouveau affronté à eux. Toujours dirigés par Metellus Dalmaticus, ils avaient eu recours aux procédés diffamatoires habituels – il était impuissant, il violait des petits garçons, il se nourrissait d’excréments, il appartenait à des sociétés secrètes d’inspiration bachique ou orphique, il acceptait tous les pots-de-vin, il couchait avec sa mère et sa sœur. Ils avaient toutefois, de façon plus efficace, fait vibrer une corde sensible : ils affirmèrent que Caius Marius n’était pas romain, qu’il était un paysan parvenu, que Rome avait assez de fils pour ne pas avoir à voter pour lui.
Paradoxalement, ce qui l’exaspérait le plus, c’étaient les calomnies selon lesquelles il était inculte au point de ne pas savoir le grec. C’était faux. Il est vrai que ses précepteurs en ce domaine avaient été des Grecs d’Asie qui parlaient avec un fort accent. C’est pourquoi Caius Marius avait appris l’idiome avec des inflexions qui accréditaient la thèse de son ignorance. S’avouant vaincu, il refusa désormais de parler la langue qui désignait un homme ayant reçu une bonne éducation.
Qu’importe. Il était arrivé dernier des préteurs, mais il y était arrivé. Et il avait survécu, par la même occasion, à une accusation de corruption portée contre lui juste après les élections. Corruption ! Comme s’il en avait eu les moyens ! Non, à cette époque il n’avait pas encore l’argent nécessaire. Mais, fort heureusement, il y avait parmi les électeurs assez de gens qui connaissaient ses talents militaires, ou qui en avaient entendu parler.
Le Sénat l’avait éloigné en le désignant comme gouverneur d’Ibérie Ultérieure. Mais, étant militaire jusqu’à la moelle des os, il sut en tirer parti."
"Quand il revint d’Ibérie, il venait de se voir proclamé imperator par ses troupes, ce qui lui permettait de demander au Sénat le droit au triomphe : eu égard à tout ce qu’il avait versé à l’État, les sénateurs ne purent qu’accepter de satisfaire les vœux de la troupe. Il monta donc à bord de l’antique char de cérémonie et suivit le trajet traditionnel des défilés de triomphe. Il se prit à rêver d’être élu consul dans les deux ans. Lui, Caius Marius, d’Arpinum, méprisable rustaud qui ne savait pas le grec, serait magistrat suprême de la plus grande ville du monde. Et il retournerait en Ibérie y achever sa conquête, dont il ferait, pour de bon, une province romaine, paisible et prospère. Mais c’était cinq ans plus tôt. Cinq ans ! La faction de Caecilius Metellus l’avait finalement emporté : jamais il ne serait consul."
"Caius a dit qu’il ne voulait qu’une chose au monde, bien qu’à proprement parler ce ne soit pas un luxe : le droit de choisir son épouse.
— Grands dieux ! Et tu le lui as accordé ?
— Mais oui.
— Et si, comme tous les jeunes gens, il tombe amoureux d’une catin ou d’une vieille truie !
— Il l’épousera, si tel est son désir. Mais je ne pense pas que Caius soit sot à ce point. Il a la tête sur les épaules.
— T’es-tu marié comme les patriciens autrefois, confarreatio – pour la vie ?
— Oui.
— Grands dieux !
— Ma fille aînée, Julia, a elle aussi la tête sur les épaules, poursuivit César. Elle a choisi de devenir membre de la bibliothèque de Fannius. J’avais pensé demander la même chose, mais comme il paraissait inutile que nous y soyons inscrits tous les deux, je lui en ai cédé le droit. La plus jeune, Julilla, est hélas ! loin d’être aussi sage, mais sans doute les papillons n’ont-ils pas besoin de sagesse : il leur suffit d’embellir le monde.
— Qu’a-t-elle demandé ?
— Oh, ce à quoi nous nous attendions. Gâteries et vêtements.
— Et toi, privé que tu étais de ton inscription à la bibliothèque ?
— J’ai choisi la meilleure huile de lampe et les meilleures mèches, et conclu un marché avec Julia. Si je pouvais lire les livres qu’elle empruntait, alors elle pourrait se servir de mes lampes.
Marius sourit. Ce petit conte moral l’amusait fort, et l’homme qui venait de le lui narrer lui plaisait. Comme il menait une existence heureuse, simple et dépourvue d’envie ! Entouré d’une femme et d’enfants auxquels il cherchait à faire plaisir, qu’il traitait en individus libres d’être eux-mêmes."
"Caius Marius a besoin d’une épouse de souche patricienne, d’une famille dont l’intégrité et la dignitas soient aussi irréprochables que le rang, dit-il. Il aurait dû être élu consul il y a trois ans, mais les Caecilii Metellii l’en ont empêché, et un Homme Nouveau, marié à une Campanienne, n’avait pas les relations familiales nécessaires pour se dresser contre eux. Notre Julia contraindra Rome à le prendre au sérieux. En retour, Caius Marius remédiera à nos difficultés financières."
"Tout le monde l’affirmait, la Subura était l’égout de Rome. Aussi Bomilcar s’y rendit-il, sobrement vêtu et sans le moindre esclave pour l’accompagner. Comme tout visiteur de marque venu à Rome, il avait été prévenu de ne jamais s’aventurer dans la petite vallée au nord-est du Forum, et maintenant il comprenait pourquoi.
Ce qui distinguait avant tout la Subura, c’était la foule – plus de gens que Bomilcar n’en avait jamais vu. Ils se penchaient à des millions de fenêtres pour se hurler des injures, se frayaient un chemin à coups de coude dans une telle cohue que tout déplacement prenait une allure d’escargot, se comportaient de toutes les manières brutales et agressives connues de l’humanité, crachaient, pissaient, vidaient leurs pots de chambre là où l’envie leur en prenait, et se montraient prêts à se battre avec quiconque osait les regarder de travers.
La seconde impression était celle d’une saleté universelle, d’une puanteur insupportable. Les murs des bâtiments, pelés et décrépis, suintaient, comme si briques et poutres regorgeaient de crasse. Pourquoi donc, se demanda Bomilcar, ne pas avoir laissé le quartier brûler l’année précédente ? Rien, ni personne, dans la Subura, ne valait la peine d’être sauvé ! Puis, à mesure qu’il avançait, en prenant soin de ne pas quitter la Subura Major – tel était le nom de la rue principale –, le dégoût céda la place à l’étonnement. Car il commençait à percevoir la vitalité et la vigueur des habitants et à faire l’expérience d’une allégresse qui dépassait sa compréhension.
Les gens parlaient un argot sans doute incompréhensible à quiconque n’était pas de la Subura, mélange bizarre de latin, de grec, parfois d’araméen. Il n’avait jamais rien entendu de tel. Il y avait des boutiques partout, de petites gargotes fétides qui, apparemment, ne désemplissaient pas, des boulangeries, des charcuteries, des débits de boisson, et de minuscules échoppes où l’on vendait tout et n’importe quoi, du fil aux marmites, aux lampes et aux chandelles de suif. Deux tiers de ces boutiques, cependant, étaient consacrées à l’alimentation. Il y avait aussi des entreprises : il entendait le bruit sourd des presses, le ronflement des meules, ou le claquement des métiers à tisser, mais ces bruits venaient de couloirs étroits et de ruelles voisines. Comment survivait-on ici ?"
"Il mourut pour avoir pris froid, et chacun put voir alors combien il était aimé. Quintus Gavius Myrto ne connut pas l’infamie des puits de chaux au-delà de l’Agger, sort réservé aux pauvres : il eut droit à une procession digne de ce nom, à des pleureuses professionnelles, à un éloge, à un bûcher parfumé de myrrhe, d’encens, de baume de Jéricho, et à une superbe pierre tombale pour abriter ses cendres. Les gardiens des registres des décès du temple de Vénus Libitina reçurent leur obole."
"Pourquoi crois-tu que ses banquiers boivent toutes ses paroles, comme si elle était Cornelia, la mère des Gracques ?"
"Il eut un pressentiment d’une terrible intensité, comme un spasme ; l’avenir s’ouvrit pour lui montrer quelque chose, mais se referma trop vite pour qu’il puisse voir quoi."
"Ils étaient dans l’enceinte du temple de Tellus, sur les Carinae, qui se trouvait à côté de la demeure de Rutilius Rufus et, en cette venteuse journée d’automne, offrait un peu de soleil. Ce sera parfait, avait-il expliqué en guidant son visiteur vers un banc de bois.
Le temple lui-même était vaste, mais en assez triste état.
— On néglige trop nos vieilles divinités, de nos jours, et surtout Tellus, avait-il poursuivi tandis qu’ils s’asseyaient. Tout le monde est bien trop occupé à se prosterner devant cette Magna Mater venue d’Asie, pour se souvenir que Rome est mieux servie par sa propre déesse de la Terre !
C’était pour dissiper le malaise que faisait naître la plus vieille et la plus mystérieuse des déesses du panthéon romain que Caius Marius avait choisi de faire allusion à sa rencontre avec le jeune homme."
"Si, malgré une expérience très limitée des jeunes personnes de seize ans, je suis capable d’envisager toutes ces possibilités, tu devrais le pouvoir aussi !"
"Trouver des troupes se révéla beaucoup plus difficile. Les recruteurs n’épargnèrent aucun effort. On oublia plus d’une fois que, pour être soldat, il fallait être propriétaire : des hommes qui n’avaient pas les ressources nécessaires, mais voulaient servir, furent précipitamment enrôlés. Des vétérans furent tirés de leur retraite – ce qui ne fut pas très difficile, car souvent cet état ne convenait guère à des hommes qui avaient passé dix saisons sous les aigles, même si, au regard de la loi, ils ne pouvaient plus être rappelés.
Finalement, Marcus Junius Silanus partit pour la Gaule Transalpine à la tête d’une véritable armée, forte de sept légions complètes, ainsi que d’une puissante cavalerie, composée de Thraces mêlés à des Celtes venus des régions les plus sûres de la province romaine de Gaule. On était fin mai. En huit semaines, Rome avait recruté, armé, et commencé d’entraîner une armée de cinquante mille hommes, cavaliers et non-combattants compris. Seul un adversaire aussi terrifiant que les Germains avait pu stimuler un effort aussi héroïque."
"Je n’ai pas à rendre compte de mes actions. Je peux dire ou faire ce que bon me semble dans les limites de ce foyer. Aucune loi du Sénat, du Peuple de Rome, ne se dresse entre moi et mon autorité sur ma maisonnée, ma famille. Car les Romains ont conçu leurs lois de telle façon que la lignée soit au-dessus de toutes, exception faite de celle du pater familias. Si mon épouse est adultère, Julilla, je peux la tuer ou la faire tuer. Si mon fils se rend coupable de turpitude morale, de lâcheté, de tout acte infamant, je peux le tuer ou le faire tuer. Si ma fille attente à la chasteté, Julilla, je peux la tuer ou la faire tuer. Si l’un quelconque des membres de ma maison – de mon épouse à mes enfants en passant par ma mère et mes domestiques – transgresse les limites de ce qui me paraît être une conduite décente, je peux le tuer ou le faire tuer."
"Son humeur s’en ressentit, et il fut bientôt à bout de patience."
"Quand elle entra, elle était vêtue de pourpre, honneur rarement accordé à ceux qui n’étaient pas membres de la famille royale. Une vieille femme toute menue, desséchée, qui empestait l’urine, et dont la chevelure n’avait pas dû être lavée depuis des années. Elle avait un grand nez mince et crochu, dominant un visage sillonné de mille rides, des yeux noirs aussi farouches que ceux d’un aigle. Ses seins s’étaient effondrés sur sa poitrine, et oscillaient sous le mince caraco tyrien qu’elle portait au-dessus de la taille. Un châle était noué autour de ses hanches, ses mains et ses pieds étaient presque noirs de henné, et elle faisait sonner en marchant une myriade de clochettes, de bracelets, d’anneaux, tous d’or massif. Un voile de mousseline tyrienne, maintenu en place par un gros peigne d’or, lui tombait sur la nuque comme un drapeau un jour sans vent."
"Autre rouleau brandi devant Marius :
— Le Sénat me notifie qu’il vient d’annuler la lex Sempronia de Caius Gracchus limitant le nombre de campagnes qu’un homme doit accomplir au service de Rome. Excellent ! Nous pourrons rappeler des milliers de vétérans si nécessaire !
— C’est une très mauvaise idée, rétorqua Marius. Si un vétéran, à l’issue de dix années ou six campagnes, désire se retirer, il doit pouvoir le faire sans craindre d’être encore appelé. Quintus Caecilius, nous portons tort aux petits propriétaires ! Comment quelqu’un pourrait-il quitter sa ferme, pour ce qui peut être maintenant vingt ans de service actif, et espérer qu’elle prospérera en son absence ? Comment aura-t-il des fils pour prendre sa place, sur ses terres ou à l’armée ? C’est de plus en plus son épouse qui doit veiller sur ses biens, et les femmes n’en ont ni la force, ni la capacité. Nous devrions chercher des soldats ailleurs – et leur épargner les mauvais généraux !
— Caius Marius, il ne te revient pas de critiquer la sagesse des plus illustres de nos gouvernants, répondit Metellus, lèvres pincées. Pour qui te prends-tu ?
— Je crois que tu me l’as dit il y a longtemps, Quintus Caecilius. Un rustaud italique qui ne parle même pas le grec, si je me souviens bien. C’est peut-être vrai. Cela ne m’empêche pas pour autant d’émettre des commentaires sur ce qui me paraît être une très mauvaise idée. Nous – et quand je dis « nous », je veux parler du Sénat, dont je ne fais pas moins partie que toi ! –, provoquons la disparition de toute une classe de citoyens parce que nous n’avons ni le courage ni la présence d’esprit de nous débarrasser des prétendus généraux dont nous sommes accablés depuis un certain temps ! Il ne faut pas gaspiller le sang des soldats romains, Quintus Caecilius !
Marius se leva, et vint se pencher par-dessus le bureau du consul, avant de poursuivre :
— Quand nous avons mis sur pied une armée, à l’origine, c’était pour des campagnes en Italie même ; les hommes pouvaient rentrer chaque hiver, s’occuper de leurs fermes, avoir des fils. Mais aujourd’hui, quand ils s’enrôlent ou sont appelés, on les envoie outre-mer, et la campagne, au lieu de se limiter à l’été, dure des années, pendant lesquelles il leur est impossible de rentrer, si bien que pour en accomplir six, il leur faut passer douze ou quinze ans dans l’armée, loin de chez eux ! Caius Gracchus avait fait voter une loi pour essayer d’empêcher cela, et pour que les petits domaines ne soient pas la proie des spéculateurs !
Il jeta à Metellus un regard ironique :
— Mais, Quintus Caecilius, j’oublie que tu es l’un de ces spéculateurs ! Et que tu adores voir ces terres tomber dans ton escarcelle pendant que des hommes qui devraient rester chez eux périssent au loin par suite de l’avidité et de l’insouciance des aristocrates !"
"Et les gens se demandaient : serait-ce vraiment une bonne chose pour Rome que Caius Marius, Homme Nouveau, fût élu consul ? C’était un risque… Certes, sa femme était une Julia. Certes, ses états de service faisaient honneur à la cité. Certes, il était assez riche pour rester insensible à la corruption. Mais qui l’avait déjà vu dans un prétoire ? Qui l’avait entendu parler des lois et de leur rédaction ? N’avait-il pas semé le trouble, longtemps auparavant, au sein du collège des tribuns de la plèbe, quand il s’était opposé à tous ceux qui savaient mieux que lui ce qui convenait à Rome ? Et son âge ! Il aurait la cinquantaine en devenant consul, charge qui n’est guère faite pour les vieillards."
"Et un client ne restait pas au lit avec sa femme aux petites heures du jour ; il s’en venait, dès potron-minet, offrir ses services à son protecteur. Celui-ci pouvait le congédier courtoisement, lui demander de l’accompagner au Forum pour traiter d’affaires publiques ou privées, ou le charger d’une tâche quelconque."
"Les dix nouveaux tribuns de la plèbe entrèrent en fonction le troisième jour avant les ides de décembre, et Titus Manlius ne perdit pas de temps : il présenta aussitôt à l’Assemblée de la Plèbe un projet de loi visant à ôter à Quintus Caecilius Metellus le commandement des opérations militaires en Afrique, pour le confier à Caius Marius.
— Le Peuple est souverain ! déclara-t-il devant la foule. Le Sénat est son serviteur, et non son maître ! S’il entend accomplir ses devoirs en témoignant au Peuple de Rome du respect qui lui est dû, qu’il continue ! Mais, quand il veut protéger ses chefs aux dépens du Peuple, qu’on l’en empêche ! Quintus Caecilius Metellus a fait la preuve de son incapacité. Pourquoi diable le Sénat a-t-il prorogé son commandement pour l’année qui vient ? Avec Caius Marius, régulièrement élu consul, le Peuple de Rome a enfin un dirigeant digne de ce nom. Mais ceux qui dominent le Sénat diront : Caius Marius est un Homme Nouveau, un parvenu, un rien du tout ! Même pas un noble !
La foule approuva avec enthousiasme ; Mancinus était bon orateur. En outre, cela faisait un certain temps que la Plèbe n’avait pas croisé le fer avec le Sénat, et nombre de ses dirigeants craignaient de perdre de leur influence. Ce jour-là, tout joua en faveur de Caius Marius : l’opinion générale, le mécontentement des chevaliers, l’humeur des tribuns de la plèbe, tous résolus à en découdre, sans qu’aucun d’eux se range au côté des sénateurs.
Ceux-ci ne restèrent pas sans réagir, et envoyèrent à l’Assemblée leurs meilleurs orateurs d’origine plébéienne, parmi lesquels Lucius Caecilius Metellus Dalmaticus, Pontifex Maximus, qui défendit passionnément son frère cadet, ainsi que le consul Lucius Cassius Longinus. Marcus Aemilius Scaurus aurait peut-être pu retourner la situation ; mais étant patricien, il lui était interdit de prendre la parole devant l’Assemblée de la Plèbe. Contraint de rester hors des débats, il ne put qu’écouter, sans pouvoir rien faire.
Et Caius Marius l’emporta. La campagne de lettres de dénonciation avait rempli son objectif : faire perdre à Metellus le soutien des chevaliers et des classes moyennes, salir son nom, détruire son pouvoir politique. Bien entendu, avec le temps, il s’en remettrait : sa famille était trop puissante. Mais au moment où l’Assemblée de la Plèbe, habilement guidée par Mancinus, lui arracha son commandement en Afrique, sa réputation était devenue plus nauséabonde encore que les auges à cochons de Numance. Et le Peuple vota une loi – à dire vrai, un plébiscite – confiant sa charge à Caius Marius. Une fois qu’elle aurait été gravée sur des tablettes, elle serait placée dans les archives d’un temple, et servirait, à l’avenir, d’exemple et de recours à d’autres gens, qui n’auraient peut-être ni les talents de Caius Marius ni ses bonnes raisons."
"Pères conscrits, quand nous avons chassé les rois, nous avons renoncé à l’idée d’une armée permanente, entretenue aux frais de l’État. Pour cette raison, nous avons limité l’accès aux forces militaires à ceux qui, propriétaires, avaient assez de ressources pour acheter leur équipement, qu’ils soient romains, latins ou italiques. Ils avaient des terres à défendre, et par conséquent la survie de l’État leur importait. Pour cette raison, nous avons rechigné à nous créer un empire colonial, et refusé plus d’une fois de nous emparer de telle ou telle province. Après la défaite de Persée, toutefois, nos efforts en vue de laisser les Macédoniens libres de décider de leur destin ont échoué. Nous avons donc été contraints de faire de la Macédoine une province romaine, parce que nous ne pouvions nous permettre de voir des tribus barbares en envahir les rivages, si proches des côtes orientales d’Italie. La défaite de Carthage nous a obligés à administrer l’Empire carthaginois en Ibérie, pour ne pas courir le risque de le perdre au profit d’une autre nation. En Afrique, nous n’avons conservé qu’une petite province autour de Carthage, et donné le reste aux rois de Numidie – et voyez ce qui s’est passé ! Nous sommes désormais contraints de reprendre le contrôle de toute la région, pour mettre un terme aux visées de Jugurtha. Voilà où nous en sommes, Pères conscrits : un seul homme se lève, et nous sommes défaits ! Le roi Attalus, à sa mort, nous a légué l’Asie, et nous cherchons à nous soustraire à nos responsabilités là-bas ! Cnaeus Domitius Ahenobarbus a ouvert la côte gauloise entre la Ligurie et l’Ibérie Citérieure pour établir, à l’intention de nos armées, un couloir de sécurité ; mais pour cela, nous avons été obligés de créer une nouvelle province.
Il s’éclaircit la voix.
— Nos soldats mènent désormais campagne hors d’Italie. Ils s’absentent pour de longues périodes, doivent négliger leurs terres et leurs biens. Il s’ensuit que les volontaires se font de plus en plus rares, et qu’il nous faut recourir toujours davantage aux levées. Le fermier ou le marchand n’ont aucune envie de partir loin de chez eux cinq, six, ou même sept ans durant ! Et pourtant, après leur démobilisation, ils auront toutes les chances d’être appelés dès que les volontaires feront défaut.
Pire encore, nombre d’entre eux sont morts au cours de ces quinze dernières années ! Et nul ne les a remplacés ! L’Italie tout entière manque d’hommes avec lesquels on pourrait former une armée de type traditionnel.
Sa voix résonna parmi les chevrons de la salle, construite du temps du roi Tullius Hostilius :
— Depuis la seconde guerre contre Carthage, il nous a fallu fermer les yeux sur les exigences de propriété. Il y a six ans, après l’écrasement de l’armée de Carbo, nous avons même admis dans nos troupes des gens qui n’avaient pas de quoi acheter leur propre équipement. Mais c’était là une mesure officieuse, toujours prise en dernier ressort.
Pères conscrits, cette époque est révolue. Moi, Caius Marius, consul du Sénat et du Peuple de Rome, j’annonce donc à tous les membres de cette assemblée que je compte désormais recruter mes soldats, et non plus les appeler : je veux des hommes qui soient prêts à se battre ! Et où vais-je trouver vingt mille volontaires, me demanderez-vous ? La réponse est simple ! Parmi les capite censi, ceux qui sont trop pauvres pour faire partie des cinq classes, parmi ceux qui n’ont ni argent, ni biens, parmi ceux qui ne se sont jamais vu offrir l’occasion de combattre pour leur pays, de combattre pour Rome !
Un murmure monta, monta, jusqu’à ce que le Sénat tout entier explosât :
— Non ! Non ! Non.
Sans paraître irrité, Marius attendit patiemment. Le vacarme finit par s’éteindre ; les autres, si furieux qu’ils fussent, savaient qu’ils n’avaient pas tout entendu, et la curiosité l’emporta.
— Vous pouvez hurler tant que vous voudrez ! s’écria Marius quand il put de nouveau se faire entendre. Mais je vous préviens que telle est mon intention ! Au demeurant, je n’ai nul besoin de votre permission ! Aucune loi ne me l’interdit, et d’ici à quelques jours il y en aura une qui m’y autorisera ! Tout magistrat régulièrement élu, et cherchant à recruter une armée, pourra faire appel aux capite censi, aux prolétaires. Car, Pères conscrits, je m’en vais plaider ma cause devant le Peuple !"
"Les Pères conscrits refusent de donner leur chance à ces milliers et ces milliers d’hommes ! Ils me refusent l’occasion de faire appel à leurs services, à leur loyauté, à leur amour de Rome !
Et pourquoi ? Parce que les Pères conscrits aiment la cité plus que moi ? Non ! Parce qu’ils lui préfèrent leur propre classe ! Je suis donc venu devant vous, gens du peuple, pour vous demander de me donner – et de donner à Rome – ce que le Sénat m’interdit ! Peuple de Rome, donne-moi les capite censi ! Donne-moi les plus humbles, les plus obscurs ! Donne-moi l’occasion d’en faire des citoyens dont Rome sera fière ! Me l’accorderas-tu ? Accorderas-tu à Rome ce dont elle a besoin ?
Il y eut des cris, des clameurs, des battements de pied : c’est dans un déferlement sonore que s’effondra une tradition vieille de plusieurs siècles. Neuf tribuns de la plèbe se regardèrent furtivement, et, sans mot dire, convinrent de ne pas opposer leur veto : ils tenaient trop à la vie."
"J’aimerais pour ma part que l’État se sépare d’une partie des terres publiques pour que chaque prolétaire vétéran, à son départ de l’armée, se voie accorder une petite parcelle de terre, qu’il pourra cultiver, ou vendre. Cela permettrait d’infuser un peu de sang neuf, dont nous avons bien besoin, dans les rangs décimés de nos petits propriétaires ! Pourquoi ne voulez-vous pas voir que Rome ne peut prospérer que si elle consent à partager sa richesse avec le menu fretin autant qu’avec les gros poissons ?"
-Colleen McCullough, Les Lauriers de Marius, L'Archipel, 2002.
https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Amour_et_le_Pouvoir
https://fr.1lib.fr/book/12096768/3e8f05
"À la fin du IIe siècle av. J.-C., les membres de la noblesse romaine ont le plus souvent trois noms. Dans l’ordre : le prénom (praenomen), le nom de famille (nomen gentilicium) et le surnom (cognomen). Dès cette époque, l’usage du surnom (cognomen) se généralise dans toutes les classes. Il devient même héréditaire et permet de distinguer les multiples branches d’une lignée (gens). À l’origine, le cognomen souligne une particularité, souvent physique, d’un des représentants de cette lignée (par exemple, Ahenobarbus signifie « barbe de bronze »). Caius Marius, qui n’était pas de naissance noble, ne se vit jamais accorder de cognomen. Toutefois, il était possible d’ajouter à un premier cognomen, commun à une branche, un second qui rappelait une action d’éclat (militaire ou politique, le plus souvent) : ainsi Quintus Caecilius Metellus se fait-il appeler Numidicus après sa campagne contre Jugurtha en Numidie.
Les femmes, d’une manière générale, n’ont pas de praenomen à proprement parler : elles portent le nomen de leur père au féminin (par exemple : Julia, fille de Caius Julius César ou Aurelia, fille de Lucius Aurelius Cotta)."
"Exception faite de ce frère avisé, les César avaient une fâcheuse tendance à avoir plusieurs fils et, surtout, à refuser de faire adopter quelques-uns de leurs rejetons mâles, ou à veiller à ce qu’ils fassent de riches mariages. Pour cette raison leurs vastes domaines s’étaient réduits, au fil des siècles et des partages successifs, en parcelles de plus en plus petites, pour garantir l’avenir de deux et trois fils. Sans parler des ventes afin d’assurer la dot des filles.
De ce point de vue, l’époux de Marcia était un César typique – un père trop fier de ses fils, trop esclave de ses filles, pour se montrer raisonnable au sens romain du mot. Très tôt, l’aîné aurait dû être adopté, les deux Julia promises chacune en mariage à un homme riche, le cadet fiancé à une héritière. Seul l’argent rendait possible une carrière politique. Depuis longtemps déjà, avoir du sang patricien représentait un handicap."
"Les auspices étaient mauvais. Quatre éclairs sur la droite, et un hibou qui poussait des cris comme si on l’égorgeait. Et maintenant, la pluie ! Ce sera une mauvaise année, ou de mauvais consuls."
"Caius Marius. Ancien préteur, il portait la toge bordée de pourpre et, sur ses chaussures rouge sombre, la boucle en forme de croissant. Il avait occupé sa charge cinq ans auparavant, et aurait dû être consul deux ans après. Mais il savait que jamais on ne lui permettrait de poser sa candidature. À cela, une seule raison – on l’en jugeait indigne. Qui avait jamais entendu parler de la famille des Marius ? Personne.
Caius Marius était un parvenu sorti de la campagne, c’est-à-dire du néant, un militaire, dont on disait qu’il ignorait le grec ! Quant à son latin, sa langue natale, il était chargé d’inflexions rurales. Peu importait qu’il pût acheter ou vendre la moitié du Sénat ; peu importait que, sur le champ de bataille, il les surpassât tous. Seul le sang comptait. Et le sien ne valait rien.
Caius Marius venait d’Arpinum. Cette ville, assez proche de Rome, certes, était dangereusement située près de la frontière entre le Latium et le Samnium, et par conséquent toujours un peu suspecte : de tous les peuples italiques, les Samnites avaient été les ennemis les plus acharnés des Romains. Les habitants de la ville n’avaient donc reçu que tardivement – soixante-dix-huit ans plus tôt – la pleine citoyenneté romaine.
Et pourtant, elle était si belle ! Blottie dans les collines au pied de l’Apennin, dans une vallée prospère où coulaient à la fois le Liris et la Melfa, où poussait la vigne, où les récoltes étaient abondantes, les moutons bien gras et la laine étonnamment fine. Paisible. Verte. Endormie. Les cours d’eau regorgeaient de poissons ; les épaisses forêts des montagnes alentour donnaient à profusion du bois de construction pour les maisons et les bateaux. Il y avait des pins, des chênes qui en automne couvraient le sol de glands pour les porcs, qui donneraient ces jambons et ce lard servis sur les tables aristocratiques de Rome.
La famille de Caius Marius était établie à Arpinum depuis des siècles, et se flattait d’être authentiquement latine. Était-ce un nom volsque ? Samnite ? Non. Lui, Caius Marius, valait n’importe lequel de ces aristocrates trop fiers, qui se plaisaient à le rabaisser. En fait, il leur était supérieur : quelque chose en lui le lui disait. Et cela le faisait souffrir.
Comment chasser un tel sentiment ? Il y avait très, très longtemps que cette certitude lui était venue. Le temps, les événements lui en avaient montré la futilité. Et pourtant, elle vivait en lui, aussi forte, aussi indomptable qu’au début.
La moitié d’une vie, déjà."
"Lors des élections, cinq ans auparavant, il avait été élu en sixième et dernière position comme préteur. Il était désormais trop vieux pour tenter de parvenir au consulat sans s’être fait un nom et une clientèle. Son temps avait passé."
"Sylla et les deux femmes adoraient le théâtre, mais pas la tragédie grecque, tout en masques, voix grondantes et poésie absconse. Non, ils aimaient la comédie latine, celle de Plaute ou de Térence, et par-dessus tout la niaiserie sans prétention des spectacles de mimes, avec ses catins dévêtues, ses idiots balourds, ses pets sonores, ses mauvais tours, ses intrigues absurdes tirées d’un répertoire traditionnel exploité au gré de l’inspiration du moment. Des croupes frétillantes s’ornaient de grandes marguerites ; un simple mouvement du doigt était plus éloquent que tous les discours ; des beaux-pères à qui on avait bandé les yeux prenaient des seins pour des melons mûrs ; les adultères étaient ridicules et les dieux pris de boisson : rien n’était sacré pour Mimus.
Le trio s’était lié d’amitié avec tous les comédiens et les dramaturges de Rome, et ne jugeait satisfaisante aucune de ses soirées si aucune célébrité n’était là. À leurs yeux, le théâtre tragique n’existait pas. En cela, ils étaient bien des Romains, pour qui rien ne valait un bon éclat de rire."
"Sylla ne détestait pas se travestir.
Il avait choisi d’incarner Méduse la Gorgone, allant jusqu’à se coiffer d’une perruque de petits serpents bien vivants, ce qui faisait hurler de terreur l’assistance chaque fois qu’il agitait la tête. Sa belle-mère s’était déguisée en singe, et faisait des entrechats dans un costume velu, les fesses peintes en bleu."
"La vérité était pourtant que Lucius Cornelius Sylla, que les censeurs, au vu de ses revenus, avaient classé dans les capite censi – tous ceux qui, à Rome, ne possédaient rien – était patricien, fils de patricien, petit-fils de patricien, en un mot sa lignée remontait aux temps de la fondation de Rome. Sa naissance lui permettait d’accéder à tous les échelons du cursus honorum, et même au consulat.
Sa tragédie, c’était le manque d’argent, la totale incapacité de son père de lui assurer les revenus nécessaires pour être enrôlé ne serait-ce que dans la dernière des cinq classes économiques ; il ne lui avait légué que la simple citoyenneté. Aussi la bande pourpre ornant la tunique des sénateurs lui était-elle interdite, comme celle, moins large, des chevaliers. Ceux qui le connaissaient avaient bien ri en l’entendant affirmer que sa tribu était celle des Cornelius : car c’était l’une des plus anciennes, parmi les trente-cinq que comptait Rome, et elle ne comprenait aucun membre appartenant aux capite censi. À l’occasion de son trentième anniversaire, Sylla aurait dû entrer au Sénat, soit comme questeur élu, approuvé par les censeurs, soit de par sa naissance. Et voilà qu’il servait de jouet à deux femmes vulgaires, sans aucun espoir de faire reconnaître jamais ses droits. Ah, pouvoir se présenter devant le tribunal des censeurs, sur le Forum, et leur montrer les preuves établissant qu’il avait un revenu d’un million de sesterces par an ! Car tel était le minimum nécessaire pour être sénateur. Ou même, quatre cent mille sesterces, de quoi être reconnu chevalier ! En réalité, il ne possédait rien, et ses revenus n’avaient jamais dépassé dix mille sesterces, même depuis qu’il était entretenu par Clitumna et Nicopolis. À Rome, on était pauvre quand on n’avait pas de quoi s’acheter un esclave, ce qui lui était déjà arrivé plus d’une fois. Lui, un patricien de la famille des Cornelius."
"Sylla ne pouvait même pas s’enrôler comme soldat : il fallait pour cela être propriétaire. Sa naissance lui aurait donné le droit de commander une armée ; et pourtant Sylla n’était jamais monté à cheval, n’avait jamais tenu d’épée, jamais manié la lance, même sur les terrains d’exercice entourant la Villa Publica sur le Champ de Mars. Lui, un patricien de la famille des Cornelius.
Peut-être, s’il était allé supplier un lointain parent, aurait-il pu arranger les choses grâce à un prêt. Mais son orgueil, s’il ne l’empêchait pas de se soumettre à deux femmes vulgaires, lui interdisait une telle démarche. Car il n’y avait plus de Cornelius de la lignée des Sylla. Mieux vaut n’être rien, ne rien posséder, que d’être quelqu’un et de geindre sous le poids des obligations imposées par un emprunt. Lui, un patricien de la famille des Cornelius."
"L’argent. Il gouvernait le monde. Sans lui, on n’était rien. Comment s’étonner dès lors qu’un homme saisisse la moindre occasion de se hisser jusqu’à une position où il aurait une chance de s’enrichir ? Pour y parvenir en entrant dans la course politique, il fallait d’abord se faire élire préteur ; dès lors, la fortune était au rendez-vous, et les années de débours finissaient par payer. S’en aller gouverner une province, où l’on a tout pouvoir, était tout à fait recommandé. Mieux encore : mener une petite guerre contre une tribu barbare installée aux frontières permettait de s’emparer de son or et de ses trésors sacrés, de vendre les captifs en esclavage, et d’empocher ainsi un joli magot. Si toutefois les perspectives militaires étaient bloquées, il restait bien d’autres moyens : le trafic des grains et autres marchandises de base, le prêt à des taux usuraires (quitte à envoyer des hommes de troupe récupérer l’argent), la falsification des livres de comptes relatifs aux impôts, la vente de la citoyenneté romaine, les pots-de-vin à propos de tout et de rien, des contrats d’État aux exemptions de tribut.
L’argent. Comment en trouver ? Comment en avoir assez pour entrer au Sénat ? Des rêves, Lucius Cornelius Sylla ! Des rêves !"
"Les censeurs ne disposaient pas de l’imperium, pas plus que les édiles plébéiens, les questeurs ou – ce qui était très important pour Jugurtha – les tribuns de la plèbe. Ceux-ci étaient les représentants élus des plébéiens, c’est-à-dire de tous ceux qui, à Rome, ne pouvaient se prévaloir du titre de patricien auquel seul pouvaient prétendre les anciens aristocrates dont les familles comptaient parmi les fondatrices de la cité. Quatre siècles auparavant, lors de la création de la République, seuls les patriciens avaient eu un rôle à jouer. Mais, à mesure que certains plébéiens acquirent argent et pouvoir, et se frayèrent un chemin vers le Sénat, ils voulurent, eux aussi, être considérés comme des aristocrates. Le nobilis, le noble, en était le résultat. Il venait se confondre avec le patricien au sein d’une double aristocratie. Pour être noble, il suffisait d’appartenir à une famille qui avait compté au moins un consul – et rien ne pouvait empêcher un plébéien de parvenir au consulat. La plèbe avait sa propre assemblée : aucun patricien ne pouvait y prendre part, ni voter. Et elle était devenue si puissante que presque toutes les lois sortaient de ses délibérations.
Dix tribuns de la plèbe, élus, étaient chargés de défendre ses intérêts. Ils étaient renouvelés tous les ans. C’était là le pire défaut du système de représentation romain : les magistrats ne servaient que pour une année, on ne pouvait en acheter un qui durât assez longtemps pour rendre vraiment service. Chaque année, il fallait recommencer, et ordinairement en soudoyer plusieurs.
Non, un tribun de la plèbe ne disposait pas de l’imperium, ce n’était pas un magistrat de haut rang et, en apparence, il ne semblait pas avoir beaucoup d’importance. Et pourtant, c’est entre ses mains que reposait le véritable pouvoir, car lui seul avait droit de veto. Un tel privilège touchait tout le monde ; personne n’en était exempt, à la seule exception d’un dictateur – et il n’y avait plus eu de dictateur depuis un siècle. Un tribun de la plèbe pouvait exercer ce droit contre un censeur, un consul, un préteur, le Sénat, ses neuf collègues, les assemblées, les élections, tout ce qu’on voulait. Sa personne était par ailleurs considérée comme sacrée, c’est-à-dire qu’on ne pouvait physiquement l’empêcher de remplir ses fonctions. De surcroît, il rédigeait les lois, ce que même le Sénat n’était pas en mesure de faire ; il ne pouvait cependant qu’en recommander le vote."
"Jugurtha s’acheta donc un tribun de la plèbe. Un homme sans importance, à vrai dire, ni membre des Grandes Familles, ni même riche. Toutefois, Caius Baebius avait été élu régulièrement, et quand on versa, sur la table devant lui, un flot de deniers d’argent, il les entassa en silence dans de grands sacs et devint la chose du roi de Numidie."
"S’il ne devenait pas préteur, jamais il ne pourrait commander une armée romaine.
Marius se présenta donc à l’élection du tribun des soldats, qu’il remporta aisément, puis à celle de questeur, fut approuvé par les censeurs et se retrouva membre du Sénat de Rome, lui, le rustaud italique qui ne parlait même pas le grec ! Assez bizarrement, c’était l’appui de Caecilius Metellus qui lui avait ensuite permis d’être élu tribun de la plèbe lors de la terrible période de réaction qui suivit la mort de Caius Gracchus. Puis Lucius Caecilius Metellus Dalmaticus tenta de faire passer une loi limitant le droit de l’Assemblée plébéienne à légiférer, et Caius Marius y opposa son veto. Et rien ne put le décider à le retirer.
Mais cela lui avait coûté très cher. Après avoir achevé son mandat annuel de tribun de la Plèbe, il voulut se porter candidat aux deux postes d’édiles plébéiens, mais se heurta aux partisans des Metellus. Ensuite, il avait fait campagne pour la préture et s’était de nouveau affronté à eux. Toujours dirigés par Metellus Dalmaticus, ils avaient eu recours aux procédés diffamatoires habituels – il était impuissant, il violait des petits garçons, il se nourrissait d’excréments, il appartenait à des sociétés secrètes d’inspiration bachique ou orphique, il acceptait tous les pots-de-vin, il couchait avec sa mère et sa sœur. Ils avaient toutefois, de façon plus efficace, fait vibrer une corde sensible : ils affirmèrent que Caius Marius n’était pas romain, qu’il était un paysan parvenu, que Rome avait assez de fils pour ne pas avoir à voter pour lui.
Paradoxalement, ce qui l’exaspérait le plus, c’étaient les calomnies selon lesquelles il était inculte au point de ne pas savoir le grec. C’était faux. Il est vrai que ses précepteurs en ce domaine avaient été des Grecs d’Asie qui parlaient avec un fort accent. C’est pourquoi Caius Marius avait appris l’idiome avec des inflexions qui accréditaient la thèse de son ignorance. S’avouant vaincu, il refusa désormais de parler la langue qui désignait un homme ayant reçu une bonne éducation.
Qu’importe. Il était arrivé dernier des préteurs, mais il y était arrivé. Et il avait survécu, par la même occasion, à une accusation de corruption portée contre lui juste après les élections. Corruption ! Comme s’il en avait eu les moyens ! Non, à cette époque il n’avait pas encore l’argent nécessaire. Mais, fort heureusement, il y avait parmi les électeurs assez de gens qui connaissaient ses talents militaires, ou qui en avaient entendu parler.
Le Sénat l’avait éloigné en le désignant comme gouverneur d’Ibérie Ultérieure. Mais, étant militaire jusqu’à la moelle des os, il sut en tirer parti."
"Quand il revint d’Ibérie, il venait de se voir proclamé imperator par ses troupes, ce qui lui permettait de demander au Sénat le droit au triomphe : eu égard à tout ce qu’il avait versé à l’État, les sénateurs ne purent qu’accepter de satisfaire les vœux de la troupe. Il monta donc à bord de l’antique char de cérémonie et suivit le trajet traditionnel des défilés de triomphe. Il se prit à rêver d’être élu consul dans les deux ans. Lui, Caius Marius, d’Arpinum, méprisable rustaud qui ne savait pas le grec, serait magistrat suprême de la plus grande ville du monde. Et il retournerait en Ibérie y achever sa conquête, dont il ferait, pour de bon, une province romaine, paisible et prospère. Mais c’était cinq ans plus tôt. Cinq ans ! La faction de Caecilius Metellus l’avait finalement emporté : jamais il ne serait consul."
"Caius a dit qu’il ne voulait qu’une chose au monde, bien qu’à proprement parler ce ne soit pas un luxe : le droit de choisir son épouse.
— Grands dieux ! Et tu le lui as accordé ?
— Mais oui.
— Et si, comme tous les jeunes gens, il tombe amoureux d’une catin ou d’une vieille truie !
— Il l’épousera, si tel est son désir. Mais je ne pense pas que Caius soit sot à ce point. Il a la tête sur les épaules.
— T’es-tu marié comme les patriciens autrefois, confarreatio – pour la vie ?
— Oui.
— Grands dieux !
— Ma fille aînée, Julia, a elle aussi la tête sur les épaules, poursuivit César. Elle a choisi de devenir membre de la bibliothèque de Fannius. J’avais pensé demander la même chose, mais comme il paraissait inutile que nous y soyons inscrits tous les deux, je lui en ai cédé le droit. La plus jeune, Julilla, est hélas ! loin d’être aussi sage, mais sans doute les papillons n’ont-ils pas besoin de sagesse : il leur suffit d’embellir le monde.
— Qu’a-t-elle demandé ?
— Oh, ce à quoi nous nous attendions. Gâteries et vêtements.
— Et toi, privé que tu étais de ton inscription à la bibliothèque ?
— J’ai choisi la meilleure huile de lampe et les meilleures mèches, et conclu un marché avec Julia. Si je pouvais lire les livres qu’elle empruntait, alors elle pourrait se servir de mes lampes.
Marius sourit. Ce petit conte moral l’amusait fort, et l’homme qui venait de le lui narrer lui plaisait. Comme il menait une existence heureuse, simple et dépourvue d’envie ! Entouré d’une femme et d’enfants auxquels il cherchait à faire plaisir, qu’il traitait en individus libres d’être eux-mêmes."
"Caius Marius a besoin d’une épouse de souche patricienne, d’une famille dont l’intégrité et la dignitas soient aussi irréprochables que le rang, dit-il. Il aurait dû être élu consul il y a trois ans, mais les Caecilii Metellii l’en ont empêché, et un Homme Nouveau, marié à une Campanienne, n’avait pas les relations familiales nécessaires pour se dresser contre eux. Notre Julia contraindra Rome à le prendre au sérieux. En retour, Caius Marius remédiera à nos difficultés financières."
"Tout le monde l’affirmait, la Subura était l’égout de Rome. Aussi Bomilcar s’y rendit-il, sobrement vêtu et sans le moindre esclave pour l’accompagner. Comme tout visiteur de marque venu à Rome, il avait été prévenu de ne jamais s’aventurer dans la petite vallée au nord-est du Forum, et maintenant il comprenait pourquoi.
Ce qui distinguait avant tout la Subura, c’était la foule – plus de gens que Bomilcar n’en avait jamais vu. Ils se penchaient à des millions de fenêtres pour se hurler des injures, se frayaient un chemin à coups de coude dans une telle cohue que tout déplacement prenait une allure d’escargot, se comportaient de toutes les manières brutales et agressives connues de l’humanité, crachaient, pissaient, vidaient leurs pots de chambre là où l’envie leur en prenait, et se montraient prêts à se battre avec quiconque osait les regarder de travers.
La seconde impression était celle d’une saleté universelle, d’une puanteur insupportable. Les murs des bâtiments, pelés et décrépis, suintaient, comme si briques et poutres regorgeaient de crasse. Pourquoi donc, se demanda Bomilcar, ne pas avoir laissé le quartier brûler l’année précédente ? Rien, ni personne, dans la Subura, ne valait la peine d’être sauvé ! Puis, à mesure qu’il avançait, en prenant soin de ne pas quitter la Subura Major – tel était le nom de la rue principale –, le dégoût céda la place à l’étonnement. Car il commençait à percevoir la vitalité et la vigueur des habitants et à faire l’expérience d’une allégresse qui dépassait sa compréhension.
Les gens parlaient un argot sans doute incompréhensible à quiconque n’était pas de la Subura, mélange bizarre de latin, de grec, parfois d’araméen. Il n’avait jamais rien entendu de tel. Il y avait des boutiques partout, de petites gargotes fétides qui, apparemment, ne désemplissaient pas, des boulangeries, des charcuteries, des débits de boisson, et de minuscules échoppes où l’on vendait tout et n’importe quoi, du fil aux marmites, aux lampes et aux chandelles de suif. Deux tiers de ces boutiques, cependant, étaient consacrées à l’alimentation. Il y avait aussi des entreprises : il entendait le bruit sourd des presses, le ronflement des meules, ou le claquement des métiers à tisser, mais ces bruits venaient de couloirs étroits et de ruelles voisines. Comment survivait-on ici ?"
"Il mourut pour avoir pris froid, et chacun put voir alors combien il était aimé. Quintus Gavius Myrto ne connut pas l’infamie des puits de chaux au-delà de l’Agger, sort réservé aux pauvres : il eut droit à une procession digne de ce nom, à des pleureuses professionnelles, à un éloge, à un bûcher parfumé de myrrhe, d’encens, de baume de Jéricho, et à une superbe pierre tombale pour abriter ses cendres. Les gardiens des registres des décès du temple de Vénus Libitina reçurent leur obole."
"Pourquoi crois-tu que ses banquiers boivent toutes ses paroles, comme si elle était Cornelia, la mère des Gracques ?"
"Il eut un pressentiment d’une terrible intensité, comme un spasme ; l’avenir s’ouvrit pour lui montrer quelque chose, mais se referma trop vite pour qu’il puisse voir quoi."
"Ils étaient dans l’enceinte du temple de Tellus, sur les Carinae, qui se trouvait à côté de la demeure de Rutilius Rufus et, en cette venteuse journée d’automne, offrait un peu de soleil. Ce sera parfait, avait-il expliqué en guidant son visiteur vers un banc de bois.
Le temple lui-même était vaste, mais en assez triste état.
— On néglige trop nos vieilles divinités, de nos jours, et surtout Tellus, avait-il poursuivi tandis qu’ils s’asseyaient. Tout le monde est bien trop occupé à se prosterner devant cette Magna Mater venue d’Asie, pour se souvenir que Rome est mieux servie par sa propre déesse de la Terre !
C’était pour dissiper le malaise que faisait naître la plus vieille et la plus mystérieuse des déesses du panthéon romain que Caius Marius avait choisi de faire allusion à sa rencontre avec le jeune homme."
"Si, malgré une expérience très limitée des jeunes personnes de seize ans, je suis capable d’envisager toutes ces possibilités, tu devrais le pouvoir aussi !"
"Trouver des troupes se révéla beaucoup plus difficile. Les recruteurs n’épargnèrent aucun effort. On oublia plus d’une fois que, pour être soldat, il fallait être propriétaire : des hommes qui n’avaient pas les ressources nécessaires, mais voulaient servir, furent précipitamment enrôlés. Des vétérans furent tirés de leur retraite – ce qui ne fut pas très difficile, car souvent cet état ne convenait guère à des hommes qui avaient passé dix saisons sous les aigles, même si, au regard de la loi, ils ne pouvaient plus être rappelés.
Finalement, Marcus Junius Silanus partit pour la Gaule Transalpine à la tête d’une véritable armée, forte de sept légions complètes, ainsi que d’une puissante cavalerie, composée de Thraces mêlés à des Celtes venus des régions les plus sûres de la province romaine de Gaule. On était fin mai. En huit semaines, Rome avait recruté, armé, et commencé d’entraîner une armée de cinquante mille hommes, cavaliers et non-combattants compris. Seul un adversaire aussi terrifiant que les Germains avait pu stimuler un effort aussi héroïque."
"Je n’ai pas à rendre compte de mes actions. Je peux dire ou faire ce que bon me semble dans les limites de ce foyer. Aucune loi du Sénat, du Peuple de Rome, ne se dresse entre moi et mon autorité sur ma maisonnée, ma famille. Car les Romains ont conçu leurs lois de telle façon que la lignée soit au-dessus de toutes, exception faite de celle du pater familias. Si mon épouse est adultère, Julilla, je peux la tuer ou la faire tuer. Si mon fils se rend coupable de turpitude morale, de lâcheté, de tout acte infamant, je peux le tuer ou le faire tuer. Si ma fille attente à la chasteté, Julilla, je peux la tuer ou la faire tuer. Si l’un quelconque des membres de ma maison – de mon épouse à mes enfants en passant par ma mère et mes domestiques – transgresse les limites de ce qui me paraît être une conduite décente, je peux le tuer ou le faire tuer."
"Son humeur s’en ressentit, et il fut bientôt à bout de patience."
"Quand elle entra, elle était vêtue de pourpre, honneur rarement accordé à ceux qui n’étaient pas membres de la famille royale. Une vieille femme toute menue, desséchée, qui empestait l’urine, et dont la chevelure n’avait pas dû être lavée depuis des années. Elle avait un grand nez mince et crochu, dominant un visage sillonné de mille rides, des yeux noirs aussi farouches que ceux d’un aigle. Ses seins s’étaient effondrés sur sa poitrine, et oscillaient sous le mince caraco tyrien qu’elle portait au-dessus de la taille. Un châle était noué autour de ses hanches, ses mains et ses pieds étaient presque noirs de henné, et elle faisait sonner en marchant une myriade de clochettes, de bracelets, d’anneaux, tous d’or massif. Un voile de mousseline tyrienne, maintenu en place par un gros peigne d’or, lui tombait sur la nuque comme un drapeau un jour sans vent."
"Autre rouleau brandi devant Marius :
— Le Sénat me notifie qu’il vient d’annuler la lex Sempronia de Caius Gracchus limitant le nombre de campagnes qu’un homme doit accomplir au service de Rome. Excellent ! Nous pourrons rappeler des milliers de vétérans si nécessaire !
— C’est une très mauvaise idée, rétorqua Marius. Si un vétéran, à l’issue de dix années ou six campagnes, désire se retirer, il doit pouvoir le faire sans craindre d’être encore appelé. Quintus Caecilius, nous portons tort aux petits propriétaires ! Comment quelqu’un pourrait-il quitter sa ferme, pour ce qui peut être maintenant vingt ans de service actif, et espérer qu’elle prospérera en son absence ? Comment aura-t-il des fils pour prendre sa place, sur ses terres ou à l’armée ? C’est de plus en plus son épouse qui doit veiller sur ses biens, et les femmes n’en ont ni la force, ni la capacité. Nous devrions chercher des soldats ailleurs – et leur épargner les mauvais généraux !
— Caius Marius, il ne te revient pas de critiquer la sagesse des plus illustres de nos gouvernants, répondit Metellus, lèvres pincées. Pour qui te prends-tu ?
— Je crois que tu me l’as dit il y a longtemps, Quintus Caecilius. Un rustaud italique qui ne parle même pas le grec, si je me souviens bien. C’est peut-être vrai. Cela ne m’empêche pas pour autant d’émettre des commentaires sur ce qui me paraît être une très mauvaise idée. Nous – et quand je dis « nous », je veux parler du Sénat, dont je ne fais pas moins partie que toi ! –, provoquons la disparition de toute une classe de citoyens parce que nous n’avons ni le courage ni la présence d’esprit de nous débarrasser des prétendus généraux dont nous sommes accablés depuis un certain temps ! Il ne faut pas gaspiller le sang des soldats romains, Quintus Caecilius !
Marius se leva, et vint se pencher par-dessus le bureau du consul, avant de poursuivre :
— Quand nous avons mis sur pied une armée, à l’origine, c’était pour des campagnes en Italie même ; les hommes pouvaient rentrer chaque hiver, s’occuper de leurs fermes, avoir des fils. Mais aujourd’hui, quand ils s’enrôlent ou sont appelés, on les envoie outre-mer, et la campagne, au lieu de se limiter à l’été, dure des années, pendant lesquelles il leur est impossible de rentrer, si bien que pour en accomplir six, il leur faut passer douze ou quinze ans dans l’armée, loin de chez eux ! Caius Gracchus avait fait voter une loi pour essayer d’empêcher cela, et pour que les petits domaines ne soient pas la proie des spéculateurs !
Il jeta à Metellus un regard ironique :
— Mais, Quintus Caecilius, j’oublie que tu es l’un de ces spéculateurs ! Et que tu adores voir ces terres tomber dans ton escarcelle pendant que des hommes qui devraient rester chez eux périssent au loin par suite de l’avidité et de l’insouciance des aristocrates !"
"Et les gens se demandaient : serait-ce vraiment une bonne chose pour Rome que Caius Marius, Homme Nouveau, fût élu consul ? C’était un risque… Certes, sa femme était une Julia. Certes, ses états de service faisaient honneur à la cité. Certes, il était assez riche pour rester insensible à la corruption. Mais qui l’avait déjà vu dans un prétoire ? Qui l’avait entendu parler des lois et de leur rédaction ? N’avait-il pas semé le trouble, longtemps auparavant, au sein du collège des tribuns de la plèbe, quand il s’était opposé à tous ceux qui savaient mieux que lui ce qui convenait à Rome ? Et son âge ! Il aurait la cinquantaine en devenant consul, charge qui n’est guère faite pour les vieillards."
"Et un client ne restait pas au lit avec sa femme aux petites heures du jour ; il s’en venait, dès potron-minet, offrir ses services à son protecteur. Celui-ci pouvait le congédier courtoisement, lui demander de l’accompagner au Forum pour traiter d’affaires publiques ou privées, ou le charger d’une tâche quelconque."
"Les dix nouveaux tribuns de la plèbe entrèrent en fonction le troisième jour avant les ides de décembre, et Titus Manlius ne perdit pas de temps : il présenta aussitôt à l’Assemblée de la Plèbe un projet de loi visant à ôter à Quintus Caecilius Metellus le commandement des opérations militaires en Afrique, pour le confier à Caius Marius.
— Le Peuple est souverain ! déclara-t-il devant la foule. Le Sénat est son serviteur, et non son maître ! S’il entend accomplir ses devoirs en témoignant au Peuple de Rome du respect qui lui est dû, qu’il continue ! Mais, quand il veut protéger ses chefs aux dépens du Peuple, qu’on l’en empêche ! Quintus Caecilius Metellus a fait la preuve de son incapacité. Pourquoi diable le Sénat a-t-il prorogé son commandement pour l’année qui vient ? Avec Caius Marius, régulièrement élu consul, le Peuple de Rome a enfin un dirigeant digne de ce nom. Mais ceux qui dominent le Sénat diront : Caius Marius est un Homme Nouveau, un parvenu, un rien du tout ! Même pas un noble !
La foule approuva avec enthousiasme ; Mancinus était bon orateur. En outre, cela faisait un certain temps que la Plèbe n’avait pas croisé le fer avec le Sénat, et nombre de ses dirigeants craignaient de perdre de leur influence. Ce jour-là, tout joua en faveur de Caius Marius : l’opinion générale, le mécontentement des chevaliers, l’humeur des tribuns de la plèbe, tous résolus à en découdre, sans qu’aucun d’eux se range au côté des sénateurs.
Ceux-ci ne restèrent pas sans réagir, et envoyèrent à l’Assemblée leurs meilleurs orateurs d’origine plébéienne, parmi lesquels Lucius Caecilius Metellus Dalmaticus, Pontifex Maximus, qui défendit passionnément son frère cadet, ainsi que le consul Lucius Cassius Longinus. Marcus Aemilius Scaurus aurait peut-être pu retourner la situation ; mais étant patricien, il lui était interdit de prendre la parole devant l’Assemblée de la Plèbe. Contraint de rester hors des débats, il ne put qu’écouter, sans pouvoir rien faire.
Et Caius Marius l’emporta. La campagne de lettres de dénonciation avait rempli son objectif : faire perdre à Metellus le soutien des chevaliers et des classes moyennes, salir son nom, détruire son pouvoir politique. Bien entendu, avec le temps, il s’en remettrait : sa famille était trop puissante. Mais au moment où l’Assemblée de la Plèbe, habilement guidée par Mancinus, lui arracha son commandement en Afrique, sa réputation était devenue plus nauséabonde encore que les auges à cochons de Numance. Et le Peuple vota une loi – à dire vrai, un plébiscite – confiant sa charge à Caius Marius. Une fois qu’elle aurait été gravée sur des tablettes, elle serait placée dans les archives d’un temple, et servirait, à l’avenir, d’exemple et de recours à d’autres gens, qui n’auraient peut-être ni les talents de Caius Marius ni ses bonnes raisons."
"Pères conscrits, quand nous avons chassé les rois, nous avons renoncé à l’idée d’une armée permanente, entretenue aux frais de l’État. Pour cette raison, nous avons limité l’accès aux forces militaires à ceux qui, propriétaires, avaient assez de ressources pour acheter leur équipement, qu’ils soient romains, latins ou italiques. Ils avaient des terres à défendre, et par conséquent la survie de l’État leur importait. Pour cette raison, nous avons rechigné à nous créer un empire colonial, et refusé plus d’une fois de nous emparer de telle ou telle province. Après la défaite de Persée, toutefois, nos efforts en vue de laisser les Macédoniens libres de décider de leur destin ont échoué. Nous avons donc été contraints de faire de la Macédoine une province romaine, parce que nous ne pouvions nous permettre de voir des tribus barbares en envahir les rivages, si proches des côtes orientales d’Italie. La défaite de Carthage nous a obligés à administrer l’Empire carthaginois en Ibérie, pour ne pas courir le risque de le perdre au profit d’une autre nation. En Afrique, nous n’avons conservé qu’une petite province autour de Carthage, et donné le reste aux rois de Numidie – et voyez ce qui s’est passé ! Nous sommes désormais contraints de reprendre le contrôle de toute la région, pour mettre un terme aux visées de Jugurtha. Voilà où nous en sommes, Pères conscrits : un seul homme se lève, et nous sommes défaits ! Le roi Attalus, à sa mort, nous a légué l’Asie, et nous cherchons à nous soustraire à nos responsabilités là-bas ! Cnaeus Domitius Ahenobarbus a ouvert la côte gauloise entre la Ligurie et l’Ibérie Citérieure pour établir, à l’intention de nos armées, un couloir de sécurité ; mais pour cela, nous avons été obligés de créer une nouvelle province.
Il s’éclaircit la voix.
— Nos soldats mènent désormais campagne hors d’Italie. Ils s’absentent pour de longues périodes, doivent négliger leurs terres et leurs biens. Il s’ensuit que les volontaires se font de plus en plus rares, et qu’il nous faut recourir toujours davantage aux levées. Le fermier ou le marchand n’ont aucune envie de partir loin de chez eux cinq, six, ou même sept ans durant ! Et pourtant, après leur démobilisation, ils auront toutes les chances d’être appelés dès que les volontaires feront défaut.
Pire encore, nombre d’entre eux sont morts au cours de ces quinze dernières années ! Et nul ne les a remplacés ! L’Italie tout entière manque d’hommes avec lesquels on pourrait former une armée de type traditionnel.
Sa voix résonna parmi les chevrons de la salle, construite du temps du roi Tullius Hostilius :
— Depuis la seconde guerre contre Carthage, il nous a fallu fermer les yeux sur les exigences de propriété. Il y a six ans, après l’écrasement de l’armée de Carbo, nous avons même admis dans nos troupes des gens qui n’avaient pas de quoi acheter leur propre équipement. Mais c’était là une mesure officieuse, toujours prise en dernier ressort.
Pères conscrits, cette époque est révolue. Moi, Caius Marius, consul du Sénat et du Peuple de Rome, j’annonce donc à tous les membres de cette assemblée que je compte désormais recruter mes soldats, et non plus les appeler : je veux des hommes qui soient prêts à se battre ! Et où vais-je trouver vingt mille volontaires, me demanderez-vous ? La réponse est simple ! Parmi les capite censi, ceux qui sont trop pauvres pour faire partie des cinq classes, parmi ceux qui n’ont ni argent, ni biens, parmi ceux qui ne se sont jamais vu offrir l’occasion de combattre pour leur pays, de combattre pour Rome !
Un murmure monta, monta, jusqu’à ce que le Sénat tout entier explosât :
— Non ! Non ! Non.
Sans paraître irrité, Marius attendit patiemment. Le vacarme finit par s’éteindre ; les autres, si furieux qu’ils fussent, savaient qu’ils n’avaient pas tout entendu, et la curiosité l’emporta.
— Vous pouvez hurler tant que vous voudrez ! s’écria Marius quand il put de nouveau se faire entendre. Mais je vous préviens que telle est mon intention ! Au demeurant, je n’ai nul besoin de votre permission ! Aucune loi ne me l’interdit, et d’ici à quelques jours il y en aura une qui m’y autorisera ! Tout magistrat régulièrement élu, et cherchant à recruter une armée, pourra faire appel aux capite censi, aux prolétaires. Car, Pères conscrits, je m’en vais plaider ma cause devant le Peuple !"
"Les Pères conscrits refusent de donner leur chance à ces milliers et ces milliers d’hommes ! Ils me refusent l’occasion de faire appel à leurs services, à leur loyauté, à leur amour de Rome !
Et pourquoi ? Parce que les Pères conscrits aiment la cité plus que moi ? Non ! Parce qu’ils lui préfèrent leur propre classe ! Je suis donc venu devant vous, gens du peuple, pour vous demander de me donner – et de donner à Rome – ce que le Sénat m’interdit ! Peuple de Rome, donne-moi les capite censi ! Donne-moi les plus humbles, les plus obscurs ! Donne-moi l’occasion d’en faire des citoyens dont Rome sera fière ! Me l’accorderas-tu ? Accorderas-tu à Rome ce dont elle a besoin ?
Il y eut des cris, des clameurs, des battements de pied : c’est dans un déferlement sonore que s’effondra une tradition vieille de plusieurs siècles. Neuf tribuns de la plèbe se regardèrent furtivement, et, sans mot dire, convinrent de ne pas opposer leur veto : ils tenaient trop à la vie."
"J’aimerais pour ma part que l’État se sépare d’une partie des terres publiques pour que chaque prolétaire vétéran, à son départ de l’armée, se voie accorder une petite parcelle de terre, qu’il pourra cultiver, ou vendre. Cela permettrait d’infuser un peu de sang neuf, dont nous avons bien besoin, dans les rangs décimés de nos petits propriétaires ! Pourquoi ne voulez-vous pas voir que Rome ne peut prospérer que si elle consent à partager sa richesse avec le menu fretin autant qu’avec les gros poissons ?"
-Colleen McCullough, Les Lauriers de Marius, L'Archipel, 2002.